La nuée de témoins

Paul

« Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. »
(Galates 2.20).

Paul et Etienne.

Pendant que Jésus creusait, dans le rocher du Crâne, le trou de mine qui fit voler en éclats le monde antique, celui qui devait allumer la mèche, Saul de Tarse, vivait en pleine splendeur de la civilisation grecque, et dans une profonde ignorance du Nazaréen. Lorsqu’après une visite à l’île de Chypre, le jeune Israélite naviguait vers la côte méridionale de l’Asie Mineure, pour gagner sa ville natale, il apercevait de loin le massif montagneux du Taurus, dont les cimes neigeuses, étincelantes au soleil, s’élevaient à plus de trois mille mètres. Entre ce rempart colossal et la Méditerranée s’étalait une plaine luxuriante, célèbre par ses moissons et sa flore, où les roses décoraient les haies et les murailles, où les citrons pointillaient d’or les vergers, où les fleurs de l’oranger parfumaient l’air.

Un fleuve rapide, le Cydnus, bondissait à travers la cité ; la fameuse reine Cléopâtre, déguisée en Vénus, avait remonté le courant impétueux, pour frapper l’imagination du général romain Antoine, le rival de Jules César. Ces eaux glaciales, formées de neige fondue, évoquaient d’autres souvenirs ; Alexandre, avant de rencontrer Darius, avait plongé dans ces froids tourbillons, et faillit périr de congestion.

Tarse était un centre commercial de première importance ; les yeux de Saul, enfant, observaient avec délices le déchargement des richesses apportées d’Europe et d’Afrique par mer, ou de l’Asie centrale, par des caravanes de chameaux. Sa pensée ardente franchissait les montagnes et les flots ; elle était d’avance gagnée à une doctrine d’universalisme. D’ailleurs, sa famille possédait un titre envié ; il était lui-même « citoyen romain », modeste et appréciable dignité qui conférait aux bénéficiaires des immunités bonnes à prendre ; par exemple, sur le terrain de la propriété privée. De plus, on était protégé contre certaines rigueurs du droit pénal ; en particulier, on était sûr de ne pas expirer en croix. Donc, Saul posséda, très tôt, un sens concret de la réalité de l’Empire ; celui-ci, malgré ses guerres sur les frontières, ou même ses guerres civiles, n’en maintenait pas moins, à cette époque, autour du monde méditerranéen, une rigide armature, celle de la police impériale, celle de la « Paix romaine ». Paul en parla, plus tard, dans son épître aux chrétiens de Rome.

Et surtout, ce qui empêchait le jeune Saul de s’enliser dans un provincialisme sans horizon, c’est le fait qu’il parlait et écrivait le grec, la langue passepartout, l’Esperanto des voyageurs, des artistes, des littérateurs, des philosophes. Saul baignait dans l’atmosphère de la civilisation hellène : elle s’imposait aux regards, dans Tarse même, par la splendeur de ses monuments ; elle s’imposait aux intelligences par la célébrité de ses écoles. Cette ville était la grande cité universitaire, où se pressaient les étudiants, où se discutaient toutes les idées, où s’affichaient toutes les tendances, où se manifestaient toutes les religions.

Cependant, ses parents, en vrais disciples de Moïse, cultivaient dans leur fils la fidélité aux traditions de sa race et de son culte. Certes, il grandit dans l’atmosphère d’une brillante civilisation païenne ; mais vous savez à quel point les représentants d’une minorité sociale se fortifient dans leurs vues particulières, par opposition systématique à un milieu qui menace d’étouffer leur originalité. Ils enseignèrent à leur enfant que tous les hommes, en dehors de la famille d’Abraham, étaient maudits, car leur idolâtrie insultait le Dieu unique, le Dieu esprit. Même, ils envoyèrent Saul à Jérusalem, pour y suivre l’instruction religieuse du célèbre rabbin Gamaliel ; celui-ci dut remarquer un catéchumène aussi rare par l’intelligence, et par la ferveur. Bref, il passa probablement plusieurs années dans une école préparatoire au rabbinat. Là, on forma en lui un pharisien zélé jusqu’au fanatisme. En adoptant pareille attitude, Saul ne fermait pas les yeux à un large idéal humain ; mais le salut du monde, précisément, lui apparaissait lié à la victoire du judaïsme ici-bas. Il ne croyait pas renier l’idéal messianique des prophètes, en s’affirmant doctrinaire et nationaliste ; son orthodoxie même lui semblait garantir son universalisme.

En résumé, les trois langues employées pour rédiger l’écriteau infamant du Calvaire, – l’hébreu, le latin, le grec, – évoquaient d’avance les trois mondes qui se rencontrèrent en Saul de Tarse, israélite par le sang, romain par l’état civil, hellène par la langue.

Telles étaient les circonstances, quand éclata un scandale inouï à Jérusalem. Les chefs religieux de la communauté juive, un instant troublés par Jésus dans la possession de leurs prérogatives sacrées, avaient terminé une propagande impie en supprimant le faux Messie. Désormais, pensaient-ils, on allait respirer : « Morte la bête, mort le venin. » Espérance illusoire ! Un nouvel hérétique surgit soudain, se réclamant du Christ, et prêchant une doctrine qui risquait de provoquer un schisme dans « la maison d’Israël ». Publiquement, il osait démontrer que l’Evangile du Nazaréen débordait les cadres de la religion instituée par Moïse.

