(Été 1534)
Les parasites fanatiques – Calvin conservateur – Un assassinat et un vol – Calvin commence la lutte – Se jouer de l’Écriture – Lion plutôt que renard – Contre les libertins – Michel Servet – Il veut gagner Calvin et la France – La Trinité – Luther, Zwingle et Bucer contre Servet – Servet manque au rendez-vous – Publication de la Psychopannychie – Le caractère théologique de Calvin – Calvin heureux chez de la Forge – Il se décide à quitter Paris – Les voyageurs sont volés – Ils arrivent à Strasbourg
De la Forge recevait volontiers les étrangers pieux qui venaient à Paris. Un jour Calvin vit à la table de son ami certains individus qui lui semblaient étranges. Son regard se fixa sur eux et il chercha à les deviner. L’un d’eux nommé Coppin, de Lille, homme du bas peuple, sans culture, mais dont l’audace surpassait l’ignorance, élevait la voix, affectait un langage sentencieux et parlait comme un oracle. « Vraiment, disait Calvin, un fol ne doute de rien ! » Un peu plus loin se trouvait un nommé Quintin, du Hainaut, qui semblait avoir plus de culture, mais surtout plus de ruse ; il prenait des airs de supériorité, un ton imposant, et s’exprimant d’une manière ambiguë, se donnait les airs d’un prophète. « Celui-ci me semble un fier vilain, » dit Calvin de ce personnaget. Quintin se trouvait habituellement entouré de quelques disciples, hommes ignorants et fanatiques qui répétaient tout ce qu’il disait ; c’étaient Bertrand des Moulins, Claude Perceval et d’autres ; ces hardis et aventureux sectaires, n’ayant rien et ne travaillant pas, cherchaient partout où ils allaient quelque bon personnage qui les entretînt dans leur oisiveté en leur baillant leurs repas. Ils se fourraient dans la maison par de doux allèchements, sans exposer tout d’abord leur doctrines particulières, qu’ils réservaient pour les initiés. Ils s’appliquaient à gagner ceux qui les écoutaient, et pour cela ils parlaient sans cesse du Saint-Esprit et cherchaient à faire croire qu’ils en étaient les apôtres. Des âmes simples s’y laissaient prendre. Elles auraient cru commettre le péché irrémissible, si elles n’avaient pas regardé ces personnages comme des saints.
t – Calvin contre les libertins. Opusc. franç., p. 652. — Opusc. lat., p. 510.
Un jour qu’il y avait grande compagnie chez de la Forge, Quintin commença à endoctriner l’assemblée. Quel que fût le sujet de la conversation, l’Esprit paraissait aussitôt. Calvin perdit patience. « Vous faites comme certains curés de village, dit-il, qui n’ayant qu’un seul marmouset (statuette) dans leur église, le font servir à cinq ou six saints. Il est ou saint Jacques, ou saint François, ou saint Basile, et le prêtre reçoit autant d’offrandes qu’il y a de saintsu. » Parfois cependant les spirituels (c’était leur nom) se trahissaient et laissaient échapper leurs doctrines fanatiques. « Il n’y a pas beaucoup d’esprits, dit Quintin, il n’y a qu’un seul Esprit de Dieu qui est et vit dans toutes créatures. C’est cet unique Esprit qui fait toutv ; l’homme n’a aucune volonté, pas plus que s’il était une pierrew. »
u – Opusc. franç., p. 664. — Opusc, lat., p. 520.
v – Opusc. franç., p. 666. — Opusc. lot., p. 523 : « Unicum esse spiritura Dei qui sit et vivat in omnibus creaturis. »
w – « Nullam homini voluntatem tribuunt, ac si esset lapis. » (Opusc. franç., p. 669.)
