Qui s’imagine que cette prière frappe et accuse tant de personnes ? Qu’en veulent faire, par exemple, les grands saints dont notre époque foisonne, qui se croient parfaitement justes, surtout quand ils sont dûment confessés, absouts et, par leur satisfaction, rachetés de toute peine ? Ils ne ressemblent pas aux anciens et véritables saints dont parle David Psaumes 32.6, qui implorent, chacun pour ses péchés, le pardon et la miséricorde de Dieu ; mais ils font provision de mérites, et au moyen de leurs bonnes œuvres se construisent tout près de saint Pierre un magnifique palais ? Toutefois, Dieu aidant, nous allons essayer de les débarbouiller de leur grande sainteté, et de marquer leur place dans l’humble confrérie des pécheurs, pour qu’ils apprennent à dire avec nous, non seulement avant la confession, mais même après l’absolution : « Seigneur, acquitte-nous nos dettes. »
[« Ce doit être, en vérité, une grande et sérieuse dette que celle que l’absolution n’a pu effacer. Aussi l’absolution et cette cinquième demande ne peuvent guère vivre ensemble en bonne harmonie. Si l’absolution efface toute faute, omettez cette demande, et ne confessez pas devant Dieu une dette qui n’existe pas ; prenez garde de vous moquer de lui et d’attirer sur vous sa colère. Mais si la demande est vraie, que Dieu soit en aide à la pauvre absolution ! » (F. R.)]
Comment Dieu nous acquitte-t-il nos dettes ?
Quand Dieu laisse peser sur un homme ses péchés, quelquefois il l’en avertit par toutes sortes de châtiments et par les terreurs de la conscience ; mais quelquefois aussi il s’abstient de lui manifester sa colère et l’abandonne à sa trompeuse sécurité. Il en agit de même lorsqu’il veut nous quitter nos dettes. Tantôt il nous les quitte sans nous en donner connaissance. Tantôt il fait sentir à notre cœur la grâce qu’il nous a accordée.
A proprement parler, il y a dans le pardon de Dieu deux éléments qu’il ne faut point confondre : le décret qui absout le pécheur, et la déclaration qui lui en donne la certitude. Par le premier, l’homme est sauvé ; par la seconde, il sait qu’il est sauvé. Sans le décret qui nous absout, nous péririons ; tandis que la déclaration du pardon n’est point indispensable au salut ; elle ne nous est nécessaire que pour nous empêcher de succomber au désespoir, lorsque le souvenir de nos iniquités nous effraie et nous accable.
J’affirme donc que souvent Dieu cache aux hommes le décret d’acquittement qui les concerne. Aux uns, il leur pardonne sans le leur dire. Sa faveur leur est assurée, et cependant il les traite comme s’il était irrité contre eux, comme s’il voulait les damner dans ce monde et dans l’autre. Il afflige leur corps, il effraie leur conscience. En eux est l’angoisse, autour d’eux la détresse. Telle était la situation de David lorsque dans le trouble de son cœur il criait : Éternel, ne me reprends point en ta colère, et ne me châtie point en ta fureur (Psaumes 6.1). Aux autres, il retient leur péchés et les leur impute, sans qu’ils en reçoivent aucune impression sensible. Il les hait, et cependant il les inquiète si peu, qu’ils s’imaginent être ses chers enfants. Son indignation repose sur leur tête ; et pourtant la prospérité les environne, la joie et l’espérance du ciel est dans leur cœur, en sorte qu’ils s’écrient : Je ne serai jamais ébranlé, car je ne puis avoir de mal (Psaumes 10.6).
Voilà comment quelquefois Dieu nous laisse ignorer ses intentions particulières à notre égard ; alors nous n’avons pour nous guider que les déclarations générales de la Bible. Mais d’autres fois aussi il parle à notre cœur. Il console notre âme et nous donne de sa grâce une joyeuse certitude, afin de nous fortifier et de nous délivrer de nos angoisses. Il effraie notre conscience et nous afflige, pour que dans la prospérité nous n’oublions pas de le craindre.
Le pardon qui nous est celé laisse notre âme dans la peine, mais il est le plus précieux et le plus exquis. Le pardon déclaré nous soulage, mais il est en lui-même d’une moindre valeur. Ces deux espèces de pardon se rencontrent dans l’histoire de la pécheresse dont il est parlé dans saint Luc au chapitre septième. D’abord Jésus, lui tournant le dos, dit à Siméon : Ses péchés qui sont grands lui sont pardonnés. Voilà le décret qui absout, mais qui ne suffit point pour rendre à l’âme la paix. Ensuite seulement, s’adressant à elle-même, il dit : Tes péchés te sont pardonnés, va-t-en en paix. Voilà la déclaration de la grâce de Dieu, qui est toujours accompagnée de joie. Le premier pardon rend net, le second procure la paix. Le premier a l’efficace et donne ; le second fait entrer en jouissance. Le premier n’est saisi que par la foi et a de grandes promesses ; le second se communique d’une manière sensible et renferme en lui-même la récompense. Celui-là est pour les âmes fortes, celui-ci pour les faibles et pour les commençants.
De la lettre d’indulgence qui nous est offerte par Christ.
Examinons maintenant la lettre d’indulgence la plus efficace qui ait jamais paru sur cette terre, et qui, loin d’être vendue à prix d’argent, est donnée gratuitement à tous ceux qui désirent l’avoir.
[« Certains docteurs nous disent que la satisfaction de nos fautes se trouve dans notre bourse et notre coffre-fort ; mais Christ la met dans le cœur, le plus près de nous que possible. Ne cours donc point après les indulgences à Rome, à Jérusalem, à Saint-Jacques-de-Compostelle. L’indulgence de Christ est à la portée de tous, du pauvre comme du riche, du malade comme du bien portant, du laïque comme du prêtre, du serviteur comme du maître. » (F. R.)]
Voici en bon français la teneur de cette lettre : Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi les vôtres. Mais si vous ne pardonnez point aux hommes leurs offenses, votre Père ne vous les pardonnera point non plus (Matthieu 6.14-15). Cette lettre est scellée par les plaies de Jésus-Christ et ratifiée par sa morta.
a – « Mais peu s’en faut qu’elle n’ait été détruite et emportée par les grandes ondées des indulgences romaines. » (F. R.)
Quelle excuse après cela pourraient alléguer ceux dont les péchés ne sont point pardonnés et dont la conscience n’est point en paix ? Car Jésus-Christ ne dit pas : Pour chaque péché, tant de jeûnes, tant d’oraisons, tant d’aumônes, tant d’œuvres de pénitence ! Voici ce qu’il dit : « Si tu veux satisfaire pour tes péchés, acquitter tes dettes, te purger de la coulpe, écoute mon conseil, mon ordre : laisse tout de côté, change ton cœur, ce que nul ne peut t’empêcher de faire, et sois réconcilié envers l’homme qui t’a offensé ; pardonne et tu seras pardonnéb. »
b – « Pourquoi ne nous prêche-t-on pas cette indulgence ? La parole et la promesse de Christ ne valent-elles pas celles d’un prédicateur de vanité ? Mais cette indulgence ne bâtirait pas l’église de Sain-Pierre (que le diable redoute peu, car il n’a pas peur du bois et de la pierre) ; elle édifierait l’église de Christ, que le diable déteste ; elle formerait des cœurs pieux, etc. » (F. R.)
Qui ne peut gagner l’indulgence de Christ.
Il y a deux espèces de personnes qui ne peuvent ni gagner les indulgences offertes, ni réciter la cinquième demande.
Ce sont d’abord celles qui enfreignent d’une manière palpable et grossière la condition que Dieu a mise à son pardon, oubliant leurs propres défauts et grossissant à tel point ceux des autres, qu’elles osent impudemment tenir des propos pareils à ceux-ci :« Jamais je ne lui pardonnerai. C’est une offense qui ne peut s’oublier. Cet homme m’est odieux, et l’aimer m’est chose impossible. » De telles personnes ne s’aperçoivent pas de la grosse poutre, ou plutôt de la quantité de poutres qui est dans leur œil, tandis qu’elles discernent avec un tact admirable la paille ou le fétu qui est dans l’œil de leur prochain, c’est-à-dire qu’elles ne comptent pour rien du tout les péchés qu’elles-mêmes commettent envers Dieu, tandis qu’elles enregistrent en gros caractères la moindre injure dont elles se sentent frappées. Insensés ! qui prétendent que Dieu leur quitte leurs immenses dettes, et qui cependant avec une rigueur inflexible exigent qu’il soit fait droit à leurs propres créances, quelque exiguës qu’elles soient. Et quand ils seraient exempts de tout autre péché, le seul refus de pardonner à ceux qui leur ont fait du mal, et l’esprit de vengeance qu’ils opposent au commandement de Celui qui s’est réservé la vengeance, suffiraient pour les perdre. Car c’est un Dieu étrange que le nôtre, étrange en conseil et en jugement : celui qui a fait l’offense est à ses yeux un moindre pécheur que celui qui ne la pardonne pas.
C’est à l’égard de ces hommes implacables que s’accomplissent ces paroles du Psalmiste : Que sa prière soit regardée comme un crime (Psaumes 109.7). Leur prière, en effet, est une malédiction prononcée sur eux-mêmes. Au lieu d’être selon les intentions de Dieu un canal de ses grâces, elle n’est plus pour eux qu’un canal de colère et de châtiment. O homme qui après avoir dit en ton cœur : « Je ne pardonnerai pas, » te présentes devant Dieu avec la prière du Seigneur, grommelant entre tes dents : Quitte-nous nos dettes, comme nous quittons les dettes de nos débiteurs, sais-tu bien ce que tu demandes à Dieu ? Ecoute ! voici tes paroles : « O mon Dieu, je suis ton débiteur, mais moi aussi j’ai un débiteur. Daigne agir envers moi comme je le fais à son égard, et puisque je n’ai pas dessein de lui quitter ses dettes, ne me quitte point non plus les miennes ; car j’aime mieux renoncer à toi et à ton ciel, j’aime mieux aller droit en enfer, que d’obéir à ton commandement en pardonnant à celui qui m’a offensé. »
Ah ! dis-moi, as-tu sur la terre un ennemi assez implacable pour oser prononcer contre toi devant les hommes les imprécations que tu vomis toi-même contre toi en face de Dieu et de ses saints anges ? Et que t’a fait ton ennemi ? Un dommage temporel, une peine légère, une plaie qui se peut cicatriser. Insensé ! ces maux tout insignifiants et passagers qu’ils sont, tu ne les peux supporter ; et c’est à propos de ces maux que tu braves des colères éternelles, des châtiments sans fin, des peines irrémissibles ! Ouvre les yeux, et parle : Quel est ton plus grand ennemi, de celui qui t’a offensé, ou de toi, qui ne pardonnes point, et qui, en ne point pardonnant, te fais infiniment plus de mal que ne le pourrait faire le monde entier conjuré pour ta perte ?
Il y a une seconde classe de personnes que condamne la cinquième demande. Ce sont celles qui, sans avoir reçu de leurs frères aucune offense personnelle, s’offensent de leurs défauts : tant elles sont pieuses et spirituelles, et tant est grand leur amour de la justice et de la sagesse ! Leur sainteté est si délicate qu’elle ne peut supporter péché ni folie. L’Écriture les nomme des serpents, des vipères. Gens si complètement aveugles, qu’ils ne se doutent même pas que ce sont eux qui ne pardonnent point à leur prochain, et il est tellement impossible de les convaincre de leur aveuglement et de leur esprit haineux, qu’ils s’imputent même à mérite la sainte haine qu’ils nourrissent contre leurs frères ! Vous les reconnaîtrez à ceci : c’est qu’ils jugent, épluchent, discutent toutes les actions des autres. Ils étoufferaient s’ils ne débitaient pas tout le mal qu’ils savent d’eux. Voilà les hommes dont je parle. On les appelle calomniateurs en français, diables en grecs, diffamateurs en latin, des satans en hébreux : race maudite qui détracte, méprise, vilipende tout le monde sous les dehors de la plus touchante charité ; fléau dévastateur et diabolique, qui, plus horrible qu’aucune peste, ravage aujourd’hui toute la chrétienté, qui a envenimé presque toutes les langues, et dont personne, hélas ! ne semble avoir à cœur de se garder. Malheur à qui commettra la plus légère faute ! D’intrépides censeurs surgiront de toutes parts, non pour le reprendre fraternellement, non pour lui adresser de douces exhortations, non pour implorer en sa faveur la miséricorde de Dieu ; mais pour se déchaîner saintement contre lui, mais pour l’accabler sous les traits de leur pieuse médisance. Et tandis que le plus grand malfaiteur, suivant les lois divines et humaines, ne subit qu’une seule procédure et un seul jugement, il sera mis sur la sellette, accusé, jugé et condamné, autant de fois qu’il se trouvera des oreilles complaisantes pour écouter les rapports de ces langues de vipères, c’est-à-dire mille fois par jour, si l’occasion s’en présente mille fois. Voilà les misérables saints qui ne savent ni pardonner, ni oublier les fautes de leurs prochains ! Voilà les hommes incapables d’aimer de bon cœur leurs semblables ! Voilà les gens qui provoquent à tel point la juste colère de Dieu, que non seulement il ne leur quitte point leurs dettes, mais que même il ne leur accorde pas la grâce de reconnaître leurs offenses !
Puis, après avoir de leur langue, déchiré, meurtri, tué leur frère, d’un ton patelin ils ajoutent : « Ce n’est pas que je veuille lui nuire, Dieu m’en garde. Au contraire, j’ai pitié de ce pauvre frère, et ne désire que son bien. » Voyez donc ! Admirez le poil soyeux du chat. Qui dirait qu’il y a sous cette peau veloutée des griffes si aiguës, une langue si acérée ? Homme hypocrite et perfide ! si celui contre qui tu parles était véritablement ton ami, tu te tairais, tu n’aurais point de joie à raconter sa honte, tu ne triompherais pas de sa chute. Au lieu de publier ses erreurs, tu les excuserais, tu les cacherais, tu chercherais à les faire oublier. Au lieu de le montrer au doigt, tu prierais Dieu pour lui, tu l’exhorterais fraternellement et lui tendrais une main secourable. Te souvenant enfin de ta propre fragilité, tu te remettrais en mémoire les paroles de saint Paul : Que celui qui croit demeurer debout, prenne garde qu’il ne tombe (1 Corinthiens 10.12) ; et tu dirais avec ce saint de l’antiquité : Hier c’était son tour, aujourd’hui c’est le mien.
Et toi-même, serais-tu donc content que Dieu, selon la teneur de l’oraison dominicale, agît envers toi comme tu agis envers tes frères ? Voudrais-tu qu’il te retînt tes dettes, et qu’il fît connaître à tous tes péchés ? Serais-tu charmé que tes prochains divulgassent toutes tes misères ? Eh quoi ! tu désires qu’on s’en taise, qu’on excuse tes faiblesses, qu’on oublie tes travers, qu’on prie pour toi, et l’indulgence que tu réclames d’autrui, tu ne veux point l’exercer envers lui ! Ne sais-tu pas que la loi naturelle, d’accord avec celle de Dieu, nous dit : Toutes les choses que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-les leur aussi de même (Matthieu 7.12).
Et ne te flatte point qu’il puisse être pardonné aucun péché, ni petit, ni grand, à ceux qui se portent juges de leurs prochains, aux médisants, aux calomniateurs. Ils ne peuvent même faire une seule bonne œuvre tant qu’ils ne renoncent pas à la méchanceté de leur langue. Car saint Jacques nous apprend qu’un homme a beau être pieux dans toute sa conduite, s’il ne dompte point sa langue, sa piété est de faux aloi (Jacques 1.26).
Que si tu veux t’occuper des péchés de ton frère, fais-le selon la belle et précieuse règle, la règle d’or que t’en a donnée Jésus-Christ : Si ton frère a péché contre toi, va, et reprends-le entre toi et lui seul (Matthieu 18.15). Entends-tu bien ? il ne t’est pas permis de mettre le public dans ta confidence. Tout se doit passer à huis clos entre toi et lui seul. C’est comme si le Seigneur disait : Si tu n’en veux pas parler à ton frère, n’en dis mot à personne et enterre dans ton cœur le secret de sa faute : tu n’en crèveras pas, dit l’Ecclésiastique (Siracide 19.10).
Ah ! si l’homme voulait mettre en pratique ce salutaire conseil de Jésus-Christ, combien il lui serait facile d’obtenir, sans autre œuvre expiatoire, la rémission de ses péchés ! Quand bien même il lui arriverait de tomber dans quelque faute, Dieu dirait : « Cet homme a pardonné, il a couvert du voile de la charité les péchés de son frère. Accourez, toutes les créatures, couvrez-le à votre tour, et qu’il ne soit plus fait mention de ses iniquités ! » Mais on se tourmente et s’évertue pour trouver un moyen de satisfaire à ses péchés ; et l’on ne remarque pas que, dans la prière que nous répétons tous les jours, indulgence plénière nous est offerte à la seule condition, clairement exprimée, que nous pardonnions aussi à ceux qui nous ont offensés.
Mais, dis-tu, ce que je reproche à tel ou tel est vrai ; pourquoi ne le dirai-je pas s’il en est ainsi ? Je l’ai vu, je le sais positivement. Qu’on me prouve que j’ai tort, et je me tairai.
Voyez un peu les belles excuses. Si toutes les vérités sont bonnes à dire, pourquoi ne parles-tu pas de tes propres péchés ? Et si tu gardes le silence sur tes défauts, pourquoi divulguer ceux des autres ?
J’admets d’ailleurs que toutes tes assertions soient vraies, s’ensuit-il qu’elles soient innocentes ? Les traîtres et les vendeurs d’âmes disent vrai aussi dans l’exercice de leur infâme métier : en sont-ils justifiés devant Dieu.
Je te renvoie au précepte de Christ. Ses paroles sont claires et péremptoires : « Si ton frère a péché contre toi, reprends-le entre toi et lui seul. S’il ne t’écoute pas, mais alors seulement, tu prendras avec toi une ou deux personnes, pour l’avertir en leur présence ; et s’il persiste dans son tort, c’est devant toute l’assemblée des fidèles, et non à chacun en particulier, que lu déclareras la faute de ton frère. » Mais cette règle du Seigneur est tombée dans l’oubli, et nous voyons arriver aujourd’hui ce qui doit arriver à tous les contempteurs de la parole de Dieu.
Qu’on ne s’y méprenne pas. Parmi les vices auxquels l’homme est enclin, il n’en est guère qui soit plus pernicieux que celui de la médisance dans toutes ses ramifications. Communément on n’est souillé que par les péchés qu’on commet soi-même, mais les diffamateurs se salissent dans les péchés d’autrui. Abominables gens ! Ils ne songent pas que l’homme est d’autant plus pécheur qu’il se complaît davantage dans le péché. Eh bien ! s’il arrive qu’un pauvre pécheur, sentant ses torts, se condamne lui-même, rougisse de sa conduite, s’efforce de la faire oublier aux autres, et, par son repentir, en efface jusqu’à un certain point les traces : les voilà qui surviennent, se jettent comme des pourceaux sur l’ordure qui les a alléchés, s’y vautrent, la dévorent, et ne voudraient pas pour tout au monde être privés du plaisir qu’ils éprouvent à en parler, rire et juger. Aussi, je le répète, le médisant n’est l’ami de personne ; il est au contraire, comme le diable, l’ennemi déclaré de tout le genre humain, faisant des crimes et de la honte des autres ses plus chères délices, et ne se lassant point d’y puiser le sujet intarissable de tous ses entretiens. Qui dira qu’un tel être soit capable d’aimer ? La misère d’autrui fait sa joie ; la sienne sera son salaire.
Moyens de se garder du péché de la médisance.
Pour nous garder du péché de la médisance, il est nécessaire que nous nous rappelions ces deux choses : d’abord, que tout homme est débiteur de Dieu, et ensuite, que tout homme a à son tour des débiteurs.
Nous sommes tous débiteurs de Dieu. Aucun de nous n’est sans péché, et la plupart ont à se reprocher des crimes très graves et des fautes très grossières. Mais je suppose que votre piété soit si grande que vous n’ayez jamais forfait d’une manière éclatante à la loi du Seigneur : y avez-vous complètement satisfait ? Votre conduite a-t-elle été à la hauteur des grâces qui vous ont été départies ? Avez-vous acquitté l’immense dette de reconnaissance que vous imposent les bienfaits journaliers de votre Dieu ? Il vous a donné la vie, la santé, de la fortune, des amis, de l’intelligence, des jouissances innombrables : l’avez-vous payé par un retour d’amour proportionné à tous ces biens ? Que dis-je, y a-t-il un seul de ses dons, ne serait-ce que l’habit que vous portez sur le corps, pour lequel vous l’ayez suffisamment loué ? Avouez donc avec Job que si Dieu veut plaider avec vous, de mille articles vous ne sauriez lui répondre sur un seul (Job 9.5). Appliquez-vous la prière du roi prophète : Éternel, n’entre point en jugement avec ton serviteur ; car nul homme vivant ne sera justifié devant toi (Psaumes 143.2). Reconnaissez enfin que si vous avez tout à espérer de la miséricorde de votre Dieu, vous n’avez rien à attendre de sa justice. D’ailleurs il n’est personne, quelle que soit sa piété, qui n’ait conservé dans son cœur quelques lambeaux du vieil homme, quelques restes de sa corruption naturelle, lesquels suffiraient à eux seuls pour vous faire rejeter de l’Etre éternellement saint. Aussi n’y a-t-il que l’humilité qui maintienne les hommes dans l’état de grâce ; et si leur coulpe ne leur est point imputée, c’est qu’ils la reconnaissent, implorent la merci de Dieu et pardonnent à leurs offenseurs.
Tout homme est débiteur de Dieu, ai-je dit, mais à son tour tout homme a des débiteurs. Car Dieu permet qu’on nous attaque dans nos biens ou dans notre honneur, pour nous donner occasion de gagner les indulgences promises en pardonnant à nos offenseurs. Et lors même que quelqu’un n’aurait pas grand’chose à souffrir de ce côté (ce qui ne serait pas un bon signe), toujours se rencontrera-t-il quelques personnes qui lui sont désagréables, qui excitent ses soupçons, qui blessent sa susceptibilité ; car tout homme, comme dit saint Augustin, est à la fois débiteur de Dieu et créancier de quelqu’un de ses frères. Que s’il n’en convient pas, certainement il est aveugle, ou n’a pas bien sondé son cœur.
Voyez donc, cher lecteur, quelle est la misère de cette vie ! D’une part nous n’y trouvons aucun aliment, ni force, ni consolation pour notre âme, étant obligés de crier tous les jours : Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien ! De l’autre nous y sommes dans un état de condamnation d’où nous ne pouvons sortir que par la grâce et la miséricorde de Dieu, à laquelle nous en appelons quand nous disons : Acquitte-nous nos dettes comme nous acquittons aussi les dettes de nos débiteurs. C’est ainsi que le Notre Père, en nous désenchantant de la vie présente, nous fait soupirer après une existence meilleure. Toi donc, ô homme, qui juges ton frère, juge toi toi-même, parle de toi, considère qui tu es, et rentre en toi-même : tu oublieras les torts de ton prochain, quand tu auras sondé l’abîme de tes propres péchés.