Le Sanhédrin, exaspéré, décida, cette fois, d’agir seul et vite ; inutile de faire le détour par Ponce Pilate ; il fallait se ruer sur le blasphémateur, et l’assommer à coups de pierres, comme un chien enragé. Le complot réussit. On paya des gens sans aveu, qui renouvelèrent contre Etienne l’accusation grotesque, déjà lancée contre Jésus, d’avoir voulu détruire l’immense temple de Jérusalem. Traîné devant un tribunal, non de juges, mais de meurtriers, le diacre Etienne rayonnait ; « son visage leur apparut comme celui d’un ange ». Dans un discours d’une  habileté merveilleuse, et d’une audace toute apostolique, il montra au Sanhédrin, par l’histoire même du peuple élu, que la Grâce divine, en des circonstances décisives, a toujours su déborder, pour agir, les cadres traditionnels et les institutions sacrées.

Subitement, cette assemblée de vieillards manifesta une impatience juvénile du sang d’un discoureur trop disert… A travers la bouche de l’angélique Etienne jaillirent, à nouveau, les anathèmes lancés par Jésus contre les mêmes assassins, durant la semaine sainte : « Hommes au cou raide, éternels opposants à l’Esprit saint, tueurs du Juste annoncé par les prophètes ! je le vois, lui, debout à la droite de Dieu, dans la gloire. » Alors, les juges, grinçant des dents et se bouchant les oreilles, l’entraînèrent en hurlant « hors de la ville » (comme son Maître), pour le lapider.

Les sauvages exécuteurs du « lynchage » sacré déposèrent leurs manteaux aux pieds d’un jeune homme nommé Saul.

Celui-ci regardait la scène avec intensité. Le spectacle, était moins beau, en apparence, que celui du Taurus, couronné de neiges éternelles ; mais il était, en réalité, plus grandiose. La sanglante victime priait et disait : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit ! »

Puis, parvenant à se relever de la poussière, et à se maintenir agenouillé, le mourant s’écria « d’une voix haute » (comme son Maître) : « Seigneur ne leur impute point ce péché ! » – écho de la suprême intercession du Crucifié.

L’auteur des Actes ajoute : « Saul avait applaudi ce meurtre. »

Il lui restait à tirer les conséquences pratiques de cette approbation. Puisqu’il avait entendu, à travers la victime obscure, les odieux accents du « Roi des Juifs », il fallait frapper celui-ci dans la personne de ses disciples. Saul voyait déjà le champ béni du judaïsme envahi par l’ivraie évangélique ; il résolut d’extirper celle-ci. Avec une froide fureur, il se mit à l’œuvre, méthodiquement, et organisa les « dragonnades » à sa manière. Des espions lui désignaient les maisons contaminées ; là, soutenu par les émissaires du Sanhédrin, il frappait les disciples du Nazaréen, les contraignait à maudire leur Maître, et traînait en prison les récalcitrants. « Il ne respirait que la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur », affirme l’écrivain sacré. Sa rage s’exaspérait de semaine en semaine ; véritable missionnaire de la persécution, il prépara une expédition contre les chrétiens de Damas, et partit, muni de pleins pouvoirs, décidé à n’épargner personne.

… Brusquement, une invraisemblable nouvelle vola de bouche en bouche ; Saul de Tarse est disciple de Jésus !

Nous ne saurons jamais exactement ce qui s’est passé ; mais si les détails extérieurs de l’événement nous échappent, le fait est un roc inébranlable. Saul affirma lui-même, à diverses reprises, que le Messie glorifié (celui qu’Etienne avait aperçu, non pas « assis », mais « debout » à la droite de Dieu), s’était porté à la rencontre de l’inquisiteur, sur le chemin de Damas, et lui avait barré la route.

Il écrivait, plus tard, aux Galates : « L’Evangile que j’ai annoncé, je l’ai reçu par une révélation de Jésus-Christ. Vous savez comment je me comportais dans le judaïsme ; je persécutais à outrance et ravageais l’Eglise de Dieu. Je dépassais les hommes de mon âge dans mon zèle outré pour les traditions de mes ancêtres. Mais Dieu m’avait mis à part dès le sein de ma mère ; il m’appela par sa grâce, et révéla son Fils en moi. » L’apôtre écrivit, de même, aux Philippiens : « Je me glorifie dans le Christ Jésus, au lieu de me confier dans la chair. Cela, je le pourrais plus que personne : moi, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; obéissant à la loi de Moïse, d’après la stricte observance des pharisiens ; poussant le zèle jusqu’à persécuter l’Eglise. Oui, d’après la règle mosaïque, j’étais juste et sans reproche. Mais les choses qui étaient « gain » pour moi, je les ai estimées « perte », à cause de Christ. Aujourd’hui, je connais Jésus-Christ, mon Seigneur ! Auprès d’un trésor pareil, tout le reste n’est que déchet et balayure. L’essentiel est que j’ai gagné Christ ! »

D’après ces passages, et d’autres analogues, sa conversion fut un événement subit, un choc, exactement comme si la foudre était tombée sur lui. « J’ai été saisi par Jésus-Christ ! » On lui a fait violence. Il est né à la vie chrétienne, « comme un enfant venu trop tôt à la lumière ». Ailleurs, il dit : « C’est malgré moi que j’évangélise ! Christ m’a enchaîné, tel un captif, à son char triomphal. » Toutes ces expressions sont l’écho d’une stupeur qui dura autant que sa vie.