Ces paroles étonnaient Calvin. Il examina de plus près ces prophètes étranges et découvrit en eux de capitales erreurs. « Le Saint-Esprit c’est notre raison, disaient quelques-uns, et cet Esprit nous a apprend qu’il n’y a ni condamnation ni enfer. — L’âme, disaient d’autres, est matérielle et mortelle. — Dieu est tout, s’écriait Quintin, et tout est Dieu. » A ce système se joignaient des doctrines immorales. La conscience de Calvin fut effrayée. Il s’était levé pour abattre un échafaudage vermoulu que les hommes avaient appliqué au temple de Dieu, et maintenant des mains téméraires prétendaient abattre le temple même. Il ne voulait détruire les traditions superstitieuses de tant de siècles, que pour mettre à la place les vérités divines du siècle des apôtres. Et tout à coup il se trouvait en présence d’hommes qui ne voulaient d’autre Dieu que la nature et changeaient le monde en un vaste désert. Calvin ne se séparait pas de Rome pour être moins chrétien, mais pour l’être davantage. Il attaquera donc ceux qui sous le voile du protestantisme suppriment les mystères de la foi ; il combattra avec la même rudesse le pape et les sectaires, et s’il s’applique à détruire les fables des hommes, il s’efforcera encore plus de conserver les révélations de Dieu. Luther ne s’est-il pas écrié en parlant de ces soi-disant spirituels : « C’est le diable qui cherche à vous détourner de la vérité… Tournez le dos à ces bavardsx ! » Diverses circonstances, qui se passèrent alors sous les yeux de Calvin, lui firent comprendre toujours mieux la nécessité de s’opposer énergiquement à cette doctrine menaçante.
x – Luther, Ep., III, p. 62.
Un jour un homme venait d’être assassiné dans une rue de Paris ; une grande foule entourait le corps : « Hélas ? qui a commis ce crime ? » s’écria un chrétien pieux. Quintin, qui était aussi là, répondit aussitôt en son langage picard : « Puisque tu veux le savoir, ç’a été my. » L’autre, étonné, lui dit : « Quoi ! seriez-vous si lâche ? — Ce n’est a pas my, répliqua Quintin, c’est Dieu. — Comment, reprit, l’interlocuteur, vous imputez à Dieu le crime qu’il punit ? » Alors ce malheureux « dégorgeant plus fort son venin, » poursuivit : « Oui, c’est ty, c’est my, c’est Dieu ; car ce que ty ou my faisons, c’est Dieu qui le fait ; et ce que Dieu a fait, nous le faisons. » Un autre fait analogue se présenta bientôt à Calvin dans la maison même de son ami. De la Forge avait un domestique auquel il donnait de forts gages ; cet homme, qui volait son maître, se sauva en emportant de l’argent. Un cordonnier du voisinage qui tenait les doctrines de Quintin étant venu le même jour chez le marchand, le trouva fort inquiet. Celui qui a fait une si méchante action, disait-il, pourrait bien abuser de mon crédit et emprunter en mon nom… » Alors, raconte Calvin, mon cordonnier incontinent de se guinder sur ses ailes, de voler par-dessus les nues et de s’écrier : « C’est blasphémer Dieu que d’appeler cette action méchante ;… puisque Dieu fait tout, on ne doit rien estimer mauvais. » Quelques jours après, ce philosophe (le cordonnier) fut aussi volé par un domestique. Oubliant aussitôt toute sa science spirituelle, il sortit « comme frénétique » pour en avoir des nouvelles, et arrivant chez de la Forge, jeta force injures contre le larron. De la Forge lui répéta avec ironie ses propres paroles : « Mais vous accusez Dieu, dit-il, puisque c’est lui qui a fait cette action. » Le cordonnier confondu se retira et s’en alla tout peneux la queue entre les jambesy. »
y – Opusc. franç., p. 668. — Opusc. lat., p. 518.
