La Cité de Dieu

LIVRE NEUVIÈME
DEUX ESPÈCES DE DÉMONS

Argument. – Après avoir établi dans le livre précédent qu’il ne faut point adorer les démons, cent fois convaincus par leurs propres aveux d’être des esprits pervers, saint Augustin prend à partie ceux d’entre ses adversaires qui font une différence entre deux sortes de démons, les uns bons, les autres mauvais ; il démontre que cette différence n’existe pas et qu’il n’appartient à aucun démon, mais au seul Jésus-Christ, d’être le médiateur des hommes en ce qui regarde l’éternelle félicité.

CHAPITRE PREMIER

DU POINT OÙ EN EST LA DISCUSSION ET DE CE QUI RESTE À EXAMINER.

Quelques-uns ont avancé qu’il y a de bons et de mauvais dieux : d’autres, qui se sont fait de ces êtres une meilleure idée, les ont placés à un si haut degré d’excellence et d’honneur, qu’ils n’ont pas osé croire à de mauvais dieux. Les premiers donnent aux démons le titre de dieux, et quelquefois, mais plus rarement, ils ont appelé les dieux du nom de démons. Ainsi ils avouent que Jupiter lui-même, dont ils font le roi et le premier de tous les dieux, a été appelé démon par Homère. Quant à ceux qui ne reconnaissent que des dieux bons et qui les regardent comme très-supérieurs aux plus vertueux des hommes, ne pouvant nier les actions des démons, ni les regarder avec indifférence, ni les imputer à des dieux bons, ils sont forcés d’admettre une différence entre les démons et les dieux ; et lorsqu’ils trouvent la marque des affections déréglées dans les œuvres où se manifeste la puissance des esprits invisibles, ils les attribuent, non pas aux dieux, mais aux démons. D’un autre côté, comme dans leur système aucun dieu n’entre en communication directe avec l’homme, il a fallu faire de ces mêmes démons les médiateurs entre les hommes et les dieux, chargés de porter les vœux et de rapporter les grâces. Telle est l’opinion des Platoniciens, que nous avons choisis pour contradicteurs, comme les plus illustres et les plus excellents entre les philosophes, quand nous avons discuté la question de savoir si le culte de plusieurs dieux est nécessaire pour obtenir la félicité de la vie future. Et c’est ainsi que nous avons été conduit à rechercher, dans le livre précédent, comment il est possible que les démons, qui se plaisent aux crimes réprouvés par les hommes sages et vertueux, à tous ces sacrilèges, à tous ces attentats que les poètes racontent, non-seulement des hommes, mais aussi des dieux, enfin à ces manœuvres violentes et impies des arts magiques, soient regardés comme plus voisins et plus amis des dieux que les hommes, et capables à ce titre d’appeler les faveurs de la bonté divine sur les gens de bien. Or, c’est ce qui a été démontré absolument impossible.

CHAPITRE II

SI PARMI LES DÉMONS, TOUS RECONNUS POUR INFÉRIEURS AUX DIEUX, IL EN EST DE BONS DONT L’ASSISTANCE PUISSE CONDUIRE LES HOMMES À LA BÉATITUDE VÉRITABLE.

Le présent livre roulera donc, comme je l’ai annoncé à la fin du précédent, non pas sur la différence qui existe entre les dieux, que les Platoniciens disent être tous bons, ni sur celle qu’ils imaginent entre les dieux et les démons, ceux-là séparés des hommes, à leur avis, par un intervalle immense, ceux-ci placés entre les hommes et les dieux, mais sur la différence, s’il y en a une, qui est entre les démons. La plupart, en effet, ont coutume de dire qu’il y a de bons et de mauvais démons, et cette opinion, qu’elle soit professée par les Platoniciens ou par toute autre secte, mérite un sérieux examen ; car quelque esprit mal éclairé pourrait s’imaginer qu’il doit servir les bons démons, afin de se concilier la faveur des dieux, qu’il croit aussi tous bons, et de se réunir à eux après la mort, tandis que, enlacé dans les artifices de ces esprits malins et trompeurs, il s’éloignerait infiniment du vrai Dieu, avec qui seul, en qui seul et par qui seul l’âme de l’homme, c’est-à-dire l’âme raisonnable et intellectuelle, possède la félicité.

CHAPITRE III

DES ATTRIBUTIONS DES DÉMONS, SUIVANT APULÉE, QUI, SANS LEUR REFUSER LA RAISON, NE LEUR ACCORDE CEPENDANT AUCUNE VERTU.

Quelle est donc la différence des bons et des mauvais démons ? Le platonicien Apulée, dans un traité général sur la matière[1], où il s’étend longuement sur leurs corps aériens, ne dit pas un mot des vertus dont ils ne manqueraient pas d’être doués, s’ils étaient bons. Il a donc gardé le silence sur ce qui peut les rendre heureux, mais il n’a pu taire ce qui prouve qu’ils sont misérables ; car il avoue que leur esprit, qui en fait des êtres raisonnables, non-seulement n’est pas armé par la vertu contre les passions contraires à la raison, mais qu’il est agité en quelque façon par des émotions orageuses, comme il arrive aux âmes insensées. Voici à ce sujet ses propres paroles : « C’est cette espèce de démons dont parlent les poètes, quand ils nous disent, sans trop s’éloigner de la vérité, que les dieux ont de l’amitié ou de la haine pour certains hommes, favorisant et élevant ceux-ci, abaissant et persécutant ceux-là. Aussi, compassion, colère, douleur, joie, toutes les passions de l’âme humaine, ces dieux les éprouvent, et leur cœur est agité comme celui des hommes par ces tempêtes et ces orages qui n’approchent jamais de la sérénité des dieux du ciel[2] ». N’est-il pas clair, par ce tableau de l’âme des démons, agitée comme une mer orageuse, qu’il ne s’agit point de quelque partie inférieure de leur nature, mais de leur esprit même, qui en fait des êtres raisonnables ? À ce compte ils ne souffrent pas la comparaison avec les hommes sages qui, sans rester étrangers à ces troubles de l’âme, partage inévitable de notre faible condition, savent du moins y résister avec une force inébranlable, et ne rien approuver, ne rien faire qui s’écarte des lois de la sagesse et des sentiers de la justice. Les démons ressemblent bien plutôt, sinon par le corps, au moins par les mœurs, aux hommes insensés et injustes, et ils sont même plus méprisables, parce que, ayant vieilli dans le mal et devenus incorrigibles par le châtiment, leur esprit est, suivant l’image d’Apulée, une mer battue par la tempête, incapables qu’ils sont de s’appuyer, par aucune partie de leur âme, sur la vérité et sur la vertu, qui donnent la force de résister aux passions turbulentes et déréglées.

[1] C’est toujours le petit ouvrage De deo Socratis.

[2] Apulée, De deo Socratis, page 18.

CHAPITRE IV

SENTIMENTS DES PÉRIPATÉTICIENS ET DES STOÏCIENS TOUCHANT LES PASSIONS.

Il y a deux opinions parmi les philosophes touchant ces mouvements de l’âme que les Grecs nomment πάθη, et qui s’appellent, dans notre langue, chez Cicéron[1], par exemple, perturbations, ou chez d’autres écrivains, affections, ou encore, pour mieux rendre l’expression grecque, passions. Les uns disent qu’elles se rencontrent même dans l’âme du sage, mais modérées et soumises à la raison, qui leur impose des lois et les contient dans de justes bornes. Tel est le sentiment des Platoniciens ou des Aristotéliciens ; car Aristote, fondateur du péripatétisme, est un disciple de Platon. Les autres, comme les Stoïciens, soutiennent que l’âme du sage reste étrangère aux passions. Mais Cicéron, dans son traité Des biens et des maux[2], démontre que le combat des Stoïciens contre les Platoniciens et les Péripatéticiens se réduit à une querelle de mots. Les Stoïciens, en effet, refusent le nom de biens aux avantages corporels et extérieurs, parce qu’à leur avis le bien de l’homme est tout entier dans la vertu, qui est l’art de bien vivre et ne réside que dans l’âme. Or, les autres philosophes, en appelant biens les avantages corporels pour parler simplement et se conformer à l’usage, déclarent que ces biens n’ont qu’une valeur fort minime et ne sont pas considérables en comparaison de la vertu. D’où il suit que des deux côtés ces objets sont estimés au même prix, soit qu’on leur donne, soit qu’on leur refuse le nom de biens ; de sorte que la nouveauté du stoïcisme se réduit au plaisir de changer les mots. Pour moi, il me semble que, dans la controverse sur les passions du sage, c’est encore des mots qu’il s’agit plutôt que des choses, et que les Stoïciens ne diffèrent pas au fond des disciples de Platon et d’Aristote.