S’agit-il d’une simple vision ? L’ancien Saul, devenu l’apôtre Paul, a décrit une « révélation » du Seigneur, reçue en état d’extase : « Je fus transporté au paradis. » (2 Corinthiens 2.12). Dans des expériences de ce genre, il avait l’impression d’être élevé jusqu’au ciel. Mais, sur le chemin de Damas, il eut le sentiment que le ciel était descendu vers lui ; si bien qu’au lieu de classer l’événement parmi les « visions », il le rangea parmi les « apparitions » ; exactement sur le même rang que les apparitions du Christ glorifié aux premiers témoins de la résurrection. Quand il énuméra ces apparitions, il y ajouta celle qui lui fut octroyée à lui-même : « N’ai-je pas vu le Seigneur ? »

Quel effondrement intérieur pour le pharisien Saul de Tarse ! Imaginez un pape en prière, au Vatican, et subitement foudroyé par la certitude que Luther avait raison contre l’Eglise romaine. Au fort de sa furieuse campagne d’annihilation dirigée contre la secte chrétienne, le persécuteur reçut la conviction terrassante qu’il se ruait contre le Messie. L’Esprit de Dieu lui cria : « Casse-cou ! »

Les disciples de Jésus, à Damas, apprirent bientôt que leur ennemi était dans les murs de la ville, mais accablé par une singulière prostration physique et mentale. On racontait que, frappé subitement de cécité, il vivait enfermé dans une chambre de la Rue Droite, sans nourriture, en proie à une terrible dépression nerveuse. Puis, le bruit courut qu’il avait reçu le baptême. Enfin, on l’entendit lui-même, en pleine synagogue juive, s’affirmer disciple du Christ.

O noble Etienne, te voilà bien vengé ! Ta suprême intercession pour tes bourreaux est exaucée : Saul avait observé ton martyre, et toi tu contemples sa conversion.

Paul et Jésus.

On se demande comment le futur apôtre put traverser une crise pareille sans perdre la raison, ou sans tomber dans le désespoir. Une simple illusion, un vertige de l’imagination, ne l’auraient pas soutenu ; il s’appuya, de tout son poids, sur une réalité. De longs mois lui furent nécessaires pour se remettre du choc. Il raconte qu’il se retira en Arabie, où il resta trois années ; là dans une solitude relative, hors du milieu juif et de l’ambiance grecque, il passa au crible toutes ses croyances. Que signifiait la foi au Ressuscité sinon que l’idéal incarné en Jésus avait reçu la sanction divine, et qu’il fallait interpréter le Crucifié à travers le Glorifié ? « Déclaré Fils de Dieu par sa résurrection » (Romains 1.4), le Christ avait conquis le droit de diriger, désormais, les destinées morales de l’Humanité ; et ’l’Eglise, rayonnement de son esprit, avait précisément pour mission d’assurer ici-bas, le triomphe de l’Evangile, au service du Royaume de Dieu. Le règne divin s’établit, dans les cœurs, par des moyens spirituels. Finie, la chimère des clergés médiateurs entre l’homme et un Dieu inaccessible aux vulgaires « profanes » ! Plus de sanglants holocaustes, plus de rites régénérateurs, plus d’aliments réputés impurs plus de nourritures miraculeuses ! « Le Royaume de Dieu, dira-t-il plus tard, ce n’est pas le manger et le boire » – (soit par l’abstention de certains mets ou le jeûne à certains jours, soit par l’absorption d’une matière sur-naturalisée) – « c’est la justice, la paix et la joie par le Saint-Esprit ».

Dès lors, tombaient des barrières séculaires, les empêchements sacrés qui séparaient les âmes. Et les conclusions suivantes s’imposaient au pharisien :

1° Pas de célébration rituelle obligatoire (à la façon païenne). - Les « Mystères » d’initiation et de régénération, si populaires à Tarse, dans le monde grec, et qui assuraient l’immortalité aux dévots par des pratiques teintées de magie, répugnaient absolument à l’idéal évangélique. Saint Paul, plus tard, utilisa le baptême et la sainte cène dans les églises fondées par lui, mais en leur conférant une signification essentiellement morale et un contenu tout spirituel, puisque leur substance, d’après lui, était la communion de l’âme avec l’esprit de Jésus-Christ.

2° Pas d’incorporation nécessaire à une race élue (à la façon juive). - Le Judaïsme prétendait incarner, ici-bas, la « Présence réelle » de Dieu, grâce aux institutions d’une religion révélée. Israël était plus qu’un peuple élu, c’était une « race » élue, marquée physiquement, par la circoncision, d’un sceau divin. Dans cette race, l’Eternel habitait ; omniprésent, il consentait à se localiser au fond du sanctuaire juif, dans le Lieu très saint ... Toutes ces fictions vénérables s’évanouirent pour Saul ; il comprit, soudain, en quel sens Etienne avait quand même, « détruit le Temple » de Jérusalem.

3° Pas d’ordination apostolique indispensable (à la façon dite, plus tard, catholique). – Celui que le Messie lui-même avait appelé, sur le chemin de Damas, ne jugea pas nécessaire de faire valider par les hommes une élection « divine ». Cette attitude lui fut obstinément reprochée, dans l’Eglise primitive. Un parti ecclésiastique, déjà conservateur, lui criait : « Quand Jésus choisit les Douze, tu n’étais pas du nombre !  » Impassible, il répliquait : « Je suis, moi, en surnombre ! »

Quelle riposte ! Vous savez que les grandes Eglises traditionnelles, l’Eglise grecque, l’Eglise romaine, l’Eglise anglicane, et d’autres encore, affirment solennellement que leur clergé remonte, par une succession ininterrompue d’ordinations cléricales, à un premier « Collège apostolique », institué, dit-on, par Jésus lui-même, pour assurer ici-bas, sans erreur possible et sans déviation, la perpétuité de la seule Eglise authentique, obéissante, inspirée. Voilà ce  qu’on enseigne. Et voici l’obus éclatant dans un magasin de porcelaine : Saul de Tarse, promu apôtre, sans ordination régulière, sans validation ecclésiastique, sans intronisation épiscopale. Quelle apothéose du prophète aux dépens du prêtre !