Calvin commença la lutte. Ce ne fut pas avec la philosophie, la spéculation, l’apologétique, qu’il combattit ces spiritualistes prétendus. « Dieu, disait-il, nous éclaire suffisamment dans les Écritures, c’est le manque de les savoir qui est la cause et la source de toutes les erreursz. » Il attaqua Quintin et le pressa vivement. Il citait les commandements de Dieu contre le vol, contre le meurtre. Vous appelez Dieu impur, disait-il, larron, briganda. Vous ajoutez qu’il n’y a pas de mal en tout celab. Qui donc a condamné l’impureté, le larcin, le meurtre, si ce n’est Dieu ?… » Quintin, qui d’ordinaire mettait en avant beaucoup de paroles de l’Écriture, répondit en souriant : « Nous ne sommes pas soumis à la lettre qui tue, mais à l’esprit qui vivifie… La Bible contient des allégories, des mythes dont l’Esprit nous donne le sensc. — Ah ! s’écria Calvin, vous faites de l’Écriture un nez de cire et vous jouez avec elle, comme avec une paumed ! — Vous trouvez mon propos mauvais faute de l’entendre, dit Quintin. — J’en entends un peu plus que vous, reprit Calvin, et je vois clairement que vous voulez embabouiner (séduire) le monde par des folies absurdes et dangereuses. »
z – Calvin, Matthieu 22.29.
a – « Deum latronem, Curern, scortatorem. » (Opusc. lat., p. 530.)
b – « Nigrum in album commutare. » (Ibid.)
c – Opusc. franç., p. 663. — Opusc. lat., p. 519.
d – « Scriptura, nasus cereus fiat, aut instar pilæ, sursum deorsumqæ agitetur. » Opusc. lat., p. 519. — Opusc. franç., p. 463.)
Les spirituels étaient tour à tour protestants et catholiques comme il leur convenait ; cette manière de voir allait avec leur panthéisme et ils se fussent trouvés tout aussi à leur aise parmi les Indous et parmi les Turcs. Cette largeur qui séduisait le parti du juste milieu, scandalisait Calvin. Un jour, Quintin disait avec ravissement : « Je sors d’une messe solennelle, célébrée par un cardinal… J’ai vu la gloire de Dieue. — J’y suis, dit un peu crûment Calvin ; selon vous, un chanoine doit demeurer en sa mollesse et un moine en son couvent, comme un pourceau dans son augef. »
e – « Se gloriam Dei videre. » (Opusc. lat., p. 547. — Opusc. franç., p. 688.)
f – « Tanquam porci in hara stertere. » (Opusc. lat., p. 541. — Opusc. franç., p. 688.)
Les panthéistes faisaient des prosélytes. « A force de brasser et de pratiquer, ils attiraient de pauvres simples idiots, qu’ils rendaient aussi paresseux qu’eux-mêmes. » Ils cherchaient à s’insinuer auprès des savants, des grands, et même à se glisser dans le cœur des princes. Leurs hautes prétentions à la spiritualité ébranlaient les esprits faibles, et le principe commode, en vertu duquel chacun devait rester dans l’Église où il se trouvait, fût-elle même plongée dans l’erreur, faisait pencher de leur côté les âmes timides et irrésolues. Un prêtre qui était devenu le principal compagnon d’armes de Quintin, Pocquet, parvint à tromper l’excellent Bucer, au moyen des fausses apparences qu’il revêtait ; et dix ans plus tard une âme d’élite, Marguerite, fut éblouie et déçue par leur hypocrite spiritualité. Quatre mille personnes environ furent séduites en France.
