1. Considérations générales sur les deux ordres de preuves — 2. Preuve morale ou expérimentale — 3. Importance et légitimité des deux ordres de preuves. Dangers de l’emploi exclusif de la preuve interne. Union nécessaire
Le Supranaturalisme s’appuie sur deux ordres de preuves : les unes dites internes ou rationnelles, les autres externes ou historiques.
Cette distinction n’est pourtant pas très exacte, car elle semble indiquer que, parmi ces preuves, celles de la première classe (internes) sont seules prises dans la Révélation elle-même, et que celles de la seconde classe sont prises en dehors ; ce qui n’est point. Les faits sur lesquels se fonde la preuve externe ou historique, sont donnés par le Livre Saint tout autant que les doctrines d’où se déduit la preuve interne. En ce sens, l’argument historique est interne, au même titre que l’argument dogmatique ou moral, et dans un autre sens on peut aussi l’appeler rationnel, puisque dans l’étude des faits bibliques, comme dans celle des enseignements bibliques, c’est toujours la raison qui prononce et infère de ces faits ou de ces enseignements, l’intervention immédiate de la Divinité. Il y aurait donc beaucoup à dire contre la distinction et la terminologie que nous employons, et qui sont consacrées par un long usage ; elles doivent avoir quelque motif, quelque fondement réel pour s’être ainsi établies et maintenues.
Dans la preuve interne on se propose de légitimer la Révélation par elle-même, en montrant ses rapports avec nos idées naturelles de vérité et de justice, avec les résultats généraux de la science, avec le développement de la société, avec le sentiment religieux et moral et tous ces instincts mystérieux qui annoncent et préparent en nous une existence supérieure. Ces preuves se tirent soit de la nature du Christianisme, de l’élévation de ses doctrines, de son incalculable prééminence, de sa sainte et céleste pureté ; soit de ses harmonies avec les grandes données de la conscience humaine (et des traditions primitives), avec les besoins les plus élevés de l’intelligence et du cœur ; soit de sa tendance à conduire l’humanité au plus haut degré de perfection et de félicité possible ici-bas ; soit de la chute successive des objections élevées contre lui de siècle en siècle et de leur transformation ; fréquente en arguments positifs.
[Un travail bien fait, sur ce dernier point, serait plein d’intérêt et d’utilité. Ce serait tout à la fois une histoire de l’apologétique chrétienne et un traité d’apologétique. On y verrait, comme à l’œil, la vérité du mot de Bacon, que « les demi-lumières éloignent du Christianisme, et que des lumières plus étendues y ramènent toujours. » Toutes les sciences, après lui avoir été plus ou moins hostiles à leur naissance, sont tenues lui rendre hommage et déposer en sa faveur à mesure qu’elles se sont développées. (Politique, économie politique, archéologie, géologie, ethnographie, linguistique, etc.)
Il est inutile de dire que l’argumentation interne est la partie la plus variable de l’apologétique. Ayant ses bases dans les idées dominantes du temps, prenant ses points d’attaque et de défense dans l’esprit de chaque époque, elle se modifie nécessairement avec cet esprit. Toute philosophie arrivée à l’empire, lui imprime une direction spéciale, en changeant soit les principes, soit les objets de la discussion.
Du reste, la variation est inhérente à l’apologétique tout entière, dont le caractère essentiel est l’occasionnalité. Elle est obligée de suivre toutes les fluctuations de la pensée, tous les revirements de l’opinion, afin de relier sans cesse, la science et le monde à l’Evangile. Mais elle n’en a pas moins ses principes propres et permanents, qu’elle ne saurait abandonner sans péril, parce qu’ils tiennent à la nature même du Christianisme et à l’ordre divin.]
Dans l’argumentation externe, le Christianisme est plutôt envisagé du dehors ; on s’attache au providentiel exceptionnel qui a marqué sa préparation, son apparition, son établissement, et l’on s’en sert pour y faire ressortir le doigt de Dieu, l’esprit de Dieu, par conséquent une révélation au sens propre.
Dans la marche interne, on veut démontrer l’origine céleste de l’Évangile par la vérité intrinsèque de son contenu dogmatique ou moral ; dans la marche externe, on démontre la vérité de son contenu par son origine. Là, on le déclare divin parce qu’il est vrai, ici on le déclare vrai parce qu’il est divin. D’une part, la raison et le cœur se soumettent à la voix de Dieu une fois reconnue, de l’autre la voix de Dieu ne se laisse entendre, pour ainsi parler, qu’à travers celle de la raison et du cœur. D’une part, de la divinité de l’Evangile constatée directement par les signes extranaturels qu’il porte avec lui, on conclut la vérité de son enseignement ; d’autre part, de la vérité ou de la sainteté de son enseignement immédiatement perçue, on conclut sa divinité. (Cela reste vrai, qu’on porte sur le premier plan ou le Christianisme ou le Christ, le moyen de connaissance et de certitude restant le même dans les deux cas.)
En réalité c’est la question des méthodes qui se pose ici. Nous nous trouvons devant les prétentions contraires du subjectivisme et de l’objectivisme, ces deux directions entre lesquelles l’esprit humain oscille depuis des siècles, et qui, dans leur prédominance alternative, changent l’ordre entier de l’argumentation, comme celui de la conception et de l’exposition, à tel point que ce qui était surtout relevé et apprécié la veille, paraît sans intérêt et sans portée le lendemain. Ce qu’on demandait hier, c’était des faits ; ce qu’on demande aujourd’hui, c’est l’intuition rationnelle ou morale. Hier tout était perdu, dès qu’on pouvait en dire : c’est de l’idéalisme ou du mysticisme ; aujourd’hui tout est discrédité, dès qu’on a dit : c’est de l’empirisme. Hier la grande affaire était de constater ; aujourd’hui c’est de concevoir. Avec quelle puissance chaque direction courbe toutes choses devant elle, aussi longtemps que le sceptre de l’opinion demeure entre ses mains ! A l’un des points de vue, le miracle porte le Christianisme, de même qu’il le constitue ; si le miracle tombe sous les coups de la critique, le Christianisme tombe avec lui. A l’autre point de vue (celui de la plupart des adhérents de la théologie nouvelle), l’argument miraculeux est sans valeur, ou n’a qu’une valeur secondaire ; ce n’est plus là que la foi doit s’appuyer ; on veut voir pour croire, et l’on ne croit qu’autant qu’on voit ou qu’on se figure voir à quelque degré.
Il s’agit, au fait, de savoir si la grande attestation du Christianisme est en nous ou hors de nous, et, s’il repose tout ensemble sur un témoignage intérieur et sur un témoignage extérieur, comme on l’a cru généralement, quel est celui qui est le vrai témoignage de Dieu, celui par conséquent auquel il faut surtout regarder et s’attacher ?
Quoique les deux directions en appellent également à l’examen, elles jettent dans des voies aussi différentes que les philosophies dont elles dérivent. La prédominance absolue de la preuve interne, est le triomphe du principe d’autonomie ; c’est le règne de la foi subjective, de la religion dite personnelle, de ce qu’on a nommé l’individualisme chrétien. L’Evangile de la conscience y sert de pierre de touche, comme de pierre d’attache, à l’Evangile de l’Ecriture ; il s’en fait le témoin, l’interprète et le juge ; tandis que la preuve externe, la preuve historique (et miraculeuse), maintient l’autorité en inclinant les âmes devant la Révélation et ses mystères. Après avoir vérifié les interventions célestes, signes et garants de la parole prophétique ou apostolique, on se soumet religieusement à tout son contenu doctrinal et vital, certain qu’elle est la vérité puisqu’elle est de Dieu. Dans l’autre direction, c’est justement l’inverse : il ne suffit pas que la Révélalion établisse par des titres authentiques son origine supérieure ; ces titres n’apparaissent qu’en sous ordre, quand ils ne sont pas entièrement écartés ; on veut qu’elle légitime ses doctrines, une à une, et par elles-mêmes, devant le tribunal de la métaphysique ou de la mystique du jour ; au lieu d’être reconnue vraie dans ses enseignements et ses prescriptions parce qu’elle est divine, elle n’est reconnue divine qu’autant et en tant qu’elle est jugée vraie, c’est-à-dire conforme aux idées, aux sentiments, aux principes dont la haute théologie fait son critère souverain.
Ceci nous révèle toute la portée de cette tendance, infiniment plus grave qu’il ne le paraît et qu’on ne le croit d’ordinaire. Dans la pensée du moment elle implique la répudiation de l’argument miraculeux, dont la haute orthodoxie elle-même pense être en mesure de s’affranchir. Soit prévention, soit concession, soit dessein arrêté, soit entraînement irréfléchi, ce qu’on se propose généralement en faisant de la preuve interne la base fondamentale ou même l’unique base de la foi, c’est d’établir que le Christianisme peut se passer du titre surnaturel sur lequel il s’était appuyé jusqu’ici et qui répugne à notre siècle. Là est la grande raison de la prédominance accordée à cette preuve par le Supranaturalisme lui-même ; et nous aurons à examiner s’il ne fait pas en cela une œuvre qui le trompe.
Considérons la pente des idées et les périls de la situation. C’est la tendance de nos jours, dans les diverses régions de la critique historique et philosophique, de chercher la genèse interne du Christianisme, afin de le faire rentrer dans le cours général des choses, en le rattachant aux lois de la nature et de l’histoire. L’opinion accréditée de plus en plus par la science et de toutes parts vulgarisée, posant en fait (et comme une sorte d’axiome) l’impossibilité du surnaturel proprement dit, on tient pour évident que celui de l’Evangile ne peut être qu’une tradition légendaire, à travers laquelle il s’agit de retrouver l’œuvre de Jésus, ramenée à ses proportions et à ses origines véritables ; tentatives sans nombre, où l’on a épuisé toutes les ressources de l’érudition, toutes les subtilités de la dialectique, toutes les combinaisons et les interprétations possibles ; produits successifs du principe ou de la méthode qui caractérise ce grand mouvement métaphysique et critique, dans lequel chaque théologien se construit son christianisme comme chaque philosophe se construit son univers.
C’est dans les écoles où ce principe est résolument adopté et suivi, qu’il faut l’étudier pour savoir où il va. Mais bien des directions se placent sous son patronage sans se placer réellement sous son empire. Tout en voulant l’avoir pour elles, ou du moins ne pas l’avoir contre elles, elles y cèdent sans s’y livrer et se sauvent de ses conséquences par des portes de derrière ; elles restent supranaturalistes quand même. Au point de vue dogmatique, c’est un bien ; mais au point de vue méthodologique, c’est un écart et un péril. On ne transige pas ainsi avec les principes. Il faut d’entrée leur faire leur part, ou leur laisser -dérouler tous leurs résultats logiques. Si vous intronisez le principe d’autonomie, si vous le faites ou paraissez le faire absolu, vous n’avez plus le droit de le limiter et de l’arrêter à moitié chemin…
Il se trouve donc, quand on pénètre au cœur des choses, que le terme consacré de preuves internes et externes n’est pas très exact ; au point de vue actuel, celui de preuves naturelles et surnaturelles, quoique moins usité, le serait davantage. Des deux côtés on s’appuie sur l’argument historique ; on ne peut autrement, puisque le Christianisme est essentiellement un fait. Des deux côtés aussi on invoque l’argument dogmatique et moral, qu’il serait difficile d’éviter, puisque si le Christianisme est un fait, il est en même temps une doctrine et une vie. Mais, d’un côté (je veux dire dans la direction nouvelle), on emploie les deux ordres de preuves surtout pour arriver à une sorte d’aperception ou d’expérimentation, qui est la grande démonstration qu’on cherche et la seule sur laquelle on veuille s’appuyer ou paraître s’appuyer ; de l’autre côté, on s’en sert principalement, si ce n’est uniquement, pour constater ai dans le fond de l’Evangile, et dans son mode de promulgation, et dans son action sur le monde, ce providentiel exceptionnel, ce surnaturel proprement dit qui y signale la parole et l’œuvre de Dieu, la révélation du ciel. Pour les uns, la foi est essentiellement une intuition de l’esprit ou du cœur, qui se légitime à la conscience religieuse et morale ; pour les autres elle est surtout une confiance, une soumission et elle implique par conséquent une autorité.
Ce terme d’autorité, sans cesse ramené dans les débats actuels, donne lieu à des assertions tellement étranges qu’il importe de les relever par quelques mots, tout en nous réservant d’y revenir. Selon bien des personnes, maintenir le principe ou le système d’autorité, à quelque titre que ce soit, c’est retomber dans le catholicisme, voire même dans le judaïsmea ; selon d’autres, « la méthode d’autorité extérieure, imposant la vérité du dehors, interdit l’examen et l’assimilationb. » Voilà le thème aux mille variantes, sur lequel on s’exerce à l’envi pour flatter la pensée du jour, qui applaudit de loin et qui sait bien pourquoi ; voilà les maximes axiomatiques que répètent à qui mieux mieux même des hommes franchement supranaturalistes, malgré qu’elles n’aient de portée réelle que pour le philosophisme ou le rationalisme. Le principe protestant d’autorité est si différent de celui du catholicisme, qu’on a peine à comprendre cette persistance à les identifier. L’un courbe devant la parole de l’Eglise ou du Saint-Siège, l’autre incline uniquement devant la Parole de Dieu. La méthode protestante d’autorité, alors même qu’on y ajoute l’épithète assez inutile d’extérieure, n’exclut ni l’examen ni l’assimilation. C’est par l’examen qu’elle constate l’intervention divine, signe et garant de la révélation divine ; et en présence de la Révélation, une fois reconnue, si elle demande qu’on croie et qu’on se soumette, ce qui va alors de soi-même, elle n’en fait pas moins une large part à l’activité intellectuelle et morale. Plaçant les âmes en contact avec ces enseignements et ces faits d’un ordre supérieur, dont elle leur a donné la certitude, elle veut qu’elles travaillent à s’en pénétrer de plus en plus, pour croître incessamment en connaissance et en grâce (Hébreux 6.1 ; 1 Thessaloniciens 5.21 ; 2 Pierre 3.18). Le vrai système protestant d’autorité, ne met pas plus d’intermédiaire entre l’homme et Dieu que le système d’autonomie ; c’est au Dieu révélateur et sauveur qu’il adresse directement dans les Saintes Ecritures ; il réclame et nourrit, autant que le système opposé, la foi personnelle, autre expression à la mode qui, en mille cas, est, à vrai dire, un non sens.
a – Revue de Strasbourg, passim.
b – Revue Chrétienne, juillet 1857, p. 439.
Ne nous laissons pas troubler par ces incriminations, qui ne peuvent être et ne sont, en effet, que des artifices de guerre. Sachons nous élever et nous tenir au-dessus du terrorisme des mots.
Du reste, et il peut être bon d’en faire la remarque, ce n’est pas seulement sur le terme d’autorité qu’il faudrait s’expliquer aujourd’hui, c’est sur tous ; c’est, en particulier, sur ceux de révélation, d’inspiration, de Saint-Esprit, plus directement engagés dans la question qui nous occupe. Le néologisme de notre temps a fait à toute la terminologie scripturaire un sens si élastique, qu’elle se prête aux systèmes les plus divers, et qu’on pourrait presque dire de la théologie, comme on l’a dit de la diplomatie, que le langage sert à cacher la pensée.
Deux formes de la preuve interne. — L’argumentation dite interne revêt deux formes profondément diverses, elle opère par deux procédés essentiellement différents (ou, pour mieux dire, contraires), dont la confusion produit de graves méprises, et qu’il importe de distinguer.
1° Sous la première de ces formes, que nous nommerons sa forme absolue, elle aspire à la démonstration directe des enseignements ou des faits évangéliques ; elle espère les atteindre par une sorte de vision ou de pressentiment, de manière que, se légitimant par leur évidence propre à la réflexion logique ou à la conscience religieuse et morale, ils n’ont plus besoin du témoignage extérieur, sur lequel les appuie la dogmatique traditionnelle ; on croit, non plus sur l’autorité d’une parole ou d’une attestation étrangère, mais en suite d’une aperception immédiate, d’une intuition ou d’une expérimentation personnelle. Si l’argument historique ne disparaît pas, il est rejeté sur l’arrière plan ; au lieu d’aller à Christ par la Bible, on va à la Bible par Christ ; la foi se change en vue. Ainsi, M. Secrétan, qui croit voir le fait chrétien surgir des postulats de la philosophie de la liberté. Ainsi, Schleiermacher, qui construit sur la conscience religieuse. Ainsi, toutes les écoles qui, faisant de l’apologie une philosophie, en font une également de la théologie ; car, du principe, la méthode et la doctrine ; il ne peut rester finalement dans les conclusions, que ce qui existe virtuellement dans les prémisses ; la source du Christianisme en devient aussi la norme ; le critère devient facteur et ne laisse que lui-même au terme de l’élaboration ou de l’interprétation scientifique.
2° Sous sa seconde forme ou sa seconde direction, l’argumentation, toujours qualifiée d’interne, s’attache à faire ressortir l’extraordinaire de la doctrine et de l’histoire chrétiennes, pour y faire reconnaître de l’extranaturel, du divin au sens propre, et conséquemment une révélation devant laquelle l’homme doit s’arrêter et s’incliner. Voyez comment on opère sur le contenu du Christianisme, sur sa puissance rénovatrice, sur le caractère de son fondateur, etc., etc. Dans ces faits, étudiés en eux-mêmes et en rapport avec la marche générale des idées et des choses, on montre du surhumain ; et du surhumain vérifié par l’examen historique et critique, on infère le divin.
Ces deux formes d’argumentation, également appelées internes, et tenues, à cause de cela, pour identiques, sont radicalement, différentes ; elles appartiennent, en réalité, aux deux méthodes antagonistes qui se disputent l’empire et se détrônent tour à tour, l’a priori et l’a posteriori. Elles sont plus éloignées l’une de l’autre que la seconde ne l’est de l’argumentation externe, à laquelle on l’oppose fréquemment, aussi bien que la première. L’argumentation externe et l’argumentation interne, dans la direction ou l’application dont il s’agit, suivent au fond la même, marche logique ; leur principe, leur procédé, leur but sont les mêmes, elles ne diffèrent que par leurs prémisses ; elles sont également inductives et positives. Seulement, l’argumentation externe pose d’entrée le miraculeux à sa base et l’y pose comme tel ; elle en fait ouvertement son point de départ et d’appui ; elle le place et le tient sur le premier plan. Tandis que l’argumentation interne, sous cette forme que nous cherchons à caractériser, ne le montre qu’au terme de l’investigation, le laissant sortir de lui-même ou l’induisant par degrés et forçant à le conclure des données dogmatiques ou historiques qu’on lui accorde. Ainsi, par exemple, au lieu de s’attacher directement à l’auréole, du surnaturel qui environne le Fondateur du Christianisme dans les récits évangéliques, elle expose ce qui le concerne, ce que son apparition présente d’extraordinaire, et qui est là, sous les regards du monde entier, indéniable autant qu’admirable ; elle rapproche Jésus-Christ, sa doctrine, sa vie, son œuvre, de l’œuvre des autres fondateurs de religions ; elle établit qu’il y a là des choses décidément en dehors et au-dessus des lois communes de l’histoire, et elle demande s’il n’y a pas, par conséquent, le, sceau du ciel légalisant le témoignage que Jésus-Christ se rend à lui-mêmec.
c – Voir Reinhard : Plan de Jésus-Christ, et Ullmann : Que suppose la religion d’un crucifié. — De l’essence du Christianisme. — Du caractère moral de Jésus-Christ (traduit par Bost).
Notons bien cette différence foncière entre les deux formes de l’argument interne. Il est d’autant plus nécessaire d’y être attentifs que, le plus souvent, l’identité de la dénomination la fait méconnaître ou négliger et qu’il naît de là de graves malentendus. Cette différence frappe immédiatement, lorsqu’on rapproche le rationalisme, auquel la première forme appartient proprement, du supranaturalisme qui s’attache surtout à la seconde, car le supranaturalisme a autant d’intérêt à relever le miracle démonstratif pour constater le miracle constitutif, que le rationalisme à écarter l’un pour quintessencier l’autre. Mais on peut discerner les deux formes dans le haut supranaturalisme lui-mêmed. Sans mettre en question le miraculeux historique de l’Evangile, il craint de s’y appuyer, il en fait tout au plus un supplément ou un complément de son apologétique, il répète, depuis Schleiermacher, qu « il n’est un signe que pour les croyants » ; c’est à la démonstration rationnelle, à l’expérimentation morale, au témoignage de l’esprit ou du cœur, mis en contact avec la parole et la vie de Jésus-Christ, qu’il demande la vraie preuve de la foi. C’est à une déduction logique ou mystique, à une sorte d’intuition spirituelle, qu’il en appelle essentiellement. Or, c’est surtout relativement au supranaturalisme que la distinction des deux formes de l’argumentation interne nous intéresse ici ; car, c’est du supranaturalisme et de sa méthode, de ses fondements et de ses modes de construction que nous avons à nous occuper.
d – Ecoles « de la Conciliation », en Allemagne, et du « Christianisme évangélique libéral », en France.
Eh bien ! examinons un peu plus comment il opère, dans ses diverses écoles, sur le contenu doctrinal et vital du Christianisme où l’apologétique a toujours cherché un de ses grands arguments. Là, toutes les écoles partant des mêmes prémisses, arrivent aux mêmes conclusions ; et pourtant, leur principe de démonstration est, souvent, tout autre. Etudiez, sous ce rapport, le « Guido et Julius de Tholuck, et l’« Essai sur la puissance morale de l’Evangile » de Diodati. Quoique ces écrivains modérés ne représentent que faiblement les procédés que nous voudrions faire ressortir, et qui sont loin de se montrer chez eux dans, leur antagonisme exclusif, ils n’en rendront pas moins sensible le point spécial dont il s’agit. Le traducteur du premier de ces ouvrages, dans une intéressante préface, rapproche les idées du professeur de Halle de celles du professeur de Genève. Il y a, en effet, entre eux, cette ressemblance foncière, qu’ils partent également du fait central de l’Evangile, le fait de la rédemption, et qu’ils s’attachent à montrer comment ce grand fait ramène l’homme à Dieu en révélant Dieu à l’homme, pour inférer de là la vérité du Christianisme. Mais il y a cette différence essentielle, que Tholuck, supposant une espèce d’organe spirituel, au moyen duquel l’entendement ou le cœur perçoivent le divin, comme l’œil perçoit la lumière, semble se borner à mettre l’âme en contact avec le fait chrétien dont, selon lui, elle reconnaît immédiatement la nature et l’origine célestes, pour peu qu’elle soit attentive à l’impression qu’elle en reçoit. — Tandis que Diodati décrit d’abord analytiquement l’action psychologique du dogme de la rédemption religieusement et pleinement admis ; il montre avec quelle puissance et quelle sûreté merveilleuse il va éveiller et vivifier tous les germes du bien ; et il établit que, des caractères que présente cette sainte dispensation, on a le droit d’inférer qu’elle vient d’En haut, le moyen de relèvement répondant si admirablement à notre état moral, que le créateur de l’homme se révèle dans l’auteur du Christianisme. C’est la méthode à la fois objective et subjective. Après avoir constaté l’étonnante dynamique spirituelle du Christianisme, telle qu’elle ressort de l’œuvre de Christ, Diodati tire de ce fait une conclusion supranaturaliste qui en découle logiquement, parce qu’elle y est réellement impliquée, en supposant le fait bien établi. C’est le procédé inductif opérant sur les données dogmatiques du Nouveau Testament, comme il opère dans l’argument externe sur ses données historiques, comme il opère dans la théologie naturelle sur les données cosmologiques ou morales ; élevant des unes au Dieu révélateur, comme il élève des autres au Dieu ordonnateur ou législateur. Tholuck, au contraire, substitue à l’induction l’intuition. D’après lui, la vérité divine ne se démontre pas, elle se montre, elle est sentie, perçue, reconnue sans intermédiaire ; sa vraie preuve est l’épreuve qu’on en fait. C’est une sorte d’expérimentation ou de divination à la place de l’argumentation. Ce serait, en fin de compte, l’anéantissement de l’apologétique, telle qu’elle a été comprise et traitée jusqu’ici, telle qu’elle doit l’être toujours, nous le croyons, car l’apologétique appartient à la sphère théologique, qui est tout autre que la sphère religieuse dans laquelle on la fait rentrer. Observation importante sur laquelle nous aurons à revenir.
Sous l’apparente identité de l’argument, il existe donc une dissemblance profonde entre les deux théologiens que nous avons rapprochés ; c’est bien la même preuve, la preuve expérimentale ou morale, partant du même fait, arrivant au même résultat ; et pourtant, combien elle diffère dans son principe génétique et son développement formel ! — Nous avons là un spécimen de l’ancienne et de la nouvelle apologétique orthodoxe.
Si nous cherchons le point de séparation des deux directions ou des deux méthodes, nous trouverons qu’il réside essentiellement en ceci : d’un côté, on élève au miraculeux la donnée évangélique d’où l’on part, qu’elle soit historique, dogmatique ou morale ; on constate ce qu’elle a d’extranaturel, pour conclure de là l’intervention ou la révélation divine, et par suite l’obligation de croire et de se soumettre, — tandis que, de l’autre côté, on se préoccupe avant tout de faire ressortir le rapport des mystères chrétiens ou avec les postulats de la haute métaphysique, ou avec ceux de la conscience et du cœur, pour conclure de là leur vérité, les déclarant « d’autant plus divins qu’ils sont plus humains », suivant une expression devenue vulgaire et qui dit beaucoup à qui la sonde jusqu’au fond. Dans la marche inductive, des traits nombreux par où l’Evangile se place en dehors du cours général des choses, on infère qu’il vient de Dieu, et que l’homme doit, par conséquent, s’incliner devant lui. Dans la marche spéculative ou intuitive, on prétend en saisir par une aperception directe les saintes et célestes réalités ; ce qu’on y relève, les titres au nom desquels on l’admet et l’on veut le faire admettre, ce ne sont pas les manifestations et les garanties supérieures communément invoquées jusqu’ici, ce sont ses correspondances avec certaines prévisions de l’intelligence, certaines prédispositions de l’âme, certains pressentiments du cœur ; la foi se change en vue. On affirme qu’il existe dans les profondeurs de la conscience ou de la pensée humaine, une sorte d’Evangile anticipé, pierre d’attente, par cela même pierre de touche de l’Evangile écrit, et que l’un se reconnaît dans l’autre. Cette supposition, vrai principe du système, son pivot secret, doit y apparaître pour peu qu’on le pousse à bout, et elle s’y produit partout en effet ; toujours on va toucher d’une ou d’autre manière à ce témoignage de « l’âme naturellement chrétienne », qu’invoquait déjà Tertullien, mais en l’entendant bien autrement que lui.
La différence que nous signalons, et avons essayé de préciser, entre les deux formes de l’argumentation interne, est donc plus grave qu’il ne le semble au premier abord. Ce sont deux procédés tellement divers, qu’ils appartiennent en fait aux deux méthodes antagonistes entre lesquelles oscille la science. De leur confusion sous une même dénomination, sortent des malentendus qui ressemblent souvent à des subterfuges. Bien des Ecoles qui se rattachent ostensiblement à la première direction, imposée ou patronnée par le subjectivisme du temps, qui prétendent et croient lui rester fidèles, glissent par mille côtés dans la seconde, à l’ombre de l’identité des termes, reprenant plus ou moins en réalité la marche qu’elles répudient en théorie.
La forme inductive de la preuve interne, rentrant en définitive dans l’argument externe (dont elle ne diffère que par le procédé), nous devons l’écarter de cet examen comparatif, et nous attacher essentiellement à sa forme absolue, soit intuitive, soit spéculative, car c’est à cette forme que tiennent ses prétentions et, selon nous, ses illusions et ses périls.
Cela dit, nous pouvons caractériser en deux mots les deux, directions que nous avons à juger. Le syllogisme de l’une est celui-ci : la conscience et la raison, l’expérimentation morale et la réflexion logique rendent témoignage à la doctrine chrétienne ; donc elle est de Dieu. Le syllogisme de l’autre est au contraire : Dieu lui-même rend témoignage à cette doctrine ; donc elle est la vérité et la vie, et l’homme doit s’y soumettre d’esprit et de cœur.
Sans doute cette première direction, telle que nous l’envisageons ici, n’exclut pas absolument l’argument miraculeux ; mais elle le place tout à fait en sous ordre, d’après sa maxime qu’il suppose la foi et ne vaut que pour la foi. De même, l’autre direction n’exclut pas l’argument rationnel et moral, mais au lieu de le faire souverain, elle le fait simplement préparatoire ou complémentaire. Quelques autres observations préliminaires peuvent encore être utiles.
Les deux classes générales de preuves (internes et externes) ont pris un tel développement, qu’on les expose rarement dans leur ensemble, quoique ce soit dans cet ensemble que réside la vraie force du supranaturalisme. Ici, on s’attache de préférence aux arguments internes, là aux arguments externes, et encore, la plupart du temps, chacun choisit-il, dans l’ordre de preuves auquel il s’arrête, un point de vue particulier en rapport avec ses impressions personnelles, avec les dispositions du public ou le but spécial qu’il se propose. Parmi les partisans de la méthode externe, l’un s’appuie surtout sur les miracles (Chalmers), l’autre sur les prophéties (l’Evêque Newton, M. Coquerel, etc.) : il en est qui se tiennent à un seul miracle (G. West s’est borné à la résurrection de Jésus-Christ, Littleton à la conversion de saint Paul), ou à une seule prophétie : (Esaïe ch. 53, par exemple). — Parmi les partisans de la méthode interne, ceux-ci font ressortir l’analogie du Christianisme avec la marche de la Nature ou de la Providence (Butler) ; ceux-là montrent que si l’on part, comme on le doit, du γνωθι σεαυτον, l’Evangile se trouve contenir, sous ses formes populaires, la plus haute philosophie religieuse. D’autres établissent que le Christianisme est le plus puissant moyen de régénération (Diodati, Erskine, etc.), — qu’il a tracé le tableau le plus accompli, le modèle le plus parfait de la vertu réelle et de la véritable grandeur morale (caractère de Jésus-Christ, sainteté de l’Evangile), qu’il renferme, qu’il a en partie réalisé et qu’il réalise de jour en jour le plan le plus admirable pour l’amélioration du genre humain (Reinhard), — qu’il a versé et peut verser incessamment sur le monde d’ineffables bienfaits (argument politique ou social).
Il se trouve, cependant, chez quelques apologistes, une exposition de ces divers arguments, faite avec plus ou moins d’ordre, ; de plénitude et de succès (Abbadie, Lardner, Kleuker, etc.) C’est ce qu’a tenté de mettre à la portée de tout le monde David Bogioe, dans son intéressant petit écritf qui attira, à Sainte-Hélène, l’attention de Napoléon.
e – Le vrai nom est David Bogue (1750-1825), prédicateur écossais non-conformiste, fondateur de la Religious Tract Society, et auteur en collaboration avec James Bennett, d’un ouvrage en 3 vol. History of Dissenters. Alors exilé à St-Hélène, Napoléon reçut un exemplaire de l’essai dont parle Jalaguier. Il fut retrouvé après la mort de l’empereur annoté de sa main. (ThéoTEX)
f – De la divine autorité du Nouveau Testament.
Bien des théologiens subdivisent la preuve interne en rationnelle ou dogmatique, et en morale ou expérimentale ; la première : s’adressant surtout à l’intelligence, à la raison pure ; la seconde à la conscience, au cœur, à la raison pratique.
Si ces théologiens avaient pour but de rendre la nomenclature exacte et complète, ils devraient l’étendre encore ; car elle laisse de coté trois classes d’arguments qui tiennent une large place dans l’apologétique de nos jours : 1° L’argument esthétique, inauguré par Chateaubriand, habilement exploité par le catholicisme et célébré, çà et là, dans le protestantisme lui-même, qui cherche le divin de la religion dans les mystères de son dogme, la grandeur de son culte, la poésie de ses rites et de ses symboles. 2° L’argument traditionnel qui, remontant à une première révélation, dont il montre les traces ou les réminiscences dans les anciens cultes, fait déposer en faveur de l’Evangile les mythologies elles-mêmes. 3° L’argument politique, qui s’attache aux influences sociales du Christianisme, et veut lui soumettre par ce côté les gouvernements et les peuples, en relevant soit son principe de liberté, soit son principe d’autorité, soit son principe de charité.
Si ces trois ordres d’arguments tiennent peu de place en théologie, ils en tiennent beaucoup dans la littérature générale et la presse périodique ; ce sont les seuls qui portent aux yeux de bien des gens, surtout le premier et le dernier ; la controverse séculière, artistique ou politique, n’en connaît et n’en emploie guère d’autres.
Mais la division de la preuve interne en dogmatique et expérimentale a une raison plus sérieuse et plus profonde qu’un simple intérêt de nomenclature ; elle est née de l’importance suprême que les nouvelles Ecoles accordent à cette preuve, et de la lutte que se livrent dans leur sein la tendance métaphysique ou spéculative et la tendance mystique ou morale. Quelques éclaircissements sur ce point sont peut-être nécessaires à l’intelligence des débats actuels, de même qu’à notre exposé des faits.
La méthode ou la preuve interne, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, est loin d’être partout la même, soit quant aux principes dont elle part, soit quant aux procédés qu’elle suit. Elle s’ébranche en Ecoles fort diverses et souvent fort hostiles. Ce qui associe ces Ecoles, plus antipathiques entre elles qu’il ne le paraît ordinairement, c’est l’unité de leur dessein et de leur but, c’est qu’elles aspirent toutes à enlever le Christianisme de dessus ses anciennes bases, pour lui donner un fondement purement rationnel ou moral, le seul, suivant elles, qui puisse désormais le porter. Elles veulent également, qu’au lieu de chercher ses titres de crédibilité dans les faits, dans les données de l’histoire, il les puise dans l’intérieur de l’homme, et qu’il se légitime devant la science et devant le monde, non plus en s’imposant par autorité, mais en faisant appel à sa vérité intrinsèque, à son évidence propre, en tirant, non du dehors, comme autrefois, mais du dedans, le témoignage qui le certifie. Jusque-là plein accord. Mais, sous cette uniformité apparente, il se cache des divergences profondes, celle-ci en particulier : d’un côté, on demande les prémisses de la démonstration à la raison pure, à la réflexion logique, à la gnose idéaliste ; de l’autre, on les prend dans la conscience religieuse et morale ; d’un côté, on s’appuie sur le raisonnement, de l’autre sur le sentiment ; d’un côté sur la spéculation, de l’autre sur l’intuition. De là, les deux grandes directions que nous avons désignées par les épithètes de métaphysique et de mystique. Si elles s’allient, pour attaquer l’argument historique flétri du nom de traditionnel, elles se séparent et se heurtent, dès qu’il s’agit de l’argument nouveau qu’elles prétendent y substituer. La critique qu’elles font de leurs méthodes respectives, est quelquefois aussi vive que leur critique de la méthode ancienne. D’une part on dit, que fonder le Christianisme sur le terrain mouvant de la spéculation, c’est le fonder sur le sable. On dit, d’autre part, que le sentiment ne donne qu’une religion inférieure, incapable de satisfaire à la culture de notre temps, et que, dans tous les cas, il ne produit qu’une conviction individuelle et incommunicable. Ainsi les deux directions, dans leurs préoccupations contraires, mais également exclusives, fermeraient toutes les avenues du Christianisme. Après s’être coalisées pour couper, s’il était possible, la voie historique, cette vieille route du sanctuaire, elles se divisent, pour discréditer l’une la voie logique, l’autre la voie morale ; chacune n’aperçoit d’issue réelle que celle qu’elle s’est ouverte : aveuglement ou engouement, qui est de tous les systèmes comme de tous les temps, et dans lequel on tombe souvent soi-même en le signalant en autrui.
La marche des Ecoles métaphysiques est simple et bien accusée. S’appuyant sur la philosophie, ou, pour mieux dire, sur une philosophie devenue pour elles la vérité et la règle de la vérité, elles se proposent d’établir, que le résultat de la spéculation bien conduite est identique au fond doctrinal de l’Evangile bien compris, ou que l’un est le postulat nécessaire de l’autre, et qu’il se constate et se légitime par là. « Si la raison, dit M. Secrétang, ne réussit à s’expliquer les faits considérés à la lumière de la conscience, qu’en reproduisant le contenu des dogmes chrétiens, il y a là une preuve directe, immédiate, positive de la vérité du Christianisme. Une telle démonstration répondrait mieux que toutes les autres aux besoins de l’intelligence et du cœur, et peut-être, notre siècle est-il arrivé au point de ne pouvoir se contenter d’aucune autre espèce d’apologie. » M. Secrétan dit ailleurs : « Pour se maintenir sur le terrain de la libre discussion, la religion chercher à ses titres dans des vérités universellement démontrables, c’est-à-dire que la philosophie reproduira sans l’altérer le principe de la religion, et que la théologie, à ton tour, se fondera sur la philosophieh. »
g – Préface de la Philosophie de la Liberté ».
h – Voir aussi « Recherches sur la Méthode », du même.
Voilà l’argument suprême, la démonstration rationnelle qu’on a cherchée et cru trouver dans les philosophies successives, depuis les Gnostiques. De nos jours, les divers systèmes du grand cycle allemand l’ont tour à tour célébrée ; de nombreuses écoles théologiques ont appliqué la solution des maîtres de la science à tout le contenu de la dogmatique ; une armée de vulgarisateurs l’a exploitée, pendant son règne d’un moment, dans la presse scientifique et populaire, et jusque dans le catéchisme (Christianisme Kantien, Schellingien, Hégélien, etc.) Cela est d’hier ; qu’en reste-t-il déjà, que cette incertitude, cette atonie intellectuelle et morale, effet ordinaire d’une immense déception ?
Schleiermacher, après avoir aussi erré dans les régions de l’idéalisme transcendantal, les abandonna pour le réalisme mystique de Jacobi. Unissant au raisonnement le sentiment, à la dialectique la foi, il basa sur la conscience religieuse et la théologie générale et la théologie chrétienne ; il déclara la dogmatique indépendante de la philosophie. De Schleiermacher sont sorties deux directions, dont l’une (à la tête de laquelle brillent les noms de Néander, de J. Muller, Netschy, etc.), tout en retenant sa pensée ou sa méthode, l’a soumise, infiniment plus qu’il ne le faisait lui-même aux normes scripturaires ; tandis que l’autre, élevant résolument un subjectivisme absolu sur les ruines du principe d’autorité, pousse de plus en plus dans le sens de la démolition et de la négation. L’une aspire à tout tirer du fond de l’âme humaine, seule véritablement révélée ; l’autre se borne à y chercher ce témoignage vivant, le seul, dit-on, qui puisse légitimer aujourd’hui l’Evangile et lui ramener les respects du siècle, les hommages de la science : c’est-à-dire que l’une reste supranaturaliste, malgré son effroi de cette épithète, tandis que l’autre descend dans un rationalisme toujours plus prononcéi.
i – « La Revue de Strasbourg, et « la Revue Chrétienne » ont représenté, parmi nous, ces deux directions. Parties du même point de vue, qu’elles désignent également par le nom général d’individualisme chrétien, la seconde, dont les rédacteurs s’étaient inscrits d’abord parmi les fondateurs ou les collaborateurs de la première, est, d’année en année, remontée vers le biblicisme et le positivisme soit de la doctrine, soit de la preuve, tandis que l’autre suivait une pente inverse.
Cette dernière tendance, aboutissant au renversement du supranaturalisme positif, il est bien clair qu’elle doit être écartée dans notre question actuelle, où il s’agit du supranaturalisme et de ses bases ou de ses preuves.
Nous écarterons aussi la direction purement métaphysique on spéculative, lors même qu’elle demeure supranaturaliste, non qu’elle ait moins d’importance propre que la direction mystique, mais parce qu’elle a peu de partisans et que ceux qui la suivent la font généralement secondaire. M. Secrétan, qui en serait le représentant le plus distingué, finit par tout subordonner à la conscience morale.
Peut-être une autre explication est-elle encore indispensable, pour prévenir des malentendus, faciles dans un sujet si délicat, si peu défini jusqu’à présent, et où les mêmes termes sont souvent pris en des sens très différents.
Dans cet examen analytique, nous cherchons une conviction qui se légitime à l’intelligence comme au sentiment, à la raison comme au cœur, ou, selon l’expression kantienne, qui ait un fondement objectif aussi bien qu’un fondement subjectif. S’il ne peut être question de preuves mathématiques, de ces démonstrations qui brisent la résistance et forcent l’assentiment, mais qu’on ne saurait attendre dans l’ordre religieux non plus que dans l’ordre moral, il faut pourtant des preuves réelles, qui motivent à bon droit l’acquiescement et la soumission. De plus, ce qui est signe pour les croyants, ne l’est pas toujours pour les non-croyants (1 Corinthiens 14.22) ; et l’apologétique, il importe de s’en souvenir, s’adresse surtout à ces derniers, dont elle se propose de vaincre les répugnances ou de désarmer les attaques. Elle doit donc s’appuyer sur des bases qu’ils lui concèdent, sur des faits dont ils conviennent, sur des principes qu’ils reconnaissent ou qu’elle puisse leur démontrer. Je ne veux pas dire qu’une conviction purement subjective ou expérimentale, une conviction toute de sentiment, manque à cause de cela de vérité ou de force, de certitude ou d’efficacité ; ce sont des convictions de ce genre qui gouvernent généralement la vie, et il faut que les croyances religieuses revêtent ce caractère intime pour devenir de la foi. Ce fait là, je l’admets pleinement.
Il en est deux autres auxquels la discussion ira également toucher, et qui sont tout aussi certains à mes yeux, savoir :
1° L’action mystérieuse de la grâce pour l’illumination de l’intelligence, de même que pour la purification du cœur. 2° La communion avec Dieu en Christ, d’où sortent des expériences qui permettent de dire comme les Samaritains : « Nous croyons, parce que nous l’avons vu et entendu nous-mêmes. » (Jean 4.42 ; 14.23) La lumière de la vie est aussi la lumière de la vérité. Si la foi opère la sanctification, la sanctification à son tour, engendre la foi (Jean 5.44 ; 7.17.). Mais, cela reconnu, n’oublions point que nous sommes dans la sphère théologique tout autre à bien des égards que la sphère purement religieuse, et qu’il s’agît, non d’impression mais de démonstration, non de sentiments où l’on se réfugie, mais d’arguments qui puissent satisfaire la discussion logique et motiver une adhésion raisonnée.
Que l’homme soit généralement conduit à Christ par l’épreuve de sa faiblesse, de sa misère, de sa culpabilité, par le besoin de pardon et de régénération qu’éveillent fa notion de la loi et l’attente du jugement, que l’expansion de la vie chrétienne, avec les vertus qu’elle inspire et les œuvres qu’elle produit, soit plus-puissante sur les masses que les démonstrations de la science, nous ne le contestons point. Les Vincent de Paul, les Howard, les Oberlin, sont les meilleurs des apologistes. Si le Christianisme peut se prouver, il doit surtout s’inoculer : il est une vie, plus encore qu’une doctrine, et j’attends plus du réveil des Eglises pour vaincre le scepticisme et le négativisme, que du travail des Académies. Je ne conteste pas non plus que les secrètes racines de la foi et de l’incrédulité soient communément dans les dispositions du cœur. (Jean 3.19 ; 7.21 ; Luc 16.31) Je ne conteste pas davantage, ainsi que je le disais tout à l’heure, le témoignage du Saint Esprit, cette vertu d’En haut qui incline vers la vérité aussi bien que vers la sainteté. A côté de la voie historique, qui me paraît toujours la plus directe et la plus sûre, je reconnais et la voie métaphysique, et la voie pratique, et la voie mystique. Elles peuvent toutes mener au sanctuaire, et y mènent plus ou moins, selon la disposition des esprits ; elles ont toutes leur part dans la grande évangélisation.
Tout ce qui attire vers l’Évangile la pensée spéculative, le sentiment religieux, l’intérêt social ; tout ce qui ravive ou raffermit le triple témoignage que lui rendent la raison, la conscience, l’expérience des peuples et des siècles ; tout ce qui lui fournît quelque nouvelle prise sur le monde, tout ce qui incline vers lui, par quelque côté, la science ou l’opinion (et c’est là le principal office de la preuve interne dans ses ramifications innombrables), tout cela est certes d’une inestimable valeur. Il n’est pas jusqu’à ces Christianismes philosophiques, où les dogmes et les faits divins sont rationalisés, volatilisés de tant de manières. qui ne servent d’attrait ou d’attache à bien des esprits, et qui n’amènent fréquemment, de l’adhésion du respect à la soumission de la foi. Le simple relèvement de la terminologie évangélique dans la philosophie de l’Absolu, a contribué puissamment au relèvement de la doctrine évangélique. Par de la l’argument rationnel et moral, dont s’occupe la théologie, il y a l’œuvre de l’argument politique et de l’argument esthétique lui-même ; il y a surtout celle de l’argument expérimental qui est de tous les états, et auquel il ne faut que l’éveil de la conscience, la conviction de péché, de justice et de jugement. L’être immortel en face de la loi divine et des rétributions futures, l’être qui se sent à quelque degré tel qu’il est devant le Saint des Saints, se prosterne de gratitude et d’adoration devant la voie de salut que lui ouvre l’Evangile ; il y trouve la vérité parce qu’il y trouve la vie, il y voit la réponse du Ciel à ses espérances, à ses craintes, à ses plus intimes pressentiments, et cette impression est pour lui comme une intuition qui équivaut à une démonstration. Au point de vue religieux, c’est là tout ; car tout ce qu’il y faut c’est la confiance et l’abandon de la foi, d’où naissent les renoncements et les dévouements du cœur. Mais est-ce tout aussi, au point de vue théologique ou apologétique ? Cela rend-il superflu la preuve proprement dite, comme on semble se le persuader ? Cela permet-il, en particulier, de se passer de l’argument surnaturel, de la démonstration d’esprit et de puissance, et de céder, sur ce point, aux répugnances du siècle ou aux réquisitoires d’une école dont les illusions égalent les bonnes intentions ?
Après ces explications, reprenons notre exposé, et revenons à la preuve morale ou expérimentale, à laquelle la direction que nous avons devant nous (l’École de la Conciliation, ou de la Science chrétienne, ou du Christianisme évangélique libéral), subordonne tout le reste.
Cette preuve a été présentée de bien des manières et sous bien des formes. En voici quelques exemples.
1° : On a dit que l’homme n’arrive à la foi que par la conviction de péché et par le désir de pardon et de régénération, que, par conséquent, c’est cette conviction, ce désir que l’apologétique doit s’attacher à éveiller au fond des cœurs. Faites apprécier et aimer la vérité, et elle sera reçue ; sans cela, elle ne sera ni recherchée, ni goûtée, et lors même qu’elle serait admise, elle resterait comme une lettre morte. C’est dans cet esprit, dit-on, que Pascal a écrit ses « Pensées », ce livre dont l’Ecole entière fait, en quelque sorte, son manuel et son code. Voici comment Vinet résume l’idée caractéristique et fondamentale de Pascal, en la teignant à une haute dose de son idée propre : « Il inaugura, ou plutôt il tira de l’Evangile, pour la produire à nos yeux sous la forme qui était propre à son génie et convenable à son temps, cette belle doctrine de la compréhension des vérités divines par le cœur, qui est la pensée dominante et la clef de son apologétique. Le cœur, l’intuition, la conscience intime de la vérité religieuse immédiatement saisie, comme le sont les principes premiers, thèse hardie et sublime qu’un plus grand que Pascal avait professée avant lui, dans cette mémorable injonction : Croyez à mes paroles, sinon, croyez à mes œuvres. La vérité a ses titres en elle-même, elle est sa preuve à elle-même, elle se démontre en se montrant, et le cœur est le miroir de la vérité… Il y a toujours une autorité, celle de la parole écrite ou du livre de Dieu… Mais quelque utilité qu’il puisse y avoir, dans un intérêt général, à ce que la science prouve à sa manière l’autorité du Livre, il suffit que le Livre ou la Parole existe, il suffit qu’une rencontre ait été ménagée entre la vérité et le cœur de l’hommea. »
a – Le Semeur », 10 juin 1846.
On pose donc en fait que la vérité chrétienne se légitime par sa propre évidence, qu’elle est saisie immédiatement comme les principes premiers, qu’il existe une harmonie préétablie entre la conscience et la Révélationb, qu’« il y a, dans l’âme humaine, un raccourci du Christianisme que la fidélité morale peut faire sortir de son obscurité…, que le Christianisme est en nous comme il est devant nous ; que l’un répond à l’autre et le complètec.
b – Revue de Strasbourg Foi et autorité ».
c – « Philosophie de la Liberté ». — (T. 1, p. 90).
2° On a dit également ; — (et cette exposition n’est qu’une autre forme de la précédente) — Il n’existe d’autre source réelle de la connaissance et de la certitude religieuse que notre vie en Dieu ou la vie de Dieu en nous. L’esprit de l’homme a une affinité naturelle avec la vérité, il la reconnaît par une aperception immédiate, dès qu’elle s’offre à ses regards et que le sens interne, qui seul perçoit le divin, s’est éveillé en lui. L’expérience intérieure est, en dernière analyse, le fondement de toute véritable foi ; c’est en elle que l’apologétique et la dogmatique doivent plonger leurs racines et puiser leur sève, c’est sur ce terrain seul qu’elles peuvent fleurir et fructifier de nouveau.
Ce n’est pas l’argumentation logique qui engendre la foi, c’est le Saint-Esprit. Lorsque, par son action sur nos cœurs, nous éprouvons la vertu vivifiante de la parole apostolique, nous nous sentons alors inclinés vers l’Evangile, dont le caractère divin se révèle à nous. Nous allons à Christ, parce que nous sommes attirés et enseignés par le Père (Jean 5.44-45) ; nous croyons, parce que nous avons vu (Jean 4.42), nous avons goûté la vérité, elle nous est connue non seulement par un raisonnement ou par un témoignage par une preuve métaphysique ou historique, mais par notre expérience personnelle. Le Christianisme étant un principe de vie, le fidèle se repose avec une pleine assurance, malgré les objections, sur le sentiment qu’il en a, comme l’homme s’appuie sur l’intuition ou sur l’observation, malgré les difficultés et les incertitudes que soulève le criticisme idéaliste ou sceptique.
3° On a dit encore : de même que dans le monde physique, nous remontons de génération en génération jusqu’au premier homme, et du premier homme au Créateur : de même, dans le monde moral, la réflexion nous conduit, de siècle en siècle, à la première communication de la vie spirituelle et céleste qui existe aujourd’hui au sein de l’humanité, et à l’intervention divine où cette vie prit nécessairement sa source, car ce fut une création nouvelle (2 Corinthiens 5.17). Là est la preuve de l’origine supérieure du Christianisme. Et, comme le même fait s’accomplit dans chaque conversion, il est sans cesse reproduit par l’expérience individuelle. Ceux-là n’ont besoin d’aucun témoignage étranger, ils ont en-eux-mêmes le témoignage de Dieu (1 Jean 5.10).
Ainsi, l’Evangile se légitime pour les croyants par ses effets sur leur cœur, pour les non-croyants par ses effets sur le monde, où il a produit l’Eglise, où il la maintient et l’étend incessamment. L’Evangile porte avec lui ses titres de crédibilité ; sa force régénératrice, voilà sa grande preuve, celle à laquelle les anciens en appelaient de préférence (Tertullien, Origène, etc.), celle qui rend la conviction des humbles si inébranlable et si active, celle qui fournit à la parole du missionnaire sa prise sur l’homme, quel qu’il soit, celle qui place la conscience chrétienne au-dessus des critiques de la science incrédule, celle qui donne à la foi la plénitude de sa vie, car la foi n’est ce qu’elle doit être, que lorsqu’elle règne sur le cœur aussi bien que sur l’entendement (Twesten, Néander, etc.).
Il y a certes du vrai, et beaucoup, dans cette argumentation ; mais il faudrait distinguer le côté extérieur, l’effet visible de l’Evangile sur le fidèle, sur l’Eglise, sur le monde, tous ces faits saisissables pour l’incrédule comme pour le croyant qui, tombant dans le domaine de l’observation et de l’histoire, se rangent parmi les moyens dont l’apologie générale a constamment fait usage ; et le côté intérieur, l’effet invisible de l’Evangile, cette impression secrète de sa divinité qui entraîne la raison, incline la conscience et le cœur, et qui constitue proprement la preuve expérimentale ou morale, telle qu’on la pose.
Il faudrait distinguer encore, dans les appuis de l’argumentation, le réel, le certain, de ce qui est plus ou moins hypothétique. Ainsi, l’affinité du divin de l’âme avec le divin de l’Evangile — la préexistence d’un Christianisme enveloppé dans l’intelligence ou la conscience humaine — l’assertion que les vérités chrétiennes, même les plus hautes et les plus mystérieuses, sont saisies immédiatement comme les vérités premières, etc., etc. Ces principes, posés axiomatiquement, auraient besoin d’être d’abord bien établis, exactement déterminés, puisqu’ils servent de charpente à la preuve. Or, il se trouverait la plupart du temps, je le crains, que, vrais en un certain sens et à un certain degré, ils ne le sont pas dans le sens et au degré qu’exige la déduction, et que le point sur lequel tout porte en définitive, est justement celui qui fait défaut. Ainsi, les correspondances du Christianisme avec notre état religieux et moral, — ce grand fait dans lequel vont se résoudre ou s’appuyer toutes les formes de l’argument, — ne sauraient être l’objet d’un doute ; mais elles ne disent rien, absolument rien de la réalité de l’intervention surnaturelle qu’il s’agit de constater ; elles n’en existeraient pas moins quand, au lieu d’une histoire, il n’y aurait là qu’une légende ou un mythe quand cette série de dispensations divines, qui constitue le fond substantiel et vital du Nouveau Testament, ne serait qu’un produit fantastique de l’esprit humain. L’argument suppose sans cesse ce qui est en question.
Cette preuve, ainsi définie, est, sous de nouvelles formes, celle dont nos anciens théologiens, dans leur controverse avec Rome, faisaient l’argument principal ou même l’argument unique de la divinité des Ecritures, et qu’ils nommaient le témoignage intérieur du Saint-Esprit, entendant par là une ferme persuasion de l’origine céleste et de la suprême autorité de la Bible, produite d’une manière surnaturelle par la Bible elle-même dans les âmes bien disposées…
L’idée actuelle est celle du xvie siècle, sous le costume du xixe. « Nous croyons que ces livres sont divins, dit la Confession de La Rochelle, non pas tant par le témoignage des hommes et la tradition de l’Eglise, que par le témoignage du Saint-Esprit. » Citons aussi quelques passages des chapitres 7 et 8 du Premier Livre de l’Institution de Calvin, où il est parlé des caractères par lesquels se démontre l’autorité de l’Ecriture : « L’Ecriture a de quoi se faire reconnaître, voire même d’un sentiment aussi notoire et infaillible comme ont les choses blanches et noires de montrer leur couleur, et les choses douces et amères de montrer leur saveur… même quand les plus savants et les plus habiles du monde se lèveraient à l’encontre, toutefois, sinon qu’ils fussent désespérément endurcis, on leur arrachera cette confession, qu’on voit par signes manifestes que c’est Dieu qui parle par l’Ecriture, et par conséquent, que la doctrine qui y est contenue est céleste… Nous lui soumettons notre jugement et notre intelligence comme à une chose élevée par-dessus la nécessité d’être jugée ; … parce que nous sommes très certains d’avoir en icelle la vérité inexpugnable… parce que nous sentons là une expresse vertu de la Divinité montrer sa vigueur, par laquelle nous sommes attirés et enflammés à obéir sciemment et volontairement, néanmoins avec plus grande fiance que de volonté ou science humaine. C’est donc une telle persuasion, laquelle ne requiert point de raison ; … finalement c’est un tel sentiment qu’il ne se peut engendrer que de révélation céleste. Je ne dis autre chose que ce que chaque fidèle expérimente en soi, sinon que les paroles sont beaucoup trop inférieures à la dignité de l’argument, et ne sont suffisantes que pour le bien expliquer. »
Du reste, les théologiens dont nous parlons ne contestent pas que leurs vues sur ce point soient celles de la Réformation ; ils le reconnaissent, au contraire, et se plaisent à faire ressortir cette conformité. A vrai dire même ils l’exagèrent, car l’argument actuel est loin d’être identique à l’argument ancien. Les Réformateurs croyaient à une action directe et surnaturelle de Dieu sur les âmes humbles ; c’est là ce qu’ils nommaient le témoignage du Saint-Esprit. Les théologiens modernes, sans nier cette action supérieure, n’en font pas le fond réel de leur preuve ; ce qu’ils relèvent, c’est l’affinité du divin qui, suivant eux, est actuellement dans l’âme, avec le divin qui est dans la Bible ; en d’autres termes, c’est l’harmonie secrète du sens intime avec l’enseignement évangélique. Les deux points de vue sont certes bien différents, malgré leur rapport.
Mais n’anticipons pas et résumons notre exposé. En admettant la distinction dont il s’agit, nous aurions trois ordres d’arguments au lieu de deux : l’argument historique, l’argument dogmatique ou rationnel, l’argument moral ou expérimental. Cette division paraît reçue en Allemagne, où elle est née de la double direction de la théologie scientifique, et elle s’acclimate de jour en jour parmi nous. Nous préférons nous tenir à la division ancienne qui n’établit que deux classes générales de preuves, les externes et les internes. Il nous semble que la preuve d’expérience ou de sentiment se range dans la vieille catégorie de l’argument interne, pour ce qu’elle a de positif et de démontrable, et que pour le reste, qui est tout individuel, clic ne peut faire partie de l’apologétique proprement dite.
Ceci ramène une observation qu’il importe d’éclaircir. On doit distinguer entre l’œuvre spéciale de l’apologétique et l’œuvre générale de la prédication ou de l’évangélisation, observation capitale qu’on ne fait pas assez. L’apologétique et la prédication veulent, sans doute, l’une et l’autre, attirer au Christianisme. Cependant, leur but immédiat est différent et leurs moyens le sont aussi. La prédication ayant pour objet la religion, le renouvellement et l’avancement spirituel, s’adressant surtout à la conscience et au cœur, l’argument moral est son fort ; elle s’attache moins à prouver dialectiquement la croyance chrétienne qu’à l’inspirer ; elle la greffe sur ces prédispositions instinctives par lesquelles l’homme tient au monde invisible, et qui sont comme les racines ou les semences de l’Evangile ; la conviction intellectuelle, quelque ferme qu’elle soit, ne suffit point à la religion, qui veut non seulement éclairer et persuader, mais saisir les affections, gagner la volonté et amener l’âme entière sous l’obéissance de Christ. Son but est la conversion. Elle peut y tendre par la démonstration logique, qu’elle emploie souvent, en effet ; mais elle y arrive d’ordinaire plus promptement et plus sûrement par l’éveil du sentiment religieux et moral, en particulier par la manifestation du péché, d’où sort, avec le besoin de rédemption, la valeur infinie de l’Evangile, dans lequel toutes les saintes aspirations du cœur trouvent une si haute et si pleine satisfaction. Et quand on est entré dans le sentier de la vie, quand on veille à s’y maintenir et à y progresser, la religion ne demande pas comment on y est venu ; on y est, c’est assez.
L’apologétique a en vue ceux qui cherchent et qui doutent, qui contestent ou qui nient, ceux qui, au dehors ou au dedans de l’enceinte sacrée, mettent en question la réalité de la Révélation chrétienne. Son office propre est de raffermir la foi dans l’Eglise, et de la légitimer devant la science et devant le monde : l’attestation du sentiment, cette sorte de divination du cœur, ne lui suffit point, il lui faut l’assentiment de la raisond. C’est aux attaques de l’incrédulité qu’elle répond, c’est à ses négations, et aux troubles qu’elles produisent, qu’elle veut parer. Mais il est évident qu’elle ne peut atteindre son but, qu’autant qu’elle part de principes ou de faits admis par ceux qu’elle veut convaincre ou désarmer. Les impressions secrètes et incommunicables du sens régénéré, les intuitions toutes personnelles de la conscience et de l’expérience chrétienne, ne peuvent conséquemment lui servir de prémisses ; elles ne seraient ni reconnues ni comprises par la plupart de ceux avec qui elle a affaire ; elles leur paraîtraient des chimères, des imaginations mystiques, des effets illusoires de l’exaltation, des songes d’illuminé ; et loin de servir à leur égard la cause en faveur de laquelle on les ferait déposer, elles pourraient la compromettre. En s’appuyant essentiellement sur des faits de cet ordre, l’apologète oublierait qu’il est placé vis-à-vis des chercheurs ou des douteurs ; il perdrait de vue son œuvre réelle en perdant de vue sa vraie position, car son office, son objet direct, redisons-le, est de dissiper les erreurs et les préventions qui éloignent du Christianisme, de déblayer les avenues du sanctuaire pour ceux de dehors. Il n’a plus rien à dire à ceux qui sont entrés et qui demeurent ; il les remet aux mains des ministres du temple. Là, sans doute, s’accomplissent des faits d’un haut intérêt, là s’ouvrent de nouvelles sources de lumière et de certitude ; là, la conviction devient expérimentale, en passant de la sphère de la connaissance dans la sphère de la vie. Mais ces mystères du sentiment chrétien ne se révèlent qu’aux initiés ; suivant une expression qu’affectionne la théologie nouvelle, cela ne se prouve qu’à qui l’éprouve. Sans doute, l’Evangile se légitime par sa vertu propre, à l’âme affaissée sous le sentiment de sa faiblesse et de sa misère dans la lutte contre le mal. Il se certifie surtout à l’âme qui a une fois goûté le don céleste et la puissance du siècle à venir. (Hébreux 6.4) Celui qui croit a le témoignage de Dieu en lui-même (1 Jean 5.10).
d – Cette partie de la théologie, aujourd’hui si capitale, serait sans motif si sa conviction de la divinité du Christianisme était universelle et ferme.
Mais cette démonstration ou cette illumination, toute de sentiment, échappe par cela même à la discussion logique ; elle est nulle et comme non avenue pour quiconque reste étranger aux impressions d’où elle émane, elle ne peut être invoquée avec lui ni contre lui.
La différence que nous cherchons à constater ressort, aux yeux les moins attentifs et les plus prévenus, d’une des grandes expériences de notre temps. En présence du scepticisme et de l’indifférentisme qu’ils rencontraient partout devant eux, bien des pasteurs ont cru devoir porter en chaire les preuves de la religion en général, et en particulier celles du Christianisme, et charger ainsi la prédication de l’œuvre de l’apologétique. Mais-ils n’ont pas tardé à sentir qu’ils faisaient fausse route et allaient à l’encontre de leur but. Ce n’est pas au milieu des prières et des espérances de la foi qu’on doit se prendre aux objections de l’incrédulité ; cette discussion, à cette place, fait peu de bien et peut faire beaucoup de mal. On a fini par comprendre que, s’il y a là un besoin de premier ordre auquel il devient urgent de satisfaire, il faut y pourvoir autrement. De ce sentiment et de cette épreuve est sortie l’institution des Conférences, qui s’impose comme une nécessité, sans qu’on soit encore bien au clair sur ce qu’elle doit êtree.
e – Voyez : Que doit prêcher le pasteur ? par P.-F. Jalaguier. Publ. posth. Montauban, 1896.
Rappelons que ce que nous discutons, ce n’est pas la légitimité de la preuve d’expérience ou de sentiment, c’est la portée qu’on lui attribue. La voie morale, indiquée dans cette parole de Jésus-Christ : Si quelqu’un veut faire la volonté, etc. (Jean 7.17), est la voie commune, elle est la grande route de la foi ; les sérieux disciples de la loi sont les vrais candidats de la grâce. Mais cela importe-t-il que l’argument moral soit au point de vue rationnel ce qu’il est au point de vue spirituel, ou, en d’autres termes, qu’il soit pour l’apologétique ce qu’il est pour la prédication ? Analysez le fait de conscience sur lequel il porte ; prenez ce fait tel qu’il est en réalité, sans plus ni moins. Que contient-il et que donne-t-il ? La notion générale de Dieu, de la Providence, de la vie future, de la sainte inviolabilité de la loi. Il peut donc légitimer le théisme chrétien. De plus, constatant notre état naturel de péché et l’avenir de rétribution qui nous attend, il peut incliner vers les doctrines spéciales de l’Evangile, il peut attirer et attacher à cette admirable sotériologie, où l’âme trouve au delà de ce qu’elle aurait osé espérer. Mais si on le laisse tel qu’il est en soi, si on n’y ajoute pas furtivement des éléments venus du dehors, si on ne confond pas, par un paralogisme très commun, les données de la conscience chrétienne avec celles de la conscience naturelle, c’est-à-dire si on ne le présuppose pas, va-t-il jusqu’à dévoiler et assurer le grand mystère de piété ? En tirerez-vous la certitude positive de cette étonnante dispensation ? En tirerez-vous l’incarnation du Fils de Dieu, sa mort expiatoire, sa rentrée dans les cieux, l’envoi de son Esprit, sa seconde venue pour le rétablissement de toutes choses, c’est-à-dire l’objet même de la foi et de l’espérance chrétiennes ? Evidemment non, et l’on devrait, ce me semble, en convenir. Ces faits divins ne s’établissent que comme des faits et par leur ordre spécial de preuves ; vous ne pouvez pas plus les certifier par un sentiment immédiat que par une notion a priori ; vous ne le pouvez pas plus par l’intuition que par la dialectique ; vous ne sauriez les induire d’aucune donnée de la conscience ou de la raison, parce qu’ils n’y sont point contenus. La conscience et la raison en constatent la merveilleuse convenance avec l’état de l’homme, elles n’en établissent pas la réalité objective, c’est-à-dire le point qui est en question. Pour maintenir la preuve expérimentale telle qu’on la fait, et la justifier logiquement, on a souvent assimilé le rapport de l’Evangile et du cœur humain, avec les rapports physiques sur lesquels la théologie naturelle établit un de ses arguments, le rapport de l’œil et de la lumière, par exemple, des organes de l’animal et du milieu où il doit vivre. On a affirmé que le premier de ces rapports révèle Dieu dans le Christianisme, comme le second le révèle dans la nature. Mais il y a entre les deux ordres de faits une différence capitale. Dans les prédispositions et les correspondances physiques, tout tient manifestement à un même plan, tout vient de la même main. L’œil étant donné, personne n’imaginera que l’homme ait ensuite créé la lumière pour l’adapter à son usage. Le créateur de l’œil est aussi le créateur de la lumière : nul doute n’est possible là-dessus, et c’est là-dessus que porte l’argument, il perdrait toute sa force, si vous lui enleviez cette base, ou si seulement vous l’ébranliez. Mais il n’en est pas de même de la corrélation de l’Evangile et de notre âme. L’Evangile a été donné aux hommes par des hommes, il a été donné en vue de ces besoins religieux et moraux auxquels il correspond. C’est à ces besoins que les autres cultes, qui se prétendent aussi révélés, ont voulu également satisfaire et qu’ils s’adaptent plus ou moins. De là le doute, qui s’élève souvent comme de lui-même et que, d’ailleurs, la critique historique et philosophique éveille, entretient et propage aujourd’hui en tant de sens. Le Christianisme ne peut-il pas avoir la même origine que ces cultes qui se disent et se croient venus du Ciel aussi bien que lui ? — Vous montrez, il est vrai, qu’aucun ne l’égale en élévation ni en profondeur, en pureté ni en puissance ; considération d’une haute valeur assurément, qui entraîne à bon droit vers lui. Mais c’est la preuve de sa supériorité relative, qui n’est point contestée, ce n’est pas l’attestation et la garantie formelle de sa vérité objective, qui est le point en question ; ce n’est pas non plus la constatation positive de sa divine réalité, à moins que vous n’éleviez vos prémisses au surnaturel, pour induire du divin démontré le divin indémontrable en lui-même. On peut montrer du surhumain, de l’extranaturel dans l’apparition du Christianisme, dans son contenu, dans son résultat, dans le caractère et le plan de son Fondateur, etc. Mais on passe alors sur le terrain de la preuve qu’on se figure avoir écartée, car c’est de la preuve historique.
« Pascal, répète-t-on de tous côtés, a trouvé par un trait de génie et de foi, la véritable apologie qui consiste à prouver l’accord réel et préexistant entre le Christianisme et les besoins éternels de l’âme ; et la nécessité d’y aboutir sous peine de périr misérablement »f, et pour se couvrir de son grand nom, on affirme qu’il a tout réduit, comme on le fait, à l’argument moral. Il est curieux de voir ces adversaires de l’autorité, faire de Pascal une autorité, une sorte d’oracle, à peu près ce que serait un Père de l’Eglise dans le catholicisme. Il est telles de ses paroles qu’ils ramènent incessamment, et par lesquelles ils se figurent tout éclairer et tout décider. Bien plus, c’est un Pascal quelque peu factice dont ils s’inspirent et s’étayent ; pour s’en faire un appui, ils le font à leur image ; pour qu’il soit ce qu’ils veulent, ils le supposent ce qu’ils sont. Le vrai Pascal serait, je crois, fort étonné et peu flatté de la gloire qu’ils lui attribuent. Ne rabattons rien des puissantes considérations par lesquelles il arrache l’homme à son indifférence et à sa torpeur religieuse, sous le sentiment combiné de ses misères et de ses grandeurs. Il y a là des vues aussi hautes que profondes, qu’on a toute raison de relever. Mais ce n’est qu’une partie, et, en réalité, que la partie préparatoire de l’œuvre de Pascal. C’est la fausser que de faire de cela son fort et son tout.
f – Revue Chrétienne, 1858, p. 685.
Pascal laisse au miracle, et surtout à la prophétie, la norme qui leur était alors universellement accordée. Il y voit les signes du Ciel, la démonstration d’esprit et de puissance. Il le dit dans les termes les plus exprès et à plusieurs reprises ; la place qu’il leur assigne dans l’ordre ascensionnel de son argumentation le rend évident ; et l’exposé qu’il lit de son plan à ses amis, et qui nous a été conservé, l’atteste de la manière la plus positive. Qu’il y ait, dans son livre, de nombreuses et remarquables assertions qui, prises seules et rigoureusement entendues, paraissent avoir la signification et la portée qu’on y attache, ce n’est pas douteux. Qu’il s’arrête plus au côté interne de l’apologie qu’il méditait, qu’à son côté externe, c’était naturel, puisqu’au premier égard il était créateur, tandis qu’au second il n’était qu’ordonnateur ; il est tout simple qu’il ait spécialement travaillé et relevé, dans ces premiers linéaments, les vues qui lui étaient propres. Mais l’importance qu’il réservait à l’argument miraculeux et prophétique reste en entierg. L’infirmer au nom de quelques déclarations détachées, qu’on pousse à outrance, c’est aller à l’encontre de sa pensée véritable et de son affirmation formelle ; c’est faire ce qu’on a fait par le même procédé, quand on l’a accusé d’avoir fondé le Christianisme sur le scepticisme, ou de vouloir abêtir l’homme pour le rendre croyant et dévot. Il faut se souvenir toujours, que les Pensées ne sont, au fond, que des notes, et qu’on doit les juger par une vue d’ensemble. Pascal déclinerait, si je ne me trompe, l’honneur qu’on veut lui faire, d’avoir inauguré ce qu’on nomme l’Apologétique du xixe siècle.
g – Cette affirmation fut trouvée malsonnante, quand je l’émis en face du courant qui emportait l’auditoire ; elle l’est déjà beaucoup moins. Je l’ai retrouvée dans M. Sainte-Beuve, qui n’est pas suspect, en lisant son Port-Royal (en 1861).
L’expérience montre, dit-on, que le sentiment religieux et moral, mis simplement en contact avec le Christianisme, produit fréquemment la conviction et la conversion. Sans doute, et Dieu en soit béni ! Le cœur bien disposé, l’âme travaillée par le besoin de pardon et de régénération, reçoit en bloc et d’emblée cet Evangile qui lui ouvre le trésor de ses grâces. Mais cette première et vive assurance, si confiante quand rien ne vient la troubler ni du dehors ni du dedans, devra, en bien des cas, se chercher un appui contre l’examen critique et sceptique, s’il se pose devant elle. Nous en avons mille exemples autour de nous, nous en avons peut-être fait l’épreuve sur nous-mêmes.
On insiste, et l’on nous demande comment nous expliquons la foi du peuple, cette foi souvent si ferme, si complète, si active, à côté même de l’incrédulité. Là, dit-on, le raisonnement n’est de rien ; non seulement cette nombreuse classe de croyants n’a pas discuté les preuves rationnelles ou historiques du Christianisme, mais elle les ignore, et serait hors d’état de les apprécier et de les entendre. Où ses convictions ont-elles donc leur principe et leur aliment ; où puisent-elles leur force, leur persistance, leur vitalité, si ce n’est dans une sorte d’intuition ou d’aperception immédiate ; si ce n’est dans les affinités secrètes de la doctrine évangélique avec les pressentiments de l’âme humaine ? — Nous ne nions point, répétons-le, cette divination spirituelle, cette démonstration expérimentale qui achève et supplée au besoin toutes les autres, pas plus que nous ne nions l’opération de la grâce. L’homme devant qui s’est posée la grande question : Que faire pour être sauvé ? s’appuie spontanément sur la parole de Jésus-Christ, parce qu’elle répond merveilleusement à cette question suprême en lui portant la lumière de la vie. Ce point d’attache est réel et certain. Mais est-il le seul, et peut-il l’être ? Est-ce là l’unique fondement de la foi du peuple lui-même ? A côté des voix intérieures, n’y a-t-il pas la tradition, n’y a-t-il pas la confiance ? Confiance dans l’Evangile qui, par ses propres caractères de vérité, se légitime à l’esprit et au cœur ; confiance dans les hommes éclairés et intègres qui se montrent les disciples dévoués de l’Evangile.
Or, dans l’Evangile ainsi reçu, le peuple ne sépare point la doctrine de l’histoire ; c’est, en fait, le surnaturel de l’histoire qui lui atteste le divin de la doctrine, c’est l’auréole miraculeuse qu’il contemple sur la vie du Sauveur et sur l’œuvre apostolique. On peut s’en convaincre immédiatement, par un moyen bien simple mais bien triste. Dites à un de ces humbles disciples des Ecritures, qu’il faut prendre garde de s’y lier et de s’y abandonner aveuglément, que le légendaire s’y mêle au vrai (surtout quant au surnaturel qui les remplit), que le merveilleux est aujourd’hui discrédite par la science. Mettez à cette insinuation toutes les précautions possibles ; et pour peu qu’elle soit comprise et admise, vous verrez ce qu’elle produira. Dieu préserve nos Eglises, de s’apercevoir qu’un grand nombre de leurs conducteurs se figurent assurer le fond vital du Christianisme, en laissant tomber, ou à peu près, le surnaturel historique ! Il en est de la religion comme de tout le reste ; elle est régie, plus qu’on ne se le figure, par la loi générale des croyances humaines. Le peuple croit parce que vous croyez, vous qui avez examiné ; et il croit que vous croyez, parce qu’il voit en quelque manière votre foi, dans votre espérance, dans votre force, dans votre félicité.
A tous les degrés de la vie sociale la croyance n’est guère que la confiance. Les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des personnes qui montent dans un train en ignorent le mécanisme ; elles ne se rendent compte ni de son mouvement, ni des forces qui le produisent et le règlent ; mais tout le monde autour d’elles se confie à ce moyen de transport, ceux qui l’ont construit ou qui le dirigent comme les autres, et elles s’y confient aussi. Pour un nombre infini de vérités, pour les vérités physiques et astronomiques, par exemple, les savants seuls se les démontrent à eux-mêmes ; les demi-savants, qui peuvent répéter leurs observations ou leurs calculs, se les démontrent à leur suite, et ils les font passer dans l’opinion, où les trouve la multitude qui les reçoit sur parole. Il en est de même de la religion, à beaucoup d’égards ; la croyance y est, comme ailleurs, de la confiance. De là les ravages que fait dans une Eglise le pasteur dont les convictions sont suspectées, alors même que son enseignement est irréprochable : de là le scepticisme qui gagne si rapidement les masses, quand il a infecté les classes supérieures. Si l’on cherchait la raison des états alternatifs d’indifférence et de ferveur que présente l’histoire de la chrétienté, on la trouverait, la plupart du temps, dans les oscillations de la science relativement à l’Evangile, et dans leur action sur le corps pastoral. (Déisme anglais à l’entrée du xviiie siècle. Rationalisme et Criticisme allemand).
L’alanguissement des dispositions et des œuvres chrétiennes, dont on se plaint aujourd’hui en tant de lieux, a là sa cause la plus profonde ; notre protestantisme a été frappé au cœur par ce mouvement critique et dogmatique qui est venu mettre en question son principe suprême, la divine autorité des Ecritures, qu’il plaçait à sa base comme incontestable et incontesté parmi les chrétiens. Les peuples entrent en suspicion de leurs croyances, quand ils voient leurs conducteurs eux-mêmes en ébranler ou en laisser ébranler l’antique fondement. On a beau dire que la question de la divinité du Christianisme ne saurait être liée, comme le veut le principe protestant, à celle de la divinité de l’Ecriture, parce que la question de l’Ecriture (authenticité, intégrité, inspiration), toujours au-dessus de la portée des masses, est aujourd’hui bouleversée, même pour les savants ; qu’il faut, en conséquence, à l’apologie, une voie plus directe, plus sûre que la voie historique, et que c’est la voie morale : cette assertion, si commune est sincère sans doute ; mais est-elle réfléchie ? a-t-elle la valeur qu’on y attache ? Un simple rapprochement peut le montrer. L’argument tenu en tant de lieux pour décisif n’est en fait, sous une autre forme et dans une autre direction, qu’un des vieux arguments du catholicisme. Le catholicisme, constatant les difficultés et les impossibilités du jugement individuel chez le peuple, ses incertitudes et ses erreurs chez les savants eux-mêmes, conclut de là que la vraie Eglise ne saurait être celle qui dit : examinez, et que c’est, dès lors, celle qui dit simplement : croyez (Fénelon, par exemple). Si l’argument porte dans un cas, il porte dans les deux ; car c’est le même principe diversement appliqué : vous vous en servez pour faire absolu le sentiment privé, le droit d’examen ; le catholicisme s’en sert pour le ruiner. Et ses raisons sont tout au moins aussi spécieuses que les vôtres. Gardons-nous de cette logique à outrance qui renverserait en mille cas l’ordre réel des choses, dans l’intérêt d’un système ou d’une idée préconçue !
Quand, pour légitimer la prédominance exclusive de l’argument moral, on dit que le développement des dispositions religieuses mène plus généralement au Christianisme que la dialectique, on proclame un fait que nous avons bien souvent relevé et que, par conséquent, nous sommes loin de contester.
Quand on dit que ce qui donne la conviction vivante du Christianisme, c’est l’expérience de ses effets intérieurs, on signale encore un fait constant.
Mais quand on étend ces faits jusqu’à soutenir qu’on ne vient au Christianisme que par la voie morale, on se jette dans une exagération manifeste, et l’on ente le faux sur le vrai. L’expérience et la réflexion prouvent qu’on arrive aussi par la voie logique (historique ou dogmatique), à tel point qu’à certaines époques (apologétique du xviiie siècle), elle est presque la seule suivie. L’ordre commun, l’ordre naturel et général est d’aller aux dispositions par les convictions, au cœur par l’intelligence. Instinctivement nous essayons de démontrer la vérité du Christianisme, là où nous voulons inoculer la vie chrétienne.
Quand on accuse l’apologétique ordinaire de ne pas donner la vie spirituelle, de ne faire que « des supranaturalistes aussi arides que le nom qu’ils portent, arbres sans fleurs et sans fruits, à peine revêtus de quelques feuilles jaunâtresh, » on oublie qu’elle n’est chargée que d’une partie de l’œuvre de l’Eglise, qu’il y a, aujourd’hui comme aux premiers temps, des emplois divers (Romains 12.6-8 ; 1 Corinthiens ch. 12.), et qu’il faut que, pendant que les uns s’occupent de ceux du dedans pour les faire avancer dans la voie de la régénération, d’autres s’occupent de ceux du dehors pour les y faire entrer. Du reste, ce reproche s’appliquerait à toutes les études théologiques et à fa morale, elle-même en tant que science, car elles n’ont pas pour but et pour effet immédiat, la vie spirituelle. L’apologétique a mission de vérifier, devant l’intelligence, l’anticipation du cœur ou de la conscience religieuse.
h – Tholuck « Guido et Julius »
On dit et l’on redit si bien que la preuve interne donne seule une foi réelle et vivante ; cette assertion est si répandue, si confiante, si accréditée, que bien des partisans de l’apologétique et de la dogmatique communes, s’y rangent ou y cèdent à divers degrés. Pourtant qu’a-t-elle de vrai, si l’on va au fond ? Ceci seulement, qu’opérant sur le contenu doctrinal et moral du Christianisme, elle en implique une connaissance plus ou moins développée, puisque c’est là-dessus qu’elle porte. Mais la connaissance n’est pas la foi, la connaissance n’est pas la vie. Qui ne l’a constaté chez les autres et en soi-même ? (Cette donnée de l’expérience individuelle et générale, si nettement marquée dans la vieille distinction entre la religion de tête et celle du cœur, est sans cesse relevée par la théologie nouvelle elle-même, dans sa polémique contre l’intellectualisme.)
L’assertion dont il s’agit, malgré la vogue qu’on lui a faite, n’est donc en réalité, qu’une prétention illusoire ; c’est un des leurres du moment. Prenez l’argument interne sous l’une de ses formes qui peut paraître le mieux légitimer l’assertion ; prenez, par exemple, ce qu’on nomme le sentiment du divin dans la personne de Jésus-Christ, comme dans son œuvre et dans sa parole ; supposez cette impression réellement et pleinement effective. Elle a fait connaître en Jésus-Christ le fils de Dieu, et dans son Evangile l’Evangile du salut. Mais est-ce la vie de la foi, cette vie cachée avec Christ, en Dieu qui constitue le Christianisme pratique ? est-ce la régénération ? En dernière analyse, la foi dérive de là, mais c’est au fond une conviction du même genre que celle que produit la preuve externe ; c’est la conversion de l’esprit qui appelle la conversion du cœur, qui en est ou qui peut en être la racine ou la source, mais qui ne la donne pas ipso facto. On a trouvé le Sauveur par la contemplation de sa grandeur morale, comme on le trouve ailleurs par la contemplation de sa puissance surnaturelle ; mais il reste à devenir une même plante avec lui, selon l’expression de saint Paul. Et cette œuvre de la prière, de la vigilance, de l’ascétique chrétienne qui porte de foi en foi et de sanctification en sanctification, est absolument la même, qu’on soit venu par la voie historique ou par la voie mystique.
Et, pour prendre un côté plus favorable encore à la prétention que nous avons à juger, supposez qu’on arrive au Christianisme, par l’étude de la vie spirituelle qu’il répand dans les âmes et dans le monde. Aura-t-on pour cela cette vie ? Ne faudra-t-il pas travailler à la former en soi, comme si l’on avait été gagné par un autre ordre d’arguments ? Si les sectateurs des nouvelles écoles en doutent, qu’ils consultent un peu leur expérience personnelle ; cette épreuve d’eux-mêmes leur apprendra ce qu’il en est.
Quand on finit par se retrancher dans ces singulières maximes ; « On arrive à la foi par la foi » ; « La religion étant un sentiment, le sentiment seul la donne et la développe… » « Voulez-vous-démontrer aux autres le Christianisme, soyez chrétiens d’abordi » ne devient-il pas toujours plus évident qu’on pousse le vrai jusqu’au faux ? Il y a là un fond réel sans doute. La foi naturelle réclame la foi révélée ; le Dieu de la conscience, le Dieu législateur et rémunérateur élève au Dieu sauveur de l’Evangile ; le théisme conséquent aboutit au Christianisme. Mais ce réel, on le dénature, on le compromet en l’exagérant. L’assertion axiomatique dans laquelle, on se réfugie livrerait la foi chrétienne aux attaques et aux railleries du monde, qui n’y verrait qu’un cercle et une nullité : un cercle, puisqu’on pose pour principe de la foi des effets internes que la foi doit produire elle-même ; une nullité, puisqu’à cette question : pourquoi croyez-vous ? on se contente de répondre qu’on croit parce qu’on sent que l’Evangile est vrai et divin, ce qui revient à dire qu’on croit parce qu’on croit. A cette réponse, si l’on s’y arrêtait réellement, la raison non prévenue, le simple sens commun ne se détournerait-il pas, voyant qu’on ne lui donne qu’un paralogisme au lieu de la preuve qu’il demande et qu’on lui promettait.
i – « Tholuck. » — Revue Chrétienne, passim », etc.
Il importe de bien distinguer, redisons-le, la genèse de la foi dans le cœur et la preuve de la foi devant l’intelligence. Que l’homme soit généralement conduit à Christ par le sentiment de sa misère et de sa faiblesse, par le besoin de pardon et de régénération inhérent à la conscience morale ; que l’expansion de la vie chrétienne, les vertus et les œuvres qu’elle inspire soient une évangélisation plus puissante que la discussion logique ou critique, encore une fois nous ne le contestons point, et nous ne contestons pas davantage la parfaite légitimité de la conviction toute personnelle qui en sort. Mais cela laisse entière la question que traite l’Apologétique : le Christianisme est-il une révélation ? l’intervention surnaturelle qui en fait le fond (Dieu en Christ réconciliant le monde avec soi) est-elle une réalité ? Si cette question ne s’élève pas, ou qu’elle soit emportée par la vivacité de l’impression religieuse, rien de mieux. Mais si elle surgit et qu’elle persiste, elle annule, aussi longtemps qu’elle n’est pas résolue, l’action du Christianisme en mettant en doute sa vérité. Il faut donc qu’elle soit discutée telle qu’elle se pose, c’est-à-dire devant l’intelligence par l’intelligence. Et voilà l’œuvre de l’apologétique, œuvre capitale assurément, puisqu’en dernier résultat le progrès de l’Evangile et son maintien en dépendent. L’Evangile tombe s’il ne se légitime pas sur ce terrain ; et il ne peut s’y établir et s’y défendre, par un simple renvoi à l’expérimentation ou à l’impression morale qui serait récusée.
Il faut se rappeler la différence de la théologie et de la religion, différence fondamentale, que les nouvelles écoles ont grand soin de relever ailleurs, et qu’elles oublient ici. Confondant ce qu’on devrait distinguer, on est, par cela même, inexact et injuste tout ensemble. Si l’œuvre de l’apologétique se mêle souvent à celle de la religion, soit parce que le Christianisme a ses racines dans les croyances natives de l’esprit et du cœur humain, soit parce que la religion a besoin, dans bien des cas, de s’appuyer sur les preuves du Christianisme, il n’en reste pas moins, qu’en thèse générale l’apologétique est proprement de la théologie, et que c’est à ce point de vue qu’on doit l’envisager et l’apprécier.
Rappelons encore le double sens du mot foi : il désigne, on le sait, et la simple conviction de la vérité chrétienne et l’élément rénovateur d’où sort la vie chrétienne ; il désigne et un état de l’esprit et un état du cœur. Or, c’est l’élément intellectuel de la foi qu’a immédiatement en vue l’apologétique : le lui reprocher, c’est méconnaître ce qu’elle est.
On voit combien diffèrent l’office propre de l’apologétique et celui de la prédication ou de l’évangélisation, quoique à bien des égards et en bien des cas elles paraissent s’identifier. L’une et l’autre travaillent également à mettre en évidence et en action ces principes supérieurs de notre nature, désignés sous l’expression générale de sentiment religieux et moral, cette impression mystérieuse des choses de Dieu et du ciel, que les préoccupations terrestres amortissent fréquemment, mais qui peut toujours se raviver. Et partout où ces dispositions, ces aspirations, ces tendances s’éveillent avec force, elles font passer du monde à Dieu. Les âmes qu’elles agitent s’attachent au Christianisme qui est là religion dans nos contrées, comme elles s’attacheraient ailleurs à d’autres cultes. L’apologétique et la prédication ont donc, alors, atteint leur but par la même voie. Oui ; mais c’est que le point qui les sépare ne s’est pas encore montré. Qu’une cause quelconque aille soulever l’incertitude chez ces hommes qui marchent par la foi ; qu’ils viennent à se demander si la Révélation chrétienne est une histoire ou une légende, et, pour tout réduire à l’article fondamental, si le Fils de Marie est véritablement le Fils de Dieu : dès lors, il faut que le résultat de la prédication soit raffermi par l’apologétique, sans quoi, il croule comme un édifice fondé sur le sable ; de même qu’il faut que le résultat purement intellectuel de l’apologétique soit vérifié par le renouvellement moral, sans quoi, il serait destitué de toute valeur salutaire. Cette simple observation ne rend-elle pas manifeste que la preuve expérimentale, qui domine dans la sphère religieuse, est insuffisante à elle seule dans la sphère théologique ?
Ne séparons pas ce que Dieu a joint.
Non seulement, la preuve de sentiment ne mérite pas, selon nous, le rang exclusif qu’on voudrait lui assigner, mais, sous plusieurs de ses formes, elle ne peut pas même entrer dans l’apologétique proprement dite. La plupart des considérations qu’on y invoque, malgré leur vérité et leur importance, ne seraient point à leur place dans la lutte contre l’incrédulité ; les faits internes sur lesquels on la fonde sont des signes pour ceux qui croient, non pour ceux qui ne croient point. Et c’est à ces derniers, il faut s’en souvenir, que s’adresse essentiellement l’apologétique ; avec eus, la preuve expérimentale serait une pétition de principe.
Quant aux autres éléments de cette preuve qu’on peut constater, même avec les personnes étrangères à la foi, tels que les faits individuels et sociaux qui manifestent la puissance céleste du Christianisme, ou ses mystérieux accords avec nos âmes, ils vont se classer naturellement, ou dans la partie dogmatique ou dans la partie historique de la preuve interne (1).
Après cette discussion, il reste une question aussi grave que controversée, à laquelle nous ayons touché plusieurs fois, mais qui se pose directement ici : c’est celle de l’importance respective des preuves internes et externes, de la place qu’il convient de leur assigner, de leur rôle et de leur emploi légitime. Faut-il procéder par la méthode historique ou par la méthode rationnelle et morale ; juger le système religieux qui s’annonce comme une révélation, par ses titres formels de crédibilité, ses attestations, ses marques, ses garanties spéciales, ou par la confrontation de ses doctrines avec les données de la conscience et de la raison ; en d’autres termes, faut-il nous assurer d’abord si Dieu a parlé, pour nous soumettre ensuite à ce qu’il a dit, ou examiner ce qu’il est censé avoir dit, pour nous assurer s’il a réellement parlé ?
Sur cette question nous nous retrouvons en face des deux Opinions extrêmes. Ici, les preuves externes sont conspuées et rejetées ; là, les preuves internes : ici on veut tout résoudre par la spéculation ou l’intuition ; là, par L’observation ; ici, par le témoignage du dedans ; là, par le témoignage du dehors. On s’accuse mutuellement de mettre en péril la foi, en l’appuyant d’un côté sur des principes illusoires, plus propres à l’ébranler qu’à l’affermir, de l’autre sur des faits stériles, qui ne peuvent ni l’inspirer, ni l’alimenter. On se reproche des deux parts de donner à la vérité des bases insuffisantes ou incertaines. Il vaut la peine de s’arrêter quelques instants devant une discussion qui touche aux fondements mêmes du Christianisme.
Nous ne pouvons qu’être frappés d’abord du contraste que présentent à cet égard l’Angleterre et l’Allemagne. En Angleterre domine la preuve externe : c’est celle à laquelle la masse des théologiens et des apologistes accordent le plus de confiance, dont ils font le plus d’usage, qu’ils placent en première ligne et regardent au fond comme la seule décisive. Là, la méthode a posteriori l’emporte universellement sur la méthode a priori ; on aime mieux prendre pour point de départ les faits, que les principes. Cette marche tient tellement aux idées générales, qu’elle marque de son empreinte la dogmatique tout entière, et qu’elle est suivie, à beaucoup d’égards, par les unitaires eux-mêmes, vrais rationalistes anglais, chez lesquels on devrait peu s’attendre à la rencontrer. Elle règne sur presque toutes les branches de la science, dans ce pays qui incline si fort vers le positif ; la théologie et la philosophie y sont essentiellement inductives.
L’Allemagne nous offre, depuis la fin du dernier siècle, un caractère et un esprit tout opposés. Là on en appelle de préférence à la preuve interne. Le rationalisme est vite arrivé à la poser comme l’unique base de son apologétique ; il y était logiquement forcé, puisqu’il n’admettait pas les faits sur lesquels la preuve externe repose. N’étant qu’une philosophie revêtue des formules évangéliques, il devait nécessairement adopter le principe et le langage de la philosophie vis-à-vis du Christianisme. Or la philosophie a toujours dit aux défenseurs de l’Evangile : donnez-nous une religion rationnelle dans ses preuves, aussi bien que dans ses doctrines. « Il y a deux méthodes pour établir un système religieux, disait l’ancien Globea. On peut invoquer à l’appui du dogme l’autorité de la Révélation, ou démontrer le dogme par lui-même. De là deux espèces de théologies, la théologie naturelle ou philosophique et la théologie sacerdotale. Qu’il serait beau le rôle du prêtre qui, sortant de la vieille route du sacerdoce, n’attachant plus la certitude de sa foi à la certitude des événements rapportés dans les livres sacrés, cessant de parler des miracles à des hommes qui n’y croient plus, saurait se borner à exposer et à prouver rationnellement les vérités chrétiennes !… Nos esprits du xixe siècle ne sauraient se plier à recevoir la vérité par tradition ; c’est, pour eux, comme leur nature de juger par eux-mêmes, avant de croire… Quant aux miracles, alors même qu’ils les croiraient, ils n’y verraient qu’une preuve indirecte et insuffisante à leur intelligence, qui exige que la vérité se fasse reconnaître à son propre éclat. Que les hommes qui prétendent accomplir la restauration du Christianisme, sachent donc voir que, pour le succès de leur cause, le champ de bataille est mal placé. Ils établissent la certitude de quelques faits historiques, et se disent les vengeurs de la religion : on leur répond par des plaisanteries et des doutes… Les vérités chrétiennes seul objet du combat, n’en seraient pas mieux démontrées, quand l’histoire religieuse serait aussi éclatante d’évidence, qu’elle est incertaine et obscure. Ce qui constitue la religion chrétienne, ce sont les lumières qu’elle nous donne sur les principes de la morale, l’origine et la fin de l’homme et du monde, leurs rapports avec Dieu, leur destinée, et non pas certains événements merveilleux qui n’enseignent aucune vérité, ne contiennent aucune doctrine… Qu’une séparation profonde soit donc faite entre la doctrine et l’histoire : que sur l’histoire, qui jamais ne pourra être éclairée, soit jeté un voile pour terminer tous les différends, et ne plus laisser de cause aux oppositions mal fondées. Le système moral et théologique que contient le Christianisme, c’est le navire qu’il faut sauver du naufrage. »
a – Tome II, n° 183.
La philosophie a ses raisons pour parler ainsi ; elle obtiendrait par composition ce qu’elle a essayé dans tous les temps, mais en vain, d’emporter de vive force ; l’abandon des miracles entraînerait nécessairement celui des mystères, car il emporterait celui de la Révélation, la Révélation étant le miracle qu’attestent les autres, et c’est bien ainsi qu’on l’entend. Le prêtre qui, suivant la marche qu’on lui trace, répudierait l’histoire du Christianisme, pour n’en retenir que la doctrine, devrait commencer, en bonne logique, par renoncer à la moitié de sa foi que la raison ne saurait légitimer par ses propres principes ; et autant vaudrait presque qu’il renonçât aussi à sa mission, car quelle action lui resterait-il sur les peuples ? sa voix ne s’adresserait plus qu’aux philosophes, qui trouveraient peut-être bientôt qu’ils peuvent, à la rigueur, se passer de lui.
Il était tout simple que le rationalisme, ayant à bien des égards les mêmes vues que la philosophie, adoptât la même opinion sur l’apologétique et la dogmatique chrétiennes. Aussi n’y a-t-il pas manqué. Au milieu des innombrables modifications qu’il a subies jusqu’à nos jours, il a toujours hautement préconisé la méthode et la preuve internes. Il devait le faire. La preuve externe ne pouvait lui aller, d’abord parce qu’elle est la colonne du vieil édifice qu’il voulait abattre, ensuite parce qu’elle repose sur des faits extranaturels qu’il était résolu à ne point admettre, enfin, parce que toutes les philosophies, dont il a été le produit ou l’expression théologique, ont nettement posé à leur base que la vérité doit se prouver par elle-même, toute philosophie ayant pour caractère propre de ne reconnaître que les principes de la raison ou de la conscience.
Mais le rationalisme n’a pas été seul à tenir peu de compte de la méthode et de la preuve historiques ; le supranaturalisme l’a généralement suivi dans celle voie. C’est ce qu’il importe de noter, car c’est de l’opinion et de l’argumentation supranaturalistes que nous nous occupons surtout en ce moment. Dans une multitude d’écrits publiés à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, dans presque tous les écrits récents, lors même qu’on ne met point en doute que le Christianisme soit une révélation immédiate et surnaturelle, on se montre embarrassé des prophéties et des miracles ; on préférerait évidemment n’en pas trouver dans la Bible ; on s’efforce d’en diminuer le nombre et de les couvrir d’une espèce de voile officieux ; au lieu de les invoquer nettement et fermement, pour y appuyer les croyances religieuses, on cherche à excuser, par les idées du temps et en particulier par les opinions judaïques (1 Corinthiens 1.22), l’emploi qu’en ont fait les fondateurs de l’Eglise ; on n’y voit pour la foi qu’une base insuffisante, dont la science actuelle ne saurait se contenter et sur laquelle il ne faut pas faire trop de fond. Ammon, par exemple, ne nie pas positivement les faits miraculeux et prophétiques, mais il élève tout à l’en tour un nuage de difficultés et de doutes ; s’il consent à conserver la preuve qui en sort, c’est seulement comme auxiliaire, comme essentielle au peuple, comme rendant l’action de la Providence plus sensible à certains esprits, même de notre époque ; il veut qu’on s’en serve comme d’un éclair, d’un tonnerre, et non comme d’une grêle (iis utamur tanquam fulmine, non ut grandine) ; il fait de l’accord de la doctrine chrétienne avec la raison, l’argument suprême, et ne reconnaît en réalité que la preuve interne ou dogmatiqueb.
b – Summa theologiæ christianæ particula II.
Des supranaturalistes beaucoup plus prononcés qu’Ammon,émettent des opinions semblables. Ainsi, Morus dit dans son Epitomec, en parlant des miracles : « Non autem sunt argumenta, veritatem propositionum ipsarum confirmantia ; quæ veritas per se, etsi nulla miracula facta essent, stat, et ab aliis argumentis pendet. » Nous avons vu que Tholuck et Twesten font aussi fort peu de cas des preuves historiques. L’Ecole orthodoxe, dans la plupart de ses nuances, si ce n’est dans toutes, fait volontiers chorus sur ce point avec les écoles rationalistes. Sans aller jusqu’à déclarer les miracles impossibles ou nuls, elle répète avec Schleiermacher et depuis lui « qu’ils ne sont des signes que pour les croyants. » C’est sur l’argument moral ou sur l’argument rationnel, c’est-à-dire toujours sur l’argument interne, qu’elle base essentiellement le Christianisme.
c – Prolegomena, sect. IV. § 21.
Cette manière de voir et de procéder s’est tellement accréditée et répandue en Allemagne depuis la dernière moitié du xviiie siècle, qu’elle a passé de la théologie scientifique dans la théologie populaire et qu’elle se fait jour jusque dans la prédicationd.
d – Ces idées se répandent parmi nous, à mesure que le mouvement allemand nous envahit.
cette divergence de vues, cette diversité de méthodes, est un fait bien remarquable. On abaisse et l’on déprécie d’un côté, ce qu’on élève et qu’on exalte le plus de l’autre. On va jusqu’à l’opposition la plus tranchée ; là on déclare vains ou insuffisants les arguments qu’on considère ici comme les seuls décisifs et les seuls solides. Tandis qu’un grand nombre de théologiens veulent que le Christianisme se démontre par lui-même, et se légitime à l’intelligence et au cœur par sa lumière, sa vertu, son efficacité intrinsèque ; d’autres théologiens soutiennent que cette marche est improductive, irrationnelle, funeste ; et des deux parts on se renvoie le reproche de mettre en péril la science et la foi. Nous avons nommé quelques défenseurs de la première opinion : parmi les plus illustres représentants de la seconde, nous pouvons citer Chalmers qui se fonde : 1° sur l’incompétence de la raison à juger des voies divines et des faits du monde invisible ; 2° sur l’exemple des premiers chrétiens ; 3° sur les dangers de la méthode rationnellee.
e – « Preuve et autorité de la Révélation chrétienne. » (Chap. VIII )
Cette opposition, si étrange au premier abord, peut avoir bien des causes. Elle tient à la lutte des deux principes d’autorité et d’examen, qui sera sans doute éternelle dans la science comme dans l’Eglise ; le système qui fait prédominer la preuve externe, donne plus à l’autorité ; celui qui fait prédominer la preuve interne, donne plus à l’examen. Cette opposition tient, sous certains rapports, à la nature de l’homme, ou au moins à sa condition présente. L’homme porte en lui les mystérieux éléments d’une existence supérieure, mais dans un tel état de désordre qu’ils ne semblent être que des restes, des fragments brisés, et qu’ils forment les plus étonnants contrastes : lumière et ténèbres, vérité et erreur, conscience et convoitise, désir du bien et servitude de la corruption, aspiration vers le Ciel et chute constante vers la terre, extrême besoin de résoudre les grandes questions de son origine, de sa nature, de sa destinée, efforts sans fin pour y parvenir, travaux immenses que trompe toujours le résultat et que soutient toujours l’espoir du succès, etc., etc. Il y a là deux faces, deux vues de l’homme, et, selon qu’on s’attachera spécialement à l’une ou à l’autre, au lieu de les embrasser ensemble, on se confiera plus ou moins à la raison, parce qu’on sera plus ou moins frappé de sa force ou de sa faiblesse. Mais l’opposition signalée tient surtout à sa double marche que l’esprit est libre de suivre dans la plupart de ses recherches. Il peut procéder par l’intuition ou par l’induction, s’appuyer sur la spéculation ou sur l’expérience, partir des principes ou des faits : de là deux méthodes bien distinctes ; de là les deux ordres de preuves, objets de notre examen.
Cette préférence accordée à l’une des deux méthodes, et par suite à l’une des deux classes de preuves, peut avoir sa cause ou dans les dispositions purement individuelles ou dans l’esprit du temps et du pays, dans les idées générales d’une époque ou d’une contrée particulière. Il est des hommes plus confiants que les autres dans les lumières et les forces de l’intelligence, accoutumés à marcher par la vue plus que par la foi, qui ne veulent croire qu’autant qu’ils comprennent à quelque degré, n’admettant pas qu’on puisse poser des limites à la science, et la réduire à n’être, sur bien des points, qu’une croyance ; ceux là ont besoin que les vérités révélées se légitiment par elles-mêmes à leur esprit, au moins dans une certaine mesure ; les preuves externes ne leur suffisent pas. Le fait (le οτι) n’est point assez pour eux, ils en demandent la raison (le διοτι). D’autres, au contraire, frappés des bornes de l’esprit humain, surtout dans les matières religieuses, demandent avant toutes choses des signes positifs de l’intervention divine ; ils s’attachent spécialement à la vérification des pouvoirs de l’envoyé céleste, à l’examen de ses lettres de créance. Ces différentes dispositions se manifestent à côté l’une de l’autre, chez des penseurs distingués, chez des chrétiens pleins de foi et de vie. Pendant que Chalmers se prononce si fortement en faveur de la preuve externe, Erskine place la preuve interne en première ligne, et son traducteurf, dans une intéressante préface, se range à son avis, quoique ayant vécu au milieu d’une société chrétienne où régnaient des vues contraires.
f – Mme la Duchesse de Broglie.
Mais cette préférence vient ordinairement des idées dominantes, des tendances générales, du courant intellectuel de l’époque. En Angleterre, règne la philosophie d’induction, l’esprit positif, l’observation et les faits : en Allemagne, la philosophie idéaliste, l’esprit spéculatif, l’intuition et la dialectique. Il est dès lors tout simple que la théologie s’attache, dans les deux pays, à la méthode qui y régit la marche de la science. Avant l’évolution philosophique que vient d’éprouver l’Allemagne, l’apologétique et la dogmatique y étaient tout aussi positives qu’en Angleterre, et peut-être plus.
[J’ai eu moi-même, pendant un temps, à combattre l’extrême de la tendance que je représente aujourd’hui. L’objectivisme régnait alors souverainement, maintenant c’est le subjectivisme, venu d’Outre-Rhin, où il a naturellement et successivement passé de la haute métaphysique à la théologie. Il a bien fallu se porter sur le terrain d’où partaient les attaques, et faire usage des seuls arguments que l’on consentit à écouter. Ce subjectivisme s’impose à nous d’année en année, mais comme une plante étrangère, qui, ne trouvant pas sur notre sol des conditions bien favorables, ne s’y acclimate que lentement.]
Les deux ordres de preuves sont légitimes et nécessaires. Loin de s’exclure mutuellement, ils doivent, au contraire, marcher main à main, là où ils sont également applicables, et ils le sont à peu près partout. Leur séparation les affaiblit et les expose à, de grands écarts ; leur réunion fait leur sûreté et leur force. La masse des théologiens les a constamment employés ensemble ; et, ici encore, nous trouvons que les vues incomplètes, les tendances exclusives, les opinions extrêmes sont erronées et périlleuses.
Les deux méthodes se démontreraient, au besoin, par le simple fait de leur persistance invincible et de leur empire successif. On a eu beau faire, elles ont toujours résisté aux attaques des partis et survécu à leurs défaites, parce qu’elles ont leurs racines dans notre constitution elle-même. Elles tiennent à l’existence simultanée de données a priori et de données a posteriori dans l’esprit humain ; fait capital, dont la science ne nous paraît pas, jusqu’à présent, avoir tenu assez de compte.
La preuve interne est en principe, si ce n’est toujours en réalité, l’application des données a priori, qu’elle fait prédominer quand elle ne les emploie pas seules ; la preuve externe est l’application des données a posteriori. Et comme il se rencontre des données de ces deux sortes dans les premiers actes de la pensée ; comme, dès l’origine, l’intuition et l’observation s’éveillent, s’éclairent, se fécondent l’une l’autre ; comme, d’un autre côté, il y a une relation intime et une action réciproque entre les deux ordres de données, il suit de là que les deux méthodes doivent conserver entre elles un semblable rapport, pour être vraiment efficaces.
La légitimité des deux preuves, qui sort ainsi de la nature des choses, se confirme encore de mille manières par la réflexion et l’expérience commune.
La méthode ou la preuve rationnelle, considérée en elle-même et en dehors des applications extrêmes qu’on en a faites, est évidemment autorisée dans la dogmatique par les tendances naturelles de l’esprit humain, qui ne peut s’empêcher de comparer les doctrines révélées avec les données de la conscience et de la raison, avec les vérités premières, les croyances instinctives, les notions universelles, ou même avec les opinions accréditées de chaque époque, car il ne saurait, malgré l’axiome de la Renaissance, admettre comme vrai en théologie ce qu’il juge faux en philosophie, — par l’emploi qu’en a toujours fait l’Eglise, — par l’exemple de Jésus-Christ et des apôtres (Jean 7.17 ; 1 Corinthiens 10.15 ; 2 Corinthiens 4.3 ; 1 Thessaloniciens 5.10, 21 ; Philippiens 4.8), — enfin par sa nécessité. Cette méthode, quand elle se renferme dans ses bornes légitimes, est certainement bonne, utile, et, sous plusieurs rapports, indispensable. Elle l’est, pour dissiper le nuage de préventions et d’erreurs qui voile à tant de gens la vérité du Christianisme, qui leur en ferme les avenues, et qui a presque toujours sa cause dans quelque prétendu principe qu’il faut renverser ou rectifier ; elle l’est, pour beaucoup d’esprits qui, d’après leurs dispositions ou leurs habitudes, ne peuvent croire s’ils ne voient, au moins jusqu’à un certain degré, le dedans des choses ; elle l’est, a quelques égards pour tous les hommes, car nul ne pourrait admettre comme révélé ce qui lui paraîtrait contraire aux notions générales de vérité et de justice ; (le mot de Tertullien « Credo quia absurdum » n’est qu’une pieuse exagération) ; elle l’est, surtout à notre époque, pour cette multitude de personnes qui ne sont pas immédiatement prenables à la preuve historique, soit qu’elles regardent a priori les miracles comme impossibles, soit qu’elles se figurent que diverses doctrines de l’Evangile se trouvent en opposition avec les résultats de la science, les principes de la vraie liberté, le bien-être et le progrès social, etc. Dans tous ces cas et dans mille autres, la manifestation du côté rationnel du Christianisme, de son action et de sa tendance salutaire, devient un besoin et un devoir. C’est par ce travail qu’il faut déblayer l’entrée du sanctuaire et préparer les âmes à la foi ; c’est par cette route que bien des gens y arrivent aujourd’hui. Et cette méthode repose sur une base incontestable, savoir, les données de la conscience, les idées que nous pouvons nous former de Dieu par l’étude du monde et de l’homme, les vérités de la religion naturelle.
Il serait inutile, je crois, malgré les préventions du moment, de s’arrêter à établir la légitimité de la preuve externe. Dieu l’a employée sous !es deux économies, — Jésus-Christ et les apôtres en ont constamment fait usage. — L’Eglise de tous les temps s’en est servie de préférence et en a fait le principal boulevard de la foi.
Quant aux considérations aprioristiques, au moyen desquelles on prétend démontrer l’impossibilité des actes extranaturels qui lui servent de fondement, il suffit ici d’une réponse : les raisonnements ne valent pas contre les faits.
Quant au défaut d’évidence ou de certitude qu’on lui reproche, sur quoi le fonde-t-on, si les miracles sont avérés ? Nous pouvons attendre qu’on nous le dise…
En dernier résultat, les deux méthodes sont légitimes et les deux preuves le sont aussi.
S’il fallait nous prononcer sur leur valeur respective, nous assignerions la priorité d’ordre à la preuve interne et la priorité de rang à la preuve externe.
La première, sous ses diverses formes (spéculative, intuitive, expérimentale), sert à la défense et à la confirmation de l’Evangile, plutôt qu’à sa démonstration proprement dite ; elle sert à le justifier plutôt qu’à l’établir. Elle a essentiellement pour but, de relier incessamment le Christianisme à la direction changeante des esprits, de dissiper les préventions que lui opposent le monde et la science, de faire ressortir, dans son essence comme dans son action, des indices de son origine supérieure, et de disposer ainsi en faveur de cette doctrine ou de cette dispensation céleste, qu’on ne repousse que pour l’avoir méconnue. La philosophie religieuse, qui fournit à l’argumentation interne ses prémisses générales, soit morales, soit rationnelles, mène à l’entrée du temple de la foi, elle n’y introduit point ; elle peut en pressentir les mystères, elle ne saurait les pénétrer (les Anges eux-mêmes l’essayent en vain). Elle prépare et annonce la preuve de la Révélation, plutôt qu’elle ne la donne. Si elle paraît mener et mène souvent plus loin, c’est, nous le montrerons plus tard, qu’elle s’appuie déjà sur un autre principe que le sien ; c’est qu’elle a touché d’une ou d’autre manière au fondement surnaturel dont elle croit se passer.
Voilà, ce nous semble, le véritable usage de la preuve interne. De là son intérêt et son importance dans l’état actuel des esprits, où tant de préventions éloignent de l’Evangile, où la science est dominée, d’un côté par un subjectivisme idéaliste ou mystique qui veut tout tirer de son propre fond ; de l’autre par un objectivisme ou un positivisme matérialiste, qui finit par ne croire qu’à ce qui se voit et se touche. Il y a là une masse de préjugés hostiles qu’il faut abattre ; et c’est l’œuvre de la philosophie du Christianisme ; c’est le champ propre de la preuve interne, dialectique et expérimentale. Ajoutons, qu’après avoir déblayé le terrain devant la preuve directe, elle en peut confirmer les résultats par la lumière qu’elle leur prête, par les points d’attache qu’elle leur donne dans l’intelligence ou la conscience humaine, par les correspondances qu’elle signale entre le fond le plus mystérieux de l’Evangile et le fond vivant, de notre âme. De préparatoire, elle devient alors complémentaire. Elle l’est dans sa partie dogmatique, lorsqu’elle amène quelque donnée psychologique ou historique à rendre hommage à l’idée biblique (ainsi sur l’Expiation, les postulats de la conscience religieuse et morale, l’antique rite du sacrifice propitiatoire) ; elle l’est surtout par sa partie expérimentale qui, unissant le sentiment au raisonnement ; l’épreuve à la preuve, les dispositions du cœur à celles de la réflexion, fait passer la croyance dans la sphère de la vie, et la transforme, pour ainsi dire, en vue, en la transformant en foi.
Du reste, quand les deux preuves sont également admises, il importe peu qu’on commence par celle-ci ou par celle-là. Cela dépend des dispositions personnelles de l’apologète, ou du but spécial qu’il se propose, ou des idées qui règnent autour de lui, et dans lesquelles il doit nécessairement prendre son point de départ. (Au xviiie siècle, on faisait d’ordinaire la preuve interne complémentaire, autant et plus que préparatoire. Cette marche était conforme à l’esprit de cette époque qui, plaçant la science sous l’empire de la méthode objective, permettait d’aborder d’emblée les faits de l’ordre exceptionnel où l’on s’accordait à voir la vraie démonstration du Christianisme). Les tendances actuelles me paraissent exiger qu’on porte en première ligne les considérations métaphysiques, politiques, morales, les seules auxquelles le siècle prête immédiatement attention.
On pourrait confondre ce point de vue avec celui de la partie orthodoxe des nouvelles écoles ; car ce qu’elle veut, c’est aussi que la preuve externe ne vienne qu’après la preuve interne, selon sa maxime déjà citée, que les miracles ne sont signes que pour les croyants. Mais il existe entre les deux points de vue cette différence capitale, que là on donne à la preuve interne et la priorité d’ordre et la priorité de rang, qu’on en fait la preuve principale si ce n’est la preuve unique, conservant l’autre plus par respect que par conviction, parce que le Christianisme l’impose et non parce qu’il y repose. Or, c’est justement l’inverse pour nous.
On exagère la portée de la méthode ou de la preuve interne dans ses diverses directions, on l’enlève à son office propre, on la jette dans une voie semée d’écueils quand, lui attribuant une suprématie absolue, on veut qu’elle domine la méthode et la preuve historique jusqu’à la supplanter. On oublie qu’elle ne forme point le corps de bataille dans le combat de la foi. Cette place appartient aux arguments tirés de l’ordre divin, où le Christianisme a ses origines et ses garanties ; ils l’ont toujours occupée, elle leur restera, nous le croyons, quoi qu’on fasse pour la leur ravir. S’ils la perdent un instant, ils la reprendront l’instant d’après.
La méthode qui base sur le surnaturel des faits le surnaturel du dogme, a sa raison dans la nature même du Christianisme, révélation du ciel qu’attestent les signes du ciel. Aussi, ne craignons-nous pas d’affirmer, malgré les préventions ou les prétentions du moment, que cette méthode est en réalité la plus sage, la plus directe, et par cela même la plus rationnelle, dans le vrai sens de ce mot, car la raison réclame qu’on applique à chaque ordre spécial de vérités son ordre spécial de preuves. Si l’authenticité des documents sacrés, qu’implique la méthode historique, a été compromise dans la tourmente que nous traversons, elle se retrouve et se redresse de jour en jour sous les ruines apparentes dont on l’avait recouverte. Il était impossible, en effet, que l’Eglise fût tombée, à l’endroit de ses Livres saints, dans la déception, dirai-je, ou la duperie que lui supposent les théories négatives. Dès lors, l’antique fondement reste assuré et l’édifice peut et doit, s’y appuyer toujours.
Je n’ignore pas avec quelle superbe sévérité l’esprit du temps juge un point de vue qu’il déclare décidément dépassé. Mais regardons aux faits par delà ces entraînements de l’opinion. Une fois reconnue l’origine apostolique des livres du Nouveau Testament, — ou si l’on veut, des seuls homologoumènes, — par conséquent leur crédibilité générale, (point que ne nous contestent guère les écoles supranaturalistes avec lesquelles nous discutons), la vieille marche historique se légitime d’elle-même. Elle est la plus sage. Si, en suscitant les hommes qui se disent ses envoyés, Dieu leur a donné de quoi se légitimer, par des actes d’une puissance et d’une science surhumaines, destinés à certifier la révélation, que prescrit la sagesse ? que recommandent et le sens religieux et le sens commun ? Est-ce de juger leur parole, de la faire comparaître à notre tribunal, pour décider en dernier ressort, avec notre esprit borné et notre cœur corrompu, si elle est acceptable ou non, sans tenir compte des manifestations et des garanties célestes qui la sanctionnent ? N’est-ce pas plutôt d’examiner attentivement ses titres supérieurs de crédibilité, et, si nous les trouvons authentiques, de nous incliner devant le message d’En haut ? — Ce qui ne nous empêche certes, nullement, d’en sonder le contenu doctrinal et moral, car si la vérité qu’il nous porte peut, à bien des égards, dépasser nos conceptions, elle est cependant aussi, à bien des égards, appréciable par ses points de rencontre avec nos notions naturelles du vrai et du bien : à nous révélée et donnée pour nous, elle doit se trouver en rapport par mille côtés avec les besoins de notre âme, les vœux de notre cœur, les aspirations de notre conscience, et puiser là une évidence qui la fait notre en quelque manière. La preuve externe, rappelons-le, n’a pas plus le droit de devenir exclusive que la preuve interne. L’ordre, l’état normal, est l’union ou la fusion.
cette méthode est la plus directe. En présence d’une doctrine à laquelle on nous demande foi et soumission de la part du Maître de la nature, nous attendons de prime abord, que celui qui s’en déclare le héraut, constate par quelque démonstration surnaturelle une prétention si haute, et que Dieu, dont il se réclame, montre ainsi, lui-même, qu’il parle réellement en son nom (Jean 2.18 ; 6.30).
Cette méthode est la plus sûre. Nous sommes plus aptes à juger des faits que de la vérité des doctrines, ou, en d’autres termes, à constater la réalité du message céleste, qu’à déterminer ce qu’il doit ou ne doit pas contenir ; je crois pouvoir l’affirmer, au milieu même des bouleversements de nos jours. Les faits évangéliques nous posent une simple question de témoignage, ils nous placent et nous tiennent sur le terrain bien connu de l’histoire. Malgré leur caractère extranaturel, ils tombent, quant à leur certitude, sous les mêmes, lois que les faits naturels, ils se constatent par les mêmes moyens. Jésus-Christ a-t-il fait des miracles, est-il ressuscité et monté au ciel, a-t-il fait des prophéties et accompli les prophéties anciennes ? etc., etc. Ce sont là de pures questions historiques ou critiques, qu’on peut résoudre comme toutes les questions du même genre. Les faits restent des faits, alors même qu’ils sortent de l’ordre commun, et nous n’avons qu’à nous assurer s’ils sont vrais ou faux ; chose difficile, je le veux, au sein des nuages dont ils se trouvent momentanément enveloppés, mais pourtant toujours possible et qui, grâce à Dieu, le redevient de plus en plus. Les doctrines évangéliques, au contraire, nous jettent dans les conseils divins, les mystères de l’univers spirituel, ces choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues et qui ne seraient point montées au cœur de l’homme (1 Corinthiens 2.9). Il est clair que le sentiment et le raisonnement ne sauraient conduire ni très sûrement, ni très loin, sur ces desseins de Dieu qui embrassent l’immensité et l’éternité, sur les décrets de sa justice et de sa miséricorde envers des êtres tombés dans le mal, sur les moyens de justification et de régénération qu’il leur a préparés, sur les destinées qu’il leur réserve. Pour prononcer sur ce qu’il a fait à ces divers égards, que de données nous manquent, à nous qui voyons à peine le bord de ses voies ! Et ce n’est pas uniquement sur ces hautes dispensations de la Providence et de la grâce que porte l’Evangile, c’est aussi sur les profondeurs de l’essence de la divinité elle-même (τα βαθη του Θεου, 1 Corinthiens 2.10), Dieu était en Christ réconciliant le monde avec soi (2 Corinthiens 5.19). Le Fondateur du Christianisme est tout ensemble le Fils de l’homme et le Fils de Dieu ; les mystères de son œuvre se rattachent aux mystères de sa personne ; les uns et les autres sont également les objets de la foi et les sources de la vie. Et comment s’en assurer que par la parole d’En haut qui en est la révélation et l’attestation. Ou nous les connaissons sur ce témoignage divinement sanctionné, ou nous n’en savons rien. Oh ! que la prétention, dite rationnelle, de soumettre ces vérités au contrôle d’une sorte de conception ou d’aperception préalable, est souverainement irrationnelle ! Lorsque la science voit sans cesse se réaliser l’incroyable, l’impossible dans le monde matériel, le Dieu de la nature n’apprendrait-il pas à s’incliner devant le Dieu de l’Evangile ? Supposez un document venu de l’une des régions du globe encore inexplorées, se croirait-on le droit d’en juger absolument le contenu, de n’en admettre que ce qu’on pourrait s’en expliquer ? Et ce droit qu’on ne s’arrogerait point vis-à-vis d’un message de la terre, se l’attribuera-t-on vis-à-vis d’un message du ciel ?
Si toutes nos vraies connaissances ont, en dernière analyse, leur racine et leur base dans les faits ; si les principes premiers eux-mêmes sont des faits, faits de conscience qui se placent à côté des faits de témoignage et d’observation ; si c’est sur les faits de tous les ordres exactement établis que la science réelle cherche de plus en plus à s’appuyer, la théologie qui fonde la foi sur les faits qui ont fondé l’Evangile, n’est-elle pas, malgré tout ce qu’on en dit, la plus fidèle aux saines méthodes ? Dès qu’on regarde au fond substantiel et vital du Christianisme, aux plans de Dieu envers l’homme et envers le monde, aux mystères de son être, aux actes de son gouvernement, où la dispensation de grâce vient s’unir à la dispensation de justice, il y a là manifestement des choses que l’intelligence humaine ne peut ni sonder ni atteindre. Est-elle compétente sur la christologie et la sotériologie, par exemple, qui forment comme le cœur de l’Evangile ? Ce qu’on nomme le sentiment du divin, ces germes de vérité et de justice, ces principes rationnels et moraux que nous portons en nous, projettent, je le veux, quelque clarté sur les mystères chrétiens, auxquels ils fournissent des points de rencontre et d’attache dans nos âmes ; mais ils n’en sauraient constater à eux seuls la réalité objective, dont il faut tout d’abord s’assurer. Ce sont les hauteurs des cieux, qu’y verras-tu ? On ne doit certes ni écarter ni déprécier cette source immédiate de lumières, qu’ouvrent la conscience et l’expérience sérieusement interrogées, et à laquelle puisent également l’apologétique et la dogmatique ; mais on ne doit pas y chercher non plus au delà de ce qu’elle donne. Que faire donc, si ce n’est de regarder aux signes qui ont marqué du sceau divin le témoignage des promulgateurs de l’Evangile, et de croire ensuite sur l’autorité de ce témoignage ? Pour assurer le surnaturel dogmatique, fond constitutif du Christianisme, quel moyen plus adéquat que le surnaturel historique, à travers lequel il s’est manifesté au monde ?
C’est aux signes miraculeux ou prophétiques qu’en appellent essentiellement les Fondateurs ; là est pour eux l’attestation du ciel certifiant la révélation du ciel. Ils veulent que la foi soit fondée, non sur la sagesse de l’homme, mais sur la puissance de Dieu (1 Corinthiens 2.4-5 ; cf. Actes 14.3 ; Hébreux 2.4 ; 2 Corinthiens 12.12). Réfléchissez à tous les récits des Evangiles et des Actes, qui relèvent visiblement, à cette intention, le surnaturel de la vie de Jésus-Christ et de l’âge apostolique. Les déclarations du Seigneur lui-même à ce sujet, sont aussi formelles que nombreuses. Citons-en une seule ici. Les Pharisiens l’accusent de blasphémer pour avoir dit à un paralytique : Tes péchés te sont pardonnés. Comment repousse-t-il cette accusation et légitime-t-il le droit de grâce qu’il s’attribue, ce droit où se concentre en quelque manière toute son œuvre ? Ecoutez sa réponse et sa preuve : Lequel est le plus aisé ? de dire à cet homme : Tes péchés te sont pardonnés, ou de lui dire : Lève-toi et marche : Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner : Lève-toi, etc. Peut-on rien imaginer de plus exprès que celle solennelle parole ? Et que ce soit réellement une parole de Jésus-Christ, quiconque l’examine en elle-même et dans le triple récit qui nous l’a conservée (Matthieu 9.2-7 ; Marc 2.3-13 ; Luc 5.24), ne saurait en douter un instant. Elle est de lui, ou l’on ne peut être sur que rien le soit. Jésus-Christ n’est pas moins explicite sur les prophéties que sur les miracles. C’est sa doctrine constante que les Ecritures rendent témoignage de lui. (On s’étonne d’avoir à prouver cela ou seulement à le rappeler). (Jean 5.39-46 ; Matthieu 22.42-45 ; Luc 4.17-28 ; 24.27, 44-46). Il en appelle aussi à ses propres prédictions (Jean 13.19 ; 14.29). L’esprit prophétique que tout manifeste en lui, lui soumettait ses disciples comme sa puissance surnaturelle : Voici, je vous l’ai prédit (Matthieu 24.25, 37).
Quoique les attaches que l’Evangile trouve dans les profondeurs de l’âme humaine ne soient point négligées, les miracles et les prophéties, les vertus d’En haut, sont les manifestations célestes où les fondateurs du Christianisme placent la grande démonstration de sa divinité (Romains 1.1-4 ; 2 Corinthiens 12.12), et où il faut par conséquent la placer toujours. L’opinion contraire, vers laquelle tout penche en ce moment, a contre elle l’esprit général des Ecritures, et, quelque paradoxal que cela puisse paraître, le véritable esprit des temps modernes. Descartes et Bacon ont ramené la science aux faits, pour l’étude du monde invisible comme pour celle du monde visible ; et la science gardera cette base, nous le croyons ; si elle a pu s’en éloigner par un entraînement systématique, elle ne tardera pas à y revenir et à s’y établir plus fermement.
Non seulement la marche interne ou subjective ne mérite, ni sous l’une ni sous l’autre de ses formes, la prédominance absolue qu’on réclame pour elle, mais en s’isolant ainsi, elle reste décidément insuffisante ; en se faisant exclusive pour se faire souveraine, elle devient périlleuse ; pour vouloir tout porter, elle expose tout. C’est le rationalisme de la méthode aboutissant au rationalisme de la doctrine : assertion infiniment grave que nous essayerons de justifier.
Mais rappelons d’abord quelques-unes de nos remarques explicatives, afin de prévenir les malentendus auxquels donne lieu, fort souvent, l’indétermination de la terminologie consacrée.
Nous avons fait observer, au commencement de cet article, qu’en dehors de l’objectivisme et du subjectivisme extrêmes, la distinction des deux ordres de preuves est loin d’être aussi tranchée qu’on le suppose généralement. Nous avons montré qu’en un sens les épithètes d’interne et de rationnelle appartiennent à la méthode historique, à peu près autant qu’à celle dont elles sont devenues la désignation spéciale ; et que la méthode rationnelle pourrait, en bien des cas ; si ce n’est dans tous, réclamer le nom d’historique, si ce titre était en honneur : car les principes qu’elle invoque sont finalement des faits, qui placent sûr le terrain de l’histoire, et, par conséquent, sur le fondement de la preuve externe. Bien plus, au sein du supranaturalisme où nous devons nous tenir, l’identité des deux preuves n’est pas dans le seul fondement, elle est aussi dans le principe. Le surnaturel y constitue également le moyen de démonstration. L’argumentation interne, sous la forme et dans la direction dont il s’agit, élève au miraculeux l’extraordinaire des enseignements ou des faits où elle prend son point d’appui ; elle y constate le surhumain, pour y manifester le divin. Ainsi, par exemple, la vie de Jésus-Christ, qui est le fort où l’on se retranche de préférence, Après en avoir fait ressortir les caractères constitutifs et distinctifs, on établit que c’est une apparition décidément en dehors de la marche générale de la nature et de l’histoire, dont il est impossible de rendre raison par les lois et les conditions communes de l’humanité, puisqu’elle les dépasse de tous points, qu’il faut par conséquent y reconnaître une intervention providentielle d’un ordre exceptionnel et supérieur, quelque chose qui vient du ciel et qui y tient ; et du divin que reflète par tant de côtés la vie du Fondateur de l’Eglise, on infère le divin de son œuvre et de sa personne. Quoique ses miracles proprement dits soient laissés à l’écart, le miracle est le pivot réel de l’argument, miracle moral, il est vrai, mais miracle pourtant, car ce n’est qu’en tant que miracle, et miracle démontré par l’investigation logique et critique, qu’il devient le signe, le gage, le garant de la dispensation divine qui constitue le Christianisme ; c’est sur le fait à la fois historique et extrahistorique de cette apparition que tout, repose en définitive. Or, n’est-ce pas la preuve externe dans ses éléments essentiels, quoique prise par un côté et sous un rapport spécial ?
Il en est de même des autres faits ou des autres principes sur lesquels porte cette forme de la preuve interne. Ainsi les merveilleuses correspondances de l’Evangile avec la conscience humaine ; — la supériorité de sa doctrine religieuse et morale rapprochée de l’infériorité de culture de ses promulgateurs ; — la vie nouvelle qu’il répand comme une nouvelle création ; — cette fondation du Royaume des cieux qui ne sera peut-être jamais pleinement réalisée ici-bas, mais vers laquelle converge, à travers mille oppositions, le cours séculaire des événements, etc., etc. Tous ces grands principes ou ces grands faits ne donnent réellement la preuve qu’on y cherche, qu’autant qu’ils montrent le doigt de Dieu dans l’histoire évangélique, ou l’Esprit de Dieu dans la doctrine évangélique, qu’autant qu’ils dévoilent ou l’œuvre divine qui fonde le salut, ou la parole divine qui l’atteste, c’est-à-dire qu’autant qu’ils élèvent du miraculeux démontrable, auquel s’applique le raisonnement, au miraculeux indémontrable, qui est l’objet de la foi ; ce qui est le dessein et l’office direct de la preuve externe.
A ce point de vue, les deux ordres de preuves se touchent donc jusqu’à s’identifier ; et l’on peut demander où est leur différence. Elle est en ceci que l’argumentation externe proprement dite pose d’entrée le surnaturel, déclarant en faire son fort ; tandis que celle qui aime à séparer de la dénomination d’interne ne le relève que progressivement, tenant sur le premier plan certaines données doctrinales ou historiques qui ne sont ni contestables ni contestées, et faisant ressortir à la fin, des faits mêmes qu’on lui concède, les indices de l’intervention céleste. L’intérêt et l’utilité de cette marche sont visibles, pour qui connaît les préventions de notre époque contre le miraculeux et tout ce qui prétend immédiatement s’en étayer ou s’en couvrir. Il y a un avantage considérable à tourner les préoccupations hostiles du moment, au lieu de les attaquer de front, et à les désarmer en quelque sorte par elles-mêmes. Dans cette marche, quand elle est bien conduite, les préventions tombent ou cèdent peu à peu, à mesure que le surnaturel apparaît dans les faits qu’on a devant soi et où il se fait voir, pour ainsi parler, à travers le naturel.
Peut-être pourrait-on signaler d’autres différences et d’autres analogies entre les deux preuves ou les deux méthodes. Quoi qu’il en soit, il est évident que, dans cet ordre d’application, elles font une œuvre commune, ayant au fond même principe et même procédé, étant également inductives, et ne se distinguant guère que par ce qu’on pourrait nommer leur ligne d’opération. Leur séparation est, en fait, plus nominale que réelle.
Mais fréquemment l’argumentation interne, telle qu’on la préconise, revêt un tout autre caractère et se propose une tout autre fin. Loin de s’appuyer ni directement, ni indirectement sur le surnaturel évangélique, elle l’écarte, sous quelque aspect et à quelque titre qu’il se présente. Pour s’associer à l’esprit du temps ou pour lui complaire, on prétend, au sein même du supranaturalisme, enlever l’apologétique à cette vieille base. On se flatte de rencontrer les grands dogmes chrétiens au terme de l’évolution scientifique (droite hégélienne, par exemple), ou de les faire surgir de la conscience religieuse (Schleiermacher), ou de les saisir immédiatement comme les notions premières (Vinet), ou de les justifier par ces moyens réunis (M. Secrétan).
Ici, tout change, le but et le principe, le mode de construction et le fondement, la marche et le point de départ ; on passe à un autre ordre d’investigation et de démonstration : le subjectivisme idéaliste ou mystique opère sans contrôle ; la spéculation, l’intuition, l’expérimentation prennent la place de l’attestation et de l’induction. Le vieil argument historique, dont on se déclare affranchi, est bien réellement abandonné et, selon le mot qu’aimait à répéter Hégel, l’esprit seul rend témoignage à l’Esprit.
Sous la dénomination commune de preuve ou de méthode interne (soit dogmatique, soit morale) il existe donc, en réalité, deux directions, non seulement diverses, mais contraires. Ce ne sont pas deux nuances, ce sont deux tendances ; ce ne sont pas deux côtés d’une même voie, ce sont deux voies tout à fait distinctes. Cette forme absolue de l’argumentation interne est cent fois plus éloignée de celle que nous décrivions tout à l’heure, que celle-ci ne l’est de la preuve externe. Elles appartiennent aux deux courants opposés que suit alternativement la pensée théologique aussi bien que la pensée philosophique. Loin donc de les identifier en quelque manière en les classant dans la même catégorie, il faudrait les séparer par une large ligne de démarcation, car elles diffèrent radicalement.
De cette terminologie, si indéterminée et au fond si inexacte, que consacre l’usage, il résulte nécessairement de grandes confusions. Il peut arriver que, trompé par les noms, on identifie les contraires et qu’on divise l’identique. Il peut arriver qu’une Ecole mêle, à son insu, les deux formes de la méthode interne, et qu’elle se réfugie tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre, selon les besoins ou les intérêts de la position. Il peut arriver que tout en enlevant l’empire au principe subjectiviste, elle fasse profession de le lui maintenir et qu’elle s’arrange pour paraître le lui maintenir en effet. C’est ce qui a lieu en mille sens. Bien des Ecoles transigent avec la pensée du jour, ne voulant, ni s’y abandonner entièrement, ni s’y heurter trop ouvertement. De là le pêle-mêle où nous sommes et où abondent les anomalies et les méprises.
Contre la première forme de la méthode ou de la preuve interne, celle qui, restant inductive et tirant en quelque sorte le surnaturel du naturel, s’attache à l’extraordinaire de la doctrine et de l’histoire évangéliques, pour en faire ressortir le divin, nous n’avons rien à redire, elle repose sur le même principe que la méthode ou la preuve externe, dont elle n’est qu’une application spéciale. Nous ne lui demandons que de le reconnaître et de le confesser plus simplement. Notre critique ne peut porter que contre la seconde forme, la forme absolue qui, faisant de la conscience ou de la raison le critère souverain de la vérité religieuse, finit par en faire le facteur réel : d’où ces christianismes façonnés à l’image des philosophies successives, avec lesquelles ils naissent et meurent.
Cette marche elle-même, nous ne la condamnons pas absolument : elle a sa légitimité et sa valeur, quand elle reconnaît et respecte ses limites. Dans tous les temps et de nos jours encore, elle a amené au Christianisme bien des esprits qui, pour une cause ou pour l’autre, n’étaient prenables que par elle ; elle a sa part à l’œuvre générale de la défense et de la confirmation de l’Evangile. Mais si elle doit conserver son rôle, elle doit aussi garder son rang. A côté de l’usage est l’abus ; et c’est cet abus que nous voudrions signaler, car il constitue le grand danger de la situation.
. Rappelons notre assertion à cet égard et essayons de la justifier. La marche subjective, avons-nous-dit, ne mérite point la prédominance qu’on réclame pour elle et que le supranaturalisme lui-même incline à lui accorder. Insuffisante en soi, elle change ses services en périls, lorsque d’auxiliaire elle se fait souveraine. Elle est le rationalisme de la preuve qui conduit logiquement au rationalisme de la doctrine.
Notons d’abord que l’intronisation de cette marche nourrit les prétentions de l’esprit humain, sa confiance exagérée en lui-même, le droit qu’il s’attribue de soumettre tout à son contrôle ou à son arbitrage ; dispositions antipathiques à bien des données expresses de l’Evangile (Matthieu 18.3-4), et où le rationalisme a sa racine. Le rationalisme n’est pas un système, il est un principe ; il n’est pas une doctrine, il est une méthode. Il a passé sous nos yeux en quelques années à des doctrines, non seulement différentes, mais opposées (ancien et nouveau — déistique et panthéistique). Ce qui le caractérise, ce qui le constitue, c’est de détrôner l’autorité (celle de l’Ecriture comme celle de l’Eglise) dans la sphère théologique, de même qu’elle a été détrônée dans la sphère philosophique, pour ne laisser subsister que la lumière immédiate de la raison, l’autonomie de la conscience. Or, c’est justement ce que veut, ce que fait l’argumentation interne sous sa forme absolue, sa prétention étant de substituer un témoignage purement intérieur au témoignage extérieur qui a porté jusqu’ici le Christianisme : observation bien simple, par laquelle la question est, à vrai dire, implicitement décidée.
Mais il y a plus ; ce n’est pas uniquement la disposition rationaliste, c’est le principe rationaliste que nourrit cette tendance. L’abandon du miraculeux historique ou démonstratif porte en germe l’abandon du miraculeux dogmatique ou constitutif ; il y tend et y aboutit peu à peu. C’est la même adhésion ou la même concession à l’esprit du temps, qui repousse le surnaturel, quel qu’il soit ; on mine sourdement ce qu’on réserve par les sacrifices mêmes qu’on lui fait. Le principe, une fois introduit au fondement, s’étend peu à peu jusqu’au faîte ; c’est le levain qui pénètre et transforme la masse entière. Sur cette pente, que de jeunes gens ont vu leurs croyances les plus chères se troubler, s’évaporer, s’évanouir l’une après l’autre. Ils y étaient entrés pleins de confiance, attirés par de grands noms, séduits par l’espoir de remplacer le témoignage traditionnel si lointain et si contesté, par un témoignage immédiat où la foi se changerait en quelque manière en vue ; et après avoir fait leur tout de ce témoignage, ne pouvant en tirer que ce qui s’y trouve, lui faire rendre que ce qu’il contient, l’Evangile de l’Écriture, l’Evangile réel, qui n’y est pas, leur a échappé pièce à pièce, ne leur laissant que l’Evangile de la conscience ou de la science, c’est-à-dire un théisme vague plus ou moins revêtu des formes ou des couleurs chrétiennes. Que de fois nous avons pu suivre de l’œil ce travail désorganisateur en ces dernières années ; que de fois le simple déplacement de la base, glorifié comme une immense rénovation, a amené le renversement ou l’ébranlement de l’édifice. C’est, ainsi que nous l’avons constaté sous tant de rapports, que la méthode et la doctrine sortent du principe comme l’arbre et le fruit sortent du germe.
Il est un autre fait trop peu remarqué et pourtant bien évident. La méthode dont il s’agit, laissée à elle-même et à elle seule, n’élève point à la plénitude de la foi ; elle ne porte pas jusqu’au Christianisme évangélique ou au supranaturalisme réel et complet. Il est un degré, le dernier et le principal, qu’elle ne saurait atteindre et franchir, ou qu’elle ne franchit qu’avec l’appui secret de la méthode positive. Suivant une vieille distinction de la dogmatique, elle donne la foi humaine basée sur le jugement ou le sentiment individuel, elle ne donne pas la foi divine basée sur une attestation d’En-haut, car cette attestation créerait l’autorité dont elle veut s’affranchir. Elle ne fournit pas la preuve dirimante, la pleine certitude d’une révélation immédiate ; et c’est là pourtant ce qu’il faut établir, parce que c’est ce qui est en cause entre la théologie chrétienne et la philosophie religieuse. En dévoilant les harmonies du Christianisme avec les données de la raison ou les aspirations du cœur, on montre, sans doute, qu’il peut venir de Dieu, on ne prouve pas qu’il en vient réellement. Le dernier anneau, et le plus important, manque à la chaîne de la démonstration. Plus vous signalez les rapports de l’Evangile avec des instincts secrets ou de mystérieux pressentiments de notre âme, avec les lois de l’intelligence ou de la conscience, avec les postulais de la raison spéculative ou pratique, plus il paraît possible qu’il soit, comme le prétend la haute critique, un simple produit de la pensée ou de la religiosité humaine, se prenant elle-même pour une illumination supérieure et qu’il n’y ait là, en dernière analyse, qu’une révélation médiate, ce qui me laisserait le mot en m’enlevant la chose. Plus la preuve interne sera parfaite et concluante, c’est-à-dire plus elle réussira, conformément à son dessein, à rationaliser le Christianisme, plus aussi elle soulèvera le doute, si elle agit seule et que rien n’arrête et ne rectifie ses impressions à cet égard. (J’insiste là-dessus, malgré ma répugnance, d’abord parce qu’on nous force à attaquer à notre tour pour nous défendre, ensuite et surtout parce qu’on sème des espérances fallacieuses et de redoutables illusions).
Supposons qu’elle atteignît pleinement son but ; supposons qu’en démontrant enfin, comme on a toujours essayé de le faire et souvent prétendu l’avoir fait, que le déroulement logique de la pensée, le mouvement régulier de la conscience religieuse et morale aboutissent au dogme chrétien, que la vérité métaphysique constatée par la science, et la vérité biblique bien comprise, ne sont que deux formes d’une même vérité, que la raison et la foi, la philosophie et la théologie se rencontrent et se confondent au sommet de leur développement. Cette démonstration serait le triomphe de la méthode interne et elle aurait sans contredit des avantages nombreux : elle enlèverait à l’incrédulité son dernier retranchement, puisqu’elle lui aurait dévoilé dans l’esprit ou le cœur humain lui-même les rudiments de la foi. Mais (toujours dans l’hypothèse où elle opérerait seule), quel en serait l’effet relativement à la Révélation, et, par conséquent, relativement au supranaturalisme théorique et pratique, que nous tenons pour le vrai Christianisme évangélique et qu’il s’agit d’assurer ? Il en sortirait cette conséquence que ce qui a été proclamé et reçu comme venant de Dieu, peut être venu de l’homme ; car si l’homme peut le trouver aujourd’hui dans son propre fond, il a pu le trouver hier. Aussi, est-ce à cette conclusion qu’arrivent, en fin de compte, les doctrines qui se donnent pour l’explication et la démonstration scientifique de l’Evangile, quand elles se développent jusqu’au bout ; à force de se faire rationnelles, elles se font rationalistes ; à force de ramener le surnaturel au naturel pour le légitimer, elles le font évaporer. C’est par là qu’ont fini tous ces Christianismes philosophico-théologiques qui se sont succédé depuis trois quarts de siècle, et dont chacun, a eu son règne d’un moment : celui de Schleiermacher lui-même, le plus remarquable et le plus persistant.
Dès lors, il n’existerait plus de révélation au sens propre ; le fait chrétien (pour employer la vague expression qu’on affectionne), le fait chrétien, où le divin et l’humain ne feraient qu’un, serait admis par une conviction immédiate et sur son évidence intrinsèque, quoique transmué à bien des égards par la pierre de touche qu’on y aurait appliquée. Le vœu des sages serait accompli ; mais la foi des humbles aurait perdu la base où elle repose depuis des siècles, et la science elle-même, la science sérieusement préoccupée de ce que nous sommes et de ce que nous devons devenir, regretterait bien souvent, nous le croyons, de se retrouver seule, sans autre assurance que la sienne, en face des questions éternelles.
Ce résultat final de la preuve interne, laissée à elle-même, ne montre-t-il pas clairement qu’elle n’est ni la seule ni la véritable preuve du Christianisme évangélique, puisqu’élevée à sa plus haute puissance, elle donnerait autre chose que ce qu’on lui demande et qu’on attend d’elle ; en atteignant sa perfection, elle s’annulerait en quelque manière ; au lieu d’affermir la Révélation, elle l’aurait transformée ou, comme on dit, absorbée. Pour avoir voulu accroître outre mesure sa portée, elle se serait dénaturée et perdue. Écueil redoutable contre lequel le concours de la preuve externe peut seul la garder. Tout tient à tout ; et le bien, lui-même, se détériore en s’écartant de l’ordre divin.
La doctrine ainsi démontrée, dira-t-on, serait vraie, lors même que ceux qui l’ont annoncée à titre d’envoyés divins auraient été dupes de leur enthousiasme, et qu’ils auraient pris comme leur venant d’En haut, une lumière qu’ils puisaient en eux-mêmes. Oui, mais elle ne serait plus la Parole de Dieu ; elle ne serait plus ce que la croit le monde chrétien. Et ce caractère supérieur lui est nécessaire pour qu’elle inspire les renoncements et les dévouements de la foi. Le Christianisme évangélique est hautement supranaturaliste : il l’est dans son essence comme dans sa forme. S’il cessait de l’être, il cesserait d’être lui-même. Comment compter sur ses promesses de pardon et de secours divin ; comment se confier avec une pleine assurance en cette amnistie céleste qu’il proclame au nom de Christ et qui porte l’ordre entier du salut ; comment s’appuyer d’esprit et de cœur sur cette grâce qui nous ouvre le Ciel, si quelque attestation du Ciel ne nous la garantit ? Des aspirations mystiques, des théories métaphysiques, des présomptions, des raisonnements ou des pressentiments, qui, érigés en principes, peuvent suffire à l’œuvre de la science, suffiront-ils à l’œuvre de la vie ? Qui me répond que j’ai autre chose qu’une rédemption idéale dans ce que j’ai besoin de tenir pour une rédemption réelle et effective ? En m’enlevant la Révélation, ou en ne me la laissant que nominalement, vous m’enlevez l’Evangile, puisque vous m’enlevez ce qui en fait la certitude et la réalité. Qui ne comprend l’ineffable puissance de ce seul mot : la Parole de Dieu ! Qui ne voit immédiatement que la foi est tout autre, selon qu’elle continue ou qu’elle cesse de s’appuyer sur ce fondement ? Comparez le biblicisme anglais ou américain avec le criticisme allemand ; (et, en Allemagne même, voyez la Mission intérieure ne relevant la piété des Eglises qu’on leur rendant leur vieille Bible théopneustique, la Bible de la Réformation). Faites une épreuve plus directe encore : interrogez ceux d’entre vous que le mouvement de nos jours a pu faire passer du Christianisme biblique à un Christianisme métaphysique ou mystique, et qu’ils nous disent s’ils n’y ont pas perdu, à bien des égards, les célestes réalités de la foi et de l’espérance chrétiennes, changées pour eux en flottantes idéalités !
Même pour les vérités religieuses qui subsistent par leur propre évidence, celles que donnent réellement la conscience et la raison ; même pour la théodicéea, la Providence, l’existence future ; même pour la morale, que de moments où l’on a besoin de se dire que Dieu a parlé ! que d’états intérieurs où cette assurance seule peut donner le repos à l’âme, la sécurité à la conscience et, à la vie, le renoncement et l’abandon !
a – Etranges théodicées de la science actuelle, qui rappellent la parole de Jésus-Christ : Nul ne connaît le Père, etc., et celle de saint Paul : Le monde n’ayant pas connu Dieu par, etc. !
Les hommes arrivés au supranaturalisme par la preuve interne, doivent plus qu’ils ne le pensent aux faits que leurs théories semblent écarter et à la certitude ou à la confiance que ces faits inspirent et nourrissent. Leur conviction n’a été complète, nous ne craignons pas de l’affirmer, que lorsqu’ils ont reconnu l’intervention divine, garant de la parole de réconciliation, c’est-à-dire lorsqu’ils se sont placés d’une ou d’autre manière sous l’impression de la preuve externe, qu’ils se figurent laisser de côté. Tous les supranaturalistes admettent cette intervention exceptionnelle et immédiate : il le faut bien, puisque le caractère distinctif du supranaturalisme est de la maintenir, en face du rationalisme qui l’annule, et qu’elle constitue le fond substantiel de la doctrine comme de l’histoire évangélique. Le Christianisme fait plus que s’appuyer sur les miracles ; il est lui-même le grand miracle. C’est le Fils de Dieu devenu le Fils de l’homme ; c’est le Royaume des Cieux descendu sur notre terre. Comment constater cette histoire divine, inaccessible en elle-même à notre esprit autant qu’à notre œil, autrement que par une parole divine qui la révèle et la certifie ? et cette parole divine, autrement que par les signes divins qui l’accompagnent ? N’est-ce pas du moins la marche la plus sure, une fois reconnus les faits dont elle part ? Non, répond le haut supranaturalisme : « Le Christianisme est un miracle ; en conséquence, le miracle est plutôt l’objet de la preuve que la preuve elle-mêmeb. » Singulier raisonnement ! Quelle attestation plus expresse, quelle garantie plus certaine du surnaturel invisible, qu’il s’agit de constater, mais qui échappe à toute prise directe, que le surnaturel visible ou démontrable qui est là devant nous ? Le divin que nous pouvons vérifier n’est-il pas la preuve la plus adéquate du divin que nous ne saurions atteindre ? l’un n’est-il pas le prolongement de l’autre et par conséquent la révélation ? Qu’est-ce qui peut nous convaincre que Dieu est réellement dans cette grande œuvre, mieux que s’il s’y montre lui-même ? C’est justement parce que le Christianisme est une intervention du Ciel qu’il lui faut un témoignage et un signe du Ciel.
b – Revue Chrétienne. Novembre 1858, p. 695.
Il semble difficile, répétons-le, de dépasser par le pur subjectivisme dialectique ou expérimental la notion rationaliste d’une révélation médiate, négation de la révélation proprement dite. La démonstration logique ou morale n’est qu’une déduction ou une intuition, et l’ordre surnaturel où se meut le Christianisme évangélique est infiniment au-dessus de l’une et de l’autre : ni le raisonnement ni le sentiment ne portent jusque-là. En supposant que cette voie conduisît, ou parût conduire, aux dogmes particuliers de l’Evangile, ce serait une sorte de supranaturalisme rationaliste, si l’on nous permet cette alliance de mots ; on aurait, pour ainsi parler, la notion chrétienne, sans avoir la foi chrétienne. En réalité même, ce ne serait pas le fait révélé qu’on croirait, ce serait la notion qu’on y aurait substituée ou rattachée : idéalisme théologique, où l’on prétend garder l’esprit de l’Evangile, son fond essentiel et éternel, en laissant tomber son enveloppe, et qui a revêtu tant de formes en ces derniers temps. Parmi les mille exemples qu’on pourrait en fournir, regardez seulement à la distinction que philosophes et théologiens se sont accordés à faire, depuis Kant, entre le Christ historique et le Christ idéal…
Dans cette marche, on n’adopte qu’autant qu’on se prouve ou, selon la formule en vogue, qu’autant qu’on s’assimile. La conformité des données scripturaires avec les données rationnelles et métaphysiques, d’après un système, ou avec les données mystiques et morales, d’après l’autre, est le seul fondement de leur admissibilité. Que fera-t-on, dès lors, des dogmes qui dépassent ou choquent ces données régulatrices ? Là raison ou la conscience, si l’on préfère ce mot, pourra-t-elle admettre les dogmes qui lui répugnent, en considération des dogmes avec lesquels elle sympathise ? Mais comment conclure de la vérité des uns à la vérité des autres, quand le principe de croyance qui dépose en faveur des derniers témoigne et s’élève contre les premiers ? Se soumettre en dehors du principe ou malgré le principe, ce serait y renoncer virtuellement, ce serait l’infirmer, il faut donc, à moins d’être inconséquent, rejeter ou volatiser ces doctrines rebelles à l’élaboration scientifique. On pourra, je le veux, construire des théories qui aient quelque rapport avec les faits de révélation ; on pourra se créer par la spéculation une sorte d’idéal chrétien, se faire une ombre de l’Evangile qu’on proposera tout ensemble à la raison et à la foi. Les exemples abondent (christianismes kantiens, hégéliens, schleiermachiens, etc.). Mais aussi longtemps qu’on n’aura pas touché d’une ou d’autre manière à la démonstration d’esprit et de puissance (dans le véritable sens de cette parole de saint Paul, si souvent citée dans une signification étrangère), on n’aura point atteint le Christianisme positif, le vrai Christianisme évangélique. (Le miraculeux de l’histoire élève seul directement et pleinement au miraculeux de la doctrine.) Si la porte du monde invisible, où doit pénétrer et vivre la foi, nous a été ouverte par la main de Dieu, consentons à y passer.
Rappelons un des arguments de l’ancien rationalisme qui rend palpables les périls de la tendance que nous combattons. Plusieurs religions se donnant pour révélées, il n’est pas d’autre moyen, quand on ne veut pas se décider aveuglément et arbitrairement entre elles, que de comparer leurs doctrines avec les idées que la droite raison nous fournit relativement à Dieu, et dès lors ce sont ces idées seules qui restent, car elles forment les fondements et les éléments réels de la foi : elles jugent la Révélation et ne sont point jugées par elle. Si la Révélation est reçue, c’est uniquement à leur considération, elle n’a d’autre autorité que celle qu’elle leur emprunte ; elle passe tout entière sous leur contrôle, et, sous le nom de supranaturalisme, qu’on peut conserver, on n’a en fait que le rationalisme.
Avec la preuve externe, à quelque degré qu’elle soit maintenue, ou avec la preuve interne sous la forme qui la rattache au principe de la preuve externe, ce raisonnement est sans valeur, il n’atteint pas le vrai fondement du supranaturalisme. Mais avec l’emploi exclusif de la méthode interne, sous sa forme absolue, telle que nous l’envisageons ici, il a bien la portée que lui attribuait Wegscheider. Si l’homme ne reçoit la Révélation et ses doctrines qu’en tant qu’il les juge conformes à ses opinions ou à ses sentiments, s’il n’en prend qu’autant qu’il en approuve, il ne croit au fond qu’à lui-même, sa conscience, sa raison, critère souverain de sa foi, en devient le facteur réel : il ne peut rester logiquement, il ne reste finalement que l’abstraction que chaque phase philosophique nomme l’Evangile rationnel et éternel, et qui ne dure qu’autant qu’elle.
Je suis certes loin de contester (je l’ai dit bien des fois) que le Christianisme ait d’admirables correspondances avec les notions les plus hautes, les aspirations les plus profondes, les vœux et les pressentiments les plus intimes de l’âme humaine, et qu’il y ait là de puissants motifs de crédibilité : c’est comme une révélation naturelle qu’a toujours invoquée l’Apologétique (Tertullien) et qu’elle invoquera toujours. Je fais remarquer seulement que, quelle que soit la valeur des considérations de cet ordre, on s’en exagère la portée quand on prétend résoudre, et résoudre pleinement la grande question par leur seul concours. Encore une fois, des rapports que je découvre entre l’Evangile et mon état intérieur, de ses mystérieuses harmonies avec ce que je suis comme être spirituel et immortel, je ne puis légitimement conclure la vérité objective de l’intervention céleste où ses doctrines ont leur base et ses promesses leur garantie, si rien d’En haut ne confirme et ne justifie mes impressions. Le Christianisme n’a pas uniquement à se démontrer comme système, il doit aussi et surtout se constater comme fait, et, comme fait, il va nécessairement s’appuyer sur la preuve historique, qu’aucune autre ne saurait suppléer, chaque ordre de vérités ayant son ordre de preuves ; et comme fait divin, enclos dans un fait humain, il exige quelque chose de divin qui le révèle, l’atteste, le légalise en quelque sorte. Les points de rencontre entre l’Evangile et la conscience religieuse attirent à lui, comme font pour certaines Ecoles ses influences sociales ou morales, comme font pour d’autres ses effets esthétiques ; mais il reste toujours à s’assurer, quand la question s’élève, s’il est une réalité positive ou une pure idéalité, car le rapport signalé serait exactement le même dans les deux cas, et pourtant, dans le dernier, tout s’évanouirait comme un vain mirage. Il s’agit de savoir si sous la vie du Fils de l’homme, qu’a pu constater et transmettre le témoignage ordinaire, il existe l’œuvre du Fils de Dieu, fondement réel du salut, véritable objet de la foi. Il faut la certitude de cette déclaration qui résume tout : Dieu était en Christ, etc. (2 Corinthiens 5.20.) Et cette certitude, des analogies, même nombreuses et profondes, ne sauraient la donner, répétons-le, puisque ces analogies n’existeraient pas moins alors même que le fond de l’Evangile serait une création légendaire ou mythique, comme la science actuelle prétend le démontrer. Réflexion bien simple, qui montre la nécessité de la garantie historique, de la base surnaturelle, pour assurer l’induction rationnelle et l’intuition morale elles-mêmes.
Le Christianisme, ne l’oublions pas, est un fait, dont une partie tient de la terre, l’autre du Ciel. Et l’on n’arrive pas aux faits, ne l’oublions pas non plus, par la voie logique ou intuitive ; ils ne se préjugent pas, ils se constatent. Vous ne les produisez ni ne les anéantissez en pensant qu’ils doivent être ou ne pas être ; ils sont ou ne sont pas ; leur accord ou leur désaccord avec vos idées n’y fait rien. Si cela est vrai, ainsi que le montre incessamment l’expérience, des faits naturels de tous les ordres, à plus forte raison des faits extranaturels, tels que ceux qui sont ici en question, et qui dépassent en tout sens la portée de l’esprit de l’homme, comme son regard. Si un témoignage humain suffît à la partie terrestre des faits évangéliques, il faut pour leur partie céleste, celle justement qui fait leur importance religieuse, un témoignage divin, seul capable de les certifier. Il en est des constructions théologiques du Christianisme, en dehors de la Révélation, comme des constructions philosophiques de l’univers en dehors de l’observation. C’est, dans les deux cas, la même marche, qui donne des résultats de même valeur. Or, qui prend les créations idéales de la spéculation pour la création de Dieu ? Qui prend la cosmogonie hégélienne, par exemple, pour la cosmologie réelle ? Prendrions-nous donc pour l’Évangile de Christ ces christianismes qui ne font que refléter les philosophies du temps, ces gnosticismes nouveaux qui façonnent en sens divers la vérité divine à l’image de l’idée humaine ?
On accorde assez généralement, si je ne me trompe, que la méthode, objet de notre examen, est bien décidément insuffisante sous sa forme spéculative. Mène-t-elle plus sûrement et plus loin sous sa forme ou dans sa direction mystique ? La conscience ou, selon l’expression kantienne, la raison pratique, fournit-elle des prémisses plus certaines et plus fécondes que la raison pure ?
Une remarque préjudicielle suffirait peut-être à prouver qu’elle ne le fait point. La différence des deux directions, quoique réelle, n’est pas aussi tranchée qu’on se le figure. La seconde s’appuie comme la première sur une philosophie. Ses adhérents, ne distinguant pas ou ne distinguant, que vaguement entre les croyances natives et les notions acquises, les invoquent avec une égale confiance et glissent ainsi, à leur insu, d’un principe dans un autre. Ils prennent le terme de conscience dans une étendue où il perd sa signification et sa valeur spéciale ; ils s’en, servent pour désigner ce fond intime de notre être où se réfléchissent nos pensées, nos sentiments, nos dispositions ; ils l’appliquent à cet ensemble d’idées qu’une longue adhésion leur fait paraître certain et qui domine tout pour eux. Ce n’est plus la conscience au sens propre, la conscience immédiate seule réellement constitutive et normative ; ce n’est plus le locus principiorum, le sens commun, révélateur et gardien des vérités a priori, ces lois de notre intelligence comme de notre existence. Il y a là et les principes premiers et les principes dérivés, qu’un long acquiescement de l’esprit ou du cœur a placés à côté d’eux ; il y a et les données de la nature et les interprétations de la science : deux ordres de choses qui peuvent paraître avoir la même évidence, mais qui sont loin d’avoir la même autorité.
Cette confusion frappe de prime abord chez le fondateur de cette grande direction théologique. En posant à la base de sa déduction ou de sa construction le fait de conscience, Schleiermacher ne l’y pose pas dans sa simplicité et son intégrité. Il en ôte, en divers sens, ce qui y est et il y met ce qui n’y est pas. Son principe fondamental de dépendance, par exemple, formulé et poussé comme il l’est, finit par heurter de bien des manières la vraie conscience religieuse, censée le critère et le facteur souverain. C’est un principe primitif, je le veux, mais façonné par la dialectique au lieu d’être pris tel quel dans la nature. Ce sentiment est loin de rendre, autant qu’on le suppose, l’ensemble de relations où nos dispositions et nos aspirations innées nous placent vis-à-vis de Dieu. La dépendance n’est pas toute la religiosité. Si ce sentiment s’impose à nous comme une sorte de nécessite, il repose aussi sur le libre don de nous-mêmes ; il est essentiellement un dévouement, du moins doit-il l’être pour être réel et pur, ce qui le fait tout autre qu’il n’est dans le système.
Et puis son extension jusqu’à un prédéterminisme universel est la répudiation d’une des données les plus formelles du sens intime. Ce n’est pas la conscience native ; c’est une conscience retravaillée ; ce n’est, à bien des égards, et des plus importants, que le reflet d’une métaphysique.
La plupart des adhérents de cette direction font ce mélange qui dénature leur principe et le change, à vrai dire. Ce qu’ils appellent conscience, c’est moins celle que Dieu nous a faite que celle qu’ils se sont faite : conscience seconde, composé artificiel de tout ce qu’ils tiennent pour certain, à peu près comme nos dispositions et nos vues habituelles constituent à la fin une seconde nature.
Les sentiments dont ils font le critère de la vérité chrétienne, ils sont, le plus souvent, que des notions qui ont revêtu pour eux le caractère de l’évidence ; ce qu’ils donnent comme produit spontané de la conscience religieuse et morale, n’est, en bien des cas, qu’un effet médiat de la théodicée ou de l’anthropologie qu’ils se sont formée ; le retentissement de leurs idées propres leur paraît la vois de la nature, la voix de Dieu ; ils prennent un écho de leur système pour une révélation de leur âme…
Accordons, par impossible, qu’on s’élève par la méthode interne, à une révélation immédiate, à une sorte de supranaturalisme, l’habitude de juger les doctrines chrétiennes, l’espèce d’autocratie ou d’autonomie qu’on s’est arrogée à cet égard, survivra plus ou moins et altérera l’humilité, la docilité, la simplicité de la croyance ; il ne pourra guère se former cette disposition enfantine que recommande le Seigneur (Matthieu 5.3) et qui porte à se tenir à ses pieds comme Marie. Le Christianisme n’ayant été reçu qu’en tant que rationnel, je veux qu’on adopte la partie de ses enseignements où ne se montre pas ce caractère qui l’a fait seul admettre, ne sera-t-on pas tenté de la reléguer plus ou moins dans l’ombre, ou de lui enlever par des interprétations arbitraires ce qui répugne et blesse le plus ? D’après le principe dont on part, ne s’en supposera-t-on pas aisément le droit ? Ne s’en fera-t-on pas peut-être un devoir, dans l’intérêt prétendu de l’Evangile, en face du monde et de la science qu’on espérera désarmer ou attirer plus sûrement ?
Et ce n’est pas une simple conjecture, une simple induction hypothétique, c’est un fait qu’on a vu se produire constamment depuis l’Ecole d’Alexandrie jusqu’à l’Ecole actuelle de l’Allemagne. Toutes les fois qu’on a exclusivement suivi la méthode interne, on l’a appliquée à la doctrine du Christianisme, aussi bien qu’à sa preuve, comme cela devait être logiquement ; et l’on a toujours plus ou moins ajouté ou retranché à cette doctrine céleste, comme cela devait être encore : car on n’en peut recevoir plus que ne comportent les principes au nom desquels on la reconnaît pour vraie. Si ces principes sont ceux d’un déisme étroit, on réduira à peu près l’Evangile à un système théiste. Si ces principes sont ceux du panthéisme idéaliste, on recouvrira les résultats spéculatifs de cette philosophie de l’enveloppe et de la terminologie du dogme évangélique en faisant disparaître ce dogme lui-même. Si ces principes sont ceux que fournit la conscience religieuse, principes à la fois plus fermes et plus larges que les précédents, on prendra dans la Révélation tout ce qu’ils donnent ou autorisent, en laissant tomber ou faisant évaporer le reste. On ne saurait légitimement aller au delà. Plus vos principes générateurs ou régulateurs renferment virtuellement de christianisme, plus vous en recevez et vice versa. Votre christianisme sera nécessairement proportionnel à vos principes. Aussi longtemps que vous n’avez pas admis le témoignage de Dieu, comme base fondamentale de votre foi, vous ne pouvez admettre ce qui ne repose que sur ce témoignage ; ce serait croire sans raison ou même contre la raison.
Et l’influence de la méthode s’étend plus loin encore ; il est aisé d’en constater l’action secrète et profonde, même dans le nouveau supranaturalisme qui en fait son point de départ, même dans la nouvelle Ecole orthodoxe, où se trouve d’ailleurs tant de foi et de vie, en même temps que de science. Nous avons remarqué que chaque théologien de cette Ecole distinguée a ses doctrines propres et sa conception particulière des doctrines communes. Ce fait, si digne d’attention, provient de ce que les dogmes chrétiens sont reçus, non seulement en tant que bibliques, mais aussi en tant que conformes aux principes sur la foi desquels on a primitivement admis l’Evangile et qui, par cela même, servent toujours plus ou moins à le juger, à l’expliquer, c’est-à-dire à le ramener aux idées du temps.
Union nécessaire des deux ordres de preuves. — En dernier résultat, le supranaturalisme ne peut accepter la preuve interne pour son unique base, il faut qu’il consente au reproche de proférer l’autre et d’en faire son fort. Cette préférence lui est imposée par sa nature même.
Appuyé sur ce fondement des preuves externes, aussi longtemps qu’il subsiste, (et dix-huit siècles d’attaques n’ont pu le renverser ni l’ébranler), le supranaturalisme peut voir passer les systèmes, contempler les incessantes évolutions de la science, s’associer à ses travaux et à ses progrès, s’approprier tous les résultats favorables qu’elle lui présente et se préserver de ses aberrations. Si elle parvenait jamais, par impossible, à démontrer directement le Christianisme et ses doctrines, il s’en réjouirait, mais sans abandonner encore la position que le Ciel lui a faite et dans laquelle il trouve sa force, sa sécurité, sa confiance et sa vie, sa paix, ses dernières et plus hautes garanties.
Du reste, les écueils de la méthode rationnelle n’existent pas, au même degré, pour tous ses partisans exclusifs. C’est qu’en la préconisant outre mesure, plusieurs d’entre eux, nous nous sommes plu à le reconnaître, suivent en réalité, et à leur insu, la méthode historique, qu’ils rabaissent si fort en théorie. La plupart des arguments internes peuvent se convertir en preuves externes, et, sous cette forme, leur force s’accroît et leurs dangers disparaissent.
La supériorité du Christianisme sur toutes les autres doctrines religieuses, soit sacerdotales, soit philosophiques, est un fait. Son action sur l’âme et sur le monde, sa mystérieuse harmonie avec les vœux et les instincts de la conscience, la profondeur à laquelle il révèle l’homme à lui-même, la constance de ses progrès à travers les résistances et les attaques les plus formidables, la prépondérance décidée des nations qu’il domine et qu’il dirige, les hommages que les sciences viennent lui rendre l’une après l’autre dans leurs développements, le plan de Jésus-Christ vers lequel tout converge, son caractère dont rien, n’approche dans l’histoire, et où l’humanité reconnaît le type divin de ce qu’elle devrait être, sont des faits. L’infériorité de la culture et des ressources intellectuelles des fondateurs du Christianisme, comparés avec les philosophes et les sages de tous les temps, est aussi un fait. Les lois qui régissent l’esprit humain dans la découverte et l’exposition de la vérité, dans ses recherches de tous les ordres, sont encore des faits. Or, que disent tous ces faits ? A quelle induction mènent-ils quand on les rapproche et qu’on les met en présence les uns des autres ? Comment concevoir que le système religieux et moral annoncé à la terre par des hommes du peuple, que leur langage seul donne à connaître, dépasse infiniment en élévation, en pureté, en étendue, en puissance, ainsi que le constatent l’histoire du monde et celle de la philosophie, tous les systèmes formulés par l’élite du genre humain ? Comment expliquer que la parole et l’œuvre de ces grands génies, qu’on honore à juste titre, s’effacent ainsi devant la parole et l’œuvre de quelques obscure Galiléens ? Comment rendre raison de cette création nouvelle, sans la rattacher directement à Dieu comme la création première ? L’explication ordinaire que l’Evangile est la résultante de la science et de la sagesse antiques est manifestement inadmissible ; d’abord parce que les ressources dont on parle, et où paraît puiser la philosophie, ne furent, point à la portée des promulgateurs du Christianisme ; et, ensuite, parce que le Christianisme a été manifestement, non une simple évolution, mais une révolution, l’introduction d’un nouveau principe de vie d’où est sorti un monde nouveau. Il y a là un phénomène sans analogue, quelque chose d’inouï, de surhumain, un vrai miracle intellectuel et moral ; on est forcé d’y reconnaître une intervention de la Providence, on y découvre le doigt de Dieu. Mais dès lors, remarquons-le, on entre dans l’ordre des preuves externes, on se place sur le terrain du merveilleux, la méthode rationnelle passe et se fond dans la méthode historique ; la route qu’on voulait suivre seule s’est trouvée aboutir à l’autre par une sorte de détour inaperçu.
Et pourquoi les deux méthodes ne resteraient-elles pas unies ? Loin de s’exclure, répétons-le, elles se soutiennent, se complètent, se rectifient mutuellement. Elles sont également fondées et sur la nature des choses et sur la nature de l’homme ; elles ont chacune leur rôle, leur fonction, leur œuvre ; elles se régularisent et se fécondent l’une l’autre. Vouloir en proscrire une c’est, d’un côté, tenter l’impossible et, de l’autre, se priver à pure perte d’un guide et d’un appui. Tenant à la fois au monde idéal et au monde réel, nous trouvons devant nous deux routes pour arriver à la vérité, deux sources de lumières et de preuves, savoir : les principes et les faits, la conscience et l’observation, les données intérieures et les données extérieures, les notions a priori et les notions a posteriori. Ces deux moyens de connaître doivent se contrôler réciproquement. En rejetant l’un ou l’autre, on enlève à la science (et à la foi) une de ses bases ; on se condamne à des vues partielles d’où peuvent sortir, d’où sortent fréquemment de graves erreurs. Voyez où ont abouti, dans leur antagonisme, l’objectivisme et le subjectivisme extrêmes !
Il s’agit pour nous, non d’adopter l’une des méthodes à l’exclusion de l’autre, mais de déterminer leur rôle et leur rapport respectifs, car il est des études qui appartiennent plus spécialement ou à celle-ci ou à celle-là. En accordant une prédominance décidée à la méthode positive, nous ne lui concédons pas une souveraineté absolue. Nous ne voulons ni de l’ostracisme de gauche, ni de celui de droite. En philosophie, la longue lutte de l’idéalisme et de l’empirisme ne tient au fond qu’à l’emploi exclusif de l’une des deux méthodes, et il a toujours fallu que le bon sens retirât la science de ces fausses routes en plaçant devant elle l’ensemble des données primitives. L’observation, suivie trop absolument au xviiie siècle, entraîna la science dans un grossier matérialisme ; la spéculation se perd aujourd’hui dans un spiritualisme panthéistique.
La même marche exclusive doit produire en théologie des effets analogues. La méthode interne appliquée seule et rigoureusement suivie jette dans le rationalisme ou dans l’idéalisme mystique, selon qu’on prend pour point de départ l’entendement ou le sentiment, et elle crée toujours un subjectivisme excessif où les données bibliques apparaissent comme des mythes, des symboles, des hiéroglyphes divins (de Wette), plutôt que comme des faits positifs. Il devient aussi difficile de passer de cet idéalisme théologique aux réalités de l’Evangile, que de l’idéalisme philosophique aux réalités du monde.
L’empire absolu que d’autres théologiens voudraient donner à la méthode externe ne serait pas non plus sans inconvénients et sans dangers. On laisserait de côté des faits intérieurs, des principes, des sentiments immédiats d’une grande valeur et d’un haut intérêt ; on priverait le Christianisme de ses points d’attache naturels avec l’âme humaine ; on négligerait la culture de ces germes de foi, de ces racines ou de ces semences de vie religieuse que nous portons en nous ; on dépouillerait l’Apologétique d’un de ses moyens d’action les plus directs sur notre siècle ; on l’enfermerait dans une sphère où elle n’aurait plus de prise parce que le monde et la science se refuseraient à l’y suivre ; on aboutirait à un objectivisme extrême, à un froid et rigide dogmatisme, à un réalisme étroit et littéral. Il serait aisé d’appuyer ici les données de la réflexion par celles de l’observation. Considérez, dans leur développement excentrique, la tendance anglaise et la tendance allemande, qui représentent les deux méthodes et en mettent en relief les résultats comme les principes. La première a donné une forme de doctrine, forte sans doute, mais d’une rigidité étroite, exclusive, superficielle ; elle a produit cette foule de petites sectes dans lesquelles on a poussé jusqu’au ridicule la servile et matérielle imitation des temps apostoliques. La seconde a produit un christianisme idéalisé où l’histoire évangélique n’est qu’une sorte d’ombre sans corps.
En résumé, nous avons voulu montrer, en opposition avec les théories antagonistes qui le nient, que les deux méthodes, et, par conséquent, les deux classes de preuves, doivent rester unies. Elles sont également légitimes et. nécessaires (quoique la prédominance appartienne, selon, nous, à la méthode et à la preuve externes). Elles ne mènent sûrement et n’opèrent dans toute leur force que lorsqu’elles agissent de concert. S’il est impossible, peut-être, de déterminer avec précision dans quelle proportion elles doivent se combiner, puisque cela dépend en partie des dispositions individuelles ou des idées et des tendances de chaque époque, il est du moins certain qu’elles ne peuvent être séparées sans péril pour la science et pour la foi. Croyons-en la masse des théologiens et des apologètes qui les ont toujours employées l’une et l’autre, plutôt que ces esprits, brillants mais extrêmes, qui s’efforcent d’anéantir celle qu’ils rejettent pour relever d’autant celle qu’ils adoptent, et qui n’iraient à rien moins qu’à les compromettre toutes deux puisque chaque parti veut attirer à la sienne en déclarant les autres impossibles. En d’autres termes, fions-nous au bon sens plus qu’à ces doctrines exclusives où l’on ne veut voir qu’une seule face des choses, afin d’avoir plus aisément l’unité. Gardons-nous de livrer l’Evangile à ces théories absolues, à ces exagérations systématiques ; ce serait une grande faute, en même temps qu’une grande erreur ; efforçons-nous de tenir ouvertes devant le siècle les diverses routes du sanctuaire, en maintenant à son rang celle qu’a tracée la main divine, et la seule qui aboutisse réellement. Vous préférez celle-ci parce que vous la jugez plus directe, plus facile ou plus sûre ; libre à vous ; mais souffrez que votre voisin préfère celle-là, qui lui paraît meilleure ; et, loin de vous faire obstacle, occupez-vous plutôt à déblayer chacun la vôtre, pour la rendre le plus possible douce à ceux qui la suivent après vous et attrayante à ceux qui craignent d’y entrer.