Telles furent les trois conclusions décisives qui éclairent la sereine et libre attitude ecclésiastique adoptée, plus tard, par l’apôtre Paul. Il écrivit alors aux Colossiens : « Que nul ne vous juge à l’égard du manger et du boire, au sujet d’une fête ou d’un sabbat ; ce n’est là que l’ombre des choses qui devaient venir, tandis que la réalité se trouve en Christ. Si vous êtes morts avec lui aux grossières intuitions du monde, pourquoi vous laissez-vous dicter ces arrêts : Ne prends pas ! Ne goûte pas ! Ne touche pas ! » Et quelle généreuse clairvoyance dans ce passage de l’épître aux Ephésiens : « Jadis, vous, païens de naissance, vous étiez étrangers à la communauté d’Israël, sans espérance et sans Dieu dans le monde ; mais aujourd’hui, en Jésus-Christ, vous voilà rapprochés …, car il est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un. » En d’autres termes, l’ancien Israël n’était que l’imparfait symbole d’une réalité aujourd’hui accomplie dans l’Eglise. L’apôtre ajouta : « Jésus-Christ est venu vous annoncer la paix à vous qui étiez éloignés, et la paix à ceux qui étaient proches, car c’est par lui que nous avons les uns ct les autres, accès auprès de Dieu, dans un même Esprit. » Aux anciens païens de Corinthe, il écrivit : « Nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit. »

Quelle rupture avec de séculaires conventions religieuses et des traditions réputées intangibles ! Que penserait-on, aujourd’hui, d’un patriarche de l’Eglise grecque, ou d’un pontife de l’Eglise romaine, qui adresserait une encyclique aux Eglises de la Réforme avec ce message : « Venez, telles que vous êtes ! Notre Maître commun, le seul Chef de la chrétienté, a dit : « Je ne mettrai pas dehors celui qui viendra à moi » La hiérarchie ecclésiastique renonce, désormais, à une intransigeance qui divise les hommes au lieu de les rassembler, qui écarte les chrétiens au lieu de les réunir. Les grâces que le Père céleste offre au cœur contrit et humilié ne seront plus comprimées dans les canaux d’un cléricalisme ; elles seront librement octroyées à tous les disciples du Sauveur, celui qui disait : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ! »

Quand Paul quitta sa retraite, il possédait les principes directeurs de son enseignement ; on aurait pu lui appliquer la parole du Maître : « Un semeur sortit pour semer. »

Il se rendit, d’abord, à Damas, où son cœur le poussait vers les chrétiens échappés à son ancienne fureur. En même temps c’était, par excellence, le lieu du monde où il lui convenait de rendre témoignage à l’Evangile. On se l’imagine assis, le soir, à l’endroit mystérieux de la fulgurante apparition du Glorifié …, plongé dans la méditation et la prière. Malheureusement, il avait compté sans ses propres émules dans l’art de la persécution ; s’il était devenu disciple d’Etienne, d’autres étaient devenus disciples des bourreaux d’Etienne. Bientôt, l’existence devint pour lui intenable à Damas. Il réussit avec peine à échapper, de nuit, à une embuscade savamment tendue par les conjurés.

Pour continuer à expier, en quelque sorte, son passé, il voulut évangéliser Jérusalem, et visiter le lieu terrible où il avait moralement présidé le supplice d’Etienne. Mais la hardiesse de son témoignage, dans la ville sainte, lui attira la violente haine des assassins du diacre, les meurtriers du Christ. Les chrétiens assurèrent son départ précipité. Ces quinze jours dramatiques, à Jérusalem, lui avaient suffi pour faire la connaissance de l’apôtre Pierre, et de Jacques, frère de Jésus ; mais aussi pour constater à quel point l’Eglise, même en la personne de ses conducteurs, était encore obsédée par les souvenirs de son attitude précédente, et pleine d’une défiance compréhensible à son égard. Sa disparition, durant la retraite en Arabie, avait sans doute intrigué les esprits, excité l’inquiétude.

Saul, continuant le pèlerinage à travers son passé, voulut retourner dans sa ville natale. En quittant Jérusalem, il gagna Tarse, par mer. Là, il trouva plus de liberté pour évangéliser ; perdu dans la masse païenne, il rayonna dans la province de Cilicie, portant le message évangélique. Mais nous ne possédons aucun document sur son activité à cette période, qui se prolongea environ sept années. Ce fut encore, malgré tout, un temps de recueillement et de préparation. Tout en travaillant à tisser la grossière étoffe de laine employée à fabriquer des tentes (gagne-pain auquel saint Paul, plus tard, eut souvent recours), l’ancien rabbin déroulait mentalement un autre fil, et suivait ses réflexions pathétiques.

Un nouveau César, à Rome, l’ignoble Caligula, un dément et une brute, frappait de stupeur l’Empire par la série de ses cruautés, de ses débauches et de ses folies. Au théâtre, subit caprice ! il fit jeter quelques-uns de ses sujets aux fauves et savoura les hurlements des victimes. Un jour que la foule admirait la galère impériale, sur le rivage de Naples, il fit cerner des spectateurs qu’on précipita dans les flots. Il exprima le regret que le peuple romain n’eût pas une seule tête, permettant de le décapiter d’un coup. Par contre, son cheval, installé dans un palais de marbre, et paré d’un collier de diamants, trouvait grâce aux yeux du monstre ... Ces hideuses nouvelles fortifiaient dans l’ancien pharisien la pensée que le monde était le domaine de Satan ; sa propre mission consisterait à dresser, en face du royaume des ténèbres, la royauté du seul « Seigneur », Jésus le Messie.

