Troisième phase : la sainte Écriture – Anciens travaux – Wiclef traduisant la Bible – Succès de cette traduction – Attaque des moines – Quatrième phase : la théologie – Il rejette la transsubstantiation – Condamnation de Wiclef – Sa résistance et son appel au roi – Révolte de Wat-Tyler – Un synode, convoqué par Courtenay, condamne dix propositions de Wiclef – Sa pétition aux communes – Comparution de Wiclef à Oxford – Il est cité à Rome – Sa réponse – Le Trialogue – Il se prépare au martyre – Sa mort à Lutterworth – Caractère, doctrines, prophétie de Wiclef
Le ministère de Wiclef avait suivi une voie progressive. D’abord, il avait attaqué la papauté ; puis prêché l’Évangile aux pauvres ; il pouvait faire plus encore, et mettre le peuple en possession permanente de la Parole de Dieu ; ce fut la troisième phase de son activité.
La scolastique avait relégué la sainte Écriture dans une mystérieuse obscurité. Bède, il est vrai, avait traduit l’évangile de saint Jean ; les savants d’Alfred, les quatre évangiles ; Elfric, sous Éthelred, quelques livres de l’Ancien Testament ; des prêtres anglo-normands avaient paraphrasé les évangiles et les Actes ; l’Hermite de Hampole et quelques clercs pieux, traduit dans le quatorzième siècle des psaumes, des évangiles et des épîtres. Mais ces rares volumes étaient cachés, comme des curiosités théologiques, dans les bibliothèques de quelques couvents. C’était alors un axiome que la lecture de la Bible était nuisible au peuple ; aussi les prêtres l’interdisaient-ils, comme les bramines interdisent les Shasters aux Hindous. La tradition orale conservait seule dans les troupeaux les histoires de la sainte Écriture, mêlées aux légendes des saints. Le temps semblait propre à une publication de la Bible. L’accroissement de la population, l’attention que les Anglais commençaient à donner à leur propre langue, les développements qu’avait reçus le gouvernement représentatif, le réveil de l’esprit humain, toutes ces circonstances favorisaient le projet du réformateur.
Wiclef ignorait, il est vrai, le grec et l’hébreu ; mais ne serait-ce pas déjà beaucoup que de secouer la poussière dont la Bible latine était recouverte depuis des siècles, et de la traduire en anglais ? Il était bon latiniste, il avait beaucoup d’intelligence et de pénétration ; mais surtout il aimait la Bible, il la comprenait, et il voulait communiquer à d’autres ce trésor. Le voilà donc enfermé dans son cabinet ; sur sa table est un texte de la Vulgate, corrigé d’après les manuscrits ; tout autour, les commentaires des docteurs de l’Église, surtout ceux de saint Jérôme et de Nicolas de Lyra. Pendant dix à quinze années, il poursuivit courageusement sa tâche ; de savants amis l’aidèrent de leurs conseils, et l’un d’eux, Nicolas Hereford, paraît même avoir traduit pour lui quelques chapitres. Enfin, en 1380, Wiclef avait achevé son travail. C’était un grand événement dans l’histoire religieuse de l’Angleterre, qui devançait ainsi les peuples du continent, et se plaçait au premier rang dans la grande œuvre de la dissémination des Écritures.
La traduction finie, les copistes commencèrent leur travail ; bientôt la Bible fut répandue de tous côtés, soit complète, soit en fragments. L’accueil que reçut l’œuvre de Wiclef dépassa son attente. La sainte Écriture exerçait sur les cœurs une puissance vivifiante ; les esprits s’éclairaient, les âmes se convertissaient ; la parole des « pauvres prêtres » avait peu agi, en comparaison de cette parole-là ; quelque chose de nouveau était entré dans le monde. Les bourgeois, les soldats, le peuple, saluaient cette ère nouvelle de leurs acclamations. Les barons, les comtes et les ducs sondaient avec curiosité le livre inconnu ; et même Anne de Luxembourg, sœur de l’Empereur et du roi de Bohême, unie à Richard II en 1381, ayant appris l’anglais, se mit à lire assidûment les évangiles. Elle fit plus, elle les communiqua à Arondel, archevêque de York et lord-chancelier, plus tard persécuteur, mais qui alors, touché de voir une étrangère, une reine consacrer humblement ses loisirs à la lecture de livres si vertueuxa, se mit à les étudier, et tança les prélats qui négligeaient cette sainte lecture. « On ne pouvait rencontrer deux personnes sur la route, dit un auteur contemporain, sans trouver dans l’un d’eux un disciple de Wiclef. »
a – Study solely such virtuous books. (Fox, III, p. 202.)