Calvin n’était pas de ces esprits « qui demeurent en branle et en suspens ; » dès le premier moment, il reconnut le panthéisme et le matérialisme sous les voiles où ces hommes cherchaient parfois à cacher ces erreurs, et il les signala courageusement. La droiture, la franchise de Calvin formait le contraste le plus frappant avec la dissimulation et la ruse des spirituels. « Ils retournent leur robe à tout propos, disait-il, tellement qu’on ne sait par où les prendre. Un des principaux articles de leur théologie est qu’il faut se contrefaire, tandis que les païens même ont dit qu’il vaut mieux être un lion qu’un renardg… » Il trouvait leurs doctrines impies et subversives. Confondre Dieu et le monde, c’était, pensait-il, ôter du monde le Dieu vivant, personnel, qui est présent au milieu de nous ; exposer par conséquent à une ruine totale non seulement la Réformation, le christianisme, mais la société tout entière. La conduite enfin de ces prétendus spirituels suffisait déjà à ses yeux pour caractériser et condamner leur système. Ce qui a transmué Quintin et ses compagnons, de tailleurs en docteurs, dit Calvin, c’est qu’aimant être nourris et à leur aise, plus que de travailler, ils trouvent commode de gagner leur vie à jaser, comme les prêtres et les moines à chanterh. »
g – Opusc. franc., p. 660. — « Præstabilius sit leoni quam vulpeculæ similem esse. » (Opusc. lat.)
h – Ut quemadmodum sacerdotes et monachi cantillando, sic ipsi garriendo vitam quærerent. » (Opusc. franç., p. 652. — Opusc. lat., p. 511.)
Ce ne fut que plus tard que Calvin composa son beau traité contre les libertinsi ; « mais, dit Théodore de Bèze, ce fut alors (pendant son séjour à Paris) qu’il rembarra pour la première fois ces docteurs qui ont renouvelé de notre temps l’abominable secte des carpocratiens, ôtant toute différence entre bien et malj. » Il rencontra une doctrine plus redoutable peut-être.
i – « Adversus fanaticam et furiosam sectam libertinorum, qui se spirituales vocant, Instructio). » (Opusc. lat., p. 506.)
j – Théod. de Bèze, Hist. eccl., I, p. 9.
On voyait alors paraître quelquefois, rarement, dans de petits cercles de Paris, un étranger dont les allures étaient un peu mystérieuses. Plusieurs en parlaient avec éloge. On ne pouvait, disait-on, lui reprocher des tendances immorales, et sa subtile intelligence, son brillant génie, sa science profonde dans les choses de la nature, son imagination fougueuse semblaient devoir faire de lui l’un des maîtres les plus influents et les plus étonnants de cette époque. Michel Servet (c’était son nom) était de l’âge de Calvin. Né à Villanueva en Aragon, il avait étudié le droit à Toulouse, et avait plus tard publié un écrit audacieux, intitulé : Des erreurs de la Trinité. Il se posait dans le monde comme le docteur de la vérité et le réformateur complet. Les grands mystères de la foi devaient faire place à un certain panthéisme, revêtu de formes mystiques et sabelliennes. Ce n’était pas seulement le catholicisme romain qu’il voulait réformer, c’était la Réformation évangélique elle-même, substituant à son caractère scripturale et pratique, Une tendance philosophique et rationaliste.
Pour accomplir cette transformation du protestantisme, Servet commença par se présenter aux réformateurs de la Suisse allemande et de l’Allemagne. Œcolampade l’ayant examiné, déclara qu’il ne pouvait le tenir pour chrétien, que s’il reconnaissait le Fils comme ayant part de toute éternité à la réelle divinité du Père. Mélanchthon à l’ouïe de ses doctrines fut effrayé. « Ses imaginations sont confuses, dit-il, ses idées sont obscures. Il y a en lui beaucoup de marques d’un esprit fanatiquek. Il extravague quant à la justification, et quant à la Trinité mon Dieu ! quelles tragédies cette question suscitera jusque dans la postérité la plus reculéel. »
k – In Serveto multæ notæ fanatici spiritus. » (Corp. Ref., II, p. 660.)
l – « Bone Deus ! quales tragœdias excitabit hæc questio ad posteras. » (Ibid., p. 630.)