Soudain, cette période prolongée de maturation mentale et spirituelle prit fin, à l’appel d’un chrétien de Palestine : Barnabas. Que de fois, dans l’histoire, les hommes de premier plan furent poussés en avant par des personnages qui restent dans la pénombre ! Songez aux décisives interventions de disciples isolés, dans la destinée de l’apôtre Paul. D’abord, quel est celui qui frappa l’orgueilleux pharisien d’une flèche en pleine conscience ? L’humble Etienne. Et quand Saul, à Damas, aveugle et prostré par le remords, semblait un homme foudroyé, qui donc lui tendit la main d’association et lui administra le baptême ? L’obscur chrétien Ananias. Et lorsque Saul, à Jérusalem, était tenu à distance, malgré sa conversion, par les représentants de l’Eglise, qui se porta caution de sa sincérité ? Barnabas, le bon conseiller.

Celui-ci avait discerné le lion à sa griffe. Envoyé plus tard à Antioche pour y diriger l’église, il se souvint de Saul et désira sa collaboration. De là, sa brusque apparition à Tarse. Il exposa les raisons de son appel, peut-être au cours d’une promenade le long du Cydnus. Le « oui » de Saul contenait l’évangélisation de l’Europe, et la naissance du Nouveau Testament avec l’apparition de la première épître aux Thessaloniciens ; ce « oui » renfermait les dogmes fondamentaux du christianisme orthodoxe, les principes inspirateurs de la Réformation, les sources cachées de la vie mystique dans l’Eglise, enfin l’idéal d’une chrétienté unifiée par la prière, la  mission, l’esprit de sacrifice, et l’espérance du Royaume de Dieu.

Antioche, troisième ville du monde, était la métropole de l’Orient, une cité fantastique de splendeur. Sous ses remparts, quatre chevaux de front circulaient à l’aise ; et ces murailles de forteresse, hérissées de tours, escaladaient les hauteurs contre lesquelles s’appuyait l’agglomération urbaine ; de la rue, on voyait se profiler dans le ciel, au sommet des rocs, la dentelure des créneaux. Ainsi, Antioche, au-dedans de ses murs, possédait montagnes, torrents, cascades, et jardins de rêve où mûrissaient tous les fruits de l’Orient. Et quels monuments, éclairés par le sourire du génie grec ! Les œuvres d’art ornaient, à profusion, les carrefours. Sur les gradins en amphithéâtre d’un cirque énorme, deux cent mille spectateurs faisaient rouler le tonnerre de leurs acclamations. Deux larges voies, qui avaient chacune plus d’une lieue de longueur, l’une allant du nord au sud, l’autre de l’est à l’ouest, se coupaient au centre de la ville ; quatre colonnades en marbre divisaient ces avenues en trois rues : l’une pour les transports, l’autre pour les équipages, la dernière pour les piétons ; ceux-ci marchaient, protégés par une voûte, entre les statues des dieux et des héros. Chaque maison avait sa fontaine jaillissante, chaque place avait son jet d’eau ; les sources, amenées du célèbre bois de Daphné, alimentaient à flots les nombreuses et somptueuses installations de bains publics.

Mais quelles ignominies, derrière ce décor de festival ! Non seulement, les deux tiers de l’immense population étaient composés d’esclaves ou d’ouvriers réduits à une situation servile, mais les mœurs des habitants, formés d’un mélange de Syriens et de Grecs, faisaient d’Antioche, écrit Renan, « la capitale du mensonge, la sentine de toutes les infamies, un foyer de putréfaction morale ; l’avilissement des âmes y était effroyable ». Pour donner « une idée du degré de corruption où arriva l’espèce humaine à Antioche », il ajoute : « C’était un ramas inouï de bateleurs, de charlatans, de mimes, de magiciens, de thaumaturges, de sorciers, de prêtres imposteurs ; une ville de courses, de jeux, de danses, de processions, de fêtes, de bacchanales : un luxe effréné, toutes les folies de l’Orient, les superstitions les plus malsaines, le fanatisme de l’orgie. » Sans oublier la cruauté au théâtre, les divertissements sanglants, chasses féroces d’animaux affolés, éventrement de gladiateurs aux yeux bandés, dispersant leurs entrailles sur l’arène rougie de sang et de fleurs.

Telle est la ville où, pour la première fois, les disciples de Jésus reçurent le nom de « chrétiens ».

Les Juifs les traitaient de « Nazaréens », titre qui avait figuré sur la croix de leur Maître. Entre eux, ils se nommaient les « fidèles », les « disciples », les « frères », les « saints » ou consacrés. Mais, à Antioche, les païens forgèrent le sobriquet de chrétiens ou sectateurs de Christos, pris par erreur pour un nom propre, alors que le terme signifie en grec ce que Messie exprime en hébreu : Celui que Dieu a « oint » de l’Esprit saint.

L’Evangile prenant racine à Antioche ! Et comment ? Et par qui ? Mystère. Le vent porte souvent au loin, une semence inattendue. Ainsi l’ouragan de la persécution, en Judée, quand elle dispersait les disciples de Jésus, propagea le germe divin hors de la Palestine. Jusqu’alors, la nouvelle doctrine semblait un simple rameau du judaïsme ; et brusquement, l’église de Jérusalem apprit que des « chrétiens » avaient surgi en plein paganisme, en pleine capitale de la Syrie !

Les chefs spirituels de l’église-mère avaient envoyé  à Antioche, pour faire une enquête sur ce prodige, un membre de la communauté de Jérusalem, Barnabas, un Juif né dans l’île de Chypre, élevé dans l’ambiance grecque, et dont l’horizon mental était plus large que celui des Galiléens. Là, il prit charge de cette jeune église ; de là il partit, un jour, pour se chercher un suffragant génial, Saul de Tarse.

Quand celui-ci pénétra dans la cité magnifique et pourrie, songeait-il que son fanatisme persécuteur avait ensemencé, indirectement, la cité d’Antioche, et que le martyr Etienne, une fois de plus, triomphait de son bourreau, publiquement ?

Saul avait alors quarante ans. C’est l’âge où Mahomet, six siècles plus tard, entra dans cette carrière de propagande militante et militaire qui mit fin au règne d’un christianisme dégénéré, à travers les contrées évangélisées par Saul en Asie. Quel contraste entre les deux missionnaires d’une religion monothéiste ! Mahomet croyait à la « guerre sainte » ; mais Saul, fidèle à Jésus, avait pour seule arme la croix. Au moment même où il allait inaugurer, à Antioche, ses campagnes de conquérant pacifique, alors qu’il était déprimé par le sentiment poignant de son infirmité, il reçut une vision mystérieuse, et la voix du Glorifié lui déclara : « Que ma grâce te suffise ; car c’est dans ta faiblesse que ma force éclatera ! » Quel complément aux paroles du Ressuscité sur le chemin de Damas !

Avec un pareil ordre de marche, et soutenu par un tel viatique, Saul entreprit à Antioche l’œuvre immense qui, de proche en proche, poursuivie avec une méthode inflexible et une persévérance héroïque, le conduisit jusqu’au palais de César. Quand l’auteur des Actes des apôtres raconte la première expédition missionnaire, il dit, au départ des envoyés : « Barnabas et Saul ». Quand ils revinrent de leur tournée, il dit : « Paul et Barnabas ». Le simple collaborateur est maintenant le pionnier, l’entraîneur, le chef ; désormais va grandir, de siècle en siècle, jusqu’à nous, la géante figure de l’« Apôtre des païens ».

Mon intention n’est point de vous raconter en détail les passionnants voyages de « Saul » – devenu « Paul » – après avoir gagné Sergius Paulus, un proconsul de César Caligula, au Juif crucifié par un procurateur de Tibère César. Il me suffit d’avoir imposé à votre attention l’événement qui domine toute l’histoire de l’Eglise, la conversion à l’Evangile du pharisien persécuteur, nouvel Hérode qui essaya, lui aussi, d’étouffer au berceau non plus le Christ, mais le Christianisme.

Paul et Néron.

Le livre des Actes est l’« Odyssée » de notre Ulysse. Recherchez sur une carte les méandres de cette activité missionnaire, entreprise par le véritable « Juif errant » de l’apostolat. Supputez ce que représentèrent d’endurance, de lassitude, et d’héroïsme, les kilomètres parcourus par l’humble chemineau, tantôt moqué, tantôt vilipendé, roué de coups, ou même « lynché » (comme Etienne) et laissé pour mort dans la poussière. Il glissait inaperçu, entre les palais de marbre et les temples de porphyre, l’ancien rabbin devenu tisserand, qui oeuvrait de ses mains calleuses pour gagner, chaque jour, ses olives et son pain. Parfois, ceux qui l’entendaient discuter sur la voie publique, haussaient les épaules devant cet émule inintelligible de Socrate ; comme on s’amuse, dans nos cités modernes, du « jargon » d’un salutiste, ou d’un disciple de Tolstoï, ou d’un « adventiste du septième jour ». Et, à côté du drame, quels incidents pittoresques ! En Galatie (nom qui indique la présence d’une colonie gauloise  en Asie Mineure), la plèbe superstitieuse prit le missionnaire pour un dieu de la mythologie grecque. Peu d’instants après, on l’assommait à coups de pierres ... Alors que les évangiles ont une odeur de terre labourée ou de blé battu au fléau, les récits des Actes sentent le goudron des navires et l’air marin.

Dans les localités évangélisées par lui, Paul organisait un groupe de disciples, une « assemblée » ou « église », que dirigeait un conseil d’ « anciens » ou de « surveillants » (1). Il restait en relation avec les fidèles par ses tournées d’inspection, ses envoyés personnels, et ses épîtres. Ne négligez point ces lettres, document unique en littérature pour la connaissance de l’antiquité gréco-romaine ; unique, surtout, comme source inépuisable d’inspiration morale et religieuse. Nous y apprenons, aussi, à sympathiser avec les douleurs du missionnaire, pionnier de la liberté prophétique, champion de l’« Esprit qui souffle où il veut », et dénoncé comme tel, dans les églises, par les chrétiens judaïsants. Si vous ne méditez pas sur ce dernier point, vous ne comprendrez rien aux tribulations de saint Paul.

(1) « Ancien ». se-disait en grec : presbytre ; et « surveillant » se disait : épiscope. « Presbytre » a fourni le mot : prêtre ; « épiscope » a fourni le mot : évêque. On voit combien les termes de prêtre et d’évêque restaient loin, au début, de leur actuelle signification cléricale.

Vous savez que Jésus, au moment de sa Passion, vit se dresser contre lui toute les forces religieuses existant alors dans le monde : le judaïsme (Caïphe), le paganisme (Pilate), l’église en formation (Judas). Or, l’apôtre fut harcelé par une coalition analogue. Les païens furent ses ennemis les moins redoutables ; s’il eut à lutter contre la superstition grecque, il se loua de l’administration romaine qui, souvent, le protégea. Mais c’est le judaïsme, hors de l’Eglise, et dans l’Eglise, qui s’acharna contre lui avec une âpreté haineuse. Très spécialement, les chrétiens de naissance juive se flattèrent, à mainte reprise de ruiner l’œuvre de saint Paul. Certes, ils se réclamaient de Jésus, mais aussi d’un Moïse défiguré, travesti en pape d’une hiérarchie intransigeante et ritualiste. Aujourd’hui encore, nous entendons répéter : Tout chrétien authentique doit être « catholique » romain, ou grec, ou anglican ! D’autres enseignent : Tout chrétien évangélique doit être « protestant » luthérien, ou calviniste ! De même, dans l’église primitive, un parti conservateur déclarait : Tout vrai chrétien doit rester dans le cadre de la religion israélite !

Paul refusa toujours, intrépidement, de céder un pouce de terrain à ces cléricaux. Pour lui, tout l’avenir de l’Eglise était engagé dans cette question de principe : Oui ou non, le christianisme est-il un universalisme, une Bonne Nouvelle destinée à tous les hommes ? Si l’on répond affirmativement, alors : « Vive Jésus ! » dont le message libérateur met fin à l’Ancienne Alliance.

Qui, mieux que Paul, avait le droit d’appliquer ce programme généreux ? Il s’était spécialisé dans l’évangélisation des païens ; or, ceux-ci ignoraient les vieux textes juifs. C’est pourquoi, lorsque je prêche à ces gens-là, expliquait l’apôtre, je ne veux « savoir que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié ». Est-ce Moïse qui est mort au Calvaire pour le salut du monde ? Et il ajoutait avec audace : Quand le Glorifié s’est manifesté à moi, ce n’est point pour me confier la tâche de propager, ici-bas, une religion ritualiste et sacramentaire…, une de plus ! Non, « au lieu de baptiser, j’annonce l’Évangile. »

Les chrétiens judaïsants crièrent au scandale ; ils traitèrent Paul d’intrus, de faux réformateur, d’illuminé, d’ambitieux enivré de ses théories individuelles ; ils l’accusèrent d’avoir usurpé le titre d’apôtre. Mais 1’ancien pharisien, libéré par le Glorifié, resta inébranlable. Non seulement, il ne demanda pas au soi-disant « premier pape », Simon Pierre, une ordination superflue, mais il tint tête à ce pauvre « souverain pontife » et l’accusa, publiquement, d’hypocrisie. A Antioche, en effet, saint Pierre, après avoir consenti à « manger » avec des chrétiens sortis du paganisme, cessa brusquement de les fréquenter, quand l’église orthodoxe de Jérusalem eût envoyé des émissaires, chargés d’épier, soit le « modernisme » de saint Paul, soit les infiltrations du libéralisme » dans la piété du pape des papes.

L’incident, illuminateur, figure dans l’épître aux Galates. Ce bref écrit est infiniment cher à l’âme protestante ; nous y trouvons, sous la plume du prince des apôtres, un magistral exposé de la future thèse des Réformateurs, aux prises avec l’Eglise romaine. Celle-ci clamait à nos pères : 1° Vous êtes impudents ! D’où sortez-vous ? 2° Vous êtes impies ! Que faites-vous de l’Eglise traditionnelle ? 3° Vous êtes immoraux ! Votre liberté mène à la licence. – Or, il suffit de lire l’épître avec attention pour y retrouver ces trois ordres de critiques ; mais pulvérisées, chaque fois, par le souffle du géant (2).

(2) Consulter Ch. Nougarède : Nos origines lointaines : étude sur l’épître aux Galates (64 pages).

Rappelez-vous toutefois que, pour l’apôtre, la polémique n’était jamais qu’une forme de son témoignage à l’Evangile, un hommage à Jésus-Christ. C’est toujours le missionnaire qui parle. Et quel missionnaire ! « Souvent en danger de mort, cinq fois j’ai reçu la bastonnade juive, les « quarante coups moins un » ; - trois fois, j’ai été flagellé des verges romaines ; – une fois, j’ai été lapidé ; trois fois, j’ai fait naufrage, j’ai même passé un jour et une nuit dans l’abime, sur une épave. Perpétuellement en route, j’ai été en péril sur les fleuves, en péril de la part des brigands, en péril de la part des Israélites, en péril de la part des païen ; – en péril dans les cités, en péril dans les déserts, en péril sur la mer, en péril parmi les faux frères. - Et quels travaux ! Quelles peines ! Quelles veilles ! La faim et la soif, les jeûnes multipliés, le froid et la nudité ! – Et, sans parler d’autres choses (3), quelles obsessions quotidiennes ! Je suis assailli par le souci de toutes les églises. Quelqu’un vient à faiblir, me voilà sans force ! Quelqu’un bronche ? Me voilà brûlant de fièvre ! ... »

(3) La vermine, par exemple ! Et l’«écharde en la chair »

Le long des murailles de Damas endormie, sous les étoiles qui regardent sans voir, une corbeille dévale, oscillante, par une étroite fenêtre. Ce panier contient l’apôtre de l’Europe, fuyant les sicaires

Sous un ciel funèbre, sur une mer blanche d’écume, un navire démâté, couché par la tempête, roule vers l’engloutissement. Il porte plus que « César et sa fortune », il entraîne saint Paul et son évangile.

L’apôtre arrive à Rome, dans un tourbillon, comme une feuille arrachée par l’ouragan. Dans la ville éternelle, il convertit à un crucifié juif des soldats de la garde impériale. Enchainé, la nuit, à son geôlier, il conserve une âme libre, et rédige son Hymne à la Joie, l’épître aux Philippiens.

Paul et Néron ! Celui-ci ouvrit les yeux à la clarté solaire, au moment où Saul reçut la révélation de Celui qui est le Soleil de Justice. Quand ils se rencontrèrent, à Rome, l’empereur comptait une trentaine d’années, et l’apôtre une soixantaine. Le vieillard, couturé de cicatrices, en avait appelé au tribunal du « jeune homme » ; appellation donnée, dans les Actes, à celui qui, trente années auparavant, surveillait le supplice d’Etienne.

