Ainsi le roi Salomon devint plus grand que tous les rois de la terre en richesse et en sagesse. Et tout le monde recherchait la présence de Salomon pour entendre sa sagesse que Dieu avait mise dans son cœur. Et chacun apportait son présent, des objets d’argent et des objets d’or, des vêtements, des armes, des aromates, des chevaux et des mulets ; et il en était ainsi chaque année.
Et Salomon rassembla aussi des chars et des cavaliers, et il avait quatorze cents chars et douze mille cavaliers, qu’il mit dans les villes des chars et auprès du roi à Jérusalem. Et le roi rendit l’argent aussi commun à Jérusalem que les pierres, et le bois de cèdre aussi abondant que les sycomores qui croissent dans la plaine. Et Salomon tirait ses chevaux d’Egypte, et cela par convois ; les marchands royaux prenaient chaque convoi pour un prix convenu. Un équipage montait et sortait d’Egypte pour six cents sicles d’argent, et un cheval pour cent cinquante sicles ; c’était également par leur moyen qu’ils étaient exportés pour tous les rois des Héthiens et pour les rois de Syrie.
Et le roi Salomon aima des femmes étrangères en grand nombre, outre la fille de Pharaon : des Moabites, des Ammonites, des Edomites, des Sidoniennes, des Héthiennes, appartenant aux peuples dont l’Eternel avait dit aux fils d’Israël : Vous n’irez point chez eux, et ils ne viendront point chez vous ; ils inclineraient certainement vos cœurs à suivre leurs dieux. Salomon s’attacha à eux pour ses amours. Il eut pour femmes sept cents princesses et trois cents concubines, et ses femmes détournèrent son cœur. Et il arriva, au temps de la vieillesse de Salomon, que ses femmes inclinèrent son cœur vers d’autres dieux, et son cœur ne fut point tout entier à l’Eternel, son Dieu, comme le cœur de David, son père.
Et Salomon suivit Astarté, divinité des Sidoniens, et Milcom, abomination des Ammonites. Ainsi Salomon fit ce qui est mal aux yeux de l’Eternel, et il ne s’attacha point complètement à l’Eternel, comme David, son père. Alors Salomon bâtit un haut-lieu à Camos, l’abomination de Moab, sur la montagne qui est en face de Jérusalem, et à Moloch, l’abomination des fils d’Ammon. Et il fit ainsi pour toutes ses femmes étrangères, qui offraient des parfums et des sacrifices à leurs dieux.
Une circonstance, toujours la même dans l’histoire des trois premiers rois d’Israël, me frappe vivement : Saül, David, Salomon, tous trois d’abord irrépréhensibles devant Dieu, tombent tous trois plus tard dans des fautes graves : le meurtre, l’adultère et l’idolâtrie. Dieu avait-il donc eu tort de prendre Saül derrière la charrue, David au milieu de ses troupeaux et Salomon, dans l’enfance, pour les élever au trône ? Non ; le tort était à Saül, à David, à Salomon, qui, pris si bas n’avaient pas su monter si haut sans éprouver le vertige des grandeurs et tomber dans les abîmes du crime. Supporter la prospérité est plus difficile que soutenir l’indigence. C’est ce que tout le monde dit ; mais, hélas ! c’est ce que presque personne ne croit réellement ; car, en répétant qu’il est dangereux d’être haut placé, la plupart des hommes aspirent à s’élever encore. Prenez-les à tous les échelons de la fortune, et vous les trouverez tous la main tendue, le pied levé pour atteindre au degré supérieur. Là, questionnez-les ; et, en faisant effort pour monter, ils vous répondront que le bonheur est dans la médiocrité. Comment expliquer cette contradiction ? Le voici : c’est la conscience qui vous répond, et c’est la passion qui monte. Aussi chacun conseille-t-il la modération aux autres, en s’abandonnant lui-même à d’ambitieux projets, et tout cela avec une naïve sincérité : si bien qu’à cette heure où je voudrais persuader à chacun ici que la prospérité est dangereuse, je crains que, tout en acceptant cette règle générale, vous n’y posiez une seule exception : vous-mêmes. N’importe, je parlerai ; et si, même après cet avertissement, quelqu’un se trompe encore, c’est qu’il l’aura voulu. Pour bien juger des effets de cette prospérité sur le cœur humain, parcourons donc successivement l’histoire de Saül, de David et de Salomon, avant et après leur élévation.
Avant, Saül dit à Samuel, qui lui prédit sa future royauté : « Ne suis-je pas Benjamite, de la moindre des tribus d’Israël, et ma famille n’est-elle pas la plus petite de toute la tribu de Benjamin ? » Avant, lorsqu’il n’est encore que désigné par Dieu et désiré par le peuple, Saül se cache tout confus, et c’est parmi le bagage qu’il faut l’aller chercher. Avant, encore roi sans royaume, général sans armée, Saül, en face d’un parti qui le dédaigne, garde un humble silence et ferme l’oreille aux paroles de mépris.
Mais attendez qu’une première victoire le porte à la tête d’une puissante armée ; laissez Goliath tomber et les Philistins s’enfuir ; que Saül s’habitue à l’autorité royale, et vous verrez après cette élévation l’ingrat monarque haïr l’enfant qui l’a délivré, usurper la charge du sacrificateur qui l’a fait roi, et préférer une pythonisse à Dieu, une mort honteuse à une vie éprouvée. Ainsi, avant sa prospérité, humilité, foi, modération ; après, orgueil, impiété, suicide. De Saül passons à David.
Avant son élévation, c’est un berger qui reste aux champs et n’ose pas même venir se mêler à ses frères pour offrir un sacrifice. Avant, c’est un jeune guerrier qui se confie, non à sa fronde, mais à l’Eternel. Avant, c’est l’adversaire généreux, qui, surprenant Saül endormi dans une caverne, lui laisse la vie et coupe un pan de son manteau, témoin de son humanité. Enfin, avant son arrivée au trône, c’est le compatissant vainqueur qui pleure la mort de son ennemi et punit son meurtrier.
Mais revenez plus tard, lorsque l’habitude des grandeurs est prise, lorsque David peut se promener sur la terrasse de son palais et contempler les bains de ses jardins ; revenez quand le roi n’a qu’un mot à dire pour faire d’un général d’armée un complaisant de cour et envoyer un officier sous les murs d’une ville ennemie ; et vous verrez, après cette élévation prodigieuse, David faisant enlever une femme, massacrer son mari ; David à la fois homicide et adultère !
Faut-il vous rappeler aussi Salomon, qui, partageant encore le trône avec son père, pardonne Adonija révolté, mais qui, dès qu’il règne sans partage, punit de mort le même Adonija et ses complices ? Salomon qui, avant ses victoires, son commerce, ses alliances, élève un temple magnifique au vrai Dieu, et qui, enivré de gloire, comblé de richesses, saturé de plaisirs, livre sa vieillesse à trois cents concubines et son cœur à leur idolâtrie ? Non, il serait superflu de multiplier les exemples empruntés à l’histoire ; un dernier plus convaincant que tous, nous suffira : notre propre exemple.
Oui, quelle que soit notre position sociale, nous avons tous expérimenté l’action énervante de la prospérité. Si l’on était venu nous dire, dans notre humiliation, qu’un jour nous serions orgueilleux ; si l’on nous avait annoncé, pendant une maladie, qu’en santé nous oublierions le Dieu que nous implorions alors ; enfin, si, au milieu de notre misère, on nous avait prédit notre ingratitude au sein de notre future prospérité, non, certes, nous n’eussions jamais voulu le croire ; nous nous serions indignés contre le prophète de malheur, et cela même avec sincérité.
Mais arrive le jour où nous sortons de notre état de dépendance, nous retrouvons la santé, la fortune nous arrive ; et, sans savoir comment, un changement inattendu s’opère en nous. La tiède atmosphère du bien-être relâche notre cœur, efface nos bonnes intentions, nous amollit et nous endort. Notre esprit, libre des soucis que nous donnait jadis le besoin, erre aujourd’hui à l’aventure, s’approche de toutes les idées, s’ouvre à tous les désirs, écoute la tentation et tombe dans le mal. Dieu, ne pesant plus sur nous par l’épreuve, est oublié ; nous le prions moins parce que, affranchis, nous pensons en avoir moins besoin. Pleins de notre propre importance, il nous semble que les hommes, la Providence même, doivent traiter avec nous comme avec une puissance. Les contrariétés que nous supportions jadis nous irritent chaque jour plus vivement, et nous sommes de moins en moins réjouis de voir s’accomplir nos volontés. Dès lors il n’y a plus de bride à nos convoitises ; notre cœur est une maison ouverte à tous les vents, toutes les pensées le traversent, l’agitent et y jettent le désordre. Que maintenant l’occasion du péché se présente, qu’une étincelle partie de l’enfer vienne tomber sur cette poudrière comble, notre cœur sautera et couvrira le monde des débris informes de nos mille passions.
Comment, nous jadis si bien intentionnés, nous jadis si modestes, si faciles à contenter, avons-nous pu devenir sous la prospérité si pleins de nous-mêmes, si exigeants, si ingrats, si coupables ? Je n’en sais rien ! je m’y perds ! Je constate seulement un fait, et je dis à tous, à moi comme à vous : Voilà les tristes résultats de la prospérité.
Quelques-uns parmi nous me répondront-ils qu’à ces faits, malheureusement trop vrais, se rencontrent d’heureuses exceptions ?
Oui ; c’est précisément ce que je vous disais moi-même tout à l’heure ; chacun imagine les exceptions afin de se faire excepter ; il mentionne tel et tel tout haut, pour faire penser et en pensant à lui tout bas. Se justifie qui voudra, pour moi je n’en ai pas le courage, et je répète que rien n’est énervant pour l’âme comme la prospérité. Je le dis de moi ; je le dis de vous, qui que vous soyez, et je porte cette affirmation plus loin encore que, sans doute, vous ne le pensez.
Je n’ai parlé jusqu’ici que d’une prospérité toute matérielle ; d’un accroissement de fortune, de plaisir ou de santé. Mais je crois que Satan prend occasion même de notre prospérité spirituelle, d’une victoire sur nos passions, d’une approbation chrétienne, d’un succès quelconque dans le bien, pour nous pousser au mal, par une infernale confusion de ce qui flatte notre homme naturel avec ce qui réjouit en nous le chrétien. Il semble que dans ces moments de saint triomphe l’ennemi de notre âme redouble de rage, multiplie ses efforts, brouille toutes nos idées, et au nom d’une joie chrétienne autorise un orgueil mondain, un relâchement dans la conduite, comme si nous avions droit à une indulgence plus grande à l’avenir par compensation pour nos hauts faits dans le passé ! Nierez-vous aussi cela pour vous-mêmes ? Direz-vous toujours que vous faites exception ? Tant pis ; car vous n’en n’êtes pas moins coupables que ceux qui l’avouent pour eux ; seulement vous vous connaissez moins.
Pour moi, c’est l’amertume dans le cœur que je confesse que telle est ma pente. En vain je voudrais le nier, un nouvel assaut de Satan viendrait bientôt me donner à son tour un démenti. J’aime donc mieux avouer ma misère et chercher les remèdes que j’y puis apporter.
Et d’abord cette découverte que la prospérité a pour effet de corrompre le cœur justifie la conduite de Dieu plaçant la grande majorité des hommes dans la pauvreté, la douleur et l’humiliation. L’homme supporte mieux l’épreuve que le triomphe ; voilà pourquoi le Dieu qui laisse souffrir est un Dieu de bonté. Sans doute, si ce Dieu avait affaire à des êtres meilleurs, à des êtres pour qui le bienfait serait toujours un motif de reconnaissance, et non pas une occasion d’ingratitude, il pourrait sans danger verser sur notre tête une corne d’abondance. Sans doute, si la santé du corps était toujours mise au service de la sanctification de l’âme, Dieu se plairait à nous la conserver florissante, et bien probablement ce Dieu ne refuse ni la santé, ni les joies aux anges incapables d’en faire mauvais usage. Mais quand je vois que la souffrance est mon meilleur maître pour m’apprendre à prier, l’humiliation, ma conseillère la plus persuasive pour me sanctifier, alors je reconnais la dure nécessité où j’ai mis Dieu de me faire souffrir et de m’humilier. Je découvre la bonté de ce Dieu jusque sous les coups de sa verge, et je pleure à la fois de douleur et de repentir. Oui, mon Dieu, la discipline à laquelle tu me soumets par l’épreuve est la meilleure pour moi ; hélas ! c’est peut-être la seule que je puisse supporter.
Courage donc, frères qui soupirez après l’affranchissement de quelques épreuves temporelles ; elle n’est pas le signe de la colère, mais de l’amour de votre Dieu. Le soulagement qui serait doux à votre corps serait dangereux pour votre âme. Supportez avec résignation un traitement salutaire. Cherchez à comprendre ce que Dieu veut de vous, et dites-vous bien qu’il retirera sa main pesante de dessus vos blessures lorsqu’il vous jugera capables de soutenir la prospérité.
Si les hommes éprouvés sont enclins à penser que Dieu les oublie, au lieu de voir dans leur épreuve un témoignage de l’amour de ce Dieu, les hommes prospères s’imaginent volontiers au contraire que leur état florissant de santé, de considération ou de fortune, est un indice que Dieu les approuve, et cette erreur n’est pas moins grave que la première. Non, vous l’avez cent fois remarqué vous-mêmes : le méchant règne ici-bas. Si le mal abonde de toutes parts, c’est que les riches, les puissants, les heureux du monde sont ceux qui, par leur prospérité même, pèsent le plus sur la société, et si vous êtes de ceux qui prospèrent, vous ne faites probablement pas exception. Dieu vous supporte à force de patience ; mais il ne vous approuve pas. Si rien n’arrive sans sa volonté, ce n’est pas à dire qu’il fasse lui-même ce qu’il vous laisse faire. Ce n’est pas infailliblement lui qui vous a enrichis ; c’est peut-être Satan ! Ce n’est pas lui qui vous honore ; c’est le monde, ou peut-être l’Eglise, mais l’Eglise trompée, et qui, vous connaissant mieux, vous jetterait ses mépris. Ce n’est pas Jésus qui vous donne toujours vos succès spirituels aux yeux des hommes ; ce pourrait bien être votre vanité qui les a préparés et qui les accomplit. Rappelez-vous cette terrible apostrophe du Sauveur adressée à certains hommes qui avaient fait même des prodiges en son nom : « Retirez-vous, ouvriers d’iniquité, je ne vous ai jamais connus ! » Songez que ces paroles ne seront prononcées qu’au-delà de la tombe, et qu’elles s’adresseront à des hommes que des gloires évangéliques auront couronnés sur la terre, à des hommes qui, à cette heure, sont ici-bas dans l’Eglise chrétienne en pleine prospérité !
Mais je ne veux plus distinguer entre les infortunés et les heureux du siècle. J’adresse à tous, pour finir, une réflexion utile dans toutes les positions.
Si nous ne connaissions de Jésus sur la terre que sa naissance et sa mort, nous pourrions penser qu’en venant ici-bas il n’a voulu que nous donner une leçon d’humilité en naissant dans une crèche, et nous sauver en mourant sur une croix. Mais entre ces deux événements se trouve une vie pleine d’humiliations et de souffrances ; quelle peut en être la raison ? Puisque c’est la mort du Christ qui efface nos péchés, n’aurions-nous pas pu être sauvés par lui sans qu’il fût méprisé des Juifs, chassé des synagogues, insulté par des soldats, conspué par des valets ? Cette existence errante, douloureuse, méprisée, n’aurait-elle pas pu couler paisible au sein de l’abondance et des respects ? Pourquoi donc le Fils de Dieu a-t-il préféré vivre dans l’abaissement ? Sans doute parce que cet état, pour lui comme pour nous, était l’état le plus favorable à la sanctification. Il lui fallait des douleurs pour s’exercer à la patience, des insultes pour se faire à l’humilité, des besoins pour inspirer la prière, et même des tentations pour apprendre à résister. Ce qui fut utile à Jésus doit nous être nécessaire, et c’est un privilège, non une punition, que d’être traités comme le Fils de Dieu : l’humiliation lui fut bonne, elle nous le sera ; la souffrance l’a sanctifié, elle nous sanctifiera, jusqu’à ce que, dépouillés de ce corps débile qui réclame le régime de la souffrance, nous soyons au ciel devenus incorruptibles, même dans la prospérité.
En parlant ainsi, je n’oublie pas que l’épreuve bonne à l’âme est dure au corps, et qu’il reste pénible à notre homme naturel de s’y soumettre. Mais, hélas ! il ne dépend pas de moi de changer la nature des choses, de faire que l’homme ne soit pas une créature déchue, de mettre d’accord ses passions et son devoir ; en un mot, de dédoubler notre être. Je sympathise avec vos souffrances, car je les partage, et je voudrais que Dieu pût nous en dispenser ensemble. Mais, encore une fois, c’est demander l’impossible, aussi longtemps que nous n’aurons pas déposé notre pauvre humanité.
Courage donc, acceptons ce joug salutaire ; craignons même d’en relâcher les liens et d’être mis en possession d’une liberté dont nous ne tarderions pas à abuser, pour courir à travers champs à la rencontre de toutes les tentations et de tous les péchés.