Tout le monde cependant ne se réjouissait pas en Angleterre ; le clergé opposait à cet enthousiasme ses plaintes et ses malédictions. « Maître Jean Wiclef, en traduisant en anglais l’Évangile, disaient les moines, l’a rendu plus accessible et plus compréhensible aux laïques et aux femmes même, qu’il ne l’avait été jusqu’à cette heure aux clercs intelligents et lettrés !… La perle évangélique est partout répandue et foulée par les pourceaux…b » De nouveaux combats commencèrent donc pour le réformateur. Partout où il portait ses pas, on l’attaquait avec violence. « C’est une hérésie, disaient les moines, que de faire parler en anglais la sainte Écriturec. Puisque l’Église a approuvé les quatre évangiles, elle eût pu tout aussi bien les rejeter et en admettre d’autres. L’Église sanctionne et condamne ce qu’elle veut… Apprenez à croire à l’Église plus qu’à l’Évangile. » Ces clameurs n’épouvantèrent pas Wiclef : « Quand même le pape et tous ses clercs auraient disparu de la terre, disait-il, notre foi ne défaillerait pas, car elle ne repose que sur Jésus, notre maître et notre Dieu. » Wiclef d’ailleurs n’était pas seul ; dans les palais comme dans les cabanes, et jusque dans le parlement même, on maintenait les droits des Écritures de Dieu. Une motion ayant été faite en 1390, dans la chambre haute, pour confisquer tous les exemplaires de la Bible, le duc de Lancaster s’écria : Sommes-nous donc la lie de l’humanité, que nous ne puissions posséder dans notre propre langue les lois de notre religiond ? »
b – Evangelica margarita spargitur et a porcis conculcatur. (Knyghton, De eventibus Angliæ, p. 264.)
c – It is heresy to speak of the Holy Scripture in English( Wickliffe’s Wicket, p. 4. Oxford 1612, quarto.)
d – Weber, Akatholische Kirchen, 1 p. 81.
Ayant donné à son peuple la Bible, Wiclef se mit à réfléchir sur son contenu. C’était un pas nouveau dans la voie progressive qu’il avait suivie. Il vient un moment où le chrétien, sauvé par la foi vivante, sent le besoin de se rendre compte de cette foi ; et cette réflexion fait naître la science théologique. Ce mouvement est légitime ; si l’enfant, qui n’a d’abord que des sensations et des affections, a besoin, en grandissant, de réflexion et de connaissance, pourquoi n’en serait-il pas de même du chrétien ? La politique, l’évangélisation, la sainte Écriture, avaient successivement occupé Wiclef ; la théologie eut son tour, et ce fut la quatrième phase de sa vie. Toutefois, il ne pénétra pas au même degré que les hommes du seizième siècle dans les profondeurs de la doctrine chrétienne, et s’attacha surtout à celui des dogmes ecclésiastiques qui se trouvait le plus en rapport avec la hiérarchie présomptueuse et les gains simoniaques de Rome, à la transsubstantiation. L’Église anglo-saxonne n’avait point professé cette doctrine. « L’hostie est le corps de Christ, non corporellement mais spirituellement, » avait dit au dixième siècle Elfric, dans une épître adressée à l’archevêque d’York ; mais Lanfranc, adversaire de Bérenger, avait enseigné à l’Angleterre qu’à la parole d’un prêtre, le Dieu-Homme quittait le ciel et descendait sur l’autel. Wiclef entreprit de renverser le piédestal sur lequel reposait l’orgueil du sacerdoce. L’Eucharistie est naturellement du pain et du vin, dit-il à Oxford en 1381, mais en vertu des paroles sacramen taies, il y a aussi dans toutes ses parties le vrai corps et le vrai sang de Christ. » Il alla même plus loin : L’hostie consacrée que nous voyons sur l’au tel, dit-il, n’est point Christ, ni quelque partie de lui-même, mais elle est son signe efficacee. » Il oscilla entre ces deux nuances de la doctrine ; mais ce fut plus habituellement à la première qu’il se rattacha. Il rejetait le sacrifice de la messe fait par le prêtre, comme remplaçant dans la doctrine romaine le sacrifice de la croix fait par Jésus-Christ, et en détruisant l’efficace expiatoire.
