Calvin trouva à se loger à Bâle chez Catherine Klein qui, depuis des années, recevait chez elle des étudiants en pension ; elle habitait le faubourg est de la ville, dit de Saint-Alban. C’est là que Calvin, comme il le dit lui-même, vécut presque caché et à peu près inconnu, sous le nom de Martinus Lucanius. Du reste, Bâle n’était pas seulement une retraite sûre : on y trouvait en outre des ressources en abondance pour se livrer à l’étude et pour publier des ouvrages. Les raisons qui avaient déterminé le vieil Erasme à s’y fixer y attiraient bien des savants moins connus. Calvin arrivait trois ans après la mort de Jean Œcolampade, sous la direction duquel Bâle s’était résolument rattachée au protestantisme. L’œuvre ainsi commencée était dignement continuée par le principal pasteur Oswald Myconius. Bien que vivant très simplement, Calvin fit là quelques solides amitiés. Ce fut le cas pour Myconius et aussi pour Pierre Viret, qui devait plus tard le seconder dans la réformation de la Suisse française ; enfin pour Henri Bullinger, le digne successeur de Zwingli comme conducteur spirituel des Zurichois. Calvin était également en relations amicales avec Farel, et il n’est pas impossible qu’ils eussent déjà fait connaissance plus tôt.
Il est probable que Calvin étudia l’hébreu sous la savante direction de Sébastien Munster. Il était aussi lié d’une affection cordiale avec Pierre Robert Olivétan, dont on a tant discuté l’influence sur sa conversion. Depuis 1532 Olivétan avait travaillé parmi les Vaudois réfugiés dans les vallées des Alpes méridionales ; il y avait préparé, avec leur approbation et à leurs frais, une traduction de la Bible en français. Elle fut achevée d’imprimer à Neuchâtel en juin 1535 et parut avec deux préfaces la recommandant au public et dues à la plume de Calvin.
L’événement le plus important du séjour de Calvin à Bâle fut l’achèvement et la publication de la première édition de l’Institution qu’il avait commencée à Angoulême. Elle ne parut sous sa forme latine originale qu’en mars 1536, après de nombreux retards de l’imprimeura. Ce n’était pas seulement un manuel de théologie, qui plaçait son jeune auteur au premier rang des interprètes de la doctrine chrétienne issus de la Réforme ; mais la préface, sous forme de lettre digne et respectueuse au roi François Ier, mit immédiatement Calvin à la tête des réformateurs français. Le protestantisme français avait eu ses mystiques, ses fanatiques, ses moyenneurs et ses martyrs, mais il manquait d’hommes pouvant parler en son nom, à la fois avec hardiesse, conviction et modération. Cette lettre au roi fit connaître Calvin comme tel. Elle était datée du 23 août 1535 ; sa composition étant manifestement postérieure à l’achèvement du livre lui-même, ce dernier a dû être entièrement rédigé en manuscrit moins de deux mois après que l’auteur fut entré dans sa vingt-septième année.
a – Les circonstances dans lesquelles se fit cette publication, etc., sont spécialement bien exposées par Doumergue, i, 589-595 ; voir aussi Opera, iii, pp. vii-xlvii.
D’après ses propres déclarations, Calvin aurait été heureux de poursuivre paisiblement ses travaux à Bâle, de donner plus de développement à son Institution et de publier à loisir cet exposé pratique et impartial du christianisme tel qu’il le trouvait révélé dans les Écritures. Le but de l’Institution était essentiellement de mettre en lumière l’enseignement scripturaire. Calvin était avant tout à ses propres yeux un interprète de la Parole de Dieu. Ecrivant en 1541 et parlant de cet ouvrage, il dit :
« Combien que la saincte Escriture contienne une doctrine parfaicte, à laquelle on ne peut rien adjouster… toutesfois une personne qui n’y sera pas fort exercité[e], a bon mestier de quelque conduite et addresse, pour sçavoir ce quelle y doit cercher… Or cela ne se peut mieux faire par Escritures, qu’en traictant les matières principales et de conséquence, lesquelles sont comprinses en la Philosophie Chrestienne. Car celuy qui en aura l’intelligence, sera préparé à proffiter en l’escole de Dieu en un jour, plus qu’un autre en trois mois… et à ceste fin j’ay composé ce present livre ».