On comprend l’impression douloureuse que fit Servet sur ces deux hommes, les plus tolérants du seizième siècle. Il était, nous l’avons dit, un rationaliste mystique ; or, le rationalisme et le protestantisme que plusieurs confondent, sont deux pôles opposés. Rien n’excitait plus l’indignation des réformateurs, que cet orgueil de la raison humaine, qui prétend toute seule expliquer Dieu et accomplir sans lui le renouvellement moral de l’homme. Le docteur espagnol se voyant ainsi repoussé des pays allemands, quitta ces contrées, irrité, navré et en s’écriant : « Que le Seigneur perde tous les tyrans de l’Église ! Amenm. » Il se rendit à Paris sous le nom de Michel de Villeneuve.
m – Perdat Dominus omnes ecclesiæ tyrannos ! Amen ! » (Christ. Restitutio.)
Servet avait son but en allant en France. S’il parvenait à planter son drapeau dans ce pays puissant, près de cette université qui était depuis tant de siècles la maîtresse des intelligences, son triomphe était, pensait-il, assuré. Il laissa volontiers l’Allemagne aux Allemands. Cette nation française qui a en partage l’universalité, qui réussit à tout, qui est si intelligente, si ouverte, si communicative, si pratique, si active, c’est elle qu’il choisit pour être organe de la seconde Réformation. Servet se disait que les réformés français étaient plus hardis que ceux de la Saxe. On lui parlait d’un jeune docteur doué d’un grand esprit, qui voulait pousser la Réforme plus loin que Luther ; Servet crut avoir trouvé son homme. L’Espagnol se trompait ; cet homme-là était au-dessus de ses vaines théories.
Calvin ne pouvait et ne voulait avoir d’autre Dieu que celui qui nous donne l’existence, celui qui nous rachète, celui qui nous sanctifie ; — le Père, Dieu au-dessus de nous ; le Fils, Dieu pour nous ; le Saint-Esprit, Dieu en nous. Ce triple rapport avec Dieu, que l’Écriture sainte lui révélait et qui satisfaisait pleinement son sentiment intime, lui faisait reconnaître en Dieu une différence. Mais d’un autre côté, l’unité étant essentielle à la Divinité, il devait à tout prix la maintenir, et il se sentait ainsi contraint d’embrasser l’idée d’une Trinité divine. Or, c’était contre cette doctrine que Servet dirigeait ses plus amères satires. L’Espagnol rejetait ce qu’il nommait une « Trinité imaginaire ; » il appelait ceux qui en faisaient l’expression de leur foi, des trithées, ou même des athées, et déblatérait contre eux. Jésus est homme, disait-il ; la divinité lui est communiquée par grâce, mais il n’est pas Dieu par nature ; le Père seul est Dieu dans ce sens-làn. » Il invita Calvin à une conférence ; rempli et ravi de son système, il se croyait sûr de le convaincre et se flattait d’en faire son collaborateur.
n – « Declarat Christus esse Deum, non natura sed specie, non per naturam sed per gratiam. » (De Trinitatis erroribus, 1531, folio 12.)
La chose n’était pas si facile. La Réformation se proposait d’élever un temple spirituel, où les âmes agitées trouvassent un asile, et Calvin voyait des mains téméraires prétendre en faire un réceptacle pour toutes les erreurs, et selon son expression énergique « un coupe-gorge pour tuer les âmes ! » Il se levait donc pour maintenir la doctrine apostolique, et soutenait que Christ s’appelait lui-même le Fils unique de Dieu, était fils, non comme les croyants, à cause de l’adoption ; non comme les anges, à cause de leur communion avec le Seigneur ; mais dans un sens propre ; et que si le fils d’un homme a la nature d’un homme comme son père, Jésus Fils unique de Dieu a de même la nature de Dieu.