e – Efficax ejus signum. (Conclusio 1)
A l’ouïe des assertions de Wiclef, ses ennemis, tout en paraissant saisis d’horreur, se réjouirent en secret dans l’espérance de le perdre. Ils s’assemblèrent, examinèrent douze thèses qu’il avait publiées, et prononcèrent contre lui la suspension de tout enseignement, la prison et la grande excommunication. En même temps ses amis effrayés se refroidirent, et plusieurs d’entre eux l’abandonnèrent. Le duc de Lancaster, en particulier, ne pouvait le suivre dans cette nouvelle sphère. Ce prince voulait bien une opposition ecclésiastique qui viendrait en aide au pouvoir politique ; mais il craignait une opposition dogmatique qui le compromettrait. Le ciel était gros d’orages, et le docteur allait se trouver seul exposé à la tempête.
Elle ne tarda pas à éclater. Wiclef, assis dans la chaire de l’école des Augustins, y exposait tranquillement la nature de l’eucharistie, quand un messager s’avança dans la salle et lut sa sentence de condamnation ; on avait voulu humilier le docteur en présence de ses disciples. Aussitôt après, Lancaster, alarmé, accourut vers son ancien ami, et le supplia, lui ordonna même de ne plus s’occuper de cette matière. Assailli de toutes parts, Wiclef resta quelque temps muet. Sacrifierait-il la vérité pour sauver sa réputation, son repos, peut-être sa vie ? La politique l’emportera-t-elle sur la foi ; Lancaster sur Wiclef ? Non, son courage fut invincible : « Depuis l’an mille, répondit-il, tous les docteurs se sont trompés à l’égard du sacrement de l’autel, si ce n’est Bérenger. Comment toi, ô prêtre, qui n’es qu’un homme, créerais-tu ton créateur ? Quoi ! cette plante qui croît dans les champs, cet épi que tu cueilles aujourd’hui, sera Dieu un autre jour ?… Oh ! oh ! ne pouvant faire les miracles de Jésus, vous voulez donc faire Jésus lui-mêmef ! Malheur à la génération adultère qui croit le témoignage d’Innocent plus que celui de l’Évangileg ! » Wiclef somma ses adversaires de réfuter les opinions qu’ils avaient condamnées, et voyant qu’ils le menaçaient d’une peine civile (la prison), il en appela au roi.
f – Wycleff’s Wyckett, Tracts pp. 276, 279.
g – Væ generationi adulteræ quæ plus credit testimonio lanocentii quam sensui Evangelii. (Confessio, Vaughan, 2, p. 453)
Le moment n’était pas favorable pour cet appel. Une circonstance fatale augmentait les dangers de Wiclef. Un marchand, Wat-Tyler, et un prêtre corrompu, Jean Bail, profitant de l’indignation excitée par les concussions des officiers royaux, avaient soulevé plus de cent mille hommes et marchaient contre Londres. Ball, à l’imitation des pauvres prêtres de Wiclef, prêchait sur les grandes routes ; mais au lieu d’expliquer l’Évangile, il prenait pour texte ces rimes populaires :
Quand Adam labourait,
Et quand Eve filait,
Le noble… où qu’il était ?
En attendant l’ère nouvelle de l’égalité, Ball, arraché aux prisons de l’archevêque, prétendait remplir les fonctions de ce prélat. On ne manqua pas d’attribuer ces désordres au réformateur, qui en était innocent ; et Courtenay, évêque de Londres, ayant été promu au siège de Cantorbéry, se hâta de convoquer un synode, pour prononcer sur l’affaire de Wiclef. On se réunit ; c’était au milieu de mai, vers deux heures de l’après-midi, et l’on allait procéder à la condamnation, quand un tremblement de terre, secouant violemment la ville de Londres et la Grande-Bretagne, effraya tellement les pères du synode qu’ils demandèrent d’une voix unanime de surseoir à un jugement si évidemment réprouvé de Dieu. Mais l’habile archevêque sut se faire une arme du terrible phénomène. « Ne savez vous pas, dit-il, que les vapeurs nuisibles qui s’enflamment dans le sein de la terre, et produisent ces phénomènes qui vous effrayent, perdent en s’échappant toute leur force ? Eh bien, de même, en rejetant le méchant de notre communion, nous mettrons fin aux convulsions de l’Église. » Les prélats reprirent courage. Un des officiers de l’archevêque lut dix propositions soi-disant de Wiclef, car on lui en imputait qui lui étaient tout à fait étrangères. Les suivantes excitaient le plus la colère des prêtres : Dieu doit obéir au diableh. Après Urbain VI, il ne faut recevoir personne pour pape, mais vivre à la manière des Grecs. » Les dix propositions furent condamnées comme hérétiques, et l’archevêque ordonna de fuir comme un serpent venimeux, quiconque prêcherait les erreurs précitées. Si l’on permet à cet hérétique d’en appeler sans cesse aux passions du peuple, dit le prélat au roi, notre ruine est inévitable. Il faut réduire au silence ces chanteurs de cantiques, ces lollardsi. » Le roi donna licence de jeter dans les prisons de l’État quiconque main tiendrait les propositions condamnées. »
h – « Quod Deus debet obedire diabolo. » (Mansi, XXVI, p. 695.) Wiclef nia avoir jamais écrit ou prononcé cette parole.
