Le royaume de Dieu est au dedans de vous.
Rien n’est attrayant sans doute comme le tableau que l’Évangile nous trace des destinées finales de l’humanité. On voit que Jésus connaissait bien l’homme tout entier. Ce qu’il promet, l’homme avait besoin d’y croire. Il le trouve au fond de son cœur.
C’est là le royaume de Dieu, dans lequel seront accomplis ses desseins d’amour pour l’humanité.
Mais ce royaume est-il nécessairement et tout entier au-dessus de la terre ? La mort seule peut-elle nous y transporter et nous en faire goûter les douceurs ? et, dans les ténèbres et les troubles de ce monde reculé, ne peut-il arriver jusqu’à nous qu’un vague reflet de notre vie supérieure et finale, propre à exciter le désir, jamais à le contenter ?
La mission de Jésus avait un but plus glorieux pour l’homme. Il voulait non seulement lui montrer le royaume de Dieu sur la terre, mais aussi le réaliser.
Tout, dans ses paroles, annonce qu’il ne l’a pas vu seulement au delà du trépas ; mais dès à présent, dans le temps qui s’écoule, dans la vie qui passe, sur cette terre des révolutions et des vicissitudes, avec ce corps fragile, assemblage de besoins, de souffrances et d’infirmités.
Le ciel sur la terre, le royaume de Dieu dans le cœur de l’homme mortel : voilà ce que Jésus-Christ a vu, voilà ce qu’il a cru possible, voilà ce qu’il a voulu réaliser.
Admirable et consolante promesse ! Notre cœur pourrait-il la laisser inaperçue ? n’en ferait-il pas l’objet de ses plus douces méditations ? et si elle peut se réaliser, n’y appliquerait-il pas ses premiers et ses plus constants efforts ?
Quelles idées l’Évangile nous donne-t-il donc de la vie céleste, du royaume de Dieu définitif ? quels sont les sentiments qui le constituent et dont la réunion rend l’homme heureux en même temps que digne de l’être, en un mot, le rend harmonieux et complet ?
Je trouve d’abord le sentiment de l’immortalité, c’est-à-dire le sentiment de l’existence continue, sans variation, sans affaiblissement, sans menace de destruction et de mort. C’est là l’unique base sur laquelle peut se construire le bonheur, sur laquelle peut s’appuyer le courage, et d’où peut s’élancer l’espérance. Où elle manque, l’être n’est heureux et complet que s’il est instinctif et irraisonnable. Avec la prévoyance et la raison, il faut le sentiment de la vie, de l’existence pure, et en quelque sorte la prescience de l’immortalité, pour que l’être, dans toute sa grandeur, soit pleinement heureux. La paix de l’existence absolue, toujours sentie dans le fond de la conscience, est donc le premier et le plus puissant élément dans le royaume de Dieu.
Mais c’est le royaume de Dieu dont il est question. Ce royaume embrasse l’univers. Le même amour étreint tous les êtres raisonnables et moraux, les seuls dignes d’être aimés. Celui qui veut être citoyen de ce royaume, et qui veut donner à son existence toute sa puissance et toute sa valeur doit donc vivre non pas dans son individualité, toujours si mesquine et si bornée en comparaison du grand tout, mais dans et pour le grand tout lui-même. Avoir le sentiment de ce royaume de Dieu, de cet univers intellectuel, dont celui que nous révèlent les sens n’est qu’une ombre fugitive, s’y fondre et s’y résoudre soi-même, en acceptant sans regret et sans retenue l’ordre qui en fait le lien ; trouver dans cette union non point l’anéantissement, mais l’ennoblissement et, en quelque sorte, la déification de son être ; se porter vers elle à la fois avec tout le renoncement, toute la force et toute la chaleur de l’amour ; se nourrir de cette charité qui ne doit jamais périr, et sentir vivement que l’on se purifie et que l’on s’agrandit par elle ; voilà encore un élément du royaume de Dieu, sans lequel il est impossible d’en concevoir l’excellence. Au sentiment de l’éternité doit se joindre celui de l’universalité.