Cette question préoccupait vivement alors les esprits. Servet n’était pas seul de son bord ; d’autres docteurs, Hetzer, Denck, Campanus, Joris, avaient professé des erreurs analogues. Un cri universel s’était fait entendre parmi les réformateurs quand ils avaient vu la divinité de Christ attaquée. Luther avait déclaré que cette petite étincelle causerait un grand incendieo. » Zwingle avait demandé qu’on s’opposât de toutes forces à cette doctrine fausse, méchante et pernicieusep. » Le modéré Bucer, lui-même, oubliant sa douceur chrétienne, était allé jusqu’à dire du haut de la chaire « qu’un homme tel que Servet méritait d’avoir les entrailles arrachées et le corps mis en piècesq. » Calvin résolut d’accepter l’invitation de Servet. Ces deux jeunes hommes, nés la même année, doués l’un et l’autre d’un merveilleux génie, inébranlables dans leurs convictions, vont entrer en lice. Quels coups ils vont se porter ! quel combat ! Lequel en sortira vainqueur ? Si Luther, si Zwingle, si Bucer sont tellement animés, que sera Calvin ? Il fut de tous celui qui montra à l’égard de Servet les sentiments les plus modérés. Hélas ! que n’a-t-il fait de même jusqu’à la fin ! « Je veux faire tout ce qui est en mon pouvoir pour guérir Servet, dit-ilr… Si je me produis en public, j’expose, je le sais, ma vie ; mais je ne veux rien épargner pour l’amener à des sentiments tels que tous les hommes pieux puissent lui serrer cordialement la main.s » L’équité demande que l’on tienne compte de ces sentiments de Calvin à l’égard de Servet.
o – Luther, Ep., IV, p. 423.
p – Trechsel, Protestant. Anti-trinit., I, p. 100.
q – « Pro suggestu pronuntiavit dignum esse qui avulsis visceribus discerperetur. » (Calvin, Ep. et Resp., p. 154.)
r – « Obtuli meam operam ad eum sanandum. » (Calvin, Op., VIII, p. 511.)
s – « Nec per me stetisse quominus recipiscenti manum pii omnes porrigerent. » (Ibid.)
La discussion fut donc résolue et un certain nombre d’amis furent choisis pour y assister. On convint du temps et du lieu ; et le jour arrivé, Calvin quitta la demeure de de la Forge, descendit la rue Saint-Martin, arriva à celle de Saint-Antoine, et se trouva à l’heure convenue dans une maison de cette rue, qui avait été désignée pour le colloque. Servet n’y était pas encore, Calvin l’attendit ; l’Espagnol ne paraissait pas, le Français prenait patience. D’où venait ce retard ? Le lieutenant Morin aurait-il connaissance de la dispute et se préparerait-il à prendre d’un même coup de filet les deux jeunes chefs ? Après avoir attendu longtemps inutilement, Calvin se retirat. Servet, qui vivait comme catholique au milieu des catholiques et ne se faisait aucun scrupule de prendre part au culte de l’Église romaine, craignit probablement qu’une discussion publique avec Calvin ne le fit connaître et ne l’exposât à de graves dangersu.
t – « Diutius quidem sed frustra expectavit. » (Beza, Vita Calvini.)
u – Trechsel, Die Protestant. Anti-trinit., I, p. 110.
Toutefois la provocation de Servet ne fut pas sans conséquence. Il avait appelé Calvin en champ clos, il l’avait fait le champion de la doctrine du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; l’occasion de répondre à ce défi se présenta vingt ans plus tard à Genève. Si la lutte s’était bornée alors à une discussion savante entre ces deux grands esprits, elle eût été légitime ; Servet l’avait lui-même provoquée. Mais les idées du temps, auxquelles malheureusement Calvin (tout en demandant un adoucissement dans la forme) ne sut pourtant pas se soustraire, entraînèrent l’une de ces funestes catastrophes, si fréquentes pendant une longue suite de siècles dans les annales de Rome, et qui ne comptent, grâce à Dieu, que ce seul exemple dans celles de la Réformation.