Entre autres preuves que je pourrais alléguer à l’appui de mon sentiment, je n’en apporterai qu’une que je crois péremptoire. Aulu Gelle, écrivain non moins recommandable par l’élégance de son style que par l’étendue et l’abondance de son érudition, rapporte dans ses Nuits attiques[3] que, dans un voyage qu’il faisait sur mer avec un célèbre stoïcien, ils furent assaillis par une furieuse tempête qui menaçait d’engloutir leur vaisseau ; le philosophe en pâlit d’effroi. Ce mouvement fut remarqué des autres passagers qui, bien qu’aux portes de la mort, le considéraient attentivement pour voir si un philosophe aurait peur comme les autres. Aussitôt que la tempête fut passée et que l’on se fut un peu rassuré, un riche et voluptueux asiatique de la compagnie se mit à railler le stoïcien de ce qu’il avait changé de couleur, tandis qu’il était resté, lui, parfaitement impassible. Mais le philosophe lui répliqua ce que Aristippe, disciple de Socrate, avait dit à un autre en pareille rencontre : « Vous avez eu raison de ne pas vous inquiéter pour l’âme d’un vil débauché, mais moi je devais craindre pour l’âme d’Aristippe[4] ». Cette réponse ayant dégoûté le riche voluptueux de revenir à la charge, Aulu-Gelle demanda au philosophe, non pour le railler, mais pour s’instruire, quelle avait été la cause de sa peur. Celui-ci, s’empressant de satisfaire un homme si jaloux d’acquérir des connaissances, tira de sa cassette un livre d’Epictète[5], où était exposée la doctrine de ce philosophe, en tout conforme aux principes de Zénon[6] et de Chrysippe, chefs de l’école stoïcienne. Aulu-Gelle dit avoir lu dans ce livre que les Stoïciens admettent certaines perceptions de l’âme, qu’ils nomment fantaisies[7], et qui se produisent en nous indépendamment de la volonté. Quand ces images sensibles viennent d’objets terribles et formidables, il est impossible que l’âme du sage n’en soit pas remuée : elle ressent donc quelque impression de crainte, quelque émotion de tristesse, ces passions prévenant en elle l’usage de la raison ; mais elle ne les approuve pas, elle n’y cède pas, elle ne convient pas qu’elle soit menacée d’un mal véritable. Tout cela, en effet, dépend de la volonté, et il y a cette différence entre l’âme du sage et celle des autres hommes, que celle-ci cède aux passions et y conforme le jugement de son esprit, tandis que l’âme du sage, tout en subissant les passions, garde en son esprit inébranlable un jugement stable et vrai, touchant les objets qu’il est raisonnable de fuir ou de rechercher. J’ai rapporté ceci de mon mieux, non sans doute avec plus d’élégance qu’Aulu-Gelle, qui dit l’avoir lu dans Epictète, mais avec plus de précision, ce me semble, et plus de clarté.

S’il en est ainsi, la différence entre les Stoïciens et les autres philosophes, touchant les passions, est nulle ou peu s’en faut, puisque tous s’accordent à dire qu’elles ne dominent pas sur l’esprit et la raison du sage ; et quand les Stoïciens soutiennent que le sage n’est point sujet aux passions, ils veulent dire seulement que sa sagesse n’en reçoit aucune atteinte, aucune souillure. Or, si elles se rencontrent en effet dans son âme, quoique sans dommage pour sa sagesse et sa sérénité, c’est à la suite de ces avantages et de ces inconvénients qu’ils se refusent à nommer des biens et des maux. Car enfin, si ce philosophe dont parle Aulu-Gelle n’avait tenu aucun compte de sa vie et des autres choses qu’il était menacé de perdre en faisant naufrage, le danger qu’il courait ne l’aurait point fait pâlir. Il pouvait en effet subir l’impression de la tempête et maintenir son esprit ferme dans cette pensée que la vie et le salut du corps, menacés par le naufrage, ne sont pas de ces biens dont la possession rend l’homme bon, comme fait celle de la justice. Quant à la distinction des noms qu’il faut leur donner, c’est une pure querelle de mots. Qu’importe enfin qu’on donne ou qu’on refuse le nom de biens aux avantages corporels ? La crainte d’en être privé effraie et fait pâlir le stoïcien tout autant que le péripatéticien ; s’ils ne les appellent pas du même nom, ils les estiment au même prix. Aussi bien tous deux assurent que si on leur imposait un crime sans qu’ils pussent l’éviter autrement que par la perte de tels objets, ils aimeraient mieux renoncer à des avantages qui ne regardent que la santé et le bien-être du corps, que de se charger d’une action qui viole la justice. C’est ainsi qu’un esprit où restent gravés les principes de la sagesse a beau sentir le trouble des passions qui agitent les parties inférieures de l’âme, il ne les laisse pas prévaloir contre la raison ; loin d’y céder, il les domine, et, sur cette résistance victorieuse il fonde le règne de la vertu. Tel Virgile a représenté son héros, quand il a dit d’Enée :

« Son esprit reste inébranlable, tandis que ses yeux versent inutilement des pleurs[8] ».

[1] De Fin., lib. III, ch. 20. – Comp. Tuscul. qu., lib. III, cap. 4 ; lib. IV, cap. 5 et 6.

[2] C’est le traité bien connu De finibus bonorum et malorum. Voyez le livre III, ch. 12, et le livre IV. – Comp. Tuscul. qu., lib. IV, cap. 15-26.

[3] Au livre XIX, ch. 1.

[4] Voyez Diogène Laërce, livre II, § 71.

[5] Epictète, philosophe stoïcien, florissait à la fin du premier siècle de l’ère chrétienne. Il n’a probablement rien écrit ; mais son disciple Arrien a fait un recueil de ses maximes sous le nom de Manuel, et a composé en outre sur la morale d’Epictète un ouvrage étendu dont il nous reste quatre livres.

[6] Zénon de Cittium, fondateur de l’école stoïcienne, maître de Cléanthe et de Chrysippe. Il florissait environ 300 ans avant Jésus-Christ.

[7] De φαντασία, image, représentation. Voyez Cicéron, Acad. qu., lib. I, cap. 11.

[8] Enéide, livre IV, vers 449.

CHAPITRE V

LES PASSIONS QUI ASSIÈGENT LES ÂMES CHRÉTIENNES, LOIN DE LES PORTER AU VICE, LES EXERCENT À LA VERTU.

Il n’est pas nécessaire présentement d’exposer avec étendue ce qu’enseigne touchant les passions, la sainte Ecriture, source de la science chrétienne. Qu’il nous suffise de dire en général qu’elle soumet l’âme à Dieu pour en être gouvernée et secourue, et les passions à la raison pour en être modérées, tenues en bride et tournées à un usage avoué par la vertu. Dans notre religion on ne se demande pas si une âme pieuse se met en colère, mais pourquoi elle s’y met ; si elle est triste, mais d’où vient sa tristesse ; si elle craint, mais ce qui fait l’objet de ses craintes. Aussi bien je doute qu’une personne douée de sens puisse trouver mauvais qu’on s’irrite contre un pécheur pour le corriger, qu’on s’attriste des souffrances d’un malheureux pour les soulager, qu’on s’effraie à la vue d’un homme en péril pour l’en arracher. C’est une maxime habituelle du stoïcien, je le sais, de condamner la pitié[1] ; mais combien n’eût-il pas été plus honorable au stoïcien d’Aulu-Gelle d’être ému de pitié pour un homme à tirer du danger que d’avoir peur du naufrage ! Et que Cicéron est mieux inspiré, plus humain, plus conforme aux sentiments des âmes pieuses, quand il dit dans son éloge de César : « Parmi vos vertus, la plus admirable et la plus touchante c’est la miséricorde[2] ! » Mais qu’est-ce que la miséricorde, sinon la sympathie qui nous associe à la misère d’autrui et nous porte à la soulager ? Or, ce mouvement de l’âme sert la raison toutes les fois qu’il est d’accord avec la justice, soit qu’il nous dispose à secourir l’indigence, soit qu’il nous rende indulgents au repentir. C’est pourquoi Cicéron, si judicieux dans son éloquent langage, donne sans hésiter le nom de vertu à un sentiment que les Stoïciens ne rougissent pas de mettre au nombre des vices. Et remarquez que ces mêmes philosophes conviennent que les passions de cette espèce trouvent place dans l’âme du sage, où aucun vice ne peut pénétrer ; c’est ce qui résulte du livre d’Epictète, éminent stoïcien, qui d’ailleurs écrivait selon les principes des chefs de l’école, Zénon et Chrysippe. Il en faut conclure qu’au fond, ces passions qui ne peuvent rien dans l’âme du sage contre la raison et la vertu, ne sont pas pour les Stoïciens de véritables vices, et dès lors que leur doctrine, celle des Péripatéticiens et celle enfin des Platoniciens se confondent entièrement. Cicéron avait donc bien raison de dire que ce n’est pas d’aujourd’hui que les disputes de mots mettent à la torture la subtilité puérile des Grecs, plus amoureux de la dispute que de la vérité[3]. Il y aurait pourtant ici une question sérieuse à traiter, c’est de savoir si ce n’est point un effet de la faiblesse inhérente à notre condition passagère de subir ces passions, alors même que nous pratiquons le bien. Ainsi les saints anges punissent sans colère ceux que la loi éternelle de Dieu leur ordonne de punir, comme ils assistent les misérables sans éprouver la compassion, et secourent ceux qu’ils aiment dans leurs périls sans ressentir la crainte ; et cependant, le langage ordinaire leur attribue ces passions humaines à cause d’une certaine ressemblance qui se rencontre entre nos actions et les leurs, malgré l’infirmité de notre nature. C’est ainsi que Dieu lui-même s’irrite, selon l’Ecriture, bien qu’aucune passion ne puisse atteindre son essence immuable. Il faut entendre par cette expression biblique l’effet de la vengeance de Dieu et non l’agitation turbulente de la passion.

