Histoire de la Réformation du seizième siècle

9.8

Départ de la Wartbourg – Nouvelle position – Luther et le catholicisme primitif – Rencontre à l’Ours noir – Luther à l’électeur – Retour à Wittemberg – Discours à Wittemberg – La charité – La Parole – Comment la Réformation s’est opérée – La foi en Christ – Didyme – Carlstadt – Les prophètes – Conférences avec Luther – Fin de cette lutte

Telle était la pensée de Luther ; mais il voyait un danger plus pressant encore. A Wittemberg, le feu, loin de s’éteindre, devenait plus violent de jour en jour. Des hauteurs de la Wartbourg, Luther pouvait découvrir à l’horizon d’effroyables clartés, signes de la dévastation, s’élançant coup sur coup dans les airs. N’est-ce pas lui qui seul peut porter secours en cette extrémité ? Ne se jettera-t-il pas au milieu des flammes pour étouffer l’incendie ? En vain ses ennemis s’apprêtent-ils à frapper le dernier coup ; en vain l’électeur le supplie-t-il de ne pas quitter la Wartbourg, et de préparer sa justification pour la prochaine diète. Il a quelque chose de plus important à faire, c’est de justifier l’Évangile lui-même. « Des nouvelles plus graves me parviennent de jour en jour, écrit-il. Je vais partir : ainsi l’exigent les affairesy. »

y – Ita enim res postulat ipsa. (Ibid. 135.)

En effet, le 3 mars, il se lève avec la résolution de quitter pour jamais la Wartbourg. Il dit adieu à ses vieilles tours, à ses sombres forêts. Il franchit les murailles où les excommunications de Léon X et le glaive de Charles-Quint n’ont pu l’atteindre. Il descend la montagne. Ce monde, qui s’étend à ses pieds et au milieu duquel il va reparaître, poussera peut-être bientôt contre lui des cris de mort. Mais n’importe ; il avance avec joie ; car c’est au nom du Seigneur qu’il retourne vers les hommesz.

z – So machte er sich mit unglaublicher Freudigkeit des Geistes, im Nahmen Gottes auf den Weg. (Seck. p. 458.)

Les temps avaient marché. Luther sortait de la Wartbourg pour une autre cause que celle pour laquelle il y était entré. Il y était venu comme agresseur de l’ancienne tradition et des anciens docteurs : il en sortait comme défenseur de la parole des apôtres contre de nouveaux adversaires. Il y était entré comme novateur, et pour avoir attaqué l’antique hiérarchie ; il en sortait comme conservateur, et pour défendre la foi des chrétiens. Jusqu’alors Luther n’avait vu qu’une chose dans son œuvre, le triomphe de la justification par la foi ; et, avec cette arme, il avait abattu de puissantes superstitions. Mais s’il y avait eu un temps pour détruire, il devait y en avoir un pour édifier. Derrière ces ruines dont son bras avait couvert le sol, derrière ces lettres d’indulgences froissées, ces tiares brisées et ces capuchons déchirés, derrière tant d’abus et tant d’erreurs de Rome, qui gisaient pêle-mêle sur le champ de bataille, il discerna et découvrit l’Église catholique primitive, reparaissant toujours la même, et sortant comme d’une longue épreuve, avec ses doctrines immuables et ses célestes accents. Il sut la distinguer de Rome, il la salua et l’embrassa avec joie. Luther ne fit pas quelque chose de nouveau dans le monde, comme faussement on l’en accuse ; il n’édifia pas pour l’avenir un édifice sans liaison avec le passé ; il découvrit, il remit au jour les anciens fondements, sur lesquels avaient crû des ronces et des épines, et, continuant la structure du temple, il édifia simplement sur la base que les apôtres avaient posée. Luther comprit que l’Église antique et primitive des apôtres devait, d’un côté, être reconstituée en opposition à la papauté qui l’avait si longtemps opprimée ; et, de l’autre, être défendue contre les enthousiastes et les incrédules, qui prétendaient la méconnaître, et qui, ne tenant aucun compte de tout ce que Dieu avait fait dans les temps passés, voulaient recommencer une œuvre toute nouvelle. Luther ne fut plus exclusivement l’homme d’une seule doctrine, celle de la justification, quoiqu’il lui conservât toujours sa place première ; il devint l’homme de toute la théologie chrétienne ; et tout en croyant que l’Église est essentiellement la congrégation des saints, il se garda de mépriser l’Église visible, et reconnut l’assemblée de tous ceux qui sont appelés, comme le royaume de Dieu. Ainsi, un grand mouvement s’accomplit alors dans l’âme de Luther, dans sa théologie et dans l’œuvre de renouvellement que Dieu opérait dans le monde. La hiérarchie de Rome eût peut-être jeté le réformateur dans un extrême ; les sectes, qui levèrent alors si hardiment la tête, le ramenèrent dans le juste milieu de la vérité. Le séjour à la Wartbourg sépare en deux périodes l’histoire de la Réformation.