Calvin ne combattait pas seulement avec la parole ; il hâtait alors l’impression du premier de ses écrits théologiques. C’était le livre dirigé contre ceux qui disaient « que l’âme n’était que le mouvement des poumons, que si elle avait été douée d’immortalité lors de la création, elle en avait été privée par la chutev. » « Réprimons ces gens qui assassinent les âmes sans paraître leur faire de blessures, » avait-il dit, et il avait composé un ouvrage sur l’Immortalité des âmes ; c’est le titre qu’il lui donna dans une lettre écrite à Fabriw. Il est à regretter qu’il lui ait substitué le titre un peu barbare de Psychopannychie, « la nuit ou le sommeil de l’âme ; » le premier indique plus clairement le sujet. Toutefois il y combattait aussi l’opinion de ces « hommes de bienx », comme il les appelle selon lesquels l’âme dormait jusqu’au dernier jugement. La première édition de cet écrit qui porte le millésime 1534, Paris, parut probablement aussitôt après que Calvin eut quitté cette ville, peut-être peu avant son départ.
v – Qua ruina immortalitatem suain perdiderit. » (Opusc. lat., p. 19.)
w – Calvinus Libertino (Fabri). Msc. de Neuchâtel.
x – « Nonnullos bonos viros. » (Opusc. lat., Psychopan. Lectoribus.)
Cet ouvrage lui assigna une place à part dans le rang des réformateurs. Il manifesta dans ce premier traité théologique le caractère qui le distinguerait, et que ceux qui l’entouraient avaient déjà pu reconnaître dans ses conversations. Sa théologie ne serait pas négative, mais avant tout positive. Son premier ouvrage ne combat pas les erreurs de Rome. Il s’y pose comme le défenseur de l’âme, comme l’avocat du spiritualisme chrétien. Il sera, comme l’a dit un grand historieny, « l’homme appelé à édifier la citadelle du Seigneur, dont Luther avait posé le fondement. » La force des convictions, le poids des preuves, la puissance avec laquelle il faisait usage de la sainte Écriture, la simplicité et la lucidité du style frappèrent les lecteurs. Nous ne parlerons pas ici de Calvin comme écrivain ; nous l’avons fait ailleursz. On pouvait toutefois remarquer dans cet écrit un défaut dont Calvin ne se corrigea jamais entièrement ; il y avait des dédains énergiques et des invectives amères. Il le reconnut ; il fit plus ; il adoucit ces expressions dans la seconde édition. « J’ai dit certaines choses, écrivait-il en parlant de la première, avec une âpreté et une âcreté, qui ont pu écorcher certaines oreilles douillettesa. J’ai donc supprimé ici quelques passages, j’en ai ajouté d’autres ; j’en ai changé plusieurs. » Ceci n’empêcha pas qu’il ne retombât plus tard dans cette faute, qui était, il faut le dire, celle du siècle.
y – Jean de Muller.
z – Voir pour l’influence de Calvin sur la langue française l’Histoire de la Réformation, III, 12.15.
a – « Quidam paulo acrius atque etiam asperius esse dicta quæ aures quorumriam delicatulas raflere fortasse possent. » (Calvinus Libertino.)
Malgré ses fréquents débats, Calvin était heureux dans la maison de de la Forge. Accoutumé à vivre de peu, il n’était guère touché par l’affluence de toutes sortes de biens qu’il y rencontrait ; mais la piété de cette famille le rendait joyeux. Il aimait à voir le marchand répandre les évangiles, secourir les pauvres, écouter les interprétations de la Parole divine, et il jouissait de sa conversation chrétienne. « Certainement, disait-il, la vraie félicité n’est pas enclose dans les étroites bornes de cette vie caduque, et pourtant Dieu promet aussi aux fidèles, en ce pèlerinage et habitation terrienne, une vie heureuse, autant que la condition du monde peut le souffrirb. » Mais le bonheur de cette maison si bénie ne devait pas être de longue durée. Le cruel lieutenant criminel Morin devait bientôt y entrer, jeter la femme en prison, conduire le mari à l’échafaud et faire succéder à la félicité paisible d’une famille chrétienne, la douleur, les cris et les larmes.
b – Calvin, Psaumes, 128.
De la Forge serait-il le seul immolé ? Serait-ce même sur lui que se porteraient les premiers coups ? Ne serait-ce pas sur Calvin, l’auteur de ce discours hardi qui avait bouleversé l’université et la ville ? L’ami du recteur Cop pouvait-il rester dans la capitale sans exciter de nouveau l’attention des persécuteurs ? Une grande persécution allait éclater, et si Calvin avait encore habité la rue Saint-Martin à cette époque, il eût sans doute été saisi avec le pieux marchand, brûlé comme les autres martyrs, et l’histoire de sa vie se fût réduite à un paragraphe dans les simples récits du Martyrologue de Crespin. Mais le Père qui est au ciel, ne permit pas que ce passereau tombât alors en terre. Calvin avait de puissants motifs qui le pressaient de quitter la France. La vie de Paris était pour lui tellement remplie de visites, d’entretiens, d’occupations, de distraction, qu’il succombait sous la peine, sans pouvoir s’acquitter de ce qu’il regardait comme son premier devoir. Il était appelé à être docteur plutôt que simple évangéliste. Pour accomplir la grande tâche qui lui était imposée, il avait besoin de repos, de loisir, d’études, puis d’entretiens et de conférences avec d’autres théologiens. Il prit donc une grande résolution. « Je laisserai le pays de France, dit-il ; et je m’en irai en Allemagne, afin d’y trouver dans quelque coin obscur, un repos qu’on me refuse ailleursc ! »
c – Relicta patria, Germaniam concessi, ut in obscuro aliquo angulo abditus, quiete denegata fruerer. » (Prœf. in Psalm.)
Du Tillet était décidé à l’accompagner. Les deux amis firent leurs préparatifs, ils se procurèrent deux chevaux et deux valets, et un jour, vers la fin de juillet, Calvin dit adieu à ce pieux marchand qui avait été pour lui comme un frère. Les hardes furent mises dans les valises ; l’argent fut caché dans l’une d’elles et elles furent attachées sur la croupe des chevaux ; puis les quatre voyageurs partirent ; les deux maîtres, à cheval, les deux valets à pied.
« Arrivé sur les frontières, dit un historien catholique, Calvin ne put contenir son émotion ; il éleva la voix, il s’affligea que la France rejetât les hommes que Dieu lui envoyait et cherchât même à les étoufferd… » Cette exclamation nous paraît douteuse ; l’historien qui la rapporte n’est pas toujours exact. Toutefois elle est possible et n’a rien que de naturel.
d – Varillas, Hist. des Révolutions religieuses, II, p. 490. Beza Vita Calvini.
Les voyageurs étant entrés en Lorraine, s’arrêtèrent à Delme près de Nancy ; ils descendirent de cheval et firent quelques pas dans la ville. Pendant ce temps, un de leurs valets, qui savait où l’argent avait été mis, profita de l’absence de ses maîtres, plaça le sac sur le meilleur des deux chevaux et partit à bride abattue. Calvin et du Tillet, étant revenus, s’aperçurent du vol. En vain, voulut-on poursuivre le voleur ; on ne put l’atteindree. Les deux amis étaient ainsi dans un grand embarras. Le second des deux valets, s’approcha et leur offrit dix écus qu’il avait sur lui ; ils acceptèrent, et purent atteindre Strasbourgf.
e – Beza, Vita Calvini.
f – Ibid.
Jamais Calvin, s’il fût resté dans sa patrie, n’eût pu fournir la carrière à laquelle il était appelé ; il n’avait là d’autre perspective que le bûcher. Et pourtant, ce sera bien lui qui en sera le réformateur… Il la quitta, il est vrai, mais une main divine le fixa aussi près que possible de cette terre de ses affections et de ses douleurs. Des lieux pittoresques, d’où le Rhône apporte sans cesse à la France ses flots, Dieu allait répandre par Calvin, sur toutes les provinces de ce grand royaume, les eaux vives de l’Evangile de Christ.