[1] Voyez Sénèque, De Clem., lib. II, cap. 4 et 5.

[2] Cicéron, Pro Ligar., cap. 13.

[3] Cicéron, De orat., lib. i, cap. 11, § 17.

CHAPITRE VI

DES PASSIONS QUI AGITENT LES DÉMONS, DE L’AVEU D’APULÉE QUI LEUR ATTRIBUE LE PRIVILÈGE D’ASSISTER LES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.

Laissons de côté, pour le moment, la question des saints anges, et examinons cette opinion platonicienne que les démons, qui tiennent le milieu entre les dieux et les hommes, sont livrés au mouvement tumultueux des passions. En effet, si leur esprit, tout en les subissant, restait libre et maître de soi, Apulée ne nous le peindrait pas agité comme le nôtre par le souffle des passions et semblable à une mer orageuse[1]. Cet esprit donc, cette partie supérieure de leur âme qui en fait des êtres raisonnables, et qui soumettrait les passions turbulentes de la région inférieure aux lois de la vertu et de la sagesse, si les démons pouvaient être sages et vertueux, c’est cet esprit même qui, de l’aveu du philosophe platonicien, est agité par l’orage des passions. J’en conclus que l’esprit des démons est sujet à la convoitise, à la crainte, à la colère et à toutes les affections semblables. Où est donc cette partie d’eux-mêmes, libre, capable de sagesse, qui les rend agréables aux dieux et utiles aux hommes de bien ? Je vois des âmes livrées tout entières au joug des passions et qui ne font servir la partie raisonnable de leur être qu’à séduire et à tromper, d’autant plus ardentes à l’œuvre qu’elles sont animées d’un plus violent désir de faire du mal.

[1] De deo Socr., p. 48.

CHAPITRE VII

LES PLATONICIENS CROIENT LES DIEUX OUTRAGÉS PAR LES FICTIONS DES POÈTES, QUI LES REPRÉSENTENT COMBATTUS PAR DES AFFECTIONS CONTRAIRES, CE QUI N’APPARTIENT QU’AUX DÉMONS.

On dira peut-être que les poètes, en nous peignant les dieux comme amis ou ennemis de certains hommes, ont voulu parler, non de tous les démons, mais seulement des mauvais, de ceux-là mêmes qu’Apulée croit agités par l’orage des passions. Mais comment admettre cette interprétation, quand Apulée, en attribuant les passions aux démons, ne fait entre eux aucune distinction et nous les représente en général comme tenant le milieu entre les dieux et les hommes à cause de leurs corps aériens ? Suivant ce philosophe, la fiction des poètes consiste à transformer les démons en dieux, et, grâce à l’impunité de la licence poétique, à les partager à leur gré entre les hommes, comme protecteurs ou comme ennemis, tandis que les dieux sont infiniment au-dessus de ces faiblesses des démons, et par l’élévation de leur séjour et par la plénitude de leur félicité. Cette fiction se réduit donc à donner le nom de dieux à des êtres qui ne sont pas dieux, et Apulée ajoute qu’elle n’est pas très-éloignée de la vérité, attendu que, au nom près, ces êtres sont représentés selon leur véritable nature, qui est celle des démons. Telle est, à son avis, cette Minerve d’Homère qui intervient au milieu des Grecs pour empêcher Achille d’outrager Agamemnon. Que Minerve ait apparu aux Grecs, voilà la fiction poétique, selon Apulée, pour qui Minerve est une déesse qui habite loin du commerce des mortels, dans la région éthérée, en compagnie des dieux, qui sont tous des êtres heureux et bons. Mais qu’il y ait eu un démon favorable aux Grecs et ennemi des Troyens, qu’un autre démon, auquel le même poète a donné le nom d’un des dieux qui habitent paisiblement le ciel, comme Mars et Vénus, ait favorisé au contraire les Troyens en haine des Grecs ; enfin, qu’une lutte se soit engagée entre ces divers démons, animés de sentiments opposés, voilà ce qui, pour Apulée, n’est pas un récit très-éloigné de la vérité. Les poètes, en effet, n’ont attribué ces passions qu’à des êtres qui sont en effet sujets aux mêmes passions que les hommes, aux mêmes tempêtes des émotions contraires, capables, par conséquent, d’éprouver de l’amour et de la haine, non selon la justice, mais à la manière du peuple qui, dans les chasses et les courses du cirque, se partage entre les adversaires au gré de ses aveugles préférences. Le grand souci du philosophe platonicien, c’est uniquement qu’au lieu de rapporter ces fictions aux démons, on ne prenne les poètes à la lettre en les attribuant aux dieux.

CHAPITRE VIII

COMMENT APULÉE DÉFINIT LES DIEUX, HABITANTS DU CIEL, LES DÉMONS, HABITANTS DE L’AIR, ET LES HOMMES, HABITANTS DE LA TERRE.

Si l’on reprend la définition des démons, il suffira d’un coup d’œil pour s’assurer qu’Apulée les caractérise tous indistinctement, quand il dit qu’ils sont, quant au genre, des animaux, quant à l’âme, sujets aux passions, quant à l’esprit, raisonnables, quant aux corps, aériens, quant au temps, éternels. Ces cinq qualités n’ont rien qui rapproche les démons des hommes vertueux et les sépare des méchants. Apulée, en effet, quand il passe des (183) dieux habitants du ciel aux hommes habitants de la terre, pour en venir plus tard aux démons qui habitent la région mitoyenne entre ces deux extrémités, Apulée s’exprime ainsi : « Les hommes, ces êtres qui jouissent de la raison et possèdent la puissance de la parole, dont l’âme est immortelle et les membres moribonds, esprits légers et inquiets, corps grossiers et corruptibles, différents par les mœurs et semblables par les illusions, d’une audace obstinée, d’une espérance tenace, les hommes dont les travaux sont vains et la fortune changeante, espèce immortelle où chaque individu périt après avoir à son tour renouvelé les générations successives, dont la durée est courte, la sagesse tardive, la mort prompte, la vie plaintive, les hommes, dis-je, ont la terre pour séjour ». Parmi tant de caractères communs à la plupart des hommes, Apulée a-t-il oublié celui qui est propre à un petit nombre, la sagesse tardive ? S’il l’eût passé sous silence, cette description, si soigneusement tracée, n’eût pas été complète. De même, quand il veut taire ressortir l’excellence des dieux, il insiste sur cette béatitude qui leur est propre et où les hommes s’efforcent de parvenir par la sagesse. Certes, s’il avait voulu nous persuader qu’il y a de bons démons, il aurait placé dans la description de ces êtres quelque trait qui les rapprochât des dieux par la béatitude, ou des hommes par la sagesse. Point du tout, il n’indique aucun attribut qui fasse distinguer les bons d’avec les méchants. Si donc il n’a pas dévoilé librement leur malice, moins par crainte de les offenser que pour ne pas choquer leurs adorateurs devant qui il parlait, il n’en a pas moins indiqué aux esprits éclairés ce qu’il faut penser à cet égard. En effet, il affirme que tous les dieux sont bons et heureux, et, les affranchissant de ces passions turbulentes qui agitent les démons, il ne laisse entre ceux-ci et les dieux d’autre point commun qu’un corps éternel. Quand, au contraire, il parle de l’âme des démons, c’est aux hommes et non pas aux dieux qu’il les assimile par cet endroit ; et encore, quel est le trait de ressemblance ? ce n’est pas la sagesse, à laquelle les hommes peuvent participer ; ce sont les passions, ces tyrans des âmes faibles et mauvaises, que les hommes sages et bons parviennent à vaincre, mais dont ils aimeraient mieux encore n’avoir pas à triompher. Si, en effet, quand il dit que l’immortalité est commune aux démons et aux dieux, il avait voulu faire entendre celle des esprits et non celle des corps, il aurait associé les hommes à ce privilège, loin de les en exclure, puisqu’en sa qualité de platonicien il croit les hommes en possession d’une âme immortelle. N’a-t-il pas dit de l’homme, dans la description citée plus haut : Son âme est immortelle et ses membres moribonds ? Par conséquent, ce qui sépare les hommes des dieux, quant à l’éternité, c’est leur corps périssable ; ce qui en rapproche les démons, c’est seulement leur corps immortel.

CHAPITRE IX

SI L’INTERCESSION DES DÉMONS PEUT CONCILIER AUX HOMMES LA BIENVEILLANCE DES DIEUX.