Quand l’Institution parut, ce ne fut pas seulement un calme exposé doctrinal, mais aussi, du fait de la préface, une apologie de la cause persécutée, écrite avec noblesse et dignité, mais non dépourvue de sentiments passionnés. Désireux de défendre cette cause et ses adhérents par cette lettre, l’auteur n’attendit pas pour publier son livre de lui avoir donné de plus amples développements. Il s’agissait pour lui de réhabiliter le caractère et la foi de ses coreligionnaires. Une fois de plus, il lui sembla que la providence de Dieu l’avait contraint à affronter une publicité qu’il n’aurait pu éviter sans être infidèle à son devoir.
Les protestants allemands avaient vu de mauvais œil la sévère répression dont le roi avait fait suivre l’affichage des Placards. Or François Ier désirait conserver leur appui éventuel dans sa lutte avec Charles Quint. Il fit donc publier, le 1er février 1535, une lettre adressée aux États de l’Empire, dans laquelle il accusait les protestants de France de tendances anarchistes visant à « bouleverser la société ». Un gouvernement, quel qu’il soit, doit résister à « une peste contagieuse qui prépare la plus abominable sédition ». L’exposé royal laissait entendre qu’il y avait un abîme entre les protestants allemands, pondérés et disciplinés, et leurs coreligionnaires français, révolutionnaires exaltés. A la lecture de cette calomnieuse insinuation, Calvin dut voir apparaître devant ses yeux la figure de son ami, l’honorable, généreux et pacifique marchand parisien Etienne de la Forge, brûlé au cimetière Saint-Jean en Grève quinze jours après la date de la lettre royale qui essayait de déshonorer les martyrsb. Il ne pouvait décidément laisser pareilles calomnies sans réponse. Voici ce que, vingt-deux ans après ces événements, il écrivait, en racontant la publication de l’Institution.
b – Voy. Bulletin, 1904, p. 132.
« Et de faict, laissant le pays de France je m’en veins en Allemaigne de propos délibéré, afin que là je peusse vivre à requoy en quelque coin incognu comme j’avoye tousjours désiré.
Mais voyci, pource que cependant que je demeuroye à Basle, estant là comme caché et cognu de peu de gens, on brusla en France plusieurs fidèles et saincts personnages, et que le bruit en estant venu aux nations estranges, ces bruslemens furent trouvez fort mauvais par une grand’partie des Allemans, tellement qu’ils conceurent un despit contre les autheurs de telle tyrannie : pour l’appaiser, on feit courir certains petis livres malheureux et pleins de mensonges, qu’on ne traittoit ainsi cruellement autres qu’Anabaptistes et gens séditieux, qui par leurs resveries et fausses opinions renversoyent non seulement la religion, mais aussi tout ordre politique. Lors moy, voyant que ces prattiqueurs de Cour par leurs desguisemens taschoyent de faire non seulement que l’indignité de ceste effusion du sang innocent demeurant ensevelie par les faux blasmes et calomnies desquels ils chargeoyent les saincts Martyrs après leur mort, mais aussi que par après il y eust moyen de procéder à toute extrémité de meurtrir les povres fidèles, sans que personne en peust avoir compassion, il me sembla que sinon que je m’y opposasse vertueusement, entant qu’en moy estoit, je ne pouvoye m’excuser qu’en me taisant je ne fusse trouvé lasche et desloyal. Et ce fut la cause qui m’incita à publier mon Institution de la religion Chrestienne : premièrement afin de respondre à ces meschans blasmes que les autres semoyent, et en purger mes frères, desquels la mort estoit précieuse en la présence du Seigneur : puis après afin que, d’autant que les mesmes cruautez pouvoyent bien tost après estre exercées contre beaucoup de povres personnes, les nations estranges fussent pour le moins touchées de quelque compassion et solicitude pour iceux. Car je ne mis pas lors en lumière le livre tel qu’il est maintenant copieux et de grand labeur, mais c’estoit seulement un petit livret contenant sommairement les principales matières : et non à autre intention, sinon afin qu’on fust adverti quelle foy tenoyent ceux lesquels je voyoye que ces meschans et desloyaux flatteurs diffamoyent vilenement et malheureusementc ».
c – Préface des Psaumes, Opera, xxxi, 23.