Pour les éprouver pleinement, il est indispensable d’en éprouver un autre encore ; c’est celui de la liberté, c’est-à-dire d’une existence spirituelle et indépendante, entièrement dégagée des lois de la nécessité qui commandent à la nature. Impossible que l’homme arrive au sentiment de sa grandeur s’il n’a déjà celui de sa spontanéité, de son existence indépendante comme agent libre, primordial et responsable. S’il perd ce sentiment ou s’il ne sait point y atteindre ; s’il se voit emporté par la nécessité de la nature physique, il s’avilit et se dégrade. Le courage l’abandonne ; il perd la foi en lui-même ; il perd le sentiment de son immortalité. Car il unit par la pensée son existence à mille choses qui s’enfuient et s’évaporent ; il perd le sentiment de l’universalité, car il se confond avec des existences fugitives qui paraissent et disparaissent comme une ombre. La vie n’est plus en lui, la force n’est plus en lui, elles ne lui viennent que du dehors. A peine a-t-il le courage d’en rendre quelque vague reflet. Il demeure en quelque sorte fluide et caduc. Il est toujours du temps ; il n’est point de ce royaume dans lequel le temps ne se compte plus.
Ces trois éléments reconnus nous en signalent un autre qui s’y trouve implicitement renfermé : c’est le sentiment de l’ordre, de la sainteté, de la vertu. Trouver dans le sentiment de l’universalité la source de son bonheur et l’agrandissement de son être, c’est accepter les lois qui régissent l’univers ; c’est vouloir y soumettre son existence ; c’est dépouiller l’égoïsme, source impure de toute immoralité, pour revêtir l’amour, source de tout ordre, de toute sainteté, de toute vertu ; c’est trouver dans l’intimité de sa conscience l’harmonie de sa volonté avec cette loi suprême à laquelle l’univers obéit. Trouver dans le sentiment de la liberté le complément de son bonheur, c’est être résolu à l’exercer dans les limites de ces lois saintes, hors desquelles il n’est que désordres, troubles, rongements de cœur et finalement esclavage. La liberté morale n’est complète et ne conduit au véritable contentement qu’alors qu’elle embrasse sans murmure les lois qui doivent la régir.
Mais tout doit-il donc se passer dans la pensée humaine, et l’homme ne sera-t-il heureux que par la conscience de ses propres idées et de son indépendance de tout ce qui n’est pas lui ? Il y aurait trop de froideur dans cette existence, et l’homme ne l’accepterait point. Aussi, toutes ces pensées viennent se résoudre en une seule pensée, pleine de puissance et de réalité ; tous ces sentiments viennent se joindre et se fixer sur une grande existence, que l’esprit conclut et que le cœur sent, qui donne à tout de la force et de la vie, qui rend tout personnel et qui règne en maîtresse sur l’âme comme sur les lois de la nature. Dieu ! Dieu, dans lequel viennent se résoudre et l’éternité, et l’univers, et l’amour infini, et l’irrésistible puissance dirigée par l’ordre et par la sainteté, c’est-à-dire la liberté vivante et suprême ; Dieu, insondable idéal de toutes les perfections, de toutes les grandeurs que pressent la pensée humaine, et pourtant existence personnelle, partout manifestée et partout sentie ; unique réalité, qui donne à tout sa réalité ; esprit, amour et force qui embrasse, soutient et vivifie tout : voilà le dernier et grand sentiment qui doit compléter l’homme dans sa glorification ; voilà ce qui doit remplir son cœur, échauffer son âme et joindre au bonheur de l’ordre et de la vertu le bonheur du dévouement et de l’amour ; voilà ce qui fait vraiment de cette existence embellie le royaume de Dieu, parce que Dieu y règne, qu’il y est partout senti et qu’il y est tout en tous.
Ce royaume de Dieu peut-il être transporté sur la terre ? Oui, sans doute : l’Évangile nous l’annonce. Mais son siège est uniquement dans le cœur de l’homme. « On ne dira point : il est ici, ou : il est là ; car voilà, le royaume de Dieu est au dedans de nous. »
Oui, sans doute ; quelque paradoxal qu’on puisse le croire, le royaume de Dieu, avec toute sa grandeur et toute sa beauté, avec tous ses charmes et ses délices, peut dès à présent se dresser dans le cœur de l’homme) quand l’homme, dirigé par l’Évangile, veut se replier vers ce sanctuaire et vivre dans sa profondeur.
Là il trouve la constance et l’immutabilité, gage certain, avant-goût céleste, sentiment intime de l’immortalité définitive. Au dehors tout passe, tout se renouvelle, tout s’affaiblit, tout meurt. Les sensations se pressent et s’effacent ; le corps jouit et souffre, se fortifie et se dissout ; et plus avant encore les idées se développent et s’oblitèrent, la mémoire se meuble et se dévaste, les sentiments s’excitent, se remplacent et s’oublient. C’est une scène mobile où tout change, tout se succède et tout disparaît. Mais au delà de la scène où tout change est le spectateur qui ne change point ; au delà de la nature, où tout est mouvement, naissance et mort, création et destruction ; au delà des sensations qui nous la dévoilent et des idées qu’elles nous laissent se trouve l’âme, où tout vient aboutir, qui prête à tout sa grande unité, qui ne se confond jamais avec cette succession de phénomènes dont elle est le centre ; qui demeure toujours et la même au milieu de toutes ces vicissitudes, qui se sent constante et immuable au milieu de toutes ces tempêtes. Retiré dans ce sanctuaire et contemplant face à face ce moi mystérieux qui le constitue, l’homme ne croit plus à son immortalité ; il la sent immédiate, profonde. Elle est en lui, elle est lui. Là viennent se briser ces flots tumultueux qui emportent et engloutissent tout autour de lui. Là viennent s’éteindre ces bruits étourdissants, ces gémissements de la nature qui proclament la vie et la mort. C’est encore plus que cette volonté forte et tenace, qui résiste au monde et devant laquelle le monde craque et se dissout en vain ; ce n’est point la lutte acharnée de forces de même nature ; c’est le sentiment calme, silencieux et profond, d’une existence absolue, immuable, éternelle, auquel l’homme peut arriver dès à présent, comme il y arrivera dans les cieux. Ce sentiment semble dépouiller la vie, en la détachant de tous ces accidents et de toutes ces vicissitudes qui la varient, la brodent et l’embellissent. Et pourtant c’est la vie elle-même dans toute sa force, dans toute sa pureté. C’est la toile puissante et jamais interrompue sur laquelle viennent s’appliquer les vivantes couleurs de la nature et les riches broderies du sentiment et de l’imagination, avec leurs brillants reflets et leurs ombres profondes. C’est la vie et l’éternité.
Mais dans les étroites limites de la terre, soumis lui-même à mille nécessités qui le froissent et qui le gênent, l’homme peut-il dès à présent s’élever à un vif sentiment de ce grand ordre qui embrasse l’univers, de cette harmonie générale dans laquelle il doit se fondre lui-même, en un mot, de cette universalité dont la méditation doit agrandir son être, en lui communiquant quelque chose de l’infini, que sa pensée embrasse et que son âme pressent ? Si ce vaste sentiment est le plus propre à nous donner la mesure de cette sublimité à laquelle doit atteindre le citoyen du royaume des cieux, il est aussi sans doute celui dans lequel l’homme mortel demeure forcément le plus en arrière du complet et du vrai. Et pourtant à quelle hauteur ne peut-il pas s’élever encore ? quelle force