Voilà d’étranges médiateurs entre les dieux et les hommes, et de singuliers dispensateurs des faveurs célestes ! La partie la meilleure de l’animal, l’âme, c’est ce qu’il y a de vicieux en eux, comme dans l’homme ; et ce qu’ils ont de meilleur, ce qui est immortel en eux comme chez les dieux, c’est la pire partie de l’animal, le corps. L’animal, en effet, se compose de corps et d’âme, et l’âme est meilleure que le corps ; même faible et vicieuse, elle vaut mieux que le corps le plus vigoureux et le plus sain, parce que l’excellence de sa nature se maintient jusque dans ses vices, de même que l’or, souillé de fange, reste plus précieux que l’argent ou le plomb le plus pur. Or, il arrive que ces médiateurs, chargés d’unir la terre avec le ciel, n’ont de commun avec les dieux qu’un corps éternel, et sont par l’âme aussi vicieux que les hommes ; comme si cette religion, qui rattache les hommes aux dieux par l’entremise des démons, consistait, non dans l’esprit, mais dans le corps. Quel est donc le principe de malignité ou plutôt de justice qui tient ces faux et perfides médiateurs comme suspendus la tête en bas, la partie inférieure de leur être, le corps, engagé avec les natures supérieures, la partie supérieure, l’âme, avec les inférieures, unis aux dieux du ciel par la partie qui obéit, malheureux comme les habitants de la terre par la partie qui commande ? car le corps est un esclave, et, comme dit Salluste : « A l’âme appartient le commandement et au corps l’obéissance[1] ». A quoi il ajoute : « Celle-là nous est commune avec les dieux, et celui-ci avec les brutes ». C’est de l’homme, en effet, que parle ici Salluste, et les hommes ont, comme les brutes, un corps mortel. Or, les démons, dont nos philosophes veulent faire les intercesseurs de l’homme auprès des dieux, pourraient dire de leur âme et de leur corps : « Celle-là nous est commune avec les dieux, et celui-ci avec les hommes ». Qu’importe ? Ils n’en sont pas moins, comme je l’ai dit, suspendus et enchaînés la tête en bas, participant des dieux par le corps et des malheureux humains par l’âme, exaltés dans la partie esclave et inférieure, abaissés dans la partie maîtresse et supérieure. Et, de la sorte, s’il est vrai qu’ils aient l’éternité en partage, ainsi que les dieux, parce que leur âme n’est point sujette, comme celle des animaux terrestres, à se séparer du corps, il ne faut point pour cela regarder leur corps comme le char d’un éternel triomphe, mais plutôt comme la chaîne d’un supplice éternel.

[1] Catil., cap. 1.

CHAPITRE X

LES HOMMES, D’APRÈS LES PRINCIPES DE PLOTIN, SONT MOINS MALHEUREUX DANS UN CORPS MORTEL QUE LES DÉMONS DANS UN CORPS ÉTERNEL.

Le philosophe Plotin, de récente mémoire[1], qui passe pour avoir mieux que personne entendu Platon[2], dit au sujet de l’âme humaine : « Le Père, dans sa miséricorde, lui a fait des liens mortels[3] ». Il a donc cru que c’est une œuvre de la miséricorde divine d’avoir donné aux hommes un corps périssable, afin qu’ils ne soient pas enchaînés pour toujours aux misères de cette vie. Or, les démons ont été jugés indignes de cette miséricorde, puisque avec une âme misérable et sujette aux passions, comme celle des hommes, ils ont reçu un corps, non périssable, mais immortel. Assurément ils seraient plus heureux que les hommes, s’ils avaient comme eux un corps mortel et comme les dieux une âme heureuse. Ils seraient égaux aux hommes, si avec une âme misérable ils avaient au moins mérité d’avoir comme eux un corps mortel, pourvu toutefois qu’ils fussent capables de quelque sentiment de piété qui assurât un terme à leur misère dans le repos de la mort. Or, non-seulement ils ne sont pas plus heureux que les hommes, ayant comme eux une âme misérable, mais ils sont même plus malheureux, parce qu’ils sont enchaînés à leur corps pour l’éternité ; car il ne faut pas croire qu’ils puissent à la longue se transformer en dieux par leurs progrès dans la piété et la sagesse ; Apulée dit nettement que la condition des démons est éternelle.

[1] Plotin, disciple d’Ammonius Saccas et maître de Porphyre, né à Lycopolis en 205, mort en 270, sous l’empereur Aurélien.

[2] Saint Augustin exprime plus fortement encore le même sentiment dans ce remarquable passage : « Cette voix de Platon, la plus pure et la plus éclatante qu’il y ait dans la philosophie, s’est retrouvée dans la bouche de Plotin, si semblable à lui qu’ils paraissent contemporains, et cependant assez éloigné de lui par le temps pour que le premier des deux semble ressuscité dans l’autre ». (Contra Acad., lib. III, n. 41).

[3] Ce passage est dans les Ennéades, ouvrage posthume de Plotin édité par Porphyre. Voyez la 4e Ennéade, livre III, ch. 12.

CHAPITRE XI

DU SENTIMENT DES PLATONICIENS, QUE LES ÂMES DES HOMMES DEVIENNENT DES DÉMONS APRÈS LA MORT.

Il dit encore, je le sais[1], que les âmes des hommes sont des démons, que les hommes deviennent des lares s’ils ont bien vécu, et des lémures ou des larves s’ils ont mal vécu ; enfin, qu’on les appelle dieux mânes, quand on ignore s’ils ont vécu bien ou mal. Mais est-il nécessaire de réfléchir longtemps pour voir quelle large porte cette opinion ouvre à la corruption des mœurs ? Plus les hommes auront de penchant au mal, plus ils deviendront méchants, étant convaincus qu’ils sont destinés à devenir larves ou dieux mânes, et qu’après leur mort on leur offrira des sacrifices et des honneurs divins pour les inviter à faire du mal ; car le même Apulée (et ceci soulève une autre question) définit ailleurs les larves : des hommes devenus des démons malfaisants. Il prétend aussi[2] que les bienheureux se nomment en grec εὐδαίμονεσ, à titre de bonnes âmes, c’est-à-dire de bons démons, témoignant ainsi de nouveau qu’à son avis les âmes des hommes sont des démons.

[1] Il est clair que ce n’est plus Plotin, mais Apulée, que cite saint Augustin. Voyez De deo Socr., p. 50.

[2] De deo Socr., p. 49 et 50.

CHAPITRE XII

DES TROIS QUALITÉS CONTRAIRES QUI, SUIVANT LES PLATONICIENS, DISTINGUENT LA NATURE DES DÉMONS DE CELLE DES HOMMES.

Mais ne parlons maintenant que des démons proprement dits, de ceux qu’Apulée a définis : quant au genre, des animaux ; quant à l’esprit, raisonnables ; quant à l’âme, sujets aux passions ; quant au corps, aériens ; quant au temps, éternels. Après avoir placé les dieux au ciel et les hommes sur la terre, séparant ces deux classes d’êtres tant par la distance des lieux que par l’inégalité des natures, il conclut en ces termes : « Vous avez donc deux sortes d’animaux, les hommes d’une part, et de l’autre les dieux, si différents des hommes par la hauteur de leur séjour, par la durée éternelle de leur vie et par la perfection de leur nature, en sorte qu’il n’y a entre eux aucune communication prochaine ; car le ciel est séparé de la terre par un espace immense : en haut, une vie éternelle et indéfectible, en bas, une vie faible et caduque ; enfin, les esprits célestes planent au faîte de la béatitude ; les hommes sont plongés dans les abîmes de la misère[1] ». Voilà donc les trois qualités contraires qui séparent les natures extrêmes, la plus haute et la plus basse. Apulée reproduit ici, quoiqu’en d’autres termes, les trois caractères d’excellence qu’il attribue aux dieux, et il leur oppose les trois caractères d’infériorité inhérents à la condition humaine. Les trois attributs des dieux sont la sublimité du séjour, l’éternité de la vie, la perfection de la nature ; les trois caractères opposés des hommes sont : un séjour inférieur, une vie mortelle, une condition misérable.

[1] De deo Socr., p. 44.

CHAPITRE XIII

SI LES DÉMONS PEUVENT ÊTRE MÉDIATEURS ENTRE LES DIEUX ET LES HOMMES, SANS AVOIR AVEC EUX AUCUN POINT COMMUN, N’ÉTANT PAS HEUREUX, COMME LES DIEUX, NI MISÉRABLES, COMME LES HOMMES.

Si nous considérons maintenant les démons sous ces trois points de vue, il n’y a pas de difficulté touchant le lieu de leur séjour ; car entre la région la plus haute et la plus basse se trouve évidemment un milieu. Mais il reste deux qualités qu’il faut examiner avec soin, pour voir si elles sont étrangères aux démons, ou, au cas qu’elles leur appartiennent, comment elles s’accordent avec leur position mitoyenne. Or, elles ne sauraient leur être étrangères. On ne peut pas dire, en effet, des démons, animaux raisonnables, qu’ils ne sont ni heureux ni malheureux, comme on le dit des bêtes ou des plantes, dans lesquelles il n’y a ni raison, ni sentiment, ou encore comme on dit du milieu qu’il n’est ni le plus haut ni le plus bas. De même on ne peut pas dire des démons qu’ils ne sont ni mortels ni immortels ; car tout ce qui vit, ou vit toujours, ou cesse de vivre. Apulée d’ailleurs se prononce et fait les démons éternels. A quelle conclusion aboutir, sinon que, outre ces qualités contraires, les démons, êtres mitoyens, doivent emprunter un de leurs attributs à la série des qualités supérieures, et un autre à celle des inférieures ? Supposez, en effet, qu’ils eussent, soit les deux qualités supérieures, soit les deux autres, ils ne seraient plus des êtres mitoyens, ils s’élèveraient en haut ou se précipiteraient en bas. Et comme il a été prouvé qu’ils doivent posséder une des qualités contraires, il faut bien que pour tenir le milieu ils en prennent une de chaque côté. Or, ils ne peuvent emprunter aux natures terrestres l’éternité qui n’y est pas ; la prenant donc nécessairement aux êtres célestes, il faut, pour accomplir leur nature mitoyenne, qu’ils prennent la misère aux êtres inférieurs. Ainsi, selon les Platoniciens, les dieux qui occupent la plus haute partie du monde possèdent une éternité bienheureuse ou une béatitude éternelle ; les hommes, qui habitent la plus basse, une misère caduque ou une caducité misérable, et les démons, qui sont au milieu, une misère immortelle ou une misérable immortalité. Au reste, Apulée, par les cinq caractères qu’il attribue aux démons en les définissant, n’a pas montré, comme il l’avait promis, qu’ils soient intermédiaires entre les dieux et les hommes : « Ils ont, dit-il, trois points communs avec nous, étant des animaux quant au genre, des êtres raisonnables quant à l’esprit, et quant à l’âme des natures sujettes aux passions » ; il ajoute qu’ils ont un trait commun avec les dieux, savoir : l’éternité, et que l’attribut qui leur est propre, c’est un corps aérien. Comment donc y voir des natures mitoyennes entre la plus excellente et la plus imparfaite, puisqu’ils n’ont avec celle-ci qu’un point commun et qu’ils en ont trois avec celle-là ? N’est-il pas clair qu’ils s’éloignent ainsi du milieu et penchent vers l’extrémité inférieure ? Toutefois, il y aurait un moyen de soutenir qu’ils tiennent le milieu, et le voici : On pourrait alléguer que, outre leurs cinq qualités, il y en a une qui leur est propre, savoir, un corps aérien, de même que les dieux et les hommes en ont une aussi qui les distingue respectivement, les dieux un corps céleste, et les hommes un corps terrestre ; de plus, deux de ces qualités sont communes à tous, savoir le genre animal et la raison (car Apulée dit, en parlant des dieux et des hommes : « Voilà deux sortes d’animaux », et les Platoniciens ne parlent jamais des dieux que comme d’esprits raisonnables) ; restent deux qualités, l’âme sujette aux passions, et la durée éternelle : or, la première leur est commune avec les hommes, et la seconde avec les dieux, ce qui achève de les placer en un parfait équilibre entre les dieux et les hommes. Mais de quoi servirait-il à nos adversaires d’entendre ainsi les choses, puisque c’est la réunion de ces deux dernières qualités qui constitue l’éternité misérable et la misère éternelle des démons ? Et certes, celui qui a dit : Les démons ont l’âme sujette aux passions, aurait ajouté qu’ils l’ont misérable, s’il n’eût rougi pour leurs adorateurs. Si donc, du propre aveu des Platoniciens, le monde est gouverné par la Providence divine, il faut conclure que la misère des démons n’est éternelle que parce que leur malice est énorme.

Si on donne avec raison aux bienheureux le nom d’eudémons, ils ne sont donc pas eudémons ces démons intermédiaires entre les dieux et les hommes. Où mettra-t-on dès lors ces bons démons qui, au-dessus des hommes, mais au-dessous des dieux, prêtent à ceux-là leur assistance et à ceux-ci leur ministère ? S’ils sont bons et éternels, ils sont sans doute éternellement heureux. Or, cette félicité éternelle ne leur permet pas de tenir le milieu entre les dieux et les hommes, parce qu’elle les rapproche autant des premiers qu’elle les éloigne des seconds. Il suit de là que ces philosophes s’efforceront en vain de montrer comment les bons démons, s’ils sont immortels et bienheureux, tiennent le milieu entre les dieux heureux et immortels et les hommes mortels et misérables ; car, du moment qu’ils partagent avec les dieux la béatitude et l’immortalité, deux qualités que les hommes ne possèdent point, n’y a-t-il pas plus de raison de dire qu’ils sont fort éloignés des hommes et fort voisins des dieux, que de prétendre qu’ils tiennent le milieu entre les dieux et les hommes ? Cela serait soutenable s’ils avaient deux qualités, dont l’une leur fût commune avec les hommes et l’autre avec les dieux. C’est ainsi que l’homme est en quelque façon un être mitoyen entre les bêtes et les anges. Puisque la bête est un animal sans raison et mortel, et l’ange un animal raisonnable et immortel, on peut dire que l’homme est entre les deux, mortel comme les bêtes, raisonnable comme les anges ; en un mot, animal raisonnable et mortel. Lors donc que nous cherchons un terme moyen entre les bienheureux immortels et les mortels misérables, il faut pour le trouver, ou qu’un mortel soit bienheureux, ou qu’un immortel soit misérable.

CHAPITRE XIV

SI LES HOMMES, EN TANT QUE MORTELS, PEUVENT ÊTRE HEUREUX.

C’est une grande question parmi les hommes que celle-ci : l’homme peut-il être mortel et bienheureux ? Quelques-uns, considérant humblement notre condition, ont nié que l’homme fût capable de béatitude tant qu’il est dans les liens de la vie mortelle ; d’autres ont exalté à tel point la nature humaine, qu’ils ont osé dire que les sages, même en cette vie, peuvent posséder le parfait bonheur. Si ces derniers ont raison, pourquoi ne pas dire que les sages sont les vrais intermédiaires entre les mortels misérables et les bienheureux immortels, puisqu’ils partagent avec ceux-là l’existence mortelle et avec ceux-ci la béatitude ? Or, s’ils sont bienheureux, ils ne portent d’envie à personne ; car, quoi de plus misérable que l’envie ? Ils veillent donc sur les misérables mortels, afin de les aider de tout leur pouvoir à acquérir la béatitude et à posséder après la mort une vie immortelle dans la société des anges immortels et bienheureux.

CHAPITRE XV

DE JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.

S’il est vrai, au contraire, suivant l’opinion la plus plausible et la plus probable, que tous les hommes soient misérables tant qu’ils sont mortels, on doit chercher un médiateur qui ne soit pas seulement homme, mais qui soit aussi Dieu, afin qu’étant tout ensemble mortel et bienheureux, il conduise les hommes de la misère mortelle à la bienheureuse immortalité. Il ne fallait pas que ce médiateur ne fût pas mortel, ni qu’il restât mortel. Or, il s’est fait mortel en prenant notre chair infirme sans infirmer sa divinité de Verbe, et il n’est pas resté dans sa chair mortelle puisqu’il l’a ressuscitée d’entre les morts ; et c’est le fruit même de sa médiation que ceux dont il s’est fait le libérateur ne restent pas éternellement dans la mort de la chair. Ainsi, il fallait que ce médiateur entre Dieu et nous eût une mortalité passagère et une béatitude permanente, afin d’être semblable aux mortels par sa nature passagère et de les transporter au-dessus de la vie mortelle dans la région du permanent. Les bons anges ne peuvent donc tenir le milieu entre les mortels misérables et les bienheureux immortels, étant eux-mêmes immortels et bienheureux ; mais les mauvais anges le peuvent, étant misérables comme ceux-là et immortels comme ceux-ci. C’est à ces mauvais anges qu’est opposé le bon médiateur qui, à l’encontre de leur immortalité et de leur misère, a voulu être mortel pour un temps et a pu se maintenir heureux dans l’éternité ; et c’est ainsi qu’il a vaincu ces immortels superbes et ces dangereux misérables par l’humilité de sa mort et la douceur bienfaisante de sa béatitude, afin qu’ils ne puissent se servir du prestige orgueilleux de leur immortalité pour entraîner avec eux dans leur misère ceux qu’il a délivrés de leur domination impure en purifiant leurs cœurs par la foi.

Quel médiateur l’homme mortel et misérable, infiniment éloigné des immortels et des bienheureux, choisira-t-il donc pour parvenir à l’immortalité et à la béatitude ? Ce qui peut plaire dans l’immortalité des démons est misérable, et ce qui peut choquer dans la nature mortelle de Jésus-Christ n’existe plus. Là est à redouter une misère éternelle ; ici la mort n’est point à craindre, puisqu’elle ne saurait être éternelle, et la béatitude est souverainement aimable, puisqu’elle durera éternellement. L’immortel malheureux ne s’interpose donc que pour nous empêcher d’arriver à l’immortalité bienheureuse, attendu que la misère qui empêche d’y parvenir subsiste toujours en lui ; et, au contraire, le mortel bienheureux ne s’est rendu médiateur qu’afin de rendre les morts immortels au sortir de cette vie, comme il l’a montré en sa propre personne par la résurrection, et de faire parvenir les misérables à la félicité que lui-même n’a jamais perdue. Il y a donc un mauvais intermédiaire qui sépare les amis, et un bon intermédiaire qui concilie les ennemis. Et s’il y a plusieurs intermédiaires qui séparent, c’est que la multitude des bienheureux ne jouit de la béatitude que par son union avec le seul vrai Dieu, tandis que la multitude des mauvais anges, dont le malheur consiste à être privés de cette union, est plutôt un obstacle qu’un moyen : légion sans cesse bourdonnante qui nous détourne de ce bien unique d’où dépend notre bonheur, et pour lequel nous avons besoin, non de plusieurs médiateurs, mais d’un seul, et de celui-là même dont la participation nous rend heureux, c’est-à-dire du Verbe incréé, Créateur de toutes choses. Toutefois il n’est pas médiateur en tant que Verbe ; comme tel, il possède une immortalité et une béatitude souveraines qui l’éloignent infiniment des misérables mortels ; mais il est médiateur en tant qu’homme, ce qui fait voir qu’il n’est pas nécessaire, pour parvenir à la béatitude, que nous cherchions d’autres médiateurs, le Dieu bienheureux, source de la béatitude, nous ayant lui-même abrégé le chemin qui conduit à sa divinité. En nous délivrant de cette vie mortelle et misérable, il ne nous conduit pas en effet vers ses anges bienheureux et immortels pour nous rendre bienheureux et immortels par la participation de leur essence, mais il nous conduit vers cette Trinité même dont la participation fait le bonheur des anges. Ainsi, quand pour être médiateur il a voulu s’abaisser au-dessous des anges et prendre la nature d’un esclave[1], il est resté au-dessus des anges dans sa nature de Dieu, identique à soi sous sa double forme, voie de la vie sur la terre, vie dans le ciel.

[1] Philipp., II, 7.

CHAPITRE XVI

S’IL EST RAISONNABLE AUX PLATONICIENS DE CONCEVOIR LES DIEUX COMME ÉLOIGNÉS DE TOUT COMMERCE AVEC LA TERRE ET DE TOUTE COMMUNICATION AVEC LES HOMMES, DE FAÇON À RENDRE NÉCESSAIRE L’INTERCESSION DES DÉMONS.

Rien n’est moins vrai que cette maxime attribuée par Apulée à Platon[1] : « Aucun dieu ne communique avec l’homme ». Apulée ajoute que la principale marque de la grandeur des dieux, c’est de n’être jamais souillés du contact des hommes[2]. Il avoue donc que les démons en sont souillés, et dès lors il est impossible qu’ils rendent purs ceux qui les souillent, de sorte que les démons, par le contact des hommes, et les hommes, par le culte des démons, deviennent également impurs. A moins qu’on ne dise que les démons peuvent entrer en commerce avec les hommes sans en recevoir aucune souillure ; mais alors les démons valent mieux que les dieux, puisqu’on dit que les dieux seraient souillés par le commerce des hommes, et que leur premier caractère, c’est d’habiter loin de la terre à une telle hauteur qu’aucun contact humain ne peut les souiller. Apulée affirme encore que le Dieu souverain, Créateur de toutes choses, qui est pour nous le vrai Dieu, est le seul, suivant Platon, dont aucune parole humaine ne puisse donner la plus faible idée ; à peine est-il réservé aux sages, quand ils se sont séparés du corps autant que possible par la vigueur de leur esprit, de concevoir Dieu, et cette conception est comme un rapide éclair qui fait passer un rayon de lumière à travers d’épaisses ténèbres. Or, s’il est vrai que ce Dieu, vraiment supérieur à toutes choses, soit présent à l’âme affranchie des sages d’une façon intelligible et ineffable, même pour un temps, même dans le plus rapide éclair, et si cette présence ne lui est point une souillure, pourquoi placer les dieux à une distance si grande de la terre, sous prétexte de ne point les souiller par le contact de l’homme ? Et puis, ne suffit-il pas de voir ces corps célestes dont la lumière éclaire la terre autant qu’elle en a besoin ? Or, si les astres, qu’Apulée prétend être des dieux visibles, ne sont point souillés par notre regard, pourquoi les démons le seraient-ils, quoique vus de plus près ? A moins qu’on n’aille s’imaginer que les dieux seraient souillés, non par le regard des hommes, mais par leur voix, et que c’est pour cela sans doute que les démons habitent la région moyenne, afin que la voix humaine soit transmise aux dieux sans qu’ils en reçoivent aucune souillure. Parlerai-je des autres sens ? Les dieux, s’ils étaient présents sur la terre, ne seraient pas plus souillés par l’odorat que ne le sont les démons par les vapeurs des corps humains, eux qui respirent sans souillure l’odeur fétide qu’exhalent dans les sacrifices les cadavres des victimes immolées. Quant au goût, comme les dieux n’ont pas besoin de manger pour entretenir leur vie, il n’y a point à craindre que la faim les oblige à demander aux hommes des aliments. Reste le toucher, qui dépend de la volonté. Je sais qu’en parlant du contact des êtres, on a surtout en vue le toucher ; mais qu’est-ce qui empêcherait les dieux d’entrer en commerce avec les hommes, de les voir et d’en être vus, de les entendre et d’en être entendus, et tout cela sans les toucher ? Les hommes n’oseraient pas désirer une faveur si particulière, jouissant déjà du plaisir de voir les dieux et de les entendre ; et supposé que la curiosité leur donnât cette hardiesse, comment s’y prendraient-ils pour toucher un dieu ou un démon, eux qui ne sauraient toucher un passereau sans l’avoir fait prisonnier ?

Les dieux pourraient donc fort bien communiquer corporellement aux hommes par la voix et par la parole. Car prétendre que ce commerce les souillerait, quoiqu’il ne souille pas les démons, c’est avancer, comme je l’ai dit plus haut, que les dieux peuvent être souillés et que les démons ne sauraient l’être. Que si l’on prétend que les démons en reçoivent une souillure, en quoi dès lors servent-ils aux hommes pour acquérir la félicité après cette vie, leur propre souillure s’opposant à ce qu’ils rendent les hommes purs et capables d’union avec les dieux ? Or, s’ils ne remplissent pas cet objet spécial de leur médiation, elle devient absolument inutile ; et je demande alors si leur action sur les hommes ne consisterait pas, non à les faire passer après la mort dans le séjour des dieux, mais à les garder avec eux, couverts des mêmes souillures et condamnés à la même misère. A moins qu’on ne s’avise de dire que les démons, semblables à des éponges, nettoient les hommes de telle façon qu’ils deviennent eux-mêmes d’autant plus sales qu’ils rendent les hommes plus purs. Mais, s’il en est ainsi, il en résultera que les dieux qui ont évité le commerce des hommes de crainte de souillure, seront infiniment plus souillés par celui des démons. Dira-t-on qu’il dépend peut-être des dieux de purifier les démons souillés par les hommes sans se souiller eux-mêmes, ce qu’ils n’ont pas le pouvoir de faire à l’égard des hommes ? Qui pourrait penser de la sorte, à moins d’être totalement aveuglé par les démons ? Quoi ! si l’on est souillé, soit pour voir, soit pour être vu, voilà les dieux, d’une part, qui sont nécessairement vus par les hommes, puisque, suivant Apulée, les astres et tous ces corps célestes que le poète appelle les flambeaux éclatants de l’univers[3] sont des dieux visibles ; et, d’un autre côté, voilà les démons qui, n’étant vus que si cela leur convient, sont à l’abri de cette souillure ! Ou si l’on n’est pas souillé pour être vu, mais pour voir, que les Platoniciens alors ne nous disent pas que les astres, qu’ils croient être des dieux, voient les hommes quand ils dardent leurs rayons sur la terre. Et cependant ces rayons se répandent sur les objets les plus immondes sans en être souillés : comment donc les dieux le seraient-ils pour communiquer avec les hommes, alors même qu’ils seraient obligés de les toucher pour les secourir ? Les rayons du soleil et de la lune touchent la terre, et leur lumière n’en est pas moins pure.

[1] Ce passage ne prouve-t-il pas que saint Augustin n’avait point sous les yeux les Dialogues, et ne citait guère Platon que sur la foi des Platoniciens latins ? La maxime ici discutée est textuellement dans le Banquet. Voyez le discours de Diotime, trad. de M. Cousin, t. VI, p. 299.

[2] De deo Socr., p. 44.

[3] Virgile, Géorgiques, livre I, vers 5, 6.

CHAPITRE XVII

POUR ACQUÉRIR LA VIE BIENHEUREUSE, QUI CONSISTE À PARTICIPER AU SOUVERAIN BIEN, L’HOMME N’A PAS BESOIN DE MÉDIATEURS TELS QUE LES DÉMONS, MAIS DU SEUL VRAI MÉDIATEUR, QUI EST LE CHRIST.