Luther chevauchait sur la route de Wittemberg ; déjà il en était au second jour de son voyage ; c’était le mardi gras. Sur le soir, un terrible orage éclate et inonde les routes. Deux jeunes Suisses, qui se dirigeaient du même côté que lui, pressaient le pas pour trouver un abri dans la ville de Iéna. Ils avaient étudié à Bâle, et la grande réputation de Wittemberg les attirait vers cette université. Voyageant à pied, fatigués, inondés, Jean Kessler de Saint-Gall et son compagnon précipitaient leurs pas. La ville était toute remplie des joies du carnaval ; les danses, les déguisements, les repas bruyants occupaient tous les habitants de Iéna ; et quand les deux voyageurs arrivèrent, ils ne purent trouver place dans aucune hôtellerie. Enfin on leur indiqua l'Ours noir, devant la porte de la ville. Abattus, harassés, ils s’y rendirent tristement. L’hôte les reçut avec bontéa. Ils s’assirent près de la porte entr’ouverte de la salle commune, honteux de l’état où l’orage les avait mis, sans oser entrer. A l’une des tables était assis un homme seul, en habit de chevalier, la tête couverte d’un bonnet rouge et portant un haut-de-chausses sur lequel retombaient les basques de son pourpoint ; sa main droite reposait sur le pommeau de son épée, sa main gauche en tenait la poignée ; un livre était ouvert devant lui, et il paraissait le lire avec une grande attentionb. Au bruit que firent les deux jeunes gens, cet homme releva la tête, les salua d’un air affable, et les invita à s’approcher et à s’asseoir à table avec lui ; puis, leur offrant un verre de bière, et faisant allusion à leur accent, il leur dit : « Vous êtes Suisses, je le vois, mais de quel canton ? — De Saint-Gall. — Si vous allez à Wittemberg, vous y trouverez un compatriote, le docteur Schurff. » Encouragés par ce bon accueil, ils ajoutèrent : « Messire, ne sauriez-vous pas nous dire où est maintenant Martin Luther ? — Je sais d’une manière certaine, répondit le chevalier, que Luther : n’est pas à Wittemberg ; mais il doit bientôt s’y rendre. Philippe Mélanchthon est là. Étudiez le grec et l’hébreu pour bien comprendre la sainte Ecriture. — Si Dieu nous conserve la vie, reprit un des jeunes Saint-Gallois, nous ne retournerons pas chez nous sans avoir vu et entendu le docteur Luther ; car c’est à cause de lui que nous avons entrepris ce grand voyage. Nous savons qu’il veut renverser le sacerdoce et la messe ; et comme nos parents nous ont, dès notre enfance, destinés à la prêtrise, nous voudrions bien connaître sur quels fondements il fait reposer son entreprise. » Le chevalier se tut un moment ; puis il dit : « Où avez-vous étudié jusqu’à présent ? — A Bâle. — Érasme de Rotterdam est-il encore là ? Que fait-il ? » Ils répondirent à ces questions, puis il y eut un nouveau silence. Les deux Suisses ne savaient à quoi s’en tenir. « N’est-ce pas une chose étrange, se disaient-ils, que ce chevalier nous parle de Schurff, de Mélanchthon, d’Érasme, et de la nécessité d’apprendre le grec et l’hébreu ? — Chers amis, leur dit tout à coup l’inconnu, que pense-t-on de Luther en Suisse ? — Messire, répondit Kessler, on a de lui des opinions très diverses comme partout. Quelques-uns ne peuvent assez l’élever ; et d’autres le condamnent comme un abominable hérétique. — Ah ! les prêtres sans doute, » dit l’inconnu.

a – Voyez ce récit de Kessler, avec tous ses détails et dans le langage naïf du temps, dans Bernet, Johann Kessler, p. 27 ; Hahnhard Erzahlungen. III, p. 300, et Marheinecke Gesch. der Ref. II, p. 321, 2e édit.

b – In einem rothem Schlöpli, in blossen Hosen und Wamms…

La cordialité du chevalier avait mis à l’aise les deux étudiants. Ils brûlaient du désir de savoir quel livre il lisait au moment de leur arrivée. Le chevalier l’avait fermé et posé près de lui. Le compagnon de Kessler s’enhardit enfin jusqu’à le prendre. Quel ne fut pas l’étonnement des deux jeunes gens ! Les Psaumes en hébreu ! L’étudiant repose aussitôt le livre, et, voulant faire oublier son indiscrétion, il dit : « Je donnerais volontiers un doigt de ma main pour savoir cette langue. — Vous y parviendrez certainement, lui dit l’inconnu, si vous voulez vous donner la peine de l’apprendre. »

Quelques instants après, Kessler entendit l’hôte qui l’appelait ; le pauvre jeune Suisse craignait quelque mésaventure ; mais l’hôte lui dit à voix basse : « Je m’aperçois que vous avez un grand désir de voir et d’entendre Luther ; eh bien, c’est lui qui était assis à côté de vous. » Kessler, prenant cela pour une raillerie, lui dit : « Ah ! M. l’hôte, vous voudriez bien vous moquer de moi. — C’est lui certainement, répondit l’hôte ; seulement ne laissez pas voir que vous savez qui il est. »