C’était bien, comme l’écrit Calvin, un petit volume qu’il avait publié à l’origine. Il comptait cependant cinq cent dix-neuf pages. Ses dimensions étaient d’environ quinze centimètres et demi sur dix, et il pouvait aisément entrer dans une poche de grandeur moyenne. Il faisait honneur pour la typographie aux imprimeurs, Thomas Platter et Balthasar Lasius, ainsi qu’à l’éditeur qui les épaulait, Jean Oporin. La vente marcha rapidement, car en mars 1537, un an après l’apparition de l’ouvrage, Oporin pouvait annoncer à Calvin qu’on n’en trouvait plus d’exemplaires à Bâle et qu’à Francfort il en restait à peine cinquante de l’envoi considérable qu’on y avait fait en vue de la grande foire annuelle. La nécessité d’une seconde édition se faisait donc impérieusement sentir.
L’épître au roi François Ier est un des rares chefs-d’œuvre de la littérature apologétique. Calvin raisonne en son propre nom et au nom de ses coreligionnaires, d’une façon courtoise et respectueuse, mais comme un homme bien au courant de ses droits de sujet et sachant aussi que son souverain avait des devoirs qu’il ne remplissait pas. Il n’implore pas humblement la tolérance, il ne parle pas comme un fanatique faisant des tirades contre ses persécuteurs : c’est la voix d’un avocat bien convaincu de la justice de sa cause, exercé à répondre aux critiques avec la rigueur d’un légiste et l’argumentation la plus serrée. C’est aussi convaincant que brillant.
Les protestants qu’on a si indignement calomniés, dit Calvin au roi, sont condamnés sur une simple rumeur. Quelque humble que soit leur personne, la justice demande que le souverain examine leur cause.
« Principalement quand il est question de si grand’chose. C’est à sçavoir comment la gloire de Dieu sera maintenuë sur terre : comment sa vérité retiendra son honneur et dignité : comment le règne de Christ demourera en son entier. O matière digne de tez aureilles, digne de ta jurisdiction, digne de ton Throne Royal… Considére, O Roy très vertueux, toutes les parties de nostre cause : et nous juge estre les plus pervers des pervers, si tu ne trouve manifestement que nous travaillons, et recevons injures et opprobres, pourtant que nous mettons nostre espérance en Dieu vivant : pourtant que nous croyons ceste estre la vie éternelle, cognoistre un seul vray Dieu, et celuy qu’il a envoyé Jesus Christ. A cause de ceste espérance aucuns de nous sont detenuz en prisons, les autres fouëtez, les autres menez à faire amendes honorables, les autres banniz, les autres cruellement affligez, les autres échappent par fuite ; tous sommes en tribulation, tenuz pour maudictz et exécrables, injuriez et traictez inhumainement. Contemple d’autre part noz adversaires, je parle de l’estat des Prestres : à l’aveu et appetit desquelz tous les autres nous contrarient, et regarde un petit avec moy, de quelle affection ilz sont menez. Ilz se permettent aysément, et à eux et aux autres, d’ignorer, négliger et mespriser la vraye Religion, qui nous est enseignée par l’Escriture, et qui devoit estre résoluë et arrestée entre tous : et pensent qu’il n’y a pas grand interest, quelle Foy chascun tient, ou ne tient pas de Dieu et de Christ : mais que par Foy, comme ilz disent, implicite, il submette son sens au jugement de l’Église… Et néantmoins ils ne cessent de calumnier nostre doctrine, et la descrier et diffamer par tous moyens qu’il leur est possible, pour la rendre, ou odieuse, ou suspecte. Ilz l’appellent, Nouvelle, et forgée puis n’a guères. Ilz reprochent qu’elle est doubteuse et incertaine. Ilz demandent, par quelz miracles elle est confermée. Ilz enquièrent, s’il est expédient qu’elle surmonte le consentement de tant de Pères Anciens, et si longue coustume ? Ilz insistent, que nous la confessions estre schismatique, puis qu’elle faict la guerre à l’Église : ou que nous respondions que l’Église a esté morte par tant longues années, ausquelles il n’en estoit nulle mention. Finalement, ilz disent, qu’il n’est jà mestier de beaucoup d’argumens, veu qu’on peut juger des fruictz quelle elle est. C’est à sçavoir, qu’elle engendre une telle multitude de sectes, tant de troubles et séditions, et telle audace de mal faire ».