i – De lollen (chanter), comme beggards vient de beggen (prier).
De jour en jour le cercle se rétrécissait autour de Wiclef. Le prudent Repingdon, le savant Hereford, l’éloquent Ashton même, le plus ferme des trois, se séparaient de lui. Parvenu aux jours où les hommes forts se courbent, et tracassé par la persécution, le vieux champion de la vérité qui s’était vu naguère entouré de tout un peuple, se trouvait maintenant comme dans un désert. Mais il releva avec courage sa tête blanchie et s’écria : La doctrine de l’Évangile ne périra jamais ; et si la terre a tremblé naguère, c’est parce qu’ils ont condamné Jésus-Christ. »
Il ne s’en tint pas là. A mesure que ses forces physiques diminuaient, sa force morale augmentait. Au lieu de parer les coups qu’on lui portait, il résolut d’en porter lui-même de plus terribles. Il savait que si le roi et les lords étaient pour les prêtres, les communes et le peuple étaient pour la liberté et la vérité. Il présenta donc à la Chambre basse une pétition hardie (novembre 1382). « Puisque Jésus Christ a répandu son sang pour affranchir l’Église, disait-il, je demande son affranchissement. Je demande que chacun puisse sortir de ces sombres murailles (les couvents), où règne une loi tyrannique, et embrasser une vie simple et paisible sous la voûte du ciel. Je demande que l’on ne contraigne pas les pauvres habitants de nos campagnes et de nos cités à fournir à un prêtre mondain, quelquefois vicieux et hérétique, de quoi satisfaire son ostentation, sa gloutonnerie et son impudicité, de quoi acquérir un beau cheval, des selles magnifiques, des cloches retentissantes, des habits précieux, de riches fourrures, tandis que le pauvre peuple voit femme, enfants, voisins, mourir de froid et de faimj. » La Chambre basse rappela qu’elle n’avait point donné son assentiment au statut de persécution rédigé par le clergé et approuvé du roi et des lords, et en demanda la révocation. La Réforme allait-elle commencer de par la volonté du peuple ?
j – A complaint of John Wycleff. (Tracts and Treatises edited by the Wickliffe Society, p. 268.)
Courtenay, indigné de cette intervention des communes, et toujours animé pour son Église d’un zèle qu’on eût aimé voir se tourner vers la Parole de Dieu, se rendit à Oxford, en novembre 1382, s’entoura d’un grand nombre d’évêques, de docteurs, de prêtres, d’étudiants et de laïques, et fit comparaître Wiclef. Il y avait quarante ans que celui-ci était arrivé à l’Université ; Oxford était devenu sa patrie…, et Oxford se tournait contre lui ! Affaibli par le travail, par les épreuves, par cette âme ardente qui consumait les forces de son faible corps, il eût put refuser de comparaître. Mais Wiclef, qui ne craignit jamais le regard d’un homme, se présenta avec une bonne conscience. Il se trouvait, sans doute, dans la foule qui l’entourait, quelques disciples qui sentirent battre leur cœur à la vue du maître ; mais rien au dehors ne manifesta cette émotion ; le silence lugubre d’un tribunal avait succédé aux cris d’une jeunesse enthousiaste. Toutefois Wiclef ne s’abandonna pas lui-même ; il leva sa tête vénérable, et porta sur Courtenay ce regard assuré qui avait fait fuir les régents d’Oxford. Puis s’indignant contre les prêtres de Bahal, il leur reprocha de répandre partout l’erreur afin de vendre leurs messes. Alors il s’arrêta et prononça cette simple et énergique parole : « La vérité vaincrak ! » Ayant dit, Wiclef s’apprêta à quitter le tribunal ; ses ennemis n’osèrent dire un mot, et comme son divin Maître, à Nazareth, il passa au milieu d’eux sans que nul l’arrêtât. Il se retira à Lutterworth. l
k – Finaliter veritas vincet eos. (Vaughan, Appendix, 2 p. 453.)
l – Finaliter veritas vincet eos. » (Vaughan’s Appendix, II, p. 453.)
Il n’était pourtant pas au port. Il vivait paisiblement, au milieu de ses livres et de ses paroissiens, et les prêtres semblaient disposés à le laisser tranquille, quand un dernier coup vint l’atteindre : un bref le somma de se rendre à Rome, devant cette puissance qui déjà tant de fois avait répandu le sang des amis de la Bible. Ses infirmités corporelles lui persuadaient qu’il ne pouvait se rendre à cet appel. Mais si Wiclef se refuse à entendre Urbain, Urbain devra entendre Wiclef. L’Église est maintenant partagée entre deux chefs ; la France, l’Écosse, la Savoie, la Lorraine, la Castille, l’Aragon, reconnaissent Clément VII ; tandis que l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suède, la Pologne, la Hongrie, reconnaissent Urbain VI. Wiclef dira quel est le vrai chef de l’Église universelle. Et tandis que les deux papes s’excommunient, s’insultent, et vendent à leur profit la terre et le ciel, le réformateur confessera cette Parole incorruptible, qui établit dans l’Église la véritable unité. « Je crois, dit-il, que l’Évangile de Christ est le corps complet de la révélation de Dieu. Je crois que Christ qui nous l’a donné est lui-même vrai Dieu et vrai homme, et qu’ainsi cette révélation évangélique est supérieure à toutes les autres parties des saintes Écrituresm ! Je crois que l’évêque de Rome est obligé plus que tout autre à s’y soumettre, car le plus grand n’est pas celui qui accumule le plus de dignités, mais celui qui imite le plus fidèlement le Seigneur. Nul ne doit suivre le pape, si ce n’est quand le pape suit Jésus-Christ. Il faut qu’à l’exemple de Christ, le pape remette à l’État ses pouvoirs temporels, et engage son clergé à faire de même. Quant à l’appel que l’on m’adresse, je désirerais pouvoir m’y rendre, mais les visitations du Seigneur m’ont appris que c’est à Dieu plutôt qu’aux hommes qu’il me faut obéirn. »
m – C’est la leçon que donne un manuscrit de la Bodleian library. Fox semble rapporter à Christ même cette supériorité sur toutes les Écritures. Cette distinction n’est peut-être pas dans l’esprit de Wiclef et de son temps.
n – An Epistle of J. Wickliffe to Pope Urban VI. Fox, Acts 1 p. 507, fol.
Urbain, fort occupé de ses luttes avec Clément, ne jugea pas prudent d’en commencer une autre avec Wiclef, et se contenta de cette réponse. Depuis lors, le docteur passa en paix ses derniers jours dans la compagnie de trois personnages, dont deux étaient ses amis particuliers, mais le dernier son constant adversaire ; c’étaient Alêthéia, Phronésis et Pseudês. Alêthéia (Vérité) proposait les questions, Pseudês (Mensonge) faisait les objections, et Phronésis (Intelligence) établissait la saine doctrine. Ces personnages faisaient entre eux un trialogue, où de grandes vérités étaient hardiment professées. L’opposition entre le pape et Jésus-Christ, entre la Bible et les canons de l’Église romaine y était énergiquement établie ; c’est l’une de ces vérités premières que l’Église ne doit jamais oublier. L’Église est tombée, disait l’un des personnages amis de Wiclef, dans l’écrit auquel nous faisons allusion, parce qu’elle a abandonné l’Évangile et lui a préféré les lois du pape. Quand il y aurait cent papes à la fois dans le monde, et que tous les moines de la terre seraient transformés en autant de cardinaux, il ne faudrait leur accorder aucune confiance, à moins qu’ils ne s’appuyassent sur la sainte Écritureo. »
o – Ideo si essent centum papæ, et omnes fratres essent versi in cardinales, non deberet concedi sententiæ suæ in materia fidei, nisi de quanto se fundaverint in Scriptura. (Trialogus, lib. 4 cap. 7.)
Ces paroles furent comme le dernier éclat du flambeau. Wiclef regardait sa fin comme prochaine, et il ne pensait guère alors qu’elle pût être paisible. Un cachot sur l’une des sept collines, ou un bûcher sur une place de Londres, voilà ce qu’il attendait. « Que parlez vous, disait-il, d’aller cher cher au loin la palme des martyrs ? annoncez la parole de Christ à de superbes prélats, et le martyre ne vous manquera pas. Vivre et me taire, reprenait-il, — jamais. Que le glaive suspendu sur ma tête tombe ! j’attends le coupp. »
p – Vaughan’s Life of Wickliffe, 2 p. 215, 257.
Ce coup lui fut épargné ; la guerre que se faisaient deux méchants prêtres, Urbain et Clément, laissait en paix les disciples du Seigneur. D’ailleurs, valait-il la peine d’étouffer une vie qui allait s’éteindre ? Wiclef continua donc à prêcher tranquillement Jésus-Christ ; et, le 29 décembre 1384, étant dans la chapelle de Lutterworth, debout devant l’autel, au milieu de ses paroissiens, au moment où il élevait de sa main défaillante le pain de la cène, il tomba sur les dalles, atteint de paralysie. Transporté dans sa maison par les tendres amis qui l’entouraient, il y vécut quarante-huit heures, et remit son âme à Dieu le dernier jour de l’année. Ainsi mourut sans bûcher, l’un des témoins les plus courageux qu’ait eus la vérité. La gravité de sa parole, la sainteté de sa vie, l’énergie de sa foi, avaient intimidé la papauté. Si le voyageur rencontre un lion dans le désert, il suffit, dit-on, qu’il fixe sur lui son regard d’homme, pour que la bête rugissante se détourne. Wiclef avait fixé sur la papauté son regard de chrétien, et la papauté troublée l’avait laissé tranquille. Sans cesse traqué pendant sa vie, il était mort en paix, au moment même où, par la foi, il mangeait la chair et buvait le sang qui donnent la vie éternelle. Belle fin d’une belle vie !
La Réformation de l’Angleterre avait commencé.
Wiclef est le plus grand réformateur de l’Angleterre ; il fut même le premier des réformateurs de la chrétienté, et c’est à lui, après Dieu, que la Grande-Bretagne doit l’honneur de s’être mise la première en marche contre le système théocratique de Grégoire VII. L’œuvre des Vaudois, toute belle qu’elle fut, ne saurait se comparer à la sienne. Si Luther et Calvin sont les pères de la Réformation, Wiclef en est l’aïeul.
Wiclef, comme la plupart des grands hommes, avait des qualités qui d’ordinaire s’excluent. Tandis que son intelligence était éminemment spéculative, (son livre sur la Réalité des idées universellesq fit époque dans la philosophie), il possédait cet esprit pratique et actif qui caractérise la race anglo-saxonne. Comme théologien, il était à la fois scripturaire et spirituel, d’une saine orthodoxie et d’une piété intérieure et vivante. A une grande hardiesse qui le portait à s’élancer au milieu des dangers, il joignait un esprit logique et conséquent, qui le fit avancer sans cesse dans la connaissance, et maintenir avec persévérance les vérités qu’il avait une fois proclamées. Chrétien avant tout, il consacra ses forces à la cause de l’Église, mais il fut en même temps citoyen, et l’État, sa nation, son roi, eurent aussi une grande part à sa puissante activité. Il fut un homme complet.
q – De universalibus realibus.
Si l’homme est admirable, sa doctrine ne l’est pas moins. L’Écriture, qui est la norme de la vérité, doit être, selon lui, la règle de la Réforme, et il faut rejeter tout dogme et tout précepte qui ne repose pas sur cette baser. — Croire à la puissance de l’homme dans l’œuvre de la régénération est la grande hérésie de Rome, et de cette erreur est venue la ruine de l’Église ; la conversion ne procède que de la grâce de Dieu, et le système qui l’attribue en partie à l’homme et en partie à Dieu, est pire encore que celui de Pélages. — Christ est tout dans le christianisme ; quiconque abandonne cette source toujours prête à communiquer la vie, pour se tourner vers des eaux troubles et croupissantes, est un insensét. — La foi est un don de Dieu ; elle exclut tout mérite et doit bannir de l’âme toute terreuru. — L’essentiel dans la vie chrétienne et dans la cène n’est pas un vain formalisme et des rites superstitieux, mais la communion avec Christ, selon la puissance de la vie spirituellev. — Que le peuple chrétien se soumette non à la parole du prêtre mais à la Parole de Dieu. — Dans la primitive Église, il n’y avait que deux ordres, le prêtre et le diacre ; le presbyter et l’évêque n’étaient qu’unw. La vocation la plus sublime à laquelle un homme puisse parvenir sur la terre, est celle de prêcher la Parole de Dieu. — La véritable Église est l’assemblée des justes pour lesquels Christ a répandu son sang. — Tant que Christ est dans le ciel, l’Église a en lui le meilleur pape. Il est possible qu’un pape soit condamné au dernier jour, à cause de ses péchés. Nous obligerait-on à reconnaître pour notre chef un démon de l’enferx ? — Tels furent les points essentiels de la doctrine de Wiclef ; elle fut l’écho de celle des apôtres et le prélude de celle des réformateurs.
r – Auctoritas Scripturæ sacræ, quæ est lex Christi, infinitum excedit quam libet scripturam aliam. Dialog. [Trialogus] lob. 3 cap. 30 ; voir surtout chap. 31.
s – Ibid. de prædestinatione, de peccato, de gratia, etc.
t – Ibid. lib. 3 cap. 30.
u – Fidem a Deo infusam sine aliqua trepidatione fidei contraria. (Ibid. lib. 3 cap. 2.)
v – Secundum rationem spiritualis et virtualis existentiæ. (Ibid. lib. 4 cap. 8.)
w – Fuit idem presbyter atque episcopus. (Ibid. lib. 4 cap. 15.)
x – A devil of hell. (Vaughan, Life of Wyclef, II, p.307.) On doit beaucoup au Dr Vaughan pour la connaissance de Wiclef.
Wiclef est à plusieurs égards le Luther de l’Angleterre ; mais le temps du réveil n’était pas encore arrivé, et le réformateur anglais ne put remporter sur Rome des victoires aussi éclatantes que le réformateur allemand. Tandis que Luther se vit entouré d’un nombre toujours plus grand de docteurs et de princes, qui confessaient la même foi que lui, Wiclef brilla presque seul dans le firmament de l’Église. La hardiesse avec laquelle il substitua un spiritualisme vivant à un formalisme superstitieux fit reculer d’effroi ceux qui avaient marché avec lui contre les moines, les prêtres et les papes. Bientôt le pontife romain ordonna qu’on le jetât dans les chaînes, et les moines menacèrent sa viey ; mais Dieu le protégea, et il demeura calme au milieu des machinations de ses adversaires. « L’Antechrist, disait-il, ne peut tuer que le corps. » Ayant déjà un pied dans la tombe, il prédit que du sein même du monachisme sortirait un jour le renouvellement de l’Église… « Si des frères, que Dieu daigne enseigner, se convertissent à l’Évangile de Jésus-Christ, dit-il, on les verra, abandonnant leur infidélité, retourner librement avec ou sans la permission de l’Antechrist, à la religion primitive du Seigneur, et édifier l’Église, comme le fit saint Paulz. »
y – Multitudo fratrum mortem tuam multipliciter machinantur. (Dialog. Lib. 4 cap. 4.)
z – Aliqui fratres quos Deus docere dignatur… relicta sua perfidia..redibunt libere ad religionem Christi primævam, et tunc ædificabunt ecclesiam, sicut Paulus. (Ibid. lib. 4 cap. 30.)
Ainsi le regard perçant de Wiclef découvrit près d’un siècle et demi à l’avance, dans le couvent des Augustins d’Erfurt, le jeune moine Martin Luther, converti par l’épître aux Romains, et revenant à l’esprit de saint Paul et à la religion de Jésus-Christ. Les temps allaient se hâter d’accomplir cette prophétie. Le soleil levant de la Réformation » (c’est ainsi qu’on a nommé Wiclef) avait paru au-dessus de l’horizon, et ses lueurs ne devaient plus s’éteindre. En vain des nuages épais sembleront-ils parfois l’éclipser ; de lointaines montagnes dans l’Europe orientale refléteront bientôt ses rayonsa ; et sa lumière resplendissante, augmentant son éclat, versera enfin sur le monde, à l’heure du renouvellement de l’Église, des flots de connaissance et de vie.
a – Jean Huss, en Bohème.