Kessler ne répondit rien, retourna dans la chambre et se remit à table, brûlant de répéter à son camarade Ce qu’on lui avait dit. Mais comment faire ? Enfin il eut l’idée de se pencher, comme s’il regardait vers la porte, et, se trouvant près de l’oreille de son ami, il lui dit tout bas : « L’hôte assure que cet homme est Luther. — Il a dit peut-être que c’est Hutten, reprit son camarade ; tu ne l’auras pas bien compris. — Peut-être bien, reprit Kessler ; l’hôte aura dit : C’est Hutten ; ces deux noms se ressemblant assez, j’aurai pris l’un pour l’autre. »

Dans ce moment on entendit un bruit de chevaux devant l’hôtellerie. Deux marchands, qui voulaient y coucher, entrèrent dans la chambre ; ils ôtèrent leurs éperons, posèrent leurs manteaux, et l’un d’eux mit à côté de lui sur la table un livre non relié, qui attira aussitôt les regards du chevalier. « Quel est ce livre ? dit-il. — C’est l’explication de quelques évangiles et épîtres, par le docteur Luther, répondit le marchand ; cela vient de paraître. — Je l’aurai bientôt, » dit le chevalier.

L’hôte vint dire en ce moment : « Le souper est prêt, mettons-nous à table. » Les deux étudiants, craignant la dépense d’un repas fait en compagnie du chevalier Ulrich de Hutten et de deux riches marchands, tirèrent l’hôte à part, et le prièrent de leur faire servir quelque chose pour eux seuls. « Allons, mes amis, répondit l’aubergiste de l’Ours noir, mettez-vous seulement à table à côté de ce monsieur ; je vous traiterai à prix discret. — Venez, dit le chevalier, je réglerai le compte. »

Pendant le repas, le chevalier inconnu dit beaucoup de paroles simples et édifiantes. Les marchands et les étudiants étaient tout oreilles, et faisaient plus d’attention à ses discours qu’aux mets qu’on leur servait. « Il faut que Luther soit ou un ange du ciel ou un diable de l’enfer, » dit l’un des marchands dans le courant de l’entretien. Puis il ajouta : « Je donnerais volontiers dix florins si je rencontrais Luther et si je pouvais me confesser à lui. »

Le souper fini, les marchands se levèrent ; les deux Suisses restèrent seuls avec le chevalier, qui, prenant un grand verre de bière, le leva et dit gravement, selon l’usage du pays : « Suisses ! encore un verre en actions de grâces. » Comme Kessler voulait prendre le verre, l’inconnu le posa et lui en offrit un rempli de vin. « Vous n’êtes pas accoutumés à la bière », lui dit-il.

Puis il se leva, jeta une cotte d’armes sur ses épaules, tendit la main aux étudiants et leur dit : « Quand vous arriverez à Wittemberg, saluez de ma part le docteur Jérôme Schurff. — Volontiers, répondirent-ils ; mais de la part de qui ? — Dites-lui simplement, répliqua-t-il : Celui qui doit venir vous salue. » A ces mots il sortit, les laissant dans l’admiration de sa grâce et de sa douceur.

Luther, car c’était bien lui, continua son voyage. On se rappelle qu’il avait été mis au ban de l’Empire ; quiconque le rencontrait et le reconnaissait pouvait donc mettre la main sur lui. Mais au moment où il accomplissait une entreprise qui l’exposait à tout, il était calme et serein, et il s’entretenait gaiement avec ceux qu’il rencontrait sur sa route.

Ce n’était pas qu’il se fît illusion. Il voyait l’avenir gros d’orages. « Satan, disait-il, est transporté de rage, et tous au tour de moi ne méditent que mort et qu’enferc. Je m’avance néanmoins, et je me jette au-devant de l’Empereur et du pape, n’ayant personne qui me garde, si ce n’est Dieu dans le ciel. Il a été donné pouvoir à tous, de par les hommes, de me tuer partout où l’on me trouvera. Mais Christ est le Seigneur de tous ; s’il veut qu’on me tue, qu’ainsi soit ! »

c – Furit Satanas ; et fremunt vicini undique, nescio quot mortibus et infernis. (L. Epp. II. 153.)

Ce jour même, le mercredi des Cendres, Luther arriva à Borne, petite ville près de Leipzig. Il comprenait qu’il devait donner connaissance à son prince de la démarche hardie qu’il allait faire ; il lui écrivit donc la lettre suivante, de l’auberge du Conducteur, où il était descendu :

« Grâce et paix de la part de Dieu notre père, et de notre Seigneur Jésus-Christ.

Sérénissime électeur ! gracieux seigneur ! ce qui est arrivé à Wittemberg, à la grande honte de l’Évangile, m’a rempli d’une telle douleur, que, si je n’étais pas certain de la vérité de notre cause, j’en eusse désespéré.