Calvin, en juriste habile, après avoir exposé les critiques de ses adversaires, les réfute l’une après l’autre. La doctrine qu’il défend n’est pas nouvelle, sauf pour ses ennemis : c’est le pure Parole de Dieu ; elle n’est pas davantage équivoque, sauf pour ceux qui l’ignorent ; enfin elle n’a pas besoin d’une confirmation miraculeuse, puisque c’est le même Évangile « pour la vérité duquel confirmer, servent tous les miracles que jamais et Jésus Christ, et ses Apostres ont faits ». Les Pères, au moins ceux d’une époque où la doctrine était encore saine, sont, malgré leurs erreurs, plus du côté des réformateurs que du côté de ceux qui prétendent leur avoir voué une vénération particulière. Dans bien des cas, et Calvin les cite, ils se sont opposés à des doctrines et à des pratiques qui sont actuellement en usage dans l’Église romaine. La coutume n’est pas la preuve la plus certaine de la vérité. « Or la vie des hommes n’a jamais esté si bien reiglée, que les meilleures choses pleussent à la plus grand part ». Les protestants ne croient pas que l’Église soit morte ; ceux qui veulent une réforme ont de ce qu’est en réalité l’Église une définition meilleure que celle de leurs adversaires.
« En ces points gist nostre controversie. Premièrement qu’ilz requièrent tousjours une forme d’Église visible et apparente. Secondement, qu’ilz constituent icelle forme au siège de l’Église Romaine, et en l’estat des Prélatz. Nous au contraire affirmons que l’Église peut consister sans apparence visible : et mesme que son apparence n’est à estimer de ceste magnificence extérieure, laquelle follement ilz ont en admiration : mais elle a bien autre marque, c’est à sçavoir la pure prédication de la parolle de Dieu et l’administration des Sacremens bien instituée ».
En définissant ainsi les « caractéristiques de l’Église » Calvin exprimait l’opinion générale parmi les protestants, telle que cette opinion avait été exprimée six ans auparavant dans la Confession d’Augsbourg. Il répond à l’affirmation que les nouvelles croyances amènent des désordres : « Car la faute de ces maux est iniquement rejettée sur icelle, qui devoit estre imputée à la malice de Sathan », et il conclut par cet appel :
« Mais je retourne à toy, O Roy Trèsmagnanime. Tu ne te doibs esmouvoir de ces faux rapportz, par lesquelz noz adversaires s’efforcent de te jetter en quelque crainte et terreur : c’est à sçavoir, que ce nouvel Évangile, ainsi l’appellent-ilz, ne cerche autre chose qu’occasion de seditions, et toute impunité de mal faire. Car Dieu n’est point Dieu de division, mais de paix ; et le Filz de Dieu n’est point ministre de péché, qui est venu pour rompre et destruire les œuvres du Diable. Et quant à nous, nous sommes injustement accusez de cupiditez : desquelles nous ne donnasmes jamais la moindre suspition du monde… Je n’ay prétendu composer une deffense, mais seulement adoulcir ton cœur pour donner audience à nostre cause. Lequel tien cœur, combien qu’il soit à présent destourné et aliéné de nous, j’adjouste mesme enflambé : toutesfois j’espère que nous pourrons regaigner sa grâce, s’il te plaist une fois, hors d’indignation et courroux, lire ceste nostre confession, laquelle nous voulons estre pour deffense envers ta Majesté. Mais si au contraire, les detractions des malveuillans empeschent tellement tes aureilles, que les accusez n’ayent aucun lieu de se deffendre ; d’autre part, si ces impetueuses furies, sans que tu y mettes ordre, exercent tousjours cruauté par prison, fouetz, gehennes, coupeures, breuleures : nous certes, comme brebiz dévouées à la boucherie, serons jettez en toute extrémité. Tellement néantmoins qu’en nostre patience nous posséderons noz ames, et attendrons la main forte du Seigneur ; laquelle, sans doubte, se monstrera en saison, et apparoistra armée, tant pour délivrer les povres de leur affliction, que pour punir les contempteurs.
Le Seigneur, Roy des Roys, veuille establir ton Throsne en justice et ton Siège en équité, Trèsfort et Trèsillustre Roy. »
En parlant ainsi, Calvin répondait aux besoins que le protestantisme français éprouvait ; en prenant ainsi la défense de ses coreligionnaires il se désignait lui-même d’une façon incontestable pour devenir leur chef.