ne peut-il pas trouver contre tous les ennuis et toutes les passions dont les détails de la vie sont la déplorable source, dans la méditation de cet ordre immense où ils ont leur place, mais dont ils ne sont pas le but ; de cet ordre qui embrasse tout dans des lois de sagesse et d’amour, dont l’accomplissement assure le bonheur de tous ? Une âme puissante et généreuse ne peut-elle pas trouver dès à présent dans ces pensées dont elle porte le germe, dans ce besoin de l’infini qui la dévore et qui la rend mécontente de tout ce qui est borné, dans ce mouvement spontané et irrésistible qui l’emporte vers l’universel et vers l’absolu, une existence plus pleine et plus complète, un sentiment de la vie plus fort et plus pénétrant, une jouissance plus chaleureuse et plus vive que celle dont la terre, avec ses délices, pourrait être la source pour elle ? Oui, sans doute, au moment où l’homme, pressentant un autre univers, plus grand, plus beau que celui dont il contemple les bords, éprouvant le besoin d’une nature plus pure et d’un ordre plus parfait que celui dont il se sent en quelque sorte opprimé, se détourne avec tristesse des choses passagères et fragiles, des sentiments qu’elles inspirent, des plaisirs et des peines qu’elles donnent, et de là s’élance dans le ciel par le feu de ses désirs, c’est alors qu’il est grand et qu’il est beau ; c’est alors que sa nature s’ennoblit, que son être se purifie, que les émotions généreuses se pressent au fond de son cœur et qu’un indicible bonheur inonde son âme attendrie. Il n’honore jamais plus la terre qu’alors qu’il s’élève au-dessus d’elle et qu’il brûle de la quitter.
Mais ne nous hâtons pas de nous plaindre que cette disposition sublime de l’âme soit si souvent au-dessus de notre portée. Elle peut revêtir une forme plus accessible et plus douce, plus terrestre et plus populaire, sans rien perdre de sa noblesse, de sa pureté, de son charme, je dirais presque de son excellence. S’il nous est souvent difficile de nous élever au sentiment de l’universalité, qui donne à notre âme quelque chose de sublime et d’infini, nous pouvons atteindre à celui de l’humanité, plus modeste et non moins généreux. Si nous ne pouvons pas fondre notre vie dans celle de l’univers divin, nous pouvons la fondre dans celle de l’univers humain, qui en est la manifestation et l’expression sur la terre. Nous pouvons généraliser notre existence, en la considérant comme une partie de ce grand drame de l’humanité derrière lequel se tient la Providence pour le recueillir et le joindre au grand drame de l’univers. Nous pouvons y prendre notre part, cesser de considérer notre vie comme un phénomène isolé qui n’intéresse que nous, mais comme une partie importante de ce vaste ensemble ; nous pouvons voir en nous non l’individu, mais le fils, le père, l’ami, l’époux, le citoyen, l’homme ; nous pouvons agrandir notre être par le puissant intérêt que nous mettrons à toutes ces relations ; nous pouvons aimer d’un amour pur et déjà céleste ; nous pouvons faire du bien par une inspiration de cet amour, et compter à bonheur pour nous-mêmes tout ce que nous pourrons faire pour ennoblir l’homme autour de nous, pour le rendre plus éclairé, plus religieux, plus vertueux, en un mot, plus homme. Cette communauté de sentiment et d’amour, de travaux et de lumières, d’efforts et de sacrifices ; cette charité désintéressée pour laquelle l’homme, dans toutes ses phases, est un être toujours respectable, toujours cher et toujours sacré ; c’est déjà le royaume de Dieu sur la terre, et le royaume de Dieu non seulement s’établissant dans le sanctuaire des consciences, mais se manifestant au dehors et prenant une forme visible aux yeux les moins attentifs.
En effet, ce mouvement généreux, cet amour désintéressé, lien de l’univers, doit partir de la conscience pour laisser à l’homme cette liberté, son plus noble privilège, son plus glorieux trait de ressemblance avec son auteur. Au dehors tout est changeant et variable, même dans l’humanité ; tout est soumis à une nécessité fatale, même les destinées de l’homme pris en masse, et la sagesse humaine est presque toujours incapable de découvrir le fil par lequel une sagesse plus profonde conduit toutes choses vers l’accomplissement de ses plans mystérieux. Si l’homme inattentif ne voit son existence que comme un anneau de cette chaîne fatale (et comment la pourrait-il voir autrement quand sa pensée ne se porte que sur la chaîne elle-même ?), alors il est abattu et découragé ; alors il se voit emporté malgré lui par un torrent fougueux auquel il ne peut opposer aucune résistance ; alors il perd le sentiment de sa liberté, la confiance en sa nature supérieure ; il s’abandonne lui-même ; il se cherche et ne se trouve plus. Le royaume de Dieu, ce royaume de noblesse et de liberté, s’est tellement circonscrit pour lui de tous les envahissements des nécessités terrestres, qu’il en reste à peine quelques traces. Mais si, tout resserré qu’il puisse être, l’homme veut s’y retirer encore, il y trouvera, dans toute sa plénitude, la liberté, la noble, la belle, la vivifiante liberté. Il est un point où les nécessités du monde s’arrêtent, où l’esprit prend le dessus sur la matière, où l’homme est toujours lui-même, règne sur tout ce qui l’entoure en régnant sur son propre cœur, et se sent libre jusque dans les fers. Ce point, c’est la conscience. Que l’homme vive en elle et pour elle ; qu’il sache se faire, dans ce sanctuaire auguste, un univers à lui ; que son âme soit son véritable domaine : il sera libre, et son existence sera dégagée des liens de fer de la nécessité. Il sera libre, parce qu’il ne sera gouverné que par sa loi véritable, parce qu’il voudra ce qu’il faut, parce que sa volonté se sera confondue avec la volonté qui peut tout, et parce qu’il aura retiré toutes les forces de sa vie vers ce point unique et sacré où les puissances brutales s’arrêtent et où la loi de la liberté et de la vertu fait seule entendre ses accents célestes. C’est ainsi que sur la terre même l’homme peut trouver au dedans de lui le sentiment de l’ordre et de la vertu, partie si capitale du royaume de Dieu qu’il nous est permis de concevoir. Les besoins du corps, les nécessités de la vie, les passions de la chair, et les tentations du dehors, et l’orgueil du dedans, ce fatal déguisement de l’égoïsme, sont toujours là pour étouffer ce sentiment, pour le remplacer par mille désirs corrompus, pour faire oublier à l’homme le bien qu’il aime et pour lui faire embrasser le mal qu’il ne veut point. Mais au milieu de ce tumulte la conscience demeure incorruptible. Sa voix peut être étouffée, mais non faussée, et l’Évangile est toujours là pour lui prêter main-forte par ses mystérieuses dispensations comme par son puissant langage, quand l’homme veut écouter sa voix. Au milieu des désordres du monde et du tumulte de ses propres passions, l’homme trouve donc au dedans de lui, quand il veut s’y retirer, un asile où règnent l’ordre et l’harmonie. Au milieu de ces accents trompeurs que font retentir autour de lui tant de sirènes enchanteresses, il peut entendre toujours en lui, quand il veut prêter l’oreille, une voix mâle et fière qui lui parle de vertu. Au milieu des exemples funestes qui prêtent au vice toute l’élégance d’une politesse raffinée et presque tous les charmes de l’humanité, il a les conseils divins de l’Évangile et l’exemple infaillible de son maître, où l’humanité se montre vraiment forte et vraiment belle. Voilà le monde que l’homme peut choisir, voilà l’ordre qu’il peut préférer. Il faudra combattre peut-être ; la chair et le sang conspirent avec les occasions et les exemples. Mais en combattant il peut vaincre, il peut triompher, il peut garder sa conscience sans reproches devant Dieu et devant les hommes, il peut fortifier chaque jour par une nouvelle victoire le sentiment de l’ordre et de la pureté qu’il aura choisi, et le monde, au lieu d’être pour lui désormais une occasion de trouble et d’angoisses, de séduction et de chute, est un champ qui lui fut ouvert par la volonté suprême pour obéir à ses lois, pour seconder ses desseins, pour y remplir une noble place, au milieu des vicissitudes et des bouleversements, en se préparant une place plus noble encore lorsque tout ce qui était imparfait sera détruit. Oui, dès à présent, par sa conscience et par l’Évangile, l’homme sent assez de la vertu et de l’ordre qui doivent régner dans les cieux pour s’y soumettre avec une volonté ferme, pour en faire la nourriture, ou mieux encore, le seul aliment de son âme, et pour nous montrer dans les scènes les plus agitées de la vie cette vertu toute céleste, ce calme de la pureté, cette inaltérable douceur de l’amour, ce charme éthéré de l’humanité qui émeuvent et captivent les êtres les plus corrompus et apparaissent de distance en distance dans les sociétés humaines pour témoigner aux mortels attentifs de ce que Dieu voulut faire de l’homme et de ce qu’ils pourraient être eux-mêmes.
Dès lors l’homme trouve dans son cœur le sentiment de Dieu, car ce sentiment s’élève ou tombe avec celui de la vertu. Sans doute l’homme n’est jamais complètement pur sur la terre. Une preuve qu’il est fait pour un meilleur avenir, c’est qu’il n’est jamais content, non seulement de ce qui l’entoure, mais de lui-même. Mais autre chose est ce mécontentement d’une âme généreuse qui sent plus profondément ce qui lui manque à mesure qu’elle s’élève plus haut vers la perfection et qu’elle se rapproche de Dieu, autre chose sont les inquiétudes toutes terrestres et les mécomptes poignants du vice. Sur la terre même, et malgré les imperfections inévitables d’un état d’épreuve, l’homme ne sent Dieu qu’en devenant plus saint et plus pur. S’il ne sent pas en lui-même le feu sacré de la vertu, si sa conscience n’est pas éveillée, s’il n’est pas parvenu à trouver dans son cœur la manifestation de l’ordre moral, en un mot, s’il n’y a pas découvert les premiers linéaments de ce monde invisible où règne la sainteté avec la liberté, n’attendez point qu’il ait le sentiment de Dieu qui en est le dispensateur et le chef. Il en aura la pensée dans sa mémoire ; il va vous le décrire, si vous voulez ; mais le sentiment, point ; la foi qui vivifie, point. Il l’ignorera jusqu’à ce que quelque grande catastrophe, quelque concours mystérieux de circonstances aient fortement remué son âme et soulevé sa conscience endormie, en portant l’aiguillon dans quelque point sensible et caché. Et ce n’est pas autrement que s’y prennent ceux des amis de la religion qui affectent le plus de mépriser la moralité. Ils vont droit à la conscience ; ils présentent l’homme à lui-même dans sa triste nudité ; ils s’efforcent à lui faire sentir l’énorme distance qui sépare ce qu’il est de ce qu’il doit être ; n’importe comment ils l’expliquent. Et quand ils en sont là, quand ils ont gagné ce point, quand ils ont réveillé dans l’homme le profond sentiment de sa corruption actuelle et, par conséquent, celui de la vertu pour laquelle il était fait, tout est changé, la vie matérielle est vaincue, la vie spirituelle commence, l’homme est mis en contact avec un autre univers, et Dieu se lève en lui, plein de puissance et d’amour, pour remplir son âme régénérée. Dieu vit en lui. Ce n’est plus une idée vague, ce n’est plus un souvenir fugitif, ce n’est plus une croyance morte ; c’est la vie elle-même, c’est le sentiment, c’est l’affection, c’est la confiance, c’est l’espérance, le dévouement et l’abandon. Dès lors on vit avec Dieu comme avec un ami, car on sent sa présence et en quelque sorte son action. On pense, on agit devant lui et pour lui. On lui parle et on l’entend. Toute la vie devient prière. Dieu se trouve ainsi le sommet de ce vaste et sublime édifice moral dont les solides bases sont dans le cœur même de l’homme ; il y établit son trône, il l’illumine de son ineffable clarté, il y répand la chaleur, le sentiment et la vie ; tout vient converger à lui et tout part de lui. L’homme ne sent vraiment son Dieu que quand il sent la conscience et la vertu ; mais il ne sent bien la conscience et la vertu dans toute leur force vivifiante, dans tous leurs rapports bienfaisants avec ses besoins, ses affections et son bonheur, que quand il sent bien son Dieu. La vie qui nous est promise dans le ciel sera d’un autre degré, mais sera-t-elle d’une autre nature ?
Voilà l’homme ; voilà le but qui lui est marqué sur la terre ; voilà le développement auquel il doit atteindre et dont tous les éléments se trouvent déjà dans son cœur ; voilà la vie vraiment humaine, car elle seule met en jeu ce qui fait l’homme et non la brute ; voilà la vie qui ennoblit et purifie, qui console et qui rend heureux. Affections, devoirs, plaisirs, jouissances, espérance, dehors et dedans, corps et âme, ciel et terre, Dieu et monde, tout s’y trouve, car l’homme est le miroir de tout ; mais tout s’y trouve à sa véritable place, à son véritable degré ; tout s’y trouve soumis à l’ordre et à la vertu, dirigés par l’esprit de Dieu même ; tout s’y trouve, mais emporté par une puissance supérieure, ordonné par une sagesse infinie à la voix de laquelle la terre même devient ciel et les passions puissance et pureté ; tout s’y trouve, comme les matériaux les plus informes et les plus grossiers, dominés par une forte pensée et soumis à un ordre savant, viennent concourir à un même but, occuper chacun la place qui lui fut marquée et se transformer en un édifice où tout est éclairé, tout est utile, tout est agréable, tout est sain.
Mais qu’on ne s’y trompe point : cette vie n’existe que dans le cœur. L’homme la trouve dans son âme éclairée, dirigée, purifiée, ennoblie par l’Évangile, mais toujours dans son âme. S’il ne la trouve point là, il ne la trouvera ni dans l’Évangile ni dans la nature, car il ne comprendra ni l’un ni l’autre. S’il vit au dehors, s’il se laisse emporter par le mouvement extérieur du monde sans le comprendre et le juger par sa propre conscience, s’il ne pénètre pas assez avant dans ce sanctuaire pour y sentir fortement le principe d’un ordre supérieur à celui de la nature et tout autre, alors il n’est pour lui-même qu’un phénomène de cette aveugle nature. Perdu dans la masse, il se sent emporter par une puissance qui l’opprime, et dans ce tourbillon de causes et d’effets qui l’enlacent, le serrent et l’entraînent, toujours occupé de jouir et de souffrir, à peine a-t-il le temps de se sentir lui-même et de se donner une existence qui lui soit propre. Le plaisir passe comme l’éclair, la douleur pèse de tout son poids, et la vie n’est qu’un combat, sans victoire et sans lendemain.
Mais s’il vit avec sa conscience, s’il en sonde les profondeurs, s’il voit en lui l’être moral avant tout, alors tout change de face. Au lieu du passager, du corruptible, du périssable, il trouve l’immuable, le fixe, le certain ; au lieu de l’égoïsme, il trouve l’amour ; au lieu du désordre, il trouve l’ordre ; au lieu de l’intérêt, il trouve le devoir ; au lieu de la nécessité, il trouve la liberté ; au lieu du borné, il trouve l’infini ; au lieu de la nature, il trouve Dieu ; au lieu du temps, l’éternité. Tout change, tout s’embellit, tout s’élève. La nature prend un autre langage ; les événements de la vie, une autre signification ; les devoirs, une autre importance, et l’Évangile a trouvé dans le cœur un écho pour lui répondre.
Qu’un exemple explique ma pensée. J’ai dit que le dernier trait caractéristique de l’existence du royaume de Dieu dans notre âme dès ce monde, c’était le sentiment de Dieu, sentiment profond, qui nous fait vivre avec lui, nous le fait trouver partout, en occupe nos pensées, en nourrit nos affections, en remplit la nature, en ourdit l’éternité, en illumine l’espace, en vivifie les mondes. Or ce sentiment est dans l’âme ; il en fait une partie intégrante, il est caché dans ses profondeurs ; il se tient avec le besoin de l’absolu, trait si caractéristique dans une nature bornée, et, pour me servir d’une expression qu’on peut mal entendre, mais très juste, c’est lui qui met Dieu dans la nature, et non la nature qui met Dieu dans le cœur de l’homme. Avec lui, je vois Dieu partout. Je le vois dans l’inépuisable fécondité de la terre ; je le vois dans ces vastes plaines que ses pluies et son soleil couvrent de si riches moissons ; je le vois dans les profondeurs des forêts qu’il décore de sa magnificence et où mille oiseaux le saluent au retour de la clarté ; je le vois sur ces montagnes énormes où règne tant de majesté et d’où découlent ces fleuves puissants qui portent au loin la richesse et la verdure ; je le vois dans cette immense mer dont les flots roulent en se jouant des masses liquides, épouvantables pour l’homme, et dont l’étendue est pour lui le symbole de l’infini ; je le vois dans cet espace sans bornes, dans ces mondes qui le peuplent, dans ces soleils qui s’y promènent, dans cette lumière qui l’inonde, dans cette force qui en pénètre les points les plus éloignés ; je le vois dans les annales des peuples et dans les destinées de l’humanité. Je le respire avec l’air qui m’environne ; je le reçois par tous mes pores avec la chaleur qui me fait vivre ; je le retrouve dans mes affections les plus chères ; je l’entends dans son tonnerre et dans les cris de mes enfants ; je lis son amour dans ce ciel dont il me couvre et dans les regards humides de l’amitié. Je suis en lui, comme il est en moi, et je ne sors pas de son sein. — Mais si mon cœur ne l’a point senti, si j’ai regardé la nature sans la vivifier par un reflet du sentiment profond qui est en moi, sans empreindre dans toutes ses parties cette image de Dieu que mon cœur porte avec lui, alors je n’y vois plus rien que des forces aveugles, des propriétés sans but, des actions et des réactions sans limites, des lois immuables et fatales, et de la matière qu’elles maîtrisent. J’explique tout et ne comprends rien. Les montagnes sont du granit fondu par le feu ou du calcaire fait par des huîtres, la mer est de l’hydrogène brûlé, la végétation se fait par des tubes capillaires, la vie se soutient par les soupapes du cœur, les forêts sont du bois de service, et la société un champ de bataille où chacun prend ce qu’il peut. Où est la place d’un Dieu, et comment le sentiment de sa présence et de son amour sortirait-il d’un pareil spectacle ?
Ainsi, quand nous entendons une musique céleste, nous pouvons mesurer les cordes, compter les vibrations, calculer les accords. Chaque son nous arrive isolé ; il n’est au fond qu’un ébranlement de l’air qui produit à son tour un ébranlement dans l’oreille. Voilà tout bien expliqué. Mais la pensée vivante qui anime ces sons divergents, ce langage de l’âme, plus expressif et plus pénétrant que la parole, ces élans, cette douce rêverie, ces émotions mystérieuses qui transportent l’imagination dans un monde enchanté, c’est le cœur qui les inspire, c’est le cœur qui les trouve et qui les saisit, et lui seul a pu comprendre ce que le chantre voulut révéler par son concert.
Expliquer la nature quand le cœur n’y met point Dieu, c’est expliquer la musique quand on n’y sent que du bruit.
Ce serait fatiguer en vain le lecteur que d’appliquer les mêmes réflexions aux autres traits dont se compose le tableau que j’ai tracé. C’en est assez sans doute pour lui faire comprendre que le royaume de Dieu peut s’établir sur la terre, qu’il est à la portée de chacun de nous, mais que ce serait folie de le chercher au dehors. » Le royaume de Dieu est au dedans de nous. »
Pour base la conscience, pour couronnement Dieu, pour corps l’amour céleste et le bonheur : voilà le royaume de Dieu. — Tout cela peut se trouver sur la terre.
Pour base les lois de la matière, pour couronnement le néant, pour corps l’égoïsme, les passions, la haine, les voluptés et les douleurs, les désordres et les regrets : voilà le royaume du diable.