Votre Altesse le sait, ou, si elle ne le sait pas, qu’elle l’apprenne. J’ai reçu l’Évangile, non des hommes, mais du ciel, par notre Seigneur Jésus-Christ. Si j’ai demandé des conférences, ce n’était pas que je doutasse de la vérité ; mais c’était par humilité et pour en attirer d’autres. Mais puisque mon humilité tourne contre l’Évangile, ma conscience m’ordonne maintenant d’agir d’une autre manière. J’ai assez cédé à Votre Altesse en m’éloignant pendant cette année. Le diable sait que ce n’est pas par peur que je l’ai fait. Je serais entré à Worms, quand même il y aurait eu dans la ville autant de diables que de tuiles sur les toits. Or le duc George, dont Votre Altesse me fait si peur, est pourtant bien moins à craindre qu’un seul diable. Si c’était à Leipzig (résidence du duc) qu’eût eu lieu ce qui se passe à Wittemberg, je monterais aussitôt à cheval pour m’y rendre, quand même (que Votre Altesse me pardonne ces discours), quand même pendant neuf jours on n’y aurait vu pleuvoir que ducs George, et que chacun d’eux serait neuf fois plus furieux que ne l’est celui-ci. A quoi songe-t-il de m’attaquer ? Prend-il donc Christ, mon Seigneur, pour un homme de pailled ? Seigneur, daigne détourner de lui le terrible jugement qui le menace !

d – Er hält meinen Herrn Christum für ein Mann aus Stroh geflochten. (L. Epp. II. 139.)

Il faut que Votre Altesse sache que je me rends à Wittemberg, sous une protection plus puissante que celle d’un électeur. Je ne pense nullement à solliciter le secours de Votre Altesse ; et, bien loin de désirer qu’elle me protège, je voudrais plutôt la protéger moi-même. Si je savais que Votre Altesse pût ou voulût me protéger, je n’irais pas à Wittemberg. Il n’y a point d’épée qui puisse venir en aide à cette cause. Dieu seul doit tout faire, sans secours ni concours humain. Celui qui a le plus de foi est celui qui protège le plus. Or je remarque que Votre Altesse est encore bien faible dans la foi. Mais, puisque Votre Altesse désire savoir ce qu’elle a à faire, je lui répondrai très humblement : Votre Altesse Électorale a déjà trop fait, et ne doit rien faire du tout. Dieu ne veut et ne peut souffrir ni vos soucis et vos travaux, ni les miens. Que Votre Altesse se dirige donc d’après cela.

Quant à ce qui me concerne, Votre Altesse doit agir en électeur. Elle doit permettre que les ordres de Sa Majesté Impériale s’accomplissent dans ses villes et ses campagnes. Elle ne doit faire aucune difficulté, si l’on veut me prendre ou me tuere ; car personne ne doit s’opposer aux puissances, si ce n’est Celui qui les a établies.

e – Und ja nicht wehren… so sie mich fahen oder tödten will. (L. Epp. II. 140.)

Que Votre Altesse laisse donc les portes ouvertes ; qu’elle respecte les sauf-conduits, si mes ennemis eux-mêmes ou leurs envoyés viennent me chercher dans les États de Votre Altesse. Tout se fera sans embarras et sans péril pour elle.

J’ai écrit à la hâte cette lettre, pour que vous ne vous attristiez pas en apprenant mon arrivée. J’ai affaire avec un autre homme que le duc George. Il me connaît bien, et je ne le connais pas mal.

Donné à Borne, à l’hôtellerie du Conducteur, le mercredi des Cendres, 1522.

Le très humble serviteur de Votre Altesse Électorale,
Martin Luther. »

C’est ainsi que Luther s’approchait de Wittemberg. Il écrit à son prince, mais non pour s’excuser. Une confiance inébranlable remplit son cœur. Il voit la main de Dieu dans cette cause, et cela lui suffit. L’héroïsme de la foi ne fut peut-être jamais poussé plus loin. L’une des éditions des ouvrages de Luther porte en marge de cette lettre la note suivante : Ceci est un écrit merveilleux du troisième et dernier Élief. »

f – Der wahre, dritte und lezte Elias… (L. Opp. (L.) XVIII. 271.)

Ce fut le vendredi 7 mars que Luther rentra dans sa ville après avoir mis cinq jours à venir d’Isenac. Docteurs, étudiants, bourgeois, tous faisaient éclater leur joie ; car ils retrouvaient le pilote, qui seul pouvait tirer le navire des récifs où on l’avait engagé.

L’électeur, qui était avec sa cour à Lockau, fut fort ému en lisant la lettre du Réformateur. Il voulait le justifier auprès de la diète : « Qu’il m’adresse une lettre, écrivit-il à Schurff, dans laquelle il expose les motifs de son retour à Wittemberg, et qu’il y dise aussi qu’il est revenu sans ma permission. » Luther y consentit.

Le lendemain, veille du premier dimanche du carême, Luther se rendit chez Jérôme Schurff. Mélanchthon, Jonas, Amsdorff, Augustin Schurff, frère de Jérôme, y étaient réunis. Luther les interrogeait avec avidité, et ils l’informaient de tout ce qui s’était passé, lorsqu’on vint annoncer deux étudiants étrangers, qui demandaient à parler au docteur Jérôme. En paraissant au milieu de cette assemblée de docteurs, les deux Saint-Gallois furent d’abord intimidés ; mais bientôt ils se rassurèrent, en découvrant au milieu d’eux le chevalier de l’Ours noir. Celui-ci s’approcha d’eux aussitôt, les salua comme d’anciennes connaissances, leur sourit, et montrant du doigt l’un des docteurs, il leur dit : « Voilà Philippe Mélanchthon, dont je vous ai parlé. » Les deux Suisses demeurèrent tout le jour, en souvenir de la rencontre de Iéna, avec les docteurs de Wittemberg.