L’« Institution » dont cette « Epistre » formait la préface, était encore à ses débuts et ne présentait pas les qualités éminentes d’argumentation serrée et d’exposition systématique qui devaient caractériser l’édition définitive de 1559 ; mais telle qu’elle se présentait elle avait déjà une valeur significative. Calvin suit l’ancien ordre d’instruction religieuse populaire, qui avait déjà servi à Luther dans son « Petit Catéchisme » de 1529. L’ordre adopté est celui de l’enseignement élémentaire que, depuis des siècles, tout enfant chrétien était supposé avoir appris par cœur. Dans les quatre premiers de ses six chapitres, il traite donc de la Loi telle qu’elle se trouve dans les Dix Commandements ; de la Foi, résumée dans le symbole des Apôtres ; de la Prière, ayant pour type l’Oraison Dominicale ; des Sacrements du baptême et de la sainte cène. Il y ajoute deux autres chapitres, l’un qui traite des « faux sacrements » que l’enseignement de Rome avait ajoutés aux deux primitifs, et l’autre de la « Liberté chrétienne, du Pouvoir ecclésiastique et de l’Administration civile », Non seulement cette disposition générale était historiquement familière à chacun, mais pour l’esprit de Calvin, formé par ses études juridiques, elle offrait l’avantage de baser son exposé sur des documents acceptés par le grand nombre comme revêtus d’une autorité absolue. Mais Calvin ne se borne pas à expliquer ces documents ; son plan est d’une plus vaste envergure, et l’on doit reconnaître le bien-fondé de la définition que les éditeurs, plutôt que Calvin lui-même, placèrent à la première page de la première édition de l’Institution : « en laquelle est comprinse une somme de toute la Chrestienté ». On peut aussi constater, entre les trois premiers chapitres et ceux qui suivent, une certaine différence de style et d’allures. La première partie est moins polémique, plus simple, plus calme. Les chapitres de la fin, au contraire, sont plus vifs et le ton est celui de la controverse, qui reflète plus énergiquement la chaleur des débats avec l’ancienne Église. Il est permis de supposer que ceux-ci furent écrits sous l’influence de l’indignation qui s’empara de Calvin en présence des calomnies lancées contre ses coreligionnaires, et qu’il résolut alors de modifier son plan primitif, qui avait été d’écrire, en toute sérénité, un traité d’instruction chrétienne. Le livre n’en est pas moins parfaitement équilibré et montre, dans toutes ses parties, que l’auteur se possédait entièrement. Les termes violents sont beaucoup moins nombreux que dans les éditions suivantes. Comparée à ces dernières, l’Institution primitive témoigne d’un plus grand changement survenu dans le Calvin épris des classiques, tel que nous l’a révélé son commentaire sur Sénèque. Il cite, il est vrai, Ambroise, Augustin et Platon, mais en somme il fait un emploi bien moins fréquent des Pères et des grands écrivains de la Grèce et de Rome, que dans les éditions suivantes de l’Institution.
Au point de vue doctrinal, la première édition de l’Institution pouvait facilement passer pour un produit de la Réforme allemande, surtout telle qu’elle s’était développée dans la vallée du Rhin. Les idées spécifiquement calvinistes s’y trouvent déjà, mais moins en évidence et sous une forme moins tranchante que dans les dernières éditions. On y voit cependant déjà clairement ce sentiment si profond de la réalité de Dieu et de son autorité, qui est le fond de la pensée de Calvin. La doctrine sur laquelle il insiste ensuite le plus est celle de la justification par la foi en Christ : « Toute la somme de l’Évangile est comprinse en ces deux poinctz : à sçavoir en repentance et remission des pechez ». L’élection est donnée comme le fondement de l’assurance du salut et le signe distinctif des membres de l’Église invisible. Mais elle n’occupe pas la position centrale qui semble lui appartenir logiquement, et la réprobation finale est seulement mentionnée, tandis que la persévérance finale des élus est clairement déduite de l’élection.
L’Institution débute, comme dans les éditions subséquentes, par la déclaration que la vérité religieuse est contenue presque entièrement dans la connaissance de Dieu et de nous-mêmes. Dieu est la sagesse et la bonté parfaite ; il est la source de tous les biens ; il est celui à la gloire duquel toutes choses ont été créées ; il est le juste Juge et pourtant miséricordieux à ceux qui le cherchent. Quant aux hommes, depuis qu’ils ont perdu la perfection originelle, dans laquelle Adam avait été créé, toute la race humaine a été totalement corrompue et justement exposée à la colère de Dieu. C’est pourquoi tous nos efforts pour être justes sont inutiles ; mais Dieu pardonne les péchés et donne par Christ et pour l’amour de Christ un cœur nouveau à quiconque se repent et s’humilie, pourvu qu’il accepte ces dons avec une « foi ferme ». La Loi n’est donc pas notre règle de salut, mais un « miroir » pour nous montrer comme nous sommes. Calvin explique alors les divers commandements et conclut que la Loi a trois buts principaux, elle montre ce que Dieu réclame justement de nous ; elle avertit ceux que rien n’émeut sauf la crainte de la punition ; elle est enfin une exhortation aux fidèles et « un très bon instrument pour leur faire myeulx et plus certainement de jour en jour entendre, quelle est la volunté de Dieu ». Ce troisième usage de la Loi, qui sert de discipline aux croyants, est un caractère distinctif du calvinisme en opposition avec la doctrine luthérienne. Le chrétien, tout en ne se confiant pas en ses bonnes œuvres pour son salut, les envisagera dans sa vie comme « les fruits de l’Esprit » que Dieu produit en lui et la preuve qu’il a passé du royaume du péché à celui de la justice. L’assurance de son salut est basée sur le fait ainsi attesté de son élection divine.
Dans son second chapitre, « De la Foy », Calvin distingue entre la connaissance intellectuelle de l’existence de Dieu et de la vérité historique des récits de la Bible d’une part, — ce savoir « est indigne d’un tel tiltre », — et d’autre part l’attitude du croyant qui met toute sa confiance et son espoir en Dieu seul et en Christ, « estant asseuré de certaine persuasion que Dieu luy est père propice et bien vueillant ». L’Écriture est l’unique base sur laquelle notre foi peut s’édifier. Calvin traite ensuite de la Trinité et explique le symbole des Apôtres. Il définit la « Sainte Église catholique », comme « l’ensemble des élus ». Comme il nous est impossible de voir avec certitude cette Église invisible, nous devons, en jugeant charitablement, considérer comme en faisant partie « tous ceux qui par confession de Foy, par bonne exemple de vie, et participation des Sacremens, advoüent un mesme Dieu et un mesme Christ avec nous ».
Les hommes n’ayant rien de bon en eux-mêmes, c’est à Dieu qu’ils doivent regarder pour en obtenir les bénédictions nécessaires et Calvin consacre son troisième chapitre à « la Prière ». La première condition en est l’humilité, la seconde une « asseurance de Foy ». Ce n’est pas dans la prière elle-même, ou dans le mérite de celui qui la présente, que réside sa valeur, mais dans la promesse divine, qui s’accomplira pour celui qui prie avec la même foi, tout aussi certainement que pour Pierre ou Paul. On doit l’offrir à Dieu au nom du Christ seul, et non par ou pour les saints ; la prière publique doit se faire dans une langue que toute la congrégation comprenne. La prière particulière peut se faire en prononçant des mots, ou sans en prononcer aucun ; mais la prière véritable se compose toujours de deux éléments, la requête et l’action de grâces. Calvin explique ensuite l’Oraison Dominicale comme modèle de ce que chaque prière devrait être.
Dans son quatrième chapitre Calvin parle des « Sacrements » qu’il définit « un signe extérieur, par lequel nostre Seigneur nous représente et testifie sa bonne volunté envers nous, pour soustenir et confermer l’imbécillitéd de nostre Foy ». Aucun sacrement n’existe sans la promesse divine qui le précède et dont il témoigne. C’est comme le sceau qui scelle un document : il est sans valeur en lui-même, mais il confirme la pièce auquel il est attaché. Deux sacrements seulement ont été ainsi institués : le baptême et la sainte cène. Le baptême sert à fortifier notre foi en la rémission de nos péchés par Dieu et constitue en même temps un témoignage par lequel nous confessons Dieu devant les hommes. Il doit être administré aux enfants aussi bien qu’aux adultes, en employant les formes toutes simples qu’indique l’Écriture. Les formes extérieures peuvent varier suivant les différents pays et l’on peut employer soit l’aspersion, soit l’immersion. La sainte cène, comme le baptême, est un « exercice de la Foy, donné pour la conserver, soