Il nous reste, Messieurs, à tirer les conclusions de notre travail en les appliquant directement à la question qui nous occupe. Pour ne pas mettre votre patience à une trop longue épreuve, j’emploierai la forme aphoristique qui coupe court aux longs développements et qui me semble d’ailleurs très propre à mettre en saillie la pensée.
1° Il y a dans la doctrine christologique des écrivains du Nouveau Testament un développement continu et progressif, qui est à la fois le fruit de la réflexion appliquée aux faits chrétiens en face des hérésies naissantes et le résultat de l’action du Saint-Esprit qui, selon la promesse du Christ, a fait grandir les disciples dans la connaissance des choses divines (Jean 16.12-13). C’est cette action combinée qui leur a fait contempler dans le Messie promis, dans le Fils de l’homme mort et ressuscité, le Fils de Dieu incarné pour le salut des hommes.
2° La doctrine de la divinité de Jésus-Christ est, dans ce mouvement de la pensée christologique, une des premières conclusions auxquelles elle soit parvenue. Cette doctrine est déjà en germe dans la manière dont les synoptiques nous parlent du Seigneur, dans le témoignage qu’il se rend à lui-même comme l’objet de la foi, de l’amour et du dévouement de ses disciples et dans les hommages dont il est l’objet durant sa vie terrestre et qu’il accepte sans réserves. Elle est plus nettement affirmée encore dans l’Apocalypse où s’exprime la pensée judéo-chrétienne, dans les épîtres de saint Paul et dans celle aux Hébreux, et enfin dans l’évangile et la première épître de saint Jean.
3° Cette doctrine de la divinité du Christ ne peut pas s’appuyer uniquement, comme le prétend l’école de Ritschl, sur une base morale, savoir l’œuvre que le Christ a accomplie pour notre salut et la conscience qu’il a de sa filialité et de son élection divine. Pour que cette foi en la divinité du Seigneur se maintienne et soit pure de toute idolâtrie, il faut qu’elle trouve ses racines dans le domaine métaphysique que l’on ne peut pas plus exclure de la religion que de la philosophie.
4° C’est dans ce domaine que nous transportent les écrivains sacrés, particulièrement les deux représentants les plus éminents du siècle apostolique, saint Paul et saint Jean. La préexistence réelle et personnelle du Fils de Dieu est par eux nettement affirmée. Pour saint Paul, elle est comme le couronnement de sa doctrine christologique : Pour saint Jean, elle en est la base. Faire de cette doctrine une traduction théologique de l’idée de l’élection éternelle du Fils de Dieu pour le salut des hommes, c’est en dénaturer le sens, c’est porter atteinte à la réalité de l’inspiration des écrits sacrés et à l’autorité du Christ lui-même, c’est répudier sur ce point le consensus de l’Église apostolique dont on a proclamé la valeur normative. Ne serait-ce pas ici le cas de rappeler le mot bien connu : Tradutore, traditore ? Transformer cette notion en simple corollaire théologique qu’il faut distinguer soigneusement de l’axiome religieux qui affirme la divinité du Christ, c’est faire tort à la logique des écrivains sacrés, c’est violer les lois de la logique elle-même, car si un corollaire se déduit logiquement d’un axiome, il a droit à être reconnu et accepté comme l’axiome lui-même.
5° Il ne sert de rien de prétendre, comme le fait l’école de Ritschl, que cette doctrine dérive du Judaïsme palestinien ou alexandrin et d’en retrouver les germes dans certains passages de l’Ancien Testament, car il n’en demeure pas moins qu’elle a été nettement formulée par les trois grandes branches de la théologie apostolique et qu’elle exprime la pensée des chrétiens du premier siècle sur la question de la nature et de l’origine du Christ rédempteur. Si les évangiles synoptiques, comme nous l’avons constaté, ne renferment que peu de traces de cette doctrine, les déclarations qui l’établissent ou la présupposent sont si abondantes dans les autres livres du Nouveau Testament que nous sommes fondés à y reconnaître une affirmation de la conscience chrétienne apostolique, qui trouvait son point d’appui dans l’impression produite sur elle par la vie du Seigneur et dans le témoignage qu’il s’était rendu à lui-même.
6° La doctrine de la préexistence et de l’incarnation du Fils de Dieu, qui en est la conséquence, est donc pour les écrivains du Nouveau Testament et reste pour nous une doctrine capitale. Elle n’a pas seulement pour elle le consensus de l’Église chrétienne dans son ensemble, mais encore l’expérience de l’âme religieuse sur laquelle elle exerce une influence sanctifiante en lui faisant connaître d’une part dans toute sa profondeur la réalité tragique du péché et de l’autre dans toute leur grandeur l’amour que le Père a eu pour les pécheurs et le sacrifice que le Fils a dû faire pour les sauver. Si le Christ n’était qu’un simple homme, serait-ce le meilleur et le plus grand, s’il était même seulement l’homme pur de tout péché, prédestiné de Dieu à devenir le Sauveur et le modèle de l’humanité et qui a pleinement accompli sa tâche, nous éprouverions pour lui et pour le Père qui l’aurait suscité un amour sincère et une reconnaissance profonde, mais nous n’aurions pas le cœur saisi et ravi par la grande, l’étonnante nouvelle d’un Dieu qui se donne dans la personne de son Fils descendu du ciel pour accomplir notre rédemption nous ne pourrions plus nous appliquer dans son profond la belle déclaration de l’apôtre : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. » Dès lors aussi, la piété chrétienne perdrait son inspiration la plus efficace et la sanctification chrétienne son stimulant le plus énergique. Nous n’irons pas sans doute jusqu’à dire que la négation de la préexistence personnelle du Christ détruit le christianisme, car nous ne saurions oublier que plusieurs de nos frères, docteurs ou simples fidèles, qui ne peuvent l’admettre, sont de sincères croyants et proclament avec nous le surnaturel chrétien, la gravité du péché et la plénitude du salut en Jésus-Christ1, mais nous croyons pouvoir affirmer que cette négation amoindrit l’Évangile éternel et ôte à la doctrine de la divinité de Jésus-Christ et à celle de l’incarnation leur base fondamentale.
1 Parmi les théologiens qui sont dans ce cas, nous citerons l’éminent docteur Rothe et M. le professeur Beyschlag.
7° Quand et de quelle manière s’est réalisée cette incarnation ? Le Verbe éternel s’est-il incarné tout entier en Jésus dès sa naissance, dès sa conception, comme le croit généralement l’Église ; ou bien progressivement, comme le pensent certains théologiens, de telle sorte que l’union de la nature humaine et de la nature divine n’ait été complète que sur la croix ? Cette incarnation est-elle un changement de position du Fils de Dieu qui vient habiter dans l’homme Jésus en gardant la plénitude de ses attributs ou bien est-elle un véritable dépouillement des attributs divins et de la gloire divine du Fils de Dieu, une vraie Kénosis, ainsi que l’affirment Gess et ses disciples ? Là est la grande difficulté qui, nous le reconnaissons sans hésiter, peut être résolue d’une manière très différente selon le point de vue où l’on se place et sans porter atteinte ni au respect des Ecritures, ni aux vrais intérêts de la vie religieuse. Les écrivains sacrés nous fournissent les lignes d’une construction théologique plutôt que cette construction elle-même ; leurs affirmations sont plutôt le fruit de l’expérience religieuse sous l’action du Saint-Esprit que de la spéculation philosophique. Nous pensons seulement que la théologie contemporaine a tout à gagner en édifiant son système dogmatique, à maintenir l’unité de la personne de Jésus-Christ et la réalité de sa pleine humanité en même temps que celle de son origine céleste. Nous rappelons aussi que, sans avoir mesuré toutes les difficultés du problème, les principaux écrivains du Nouveau Testament semblent l’avoir résolue dans le sens d’un dépouillement réel du Fils de Dieu devenu le Fils de l’homme, d’une Kénosis.
8° Cette notion de la Kénosis nous apparaît donc plutôt comme une hypothèse qui peut le mieux rendre compte des textes et des faits, que comme une doctrine proprement dite, essentielle à la foi et à la vie religieuse. L’Église chrétienne du ive et ve siècle a été la lumière du monde et a produit d’admirables individualités avec des conceptions bien diverses sur ce point. Depuis le xvie siècle, les deux grandes branches du Protestantisme, l’Église de Confession d’Augsbourg et l’Église Réformée ont porté des fruits magnifiques de foi, de charité et d’héroïsme moral sans avoir résolu le problème. C’est que l’essentiel pour la vie du croyant et de l’Église, c’est avec la foi au Fils de Dieu, au Rédempteur, la conscience du salut qui est en lui et de la vie nouvelle qui en découle. Si les besoins nouveaux de la pensée moderne exigent une notion plus juste de la nature du Christ sauveur et si la théologie évangélique contemporaine est tenue de serrer de plus près le problème christologique, nous devons nous souvenir que ce qui nous importe avant tout, c’est de glorifier le Seigneur, c’est de saisir toujours mieux, c’est de nous approprier toujours plus l’œuvre rédemptrice.
9° L’hypothèse de la Kénosis, telle que M. Gess et ses disciples l’ont formulée, nous paraît s’harmoniser le mieux avec certains faits évangéliques importants et bien attestés, notamment avec la naissance miraculeuse de Jésus, avec le développement progressif de sa conscience messianique, avec la réalité de sa sainteté qui nous apparaît comme un acte de liberté morale et non de nécessité métaphysique, et enfin avec la manière dont le Seigneur accomplit et recommande ses miracles. Ces miracles ne sont pas présentés par lui comme le produit de sa toute puissance, mais comme un effet de l’assistance de son Père céleste, assistance que le Fils implore ou dont il rend grâces. Voilà pourquoi il appelle ses miracles « les œuvres de son Père ». Comme le remarque M. Gess, il y a cette différence entre les miracles de Jésus et ceux des prophètes que, si les uns et les autres procèdent du secours divin, chez les prophètes, ce secours résulte d’un accord de volonté entre l’homme et Dieu, tandis que chez Jésus, il repose sur l’unité de son être avec l’Être divin : « Afin que vous croyez que le Père est en moi et que je suis en Lui » (Jean 10.38).
10° On a soulevé au sujet de la Kénosis bien des questions difficiles à résoudre. — Comment s’expliquer le fait extraordinaire qui en est la base, savoir que le Fils éternel de Dieu se soit réduit à l’état d’un être humain ? Cela est-il possible ? Ce changement n’est-il pas absolument contraire à l’idée que nous nous faisons de la divinité ? — Nous n’avons pas la prétention de lever toute la difficulté, mais ne pourrions-nous pas la diminuer en renonçant aux idées courantes, et qui ne sont ni bibliques ni philosophiques, sur l’immutabilité divine. Cette immutabilité n’est pas l’immobilité ; elle n’enchaîne pas la liberté du Dieu qui est amour et qui, dans tous ses desseins, poursuit le même but, le relèvement de ses créatures morales. Dieu s’est limité lui-même en créant l’homme qui est un être personnel et libre. Si pour ramener l’homme à lui, il faut que Dieu dans la personne de son Fils descende, s’abaisse, s’incarne, revête notre humanité, qui oserait dire que ce changement qui est au fond un acte de fidélité à son amour, est contraire à sa nature ? N’oublions pas d’ailleurs que cette incarnation est rendue moins incompréhensible par une raison supérieure que la révélation tout entière a mise en une vive lumière, savoir que l’homme a été « fait à l’image de Dieu », que la semence du Verbe divin demeure en lui malgré la chute et que la rédemption n’est que l’achèvement de la création.
11° On s’est demandé aussi ce que devient avec cette solution le dogme trinitaire, car si le Fils en s’incarnant se dépouille de ses attributs divins, comment s’exercent les fonctions de la conservation et du gouvernement du monde que l’Écriture lui attribue ? Les partisans de la Kénosis peuvent répondre et ont répondu à cette question qu’à leur sens le dogme trinitaire, tel qu’il a été déterminé par le symbole d’Athanase et maintenu dans la théologie ecclésiastique, n’est nullement l’expression adéquate de la vérité chrétienne, qu’il dépasse ou contredit sur plusieurs points les données scripturaires les plus explicites, par exemple sur le fait de la dépendance absolue et de la subordination éternelle du Fils au Père, et que par suite il doit être révisé. Comme nous l’avons vu, M. Gess qui croit devoir le maintenir, l’a profondément modifié. Pour lui, le Père est le seul être absolu de qui tout procède, même le Fils. Dieu est Dieu sans le Fils. Pendant l’éternité du Verbe, le Père n’est pas réduit au rôle des rois fainéants, il agit toujours avec le Fils auquel il donne sans cesse le pouvoir (Jean 5.17, 19). Pendant l’incarnation du Verbe, le monde ne périclite pas ; ce que le Père a fait avec le Fils, il le fait sans le Fils.
12° Mais nous nous hâtons de le reconnaître, toutes les explications humaines du fait divin demeurent insuffisantes et nous devons nous associer à l’exclamation de l’apôtre qu’un de mes anciens et de mes plus chers professeurs de Montauban, le vénérable et pieux Jalaguier, aimait à répéter : « O profondeur de la richesse et de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! » (Romains 11.33), et à cette autre parole que le Maître de l’apôtre et notre Maître a prononcée pour lui-même : « Nul ne connaît le Fils que le Père », (Matthieu 11.27). Il y a ici un mystère de la toute puissance et de la charité divines qui dépasse la raison humaine, même éclairée des lumières de la révélation. La théologie chrétienne a le droit et le devoir de s’approcher de ce mystère et d’essayer au moins d’en éclairer les bords, mais elle doit le faire dans un esprit d’humilité en même temps que d’indépendance, confessant sa faiblesse et reconnaissant ses limites, se gardant soigneusement de toute pensée d’orgueil et de toute parole d’anathème ou de dédain à l’égard des esprits sincères et religieux qui ne sont pas parvenus à toutes ses conclusions. Le dernier terme de son activité sera de rejoindre sur ces grandes questions la piété des simples et des petits et d’aboutir comme elle à un acte d’amour et d’adoration envers ce Dieu infiniment sage et infiniment miséricordieux qui nous a donné Jésus-Christ et envers Jésus-Christ lui-même « en qui sont contenus tous les trésors de la sagesse et de la science » (Colossiens 2.3).
Pour moi qui, dans le cours de cette longue étude, ai eu l’inestimable privilège de vivre dans la contemplation de ce Sauveur par le moyen des Écritures, je suis heureux de confesser que j’ai puisé dans cette contemplation avec une foi plus ferme aux vérités de l’Évangile un plus grand respect pour les libertés légitimes de la conscience individuelle et la science religieuse et une mesure plus abondante de courage et d’espérance en la victoire finale du Christ rédempteur. Aussi c’est avec joie que je répète en finissant le cantique d’adoration que le voyant de l’Apocalypse met sur les lèvres de toutes les créatures qui sont dans le ciel et sur la terre :
« A celui qui est sur le trône et à l’agneau soient la louange, l’honneur et la gloire aux siècles des siècles ».