Un autre trait du caractère de Jésus sur lequel nous désirons appeler l’attention est son universalité religieuse et morale, et sa plénitude immense, qui embrasse toute chose. Tandis que les hommes, même les mieux doués, n’accomplissent qu’une bien petite part de l’idée de vertu et de sainteté, le Christ épuise tout ce que l’on peut appeler grand et vertueux. Son âme est comme un paradis moral, rempli de fleurs attrayantes, qui étalent leurs mille couleurs sous la voûte bleue du ciel, qui boivent la rosée rafraîchissante et les brûlants rayons du soleil, qui répandent partout un suave parfum, et qui remplissent d’une douce joie tous ceux qui en approchent.
Nous trouvons dans l’histoire beaucoup d’hommes à l’esprit vaste et dominateur, placés à la tête de leur temps et de leur pays, et fournissant les matériaux au travail spirituel d’une génération ou d’une période historique, jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par d’autres ouvriers de génie, qui commenceront une ère nouvelle. Comme les torrents jaillissent du sommet des montagnes, ainsi la connaissance et la force morale naissent et se nourrissent sur les hauteurs de l’humanité. Abraham, le père des croyants ; Moïse, le législateur de la théocratie juive ; Elie, parmi les prophètes ; Pierre, Paul et Jean parmi les apôtres ; Athanase, et Chrysostôme parmi les Pères grecs ; Augustin et Jérôme parmi les Pères latins ; Anselme et Thomas d’Aquin parmi les scolastiques ; Léon Ier et Grégoire VII parmi les papes ; Luther et Calvin parmi les Réformateurs et les théologiens protestants ; — Socrate, le père des anciennes écoles philosophiques ; — Homère, Dante, Shakespeare et Milton, Gœthe et Schiller, dans l’histoire de la poésie chez les peuples divers auxquels ils appartiennent ; — Raphaël parmi les peintres ; — Charlemagne, le premier et le plus grand dans la longue chaîne des empereurs allemands ; — Napoléon, le maître sublime de tous les généraux formés à son école ; — Washington, le premier, le plus sage et le meilleur des présidents de l’Amérique, le type le plus pur et le plus noble du caractère américain, — peuvent être tous nommés comme des exemples de ces héros qui représentent dans l’histoire, qui résument et qui concentrent en leur personne la force et la puissance de générations entières. Cependant ces caractères ne nous offrent jamais qu’une partie de l’humanité et non l’humanité tout entière ; ils appartiennent à un peuple et à une époque particulière, et ils participent presque toujours aux erreurs, aux préjugés et aux fautes de leur temps et de leur pays, dans la même mesure qu’ils en rappellent les qualités et les vertus. Moïse, vénéré par les croyants de trois religions, était Juif par ses vues, par ses sentiments, par ses mœurs et ses habitudes, non moins que par son origine ; Socrate ne s’est jamais élevé au-dessus du type grec ; Luther était allemand dans ses vertus comme dans ses défauts, dans sa force comme dans sa faiblesse ; Calvin resta français quoique exilé de sa patrie ; et Washington ne saurait être pour aucun peuple de la terre ce qu’il est pour les Américains. Il est vrai que l’influence de ces grands esprits s’étend réellement bien au delà des limites de leur patrie ; cependant ils ne peuvent jamais devenir des modèles universels d’imitation. Ce sont des hommes extraordinaires, mais cependant imparfaits, exposés à l’erreur, et qu’il serait très dangereux de suivre à tous égards et dans toute leur conduite. Les fautes et les vices des grands hommes sont très souvent en rapport avec leurs forces et leurs vertus, de même que les plus grands corps projettent les plus grandes ombres. Les trois chefs apostoliques eux-mêmes ne sont des modèles de piété et de vertu qu’autant qu’ils reflètent l’image de leur divin Maître, et ce n’est qu’avec cette expresse réserve que saint Paul exhorte ses enfants spirituels en leur disant : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Christ2. »
2 – 1 Corinthiens 11.1. Comp. 1 Thessaloniciens 1.6 : « Vous avez été nos imitateurs et ceux du Seigneur. »
Ce que furent ces grandes, personnalités pour des temps, pour des peuples particuliers, pour des mouvements ou pour des écoles de science et d’art, le Christ l’est pour toute la race humaine dans ses rapports avec Dieu. Lui, et lui seul, est le type universel proposé à l’universelle imitation. Aussi a-t-il pu, sans la plus petite inconvenance, sans la plus légère apparence de vanité, exhorter les hommes à tout quitter pour le suivre3. Il est bien au-dessus des limites de temps, d’écoles, de sectes, de peuples et de races. Sans doute il était Juif selon la chair ; il portait le costume d’un rabbin et non celui d’un philosophe grec, et s’accommodait aux usages de la vie juive : mais ce n’est là que le côté le plus extérieur de sa personne ; et si nous regardons à l’homme intérieur, à ses pensées et à ses actions, nous voyons qu’elles ont une importance et une valeur universelles. On ne peut rien découvrir en lui qui ait un caractère exclusif, et, en quelque manière, repoussant. Chez lui, tout ce qui est particulier et national est toujours subordonné à ce qui est général et humain. Il est encore plus difficile de l’identifier avec un parti ou une secte quelconque, tant il vécut également loin de la sécheresse formaliste des pharisiens, du creux libéralisme des sadducéens, et du mysticisme quiétiste des esséniens ; tant il était élevé au-dessus de tous les préjugés, de toutes les bigoteries et de toutes les superstitions de son temps et de son peuple, — tout autant de puissances qui exercent leur tyrannie sur les esprits les plus vigoureux et les plus indépendants.
3 – Matthieu 4.19 ; 7.22 ; 9.9 ; Marc 2.14 ; 10.21 ; Luc 5.27 ; 9.23, 59 ; 18.22 ; Jean 1.43 ; 10.27 ; 12.26.
Rappelez-vous sa liberté au sujet de l’observation du sabbat, liberté qui indignait les formalistes anxieux ; tandis qu’en sa qualité de maître du sabbat, il accomplissait le vrai sens et l’esprit même de la loi dans sa valeur universelle et éternelle4. Rappelez-vous la réponse qu’il fit à ses disciples, lorsqu’ils attribuaient le malheur de l’aveugle-né à quelque péché particulièrement grave, commis, soit par lui, soit par ses parents5, et comparez sa conduite noble et impartiale en face des Samaritains, avec la haine invétérée et les préjugés des Juifs, sans en excepter ses propres disciples6. Rappelez-vous son jugement sympathique aux Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices, et aux dix-huit qu’avait écrasés la chute de la tour de Siloé : « Pensez-vous, dit-il aux enfants de la superstition, que ces Galiléens fussent plus coupables que les autres Galiléens, et que tous ceux qui habitent Jérusalem, parce qu’ils ont souffert ces choses ? Non, vous dis-je : mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous également. » La seule accusation que les rationalistes produisent au tribunal du scepticisme moderne, avec une certaine apparence de vérité, consiste à dire que le Christ partagea l’erreur populaire, relative à l’existence de Satan et des démons. Mais qu’ils argumentent tant qu’ils voudront pour accuser cette croyance d’être irrationnelle, l’expérience réfute en tout point leur théorie ; car, pendant qu’ils repoussent l’existence d’un démon, ils ne sauraient nier qu’il ne s’en présente de nombreux sous forme humaine : ce qu’ils ne peuvent expliquer. De sorte qu’il est beaucoup plus déraisonnable de croire à l’existence continue d’une chaotique forêt d’hommes pervers et de mauvais principes, que d’ajouter foi à un royaume organisé, du mal gouverné par un chef.
4 – Matthieu 12.1-8 ; Marc 2.23-28 ; Luc 5.1-9 ; Jean 5.16-18.
5 – Jean 9.3. Ni celui-ci n’a péché, ni ses parents, mais afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui.
6 – Voyez l’entretien avec la femme samaritaine, Jean 4.5, et la parabole du Samaritain miséricordieux, Luc 10.30-37.
Comme les pyramides s’élèvent au-dessus des plaines de l’Egypte, ainsi le Christ plane au-dessus de tous les docteurs humains et de tous les fondateurs de sectes et de religions. Pour employer le langage de M. Renan, c’est un homme de dimensions colossales, et nous pouvons bien dire infinies. Il a trouvé des disciples et des adorateurs parmi les Juifs, quoiqu’il ne se fut identifié avec aucune de leurs sectes et de leurs traditions ; il en a trouvé parmi les Grecs, quoiqu’il ne proclamât aucun nouveau système de philosophie ; il en a trouvé parmi les Romains, quoiqu’il n’eût point livré de bataille, et qu’il n’eût fondé aucun royaume terrestre ; il en a trouvé parmi les Hindous, qui méprisent tous les hommes d’une caste inférieure à la leur ; parmi les noirs sauvages de l’Afrique et les Peaux-Rouges de l’Amérique, aussi bien que parmi les nations les plus civilisées des temps modernes, dans toutes les parties du monde. Toutes ses paroles, toutes ses actions, quoique parfaitement adaptées aux circonstances qui les provoquèrent, conservent encore la même force, et s’appliquent à tous les temps et à tous les peuples. C’est le même modèle, que rien n’a surpassé, que rien ne surpassera : modèle de toute vertu pour les chrétiens de tous les temps, de tous les climats, de tous les groupes, de toutes les nations et de toutes les races.