Une grande pensée occupait le Réformateur, et lui faisait oublier la joie de se retrouver au milieu de ses amis. Sans doute le théâtre sur lequel il reparaissait était obscur ; c’était dans une petite ville de la Saxe qu’il allait élever la voix ; et pourtant son entreprise avait toute l’importance d’un événement qui devait influer sur les destinées du monde. Beaucoup de peuples et beaucoup de siècles devaient s’en ressentir. Il s’agissait de savoir si cette doctrine, qu’il avait puisée dans la parole de Dieu, et qui devait exercer une si grande influence sur le développement futur de l’humanité, serait plus forte que les principes de destruction qui menaçaient son existence. Il s’agissait de savoir si l’on pouvait réformer sans détruire, et frayer les voies à des développements nouveaux, sans anéantir les développements anciens. Réduire au silence des fanatiques que l’ardeur du premier enthousiasme anime ; s’emparer de toute une multitude déchaînée, l’apaiser, la ramener à l’ordre, à la paix, à la vérité ; briser la violence de ce torrent impétueux, qui menaçait de renverser l’édifice naissant de la Réforme, et d’en disperser au loin les débris : voilà l’œuvre pour laquelle Luther était revenu à Wittemberg. Mais son influence serait-elle suffisante pour cela ? C’est ce que les événements seuls pouvaient lui apprendre.

L’âme du Réformateur frémit à la pensée du combat qui l’attendait. Il releva la tête comme un lion que l’on provoque à la bataille, et qui secoue sa longue crinière. « Il faut à cette heure, dit-il, fouler aux pieds Satan et combattre avec l’ange des ténèbres. Si nos adversaires ne se retirent pas d’eux-mêmes, Christ saura bien les y contraindre. Nous sommes maîtres de la vie et de la mort, nous qui croyons au maître de la vie et de la mortg. »

g – Domini enim sumus vitæ et mortis. (L. Epp. II. 150.)

Mais en même temps l’impétueux réformateur, comme s’il était dompté par une puissance supérieure, refusa de se servir des anathèmes et des foudres de la parole, et devint un humble pasteur, un doux berger des âmes. « C’est par la parole qu’il faut combattre, dit-il, par la parole qu’il faut renverser et détruire ce que l’on a établi par la violence. Je ne veux pas qu’on emploie la force contre les superstitieux ni contre les incrédules. Que celui qui croit s’approche ! que celui qui ne croit pas, se tienne éloigné ! Nul ne doit être contraint. La liberté est de l’essence de la foih. »

h – Non enim ad fidem et ad ea quæ fidei sunt, ullus cogendus est… (L. Epp. II. 151.)

Le lendemain était un dimanche. C’est ce jour-là, c’est dans l’église, dans la chaire, que reparaîtra aux yeux du peuple le docteur que depuis près d’une année les murailles élevées de la Wartbourg ont dérobé à tous les regards. Luther, dit-on dans Wittemberg, est de retour ; Luther va prêcher ! Déjà ce mot, qui passe de bouche en bouche fait à lui seul une diversion puissante aux idées qui égarent le peuple. On va revoir le héros de Worms. On se presse, on s’agite en sens divers ; et, le dimanche matin, le temple est rempli d’une foule attentive et émue.

Luther devine toutes ces dispositions de son auditoire ; il monte dans la chaire ; le voilà en présence de ce troupeau qu’il conduisait jadis comme une brebis docile, mais qui vient de s’échapper comme un taureau indompté. Sa parole est simple, noble, pleine à la fois de force et de douceur. On dirait un père tendre, de retour auprès de ses enfants, qui s’informe de leur conduite et leur rapporte avec bonté ce qu’on lui a dit à leur égard. Il reconnaît avec candeur les progrès que l’on a faits dans la foi ; il prépare ainsi, il captive les esprits ; puis il continue en ces mots :

« Mais il faut plus que la foi ; il faut la charité. Si un homme ayant en main une épée se trouve seul, peu importe qu’il la tienne ou non dans le fourreau ; mais s’il est au milieu de la foule, il doit faire en sorte de ne blesser personne.

Que fait une mère à son enfant ? Elle lui donne d’abord du lait, puis une nourriture très délicate. Si elle voulait commencer par lui donner de la viande et du vin, qu’en résulterait-il ?…

Ainsi devons-nous agir avec nos frères. As-tu assez de la mamelle, ô mon ami ! à la bonne heure : mais permets que ton frère la prenne aussi longtemps que tu l’as prise toi-même.

Voyez le soleil… Il nous apporte deux choses, la lumière et la chaleur. Il n’est pas de roi assez puissant pour rompre ses rayons ; ils arrivent en droite ligne jusqu’à nous ; mais la chaleur rayonne et se communique en tous sens. Ainsi la foi, semblable à la lumière, doit toujours être droite et inflexible ; mais la charité, semblable à la chaleur, doit rayonner de tous côtés et se plier à tous les besoins de nos frères. »

Luther ayant ainsi préparé ses auditeurs, il les serre de plus près :

L’abolition de la messe, dites-vous, est conforme a l’Écriture : d’accord ; mais quel ordre, quelle bienséance avez-vous observés ? Il fallait présenter au Seigneur de ferventes prières, il fallait s’adresser à l’autorité ; alors chacun eût pu reconnaître que la chose venait de Dieu… »

Ainsi parlait Luther. Cet homme de grand courage, qui avait résisté à Worms aux princes de la terre, faisait sur les esprits une impression profonde, par des paroles de sagesse et de paix. Carlstadt et les prophètes de Zwickau, si grands, si puissants, pendant quelques semaines, et qui avaient dominé et agité Wittemberg, étaient devenus petits, à côté du prisonnier de la Wartbourg.

« La messe, continue-t-il, est une mauvaise chose ; Dieu en est l’ennemi ; elle doit être abolie ; et je voudrais qu’elle fût, dans l’univers entier, remplacée par la Cène de l’Évangile. Mais que l’on n’en arrache personne avec violence. C’est à Dieu qu’il faut remettre la chose. C’est sa Parole qui doit agir, et non pas nous. — Et pourquoi ? direz-vous. — Parce que je ne tiens pas les cœurs des hommes en ma main, comme le potier tient l’argile dans la sienne. Nous avons le droit de dire ; nous n’avons pas celui de faire. Prêchons : le reste appartient à Dieu. Si j’emploie la force, qu’obtiendrai- je ? Des grimaces, des apparences, des singeries, des ordonnances humaines, des hypocrisies… Mais il n’y aura ni sincérité du cœur, ni foi, ni charité. Tout manque dans une œuvre où manquent ces trois choses, et je n’en donnerais pas… la queue d’une poirei. »

i – Ich wollte nicht einen Birnstiel drauf geben. (L. Opp. (L.) XVIII. 225.)

Je veux prêcher, je veux parler, je veux écrire ; mais je ne veux contraindre personne ; car la foi est une chose volontaire. Voyez ce que j’ai fait ! Je me suis élevé contre le pape, les indulgences et les papistes, mais sans tumulte et sans violence. J’ai mis en avant la Parole de Dieu, j’ai prêché, j’ai écrit ; je n’ai pas fait autre chose. Et tandis que je dormais, ou qu’assis familièrement à table avec Amsdorff et Mélanchthon, nous buvions, en causant, de la bière de Wittemberg, cette Parole que j’avais prêchée a renversé le papisme, tellement que jamais ni prince, ni empereur ne lui ont causé tant de mal. Je n’ai rien fait : la Parole seule a tout fait. Si j’avais voulu en appeler à la force, l’Allemagne eût peut-être été baignée dans le sang. Mais qu’en fût-il résulté ? Ruine et désolation pour l’âme et pour le corps. Je suis donc resté tranquille et j’ai laissé la Parole elle-même courir le monde. Savez-vous ce que le diable pense quand il voit recourir à la force pour répandre l’Évangile parmi les hommes ? Assis, les bras croisés, derrière le feu de l’enfer, Satan dit avec un œil malin et un affreux sourire : Ah ! comme ces fous sont des gens sages de jouer ainsi mon jeu ! Mais s’il voit la Parole courir et lutter sur le champ de bataille, alors il se trouble, ses genoux se heurtent ; il frémit et se pâme d’effroi. »

Luther reparut en chaire le mardi ; et sa puissante parole retentit de nouveau au milieu de la foule émue. Il y remonta le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, le dimanche. Il passa en revue la destruction des images, la distinction des viandes, les ordonnances de la Cène, la restitution de la coupe, l’abolition de la confession. Il montra que ces points étaient encore plus indifférents que la messe, et que les auteurs des désordres qui avaient eu lieu dans Wittemberg, avaient fait un grossier abus de leur liberté. Il fit entendre tour à tour la voix d’une charité toute chrétienne et l’éclat d’une sainte indignation. Il s’éleva surtout avec force contre ceux qui prenaient part à la légère à la cène de Jésus-Christ. « Ce n’est pas la manducation extérieure qui fait le chrétien, dit-il, c’est la manducation intérieure, spirituelle, qui s’opère par la foi, et sans laquelle toutes les formes ne sont que des apparences et de vaines grimaces. Or cette foi consiste à croire fermement que Jésus Christ est le Fils de Dieu ; que, s’étant chargé de nos péchés et de nos iniquités, et les ayant portés sur la croix, il en est lui-même la seule, la toute-puissante expiation ; qu’il se tient maintenant sans cesse devant Dieu, qu’il nous réconcilie avec le Père, et qu’il nous a donné le sacrement de son corps, pour affermir notre foi dans cette miséricorde ineffable. Si je crois ces choses, Dieu est mon défenseur ; avec lui je brave le péché, la mort, l’enfer, les démons ; ils ne peuvent me faire aucun mal, ni même froisser un seul cheveu de ma tête. Ce pain spirituel est la consolation des affligés, le remède des malades, la vie des mourants, la nourriture de ceux qui ont faim et le trésor des pauvres. Celui que ses péchés n’attristent pas, ne doit donc point venir vers cet autel : qu’y ferait-il ? Ah ! que notre conscience nous accuse, que notre cœur se fende à la pensée de nos fautes, et nous ne nous approcherons pas du saint sacrement avec tant d’imprudence. »

La foule ne cessait de remplir le temple ; on accourait même des villes voisines pour entendre le nouvel Élie. Capiton, entre autres, vint passer deux jours à Wittemberg, et entendit deux des sermons du docteur. Jamais Luther et le chapelain du cardinal Albert n’avaient été si bien d’accord. Mélanchthon, les magistrats, les professeurs, tout le peuple, étaient dans l’allégressej. Schurff, ravi de cette issue d’une si triste affaire, se hâta de la communiquer à l’électeur. Le vendredi 15 mars, jour où Luther avait prononcé son sixième discours, il lui écrivit :

j – Grosse Freude und Frohlocken unter Gelahrten und Ungelahrten. (L. Opp. XVIII. 266.)

« Ah ! quelle joie le retour du docteur Martin répand parmi nous ! Ses paroles, avec le secours de la grâce divine, ramènent chaque jour davantage dans le chemin de la vérité nos pauvres âmes égarées. Il est clair comme le soleil, que l’esprit de Dieu est en lui, et que c’est par sa dispensation spéciale qu’il est revenu à Wittembergk. »

k – Aus sonderlicher Schickung des Allmächtigen… (Ibid.)

En effet, ces discours sont des modèles d’éloquence populaire, mais non pas de celle qui, aux temps de Démosthène, ou même de Savonarola, enflammait les esprits, La tâche de l’orateur de Wittemberg était plus difficile à remplir. Il est plus aisé d’exciter une bête féroce, que de la calmer quand elle est en fureur. Il s’agissait d’apaiser une multitude fanatisée, de dompter des passions déchaînées ; et Luther le fit. Dans ses huit discours, le Réformateur ne laissa pas échapper, contre les auteurs des troubles, une allusion pénible, un seul mot propre à les blesser. Mais plus il était modéré, plus il était fort ; plus il ménageait ceux qui s’égaraient, plus il vengeait la vérité offensée. Comment le peuple de Wittemberg eût il pu résister à sa puissante éloquence ? On attribue d’ordinaire les discours qui prêchent la modération à la timidité, aux ménagements, à la crainte. Ici, rien de semblable. Luther se présentait au peuple de Wittemberg, en bravant l’excommunication du pape et la proscription de l’Empereur. Il revenait malgré la défense de l’électeur, qui lui avait déclaré ne pouvoir le défendre. Luther, à Worms même, n’avait pas montré tant de courage. Il affrontait les dangers les plus pressants ; aussi sa voix ne fut pas méconnue : cet homme qui bravait l’échafaud avait le droit d’exhorter à la soumission. Il peut hardiment parler d’obéissance à Dieu, celui qui, pour le faire, enfreint toutes les persécutions des hommes. A la parole de Luther, les objections s’évanouirent, le tumulte s’apaisa, la sédition cessa de faire entendre ses cris, et les bourgeois de Wittemberg rentrèrent dans leurs tranquilles demeures.

Celui des moines augustins qui s’était montré le plus enthousiaste, Gabriel Didyme, n’avait pas perdu une parole du réformateur. « Ne trouvez-vous pas que Luther est un docteur admirable ? » lui demanda un auditeur tout ému. — Ah ! répondit-il, je crois entendre la voix, non d’un homme, mais d’un angel. » Bientôt Didyme reconnut hautement qu’il s’était trompé. « Il est devenu un autre homme, » disait Lutherm.

l – Imo, inquit, angeli, non hommis vocem mihi audisse videor. (Camerarius p. 12.)

m – In alium virum mutatus est. (L. Epp. II. 156.)

Il n’en fut pas d’abord ainsi de Carlstadt. Méprisant les études, affectant de se trouver dans les ateliers des artisans de Wittemberg pour y recevoir l’intelligence des Écritures, il fut blessé de voir son œuvre s’écrouler à l’apparition de Luthern. C’était, à ses yeux, arrêter la Réforme elle-même. Aussi avait-il toujours l’air abattu, sombre et mécontent. Cependant il fit à la paix le sacrifice de son amour-propre, il réprima ses désirs de vengeance ; il se réconcilia, au moins en apparence, avec son collègue, et reprit peu après ses cours à l’universitéo.

n – Ego Carlstadium offendi, quod ordinationes suas cessavi. (Ibid. 177.)

o – Philippi et Carlstadii lectiones, ut sunt optimæ. (Ibid. 284.)

Les principaux prophètes ne se trouvaient pas à Wittemberg lors de l’arrivé de Luther. Nicolas Storck avait été courir le pays, Marc Stübner avait quitté le toit hospitalier de Mélanchthon. Peut-être leur esprit prophétique s’était-il évanoui, n’avaient-ils eu ni voix ni réponse (1Rois.18.29), dès qu’ils avaient appris que le nouvel Élie dirigeait ses pas vers ce nouveau Carmel. L’ancien maître d’école Cellarius y était seul demeuré. Cependant Stübner, ayant été informé que les brebis de son troupeau s’étaient dispersées, revint en toute hâte. Ceux qui étaient demeurés fidèles à la prophétie céleste, entourèrent leur maître, lui racontèrent les discours de Luther, et lui demandèrent avec inquiétude ce qu’ils devaient penser et fairep. Stübner les exhorta à demeurer fermes dans leur foi. « Qu’il se présente, s’écria Cellarius, qu’il nous accorde une conférence, qu’il nous laisse exposer notre doctrine, et nous verrons… »

p – Rursum ad ipsum confluere… (Camer. p. 52.)

Luther se souciait peu de se rencontrer avec ces hommes ; il savait qu’il y avait en eux un esprit violent, impatient, superbe, qui ne pouvait supporter des avertissements, même charitables, et qui prétendait que chacun se soumit au premier mot, comme à une autorité souveraineq. Tels sont les enthousiastes dans tous les temps. Cependant, puisqu’on lui demandait une entrevue, le docteur ne pouvait la refuser. D’ailleurs, il pouvait être utile aux simples du troupeau qu’il démasquât l’imposture des prophètes. La conférence eut lieu. Stübner prit le premier la parole. Il exposa comment il voulait renouveler l’Église et changer le monde. Luther l’écouta avec un grand calmer. « Rien de ce que vous avez dit, répondit-il enfin avec gravité, ne repose sur la sainte Écriture. Ce ne sont que des fables. » A ces mots, Cellarius ne se possède plus ; il élève la voix ; il fait les gestes d’un furieux ; il trépigne ; il frappe la table qui est devant luis ; il s’irrite ; il s’écrie que c’est une indignité d’oser parler ainsi à un homme de Dieu. Alors Luther reprend : « Saint Paul déclare que les preuves de son apostolat ont éclaté par des prodiges ; prouvez le vôtre par des miracles. — Nous le ferons, répondirent les prophètest. — Le Dieu que j’adore, dit Luther, saura bien tenir vos dieux en bride, » Stübner, qui était demeuré plus calme, arrêtant alors les yeux sur le Réformateur, lui dit d’un air inspiré : « Martin Luther ! je vais te déclarer ce qui se passe maintenant dans ton âme… Tu commences à croire que ma doctrine est vraie. » Luther, ayant quelques instants gardé le silence, reprit : « Dieu te châtie, Satan !… » A ces mots, tous les prophètes sont hors d’eux-mêmes. « L’Esprit ! l’Esprit ! » s’écrient-ils. Luther, reprenant avec ce ton froid du dédain et ce langage incisif et familier qui lui était propre : « Je donne sur le museau à votre Espritu, » dit-il. Les clameurs redoublent ; Cellarius surtout se distingue par ses emportements. Il est furieux, il frémit, il écumev. On ne pouvait plus s’entendre dans la chambre de la conférence. Enfin les trois prophètes abandonnent la place, et s’éloignent le même jour de Wittemberg.

q – Vehementer superbus et impatiens… credi vult plena auctoritate, ad primam vocem… (L. Epp. II. 179.)

r – Audivit Lutherus placide. (Camer. p. 52.)

s – Cum et solum pedibus et propositam mensulam manibus feriret. (Ibid.)

t – Quid pollicentes de mirabilibus affectionibus. (Ibid. p. 53.)

u – Ihren Geist haue er über die Schnauze. (L. Opp. Altenburg. Ausg. III. 137.)

v – Spumabat et fremebat et furebat. (L. Epp. II. 179.)

Ainsi Luther avait accompli l’œuvre pour laquelle il avait quitté sa retraite. Il avait tenu tête au fanatisme et chassé du sein de l’Église renouvelée l’enthousiasme et le désordre qui prétendaient l’envahir. Si, d’une main, la Réformation jetait bas les poudreuses décrétales de Rome, de l’autre elle repoussait les prétentions des mystiques, et elle affermissait sur le terrain qu’elle avait conquis, la Parole vivante et immuable de Dieu. Le caractère de la Réformation était ainsi bien établi. Elle devait toujours se mouvoir entre ces deux extrêmes, également éloignée des convulsions des fanatiques et de l’état de mort de la papauté.

Alors une population passionnée, égarée, qui avait rompu tout frein, s’apaise, se calme, se soumet ; et la tranquillité la plus parfaite se rétablit dans cette cité qui, il y a peu de jours encore, était comme une mer en tourmente.

Une entière liberté fut aussitôt établie à Wittemberg. Luther continua à demeurer dans le couvent et à porter l’habit monastique ; mais chacun était libre de faire autrement. On pouvait, en prenant la cène, se contenter de l’absolution générale, ou en demander une particulière. On établit en principe de ne rien rejeter que ce qui était opposé à une déclaration claire et formelle de l’Écriture saintew. Ce n’était pas de l’indifférence ; au contraire, la religion fut ramenée ainsi à ce qui est son essence ; le sentiment religieux se retira des formes accessoires, où il avait failli se perdre, et se reporta sur ce qui en est la base. Ainsi la Réformation fut sauvée, et la doctrine put continuer à se développer au sein de l’Église, selon la charité et la vérité.

w – Gans klare und gründliche Schrift.

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