J’admire en vérité comment de si savants hommes, qui comptent pour rien les choses corporelles et sensibles au prix des choses incorporelles et intelligibles, nous viennent parler du contact corporel quand il s’agit de la béatitude. Que signifie alors cette parole de Plotin : « Fuyons, fuyons vers notre chère patrie. Là est le Père et tout le reste avec lui. Mais quelle flotte ou quel autre moyen nous y conduira ? le vrai moyen, c’est de devenir semblable à Dieu[1] ». Si donc on s’approche d’autant plus de Dieu qu’on lui devient plus semblable, ce n’est qu’en cessant de lui ressembler qu’on s’éloigne de lui. Or, l’âme de l’homme ressemble d’autant moins à cet Être éternel et immuable qu’elle a plus de goût pour les choses temporelles et passagères. Et comme il n’y a aucun rapport entre ces objets impurs et la pureté immortelle d’en haut, elle a besoin d’un médiateur, mais non pas d’un médiateur qui tienne aux choses supérieures par un corps immortel et aux choses inférieures par une âme malade, de crainte qu’il ne soit moins porté à nous guérir qu’à nous envier le bienfait de la guérison ; il nous faut un médiateur qui, s’unissant à notre nature mortelle, nous prête un secours divin par la justice de son esprit immortel, et s’abaisse jusqu’à nous pour nous purifier et nous délivrer, sans descendre pourtant de ces régions sublimes où le maintient, non une distance locale, mais sa parfaite ressemblance avec son Père. Loin de nous la pensée qu’un tel médiateur ait craint de souiller sa divinité incorruptible en révélant la nature humaine et en vivant, comme homme, dans la société des hommes. Il nous a en effet donné par son incarnation ces deux grands enseignements, d’abord que la vraie divinité ne peut recevoir de la chair aucune souillure, et puis que les démons, pour n’être point de chair, ne valent pas mieux que nous. Voilà donc, selon les termes de la sainte Ecriture, « ce médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme[2] », égal à son Père par la divinité, et devenu par son humanité semblable à nous ; mais ce n’est pas ici le lieu de développer ces vérités.

[1] Il est clair que saint Augustin n’a pas le texte de Plotin sous les yeux. Il cite de mémoire et par fragments épars le passage célèbre des Ennéades, I, livre vi, ch. 8 : φεύγωμεν δή φἱλην ἐς πατριδα, αληθέστερον ἅν τις, ϰ. τ. λ. (Cf. Ibid., livre II, ch. 3.)

[2] I Tim. II, 1.

CHAPITRE XVIII

DE LA FOURBERIE DES DÉMONS, QUI EN NOUS PROMETTANT DE NOUS CONDUIRE À DIEU NE CHERCHENT QU’À NOUS DÉTOURNER DE LA VOIE DE LA VÉRITÉ.

Quant aux démons, ces faux et fallacieux médiateurs qui, tout en ayant souvent trahi par leurs œuvres leur malice et leur misère, ne s’efforcent pas moins toutefois, grâce à leurs corps aériens et aux lieux qu’ils habitent, d’arrêter les progrès de nos âmes, ils sont si loin de nous ouvrir la voie pour aller à Dieu, qu’ils nous empêchent de nous y maintenir. Ce n’est pas en effet par la voie corporelle, voie d’erreur et de mensonge, où ne marche pas la justice, que nous devons nous élever à Dieu, mais par la voie spirituelle, c’est-à-dire par une ressemblance incorporelle avec lui. Et c’est néanmoins dans cette voie corporelle qui, selon les amis des démons, est occupée par les esprits aériens comme un lieu intermédiaire entre les dieux habitants du ciel et les hommes habitants de la terre, que les Platoniciens voient un avantage précieux pour les dieux, sous prétexte que l’intervalle les met à l’abri de tout contact humain. Ainsi ils croient plutôt les démons souillés par les hommes que les hommes purifiés par les démons, et ils estiment pareillement que les dieux eux-mêmes n’auraient pu échapper à la souillure sans l’intervalle qui les sépare des hommes. Qui serait assez malheureux pour espérer sa purification dans une voie où l’on dit que les hommes souillent, que les démons sont souillés et que les dieux peuvent l’être, et pour ne pas choisir de préférence la voie où l’on évite les démons corrupteurs et où le Dieu immuable purifie les hommes de toutes leurs souillures pour les faire entrer dans la société incorruptible des anges ?

CHAPITRE XIX

LE NOM DE DÉMONS NE SE PREND JAMAIS EN BONNE PART, MÊME CHEZ LEURS ADORATEURS.

Comme plusieurs de ces démonolâtres, entre autres Labéon, assurent qu’on donne aussi le nom d’anges à ceux qu’ils appellent démons, il est nécessaire, pour ne point paraître disputer sur les mots, que je dise quelque chose des bons anges. Les Platoniciens ne nient point leur existence, mais ils aiment mieux les appeler bons démons. Pour nous, nous voyons bien que l’Ecriture, selon laquelle nous sommes chrétiens, distingue les bons et les mauvais anges, mais elle ne parle jamais des bons démons. En quelque endroit des livres saints que l’on trouve le mot démons, il désigne toujours les esprits malins. Ce sens est tellement passé en usage que, parmi les païens mêmes, qui veulent qu’on adore plusieurs dieux et plusieurs démons, il n’y en a aucun, si lettré et si docte qu’il soit, qui osât dire à son esclave en manière de louange : Tu es un démon, et qui pût douter que ce propos, adressé à qui que ce soit, ne fût pris pour une injure. Mais à quoi bon nous étendre davantage sur le mot démon, alors qu’il n’est presque personne qui ne le prononce en mauvaise part, et que nous pouvons aisément éviter l’équivoque en nous servant du mot ange ?

CHAPITRE XX

DE LA SCIENCE QUI REND LES DÉMONS SUPERBES.

Toutefois, si nous consultons les livres saints, l’origine même du mot démon présente une particularité qui mérite d’être connue. Il vient d’un mot grec qui signifie savant[1]. Or, l’Apôtre, inspiré du Saint-Esprit, dit : « La science enfle, mais la charité édifie[2] » ; ce qui signifie que la science ne sert qu’à condition d’être accompagnée par la charité, sans laquelle elle enfle le cœur et le remplit du vent de la vaine gloire. Les démons ont donc la science, mais sans la charité, et c’est ce qui les enfle d’une telle superbe qu’ils ont exigé les honneurs et le culte qu’ils savent n’être dus qu’au vrai Dieu, et l’exigent encore de tous ceux qu’ils peuvent séduire. Contre cette superbe des démons, sous le joug de laquelle le genre humain était courbé pour sa juste punition, s’élève la puissance victorieuse de l’humilité qui nous montre un Dieu sous la forme d’un esclave ; mais c’est ce que ne comprennent pas les hommes dont l’âme est enflée d’une impureté fastueuse, semblables aux démons par la superbe, non par la science.

[1] Δαήμωον ; c’est l’étymologie donnée par Platon dans le Cratyle. Voyez ce dialogue, page 398 B. – Comp. Mart. Capella, livre II, p. 39.

[2] I Cor. VIII, 1.

CHAPITRE XXI

JUSQU’À QUEL POINT LE SEIGNEUR A VOULU SE DÉCOUVRIR AUX DÉMONS.

 

Quant aux démons, ils le savent si bien, qu’ils disaient au Seigneur revêtu de l’infirmité de la chair : « Qu’y a-t-il entre toi et nous, Jésus de Nazareth ? es-tu venu pour nous perdre avant le temps[1] ? » Il est clair par ces paroles qu’ils avaient la connaissance de ce grand mystère, mais qu’ils n’avaient pas la charité. Assurément ils n’aimaient pas en Jésus la justice et ils craignaient de lui leur châtiment. Or, ils l’ont connu autant qu’il l’a voulu, et il l’a voulu autant qu’il le fallait ; mais il s’est fait connaître à eux, non pas tel qu’il est connu des anges qui jouissent de lui comme verbe de Dieu, et participent à son éternité, mais autant qu’il était nécessaire pour les frapper de terreur, c’est-à-dire à titre de libérateur des âmes prédestinées pour son royaume et pour cette gloire véritablement éternelle et éternellement véritable. Il s’est donc fait connaître, non en tant qu’il est la vie éternelle et la lumière immuable qui éclaire les pieux et purifie les croyants, mais par certains effets temporels de sa puissance et par certains signes de sa présence mystérieuse, plus clairs pour les sens des natures angéliques, même déchues, que pour l’humaine infirmité. Enfin, quand il jugea convenable de supprimer peu a peu ces signes de sa divinité et de se cacher plus profondément dans la nature humaine, le prince des démons conçut des doutes à son sujet et le tenta pour s’assurer s’il était le Christ ; il ne le tenta du reste qu’autant que le permit Notre-Seigneur, qui voulait par-là laisser un modèle à notre imparfaite humanité dont il avait daigné prendre la condition. Mais après la tentation, comme les anges, ainsi qu’il est écrit[2], se mirent à le servir, je parle de ces bons et saints anges redoutables aux esprits immondes, les démons reconnurent de plus en plus sa grandeur en voyant que, tout revêtu qu’il était d’une chair infirme et méprisable, personne n’osait lui résister.

[1] Marc, I, 24 ; cf. Matt. VIII, 29.

[2] Matt. IV, 3-11.

CHAPITRE XXII

EN QUOI LA SCIENCE DES ANGES DIFFÈRE DE CELLE DES DÉMONS.

Les bons anges ne regardent d’ailleurs toute cette science des objets sensibles et temporels dont les démons sont si fiers, que comme une chose de peu de prix, non qu’ils soient ignorants de ce côté, mais parce que l’amour de Dieu qui les sanctifie leur est singulièrement aimable, et qu’en comparaison de cette beauté immuable et ineffable qui les enflamme d’une sainte ardeur, ils méprisent tout ce qui est au-dessous d’elle, tout ce qui n’est pas elle, sans en excepter eux-mêmes, afin de jouir, par tout ce qu’il y a de bon en eux, de ce bien qui est la source de leur bonté. Et c’est pour cela qu’ils connaissent même les choses temporelles et muables mieux que ne font les démons ; car ils en voient les causes dans le verbe de Dieu par qui a été fait le monde : causes premières, qui rejettent ceci, approuvent cela et finalement ordonnent tout. Les démons, au contraire, ne voient pas dans la sagesse de Dieu ces causes éternelles et en quelque sorte cardinales des êtres temporels ; ils ont seulement le privilège de voir plus loin que nous dans l’avenir à l’aide de certains signes mystérieux dont ils ont plus que nous l’expérience, et quelquefois aussi ils prédisent les choses qu’ils ont l’intention de faire ; voilà à quoi se réduit leur science. Ajoutez qu’ils se trompent souvent, au lieu que les anges ne se trompent jamais. Autre chose est, en effet, de tirer du spectacle des phénomènes temporels et changeants quelques conjectures sur des êtres sujets au temps et au changement, et d’y laisser quelques traces temporelles et changeantes de sa volonté et de sa puissance, ce qui est permis aux démons dans une certaine mesure, autre chose de lire les changements des temps dans les lois éternelles et immuables de Dieu, toujours vivantes au sein de sa sagesse, et de connaître la volonté infaillible et souveraine de Dieu par la participation de son esprit ; or, c’est là le privilège qui a été accordé aux saints anges par un juste discernement. Ainsi ne sont-ils pas seulement éternels, mais bienheureux ; et le bien qui les rend heureux, c’est Dieu même, leur Créateur, qui leur donne par la contemplation et la participation de son essence une félicité sans fin[1].

[1] Sur la science des anges, voyez le traité de saint Augustin : De Gen. ad litt., n. 49,50.

CHAPITRE XXIII

LE NOM DE DIEUX EST FAUSSEMENT ATTRIBUÉ AUX DIEUX DES GENTILS, ET IL CONVIENT EN COMMUN AUX SAINTS ANGES ET AUX HOMMES JUSTES, SELON LE TÉMOIGNAGE DE L’ÉCRITURE.

Si les Platoniciens aiment mieux donner aux anges le nom de dieux que celui de démons, et les mettre au rang de ces dieux qui, suivant Platon[1], ont été créés par le Dieu suprême, à la bonne heure ; je ne veux point disputer sur les mots. En effet, s’ils disent que ces êtres sont immortels, mais cependant créés de Dieu, et qu’ils sont bienheureux, mais par leur union avec le Créateur et non par eux-mêmes, ils disent ce que nous disons, de quelque nom qu’ils veuillent se servir. Or, que ce soit là l’opinion des Platoniciens, sinon de tous, du moins des plus habiles, c’est ce dont leurs ouvrages font foi. Pourquoi donc leur contesterions-nous le droit d’appeler dieux des créatures immortelles et heureuses ? il ne peut y avoir aucun sérieux débat sur ce point, du moment que nous lisons dans les saintes Ecritures : « Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé[2] » ; et ailleurs : « Rendez gloire au Dieu des dieux[3] » ; et encore : « Le grand Roi élevé au-dessus des dieux[4] ». Quant à ce passage : « Il est redoutable par-dessus tous les dieux[5] », le verset suivant complète l’idée du Psalmiste, car il ajoute : « Tous les dieux des Gentils sont des démons, et le Seigneur a fait les cieux[6] ». Le Prophète dit donc que le Seigneur est plus redoutable que tous les dieux ; mais il entend parler des dieux des Gentils, lesquels ne sont que des démons. Ce sont ces démons à qui Dieu est redoutable, et qui, frappés de crainte, disaient à Jésus-Christ : « Es-tu venu pour nous perdre ? » Mais quand le Psalmiste parle du Dieu des dieux, il est impossible qu’il soit question du dieu des démons. De même, ces paroles : Le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux, ne veulent point dire au-dessus de tous les démons. D’un autre côté, l’Ecriture appelle dieux quelques hommes d’entre le peuple de Dieu : « J’ai dit : Vous êtes tous des dieux et les enfants du Très-Haut[7] ». Lors donc que le Psalmiste parle du Dieu des dieux, on peut fort bien entendre qu’il est le Dieu de ces dieux-là, et dans le même sens il est aussi le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux.

Mais, dira-t-on, si des hommes ont été nommés dieux parce qu’ils sont de ce peuple à qui Dieu parle par la bouche des anges ou des hommes, combien plus sont dignes de ce nom des esprits immortels qui jouissent de la félicité où les hommes aspirent en servant Dieu ? Que répondrons-nous à cela, sinon que ce n’est pas sans raison que la sainte Ecriture a donné le nom de dieux à des hommes plutôt qu’à ces esprits bienheureux dont on nous promet la félicité après la résurrection des corps, et qu’elle l’a fait de peur que notre faiblesse et notre infidélité, trop frappées de l’excellence de ces créatures, n’en transformassent quelqu’une en Dieu ? Or, le danger est facile à éviter, quand c’est de créatures humaines qu’il s’agit. D’ailleurs, les hommes du peuple de Dieu ont dû être nommés dieux plus clairement, afin qu’ils fussent assurés que celui qui a été appelé le Dieu des dieux est certainement leur Dieu ; car, encore que ces esprits immortels et bienheureux qui sont dans le ciel soient appelés dieux, ils n’ont pourtant pas été appelés dieux des dieux, c’est-à-dire des hommes du peuple de Dieu, puisqu’il a été dit à ces mêmes hommes : « Vous êtes tous des dieux et les enfants du Très-Haut ». L’Apôtre a dit en conséquence : « Bien qu’il y en ait que l’on appelle dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, et qu’il y ait ainsi plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, nous n’avons qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout procède et en qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui ont été faites toutes choses et nous-mêmes[8] ».

Il est donc inutile d’insister sur cette dispute de mots, puisque la chose est si claire qu’elle ne laisse aucune incertitude. Quant à ce que nous disons que les anges qui ont été envoyés aux hommes pour leur annoncer la volonté de Dieu sont au nombre de ces esprits bienheureux et immortels, cette doctrine choque les Platoniciens. Ils ne veulent pas croire que ce ministère convienne aux êtres bienheureux et immortels qu’ils appellent dieux ; ils l’attribuent aux démons, qu’ils estiment immortels, mais sans oser les croire bienheureux ; ou s’ils les font immortels et bienheureux à la fois, ce sont pour eux de bons démons, mais non pas des dieux, lesquels habitent les hauteurs célestes loin de tout contact avec les hommes. Bien que cette dissidence paraisse n’être que dans les mots, le nom de démons est si odieux que nous sommes obligés de le rejeter absolument quand nous parlons des saints anges. Concluons donc, pour finir ce livre, que ces esprits immortels et bienheureux, qui ne sont toujours, quelque nom qu’on leur donne, que des créatures, ne peuvent servir de médiateurs pour conduire à la béatitude éternelle les misérables mortels dont les sépare une double différence. Quant aux démons, ils tiennent en effet le milieu entre les dieux et les hommes, étant immortels comme les premiers et misérables comme les seconds ; mais comme c’est en punition de leur malice qu’ils sont misérables, ils sont plus capables de nous envier la béatitude que de nous la procurer. Dès lors, il ne reste aux amis des démons aucune bonne raison pour établir l’obligation d’adorer comme des aides ceux que nous devons éviter comme des trompeurs. Enfin, pour ce qui touche les esprits réputés bons, et, à ce titre, non-seulement immortels, mais bienheureux, auxquels ils se croient obligés d’offrir, sous le nom de dieux, des sacrifices pour obtenir la béatitude après cette vie, nous ferons voir au livre suivant que ces esprits, quels qu’ils soient et quelque nom qu’ils méritent, ne veulent pas qu’on rende les honneurs de la religion à un autre qu’à Dieu, leur créateur, source de leur félicité.

[1] Voyez le Timée, Discours de Dieu aux dieux, tome XII de la trad. de M. Cousin, p. 137.

[2] Ps. XLIX, 1.

[3] Ibid. CXXXV, 2.

[4] Ibid. XCIV, 3.

[5] Ibid. XCV, 4.

[6] Ibid. 5.

[7] Ps. LXXXI, 6.

[8] I Cor. VIII, 5, 6.

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