Le rapprochement matériel de ces deux êtres, dans la même ville, soulignait la distance morale entre leurs âmes. La terre est le lieu énigmatique où le Ciel et l’Enfer se mélangent, où les anges coudoient les démons. Etrange mêlée spirituelle. Chocs fatals !… Néron et Paul voyaient tomber la pluie ou briller la lune, aux même heures ; un même souffle de vent jouait dans leurs cheveux. Mais, entre leurs esprits, quel gouffre !

Certains historiens supposent qu’ils eurent l’occasion de se parler. »Dieu et César. » Dieu, en la personne de Paul, aurait comparu devant César même, qui l’aurait absous, une première fois. Le proconsul Gallion, frère de Sénèque, ancien précepteur de l’empereur, avait lui-même acquitté Paul devant le tribunal de Corinthe ; et son intervention en faveur de l’apôtre n’est pas impossible. Le titre de « citoyen romain » pesa, peut-être, dans la balance pour l’accusé ; ainsi que la sympathie de Poppée, (femme de Néron) envers le judaïsme ; sans compter les résultats de l’enquête sur le prisonnier, et la défense que Paul sut présenter.

Les partisans de cette hypothèse admettent, cependant, que l’apôtre tomba de nouveau entre les griffes de César. Mais l’humeur de celui-ci, à l’égard des chrétiens, avait changé. En 64, l’incendie de Rome, qui dura neuf jours, fut attribué par la malignité publique aux disciples du Christ, suspects de « haïr le genre humain » ; on interprétait ainsi leur mépris pour le culte officiel, leur « hostilité pour l’ordre social », et leurs prophéties d’une destruction totale du monde par le feu. Néron déchaîna contre eux une persécution sauvage ; il est possible que Paul y périt, ou en subit le contre-coup.

Entre toutes ces suppositions, il est impossible d’arriver à une certitude. La vérité, c’est que nous perdons subitement la trace de l’apôtre. Fut-il décapité ? Couvert de la dépouille d’une bête fauve, et livré à la rage des chiens ? Dévoré par les lions ? Enduit de poix, et transformé en torche souffrante pour éclairer les jardins de l’empereur, en ses ébats nocturnes ? Mystère.

Le voilà disparu ; ou plutôt ; le voilà plus actif que jamais ; car l’Eglise a pieusement recueilli quelques feuillets, noircis d’encre sous sa dictée ou par sa plume ; et ces pages appartiennent, désormais, au reliquaire de nos Ecritures sacrées ; elles font partie de la sainte Bible. Là, de siècle en siècle, dans le monde entier, les assemblées chrétiennes communiaient avec la personnalité du véritable Paul ; non pas, avant tout, le disputateur infatigable, ou le génial théologien, mais le pasteur d’âmes et le disciple du Sauveur.

Les aptitudes nécessaires pour conduire et inspirer une communauté ne sont pas les qualités que réclame la propagande audacieuse de l’évangéliste. Or, dans la direction spirituelle, Paul est encore un modèle unique ; il a des mots d’une telle intensité, d’une telle poésie, d’un amour si passionné, que les larmes nous en viennent aux yeux. Il écrit aux Thessaloniciens : « Vous savez de quelle douceur j’ai usé à votre égard, telle une mère nourrice fondue de tendresse pour l’enfant qu’elle allaite. » Il écrit aux Corinthiens : « Volontiers, je dépenserai tout, et je serai moi-même dépensé, pour vos âmes, dussé-je, en vous aimant davantage, être moins aimé de vous. » Il écrit aux Galates : « O mes petits, pour qui j’éprouve à nouveau les douleurs de l’enfantement,  jusqu’à ce que Christ soit formé en vous ! » Il écrit aux Romains : « Pour le salut de mes frères en Israël, j’accepterais même, oui, j’accepterais d’être anathème et séparé de Christ... » Pareils élans du cœur découragent et défient tout commentaire. Le seul qui serait acceptable, est l’hymne de saint Paul à la Charité.

Mais, après avoir entendu son cœur, écoutez son âme. Les paroles inspirées se pressent comme les flots d’une marée qui monte, et c’est la mer phosphorescente. Nous sommes submergés, presque suffoqués, par ce monde mouvant de splendeurs : « J’ai été crucifié avec Christ ! Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi … Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort … Plus que vainqueur … Je puis tout en celui qui me fortifie. » L’épître aux Philippiens, écrite à l’ombre du palais, de César, et dans laquelle il mentionne la possibilité de sa mort violente, à l’issue du procès, est radieuse de sérénité, de tendresse, et résonne avec la douceur d’une harpe. De la Rome impériale, il envoie ce message aux chrétiens de Macédoine : « Je refuse de m’abandonner au désir véhément de quitter ce monde et de rejoindre Christ ; car vous avez encore besoin de moi pour avancer dans la foi et dans la joie. »

Dans cette épître, qui fut, peut-être, son testament spirituel, revient souvent une expression intraduisible, mais que toute périphrase énerve ou trahit : « En Christ », ou « Dans le Seigneur ». Elle est le signalement spirituel de l’apôtre Paul. Nul n’avait jamais parlé ainsi ; depuis lors, la chrétienté se borne à répéter cette formule mystique, sans toujours la sonder, ou même 1a comprendre.

Dans les arènes colossales de Rome, Néron, pour mieux suivre les jeux féroces du cirque, appliquait une émeraude à son œil ; il observait les courses, les chasses, les duels, les tortures, en la pierre précieuse, loupe grossissante. Ainsi, l’apôtre, contemplait le monde visible, et l’univers spirituel, a travers le Révélateur, en lui.

Il finit par s’écrier, dans un élan lyrique, et sur le mode jubilatoire, atteignant ainsi la cime de sa pensée : « Tout est à vous, soit la vie, soit la mort, soit le présent, soit l’avenir ; tout est à vous, et vous êtes à Christ, et Christ est à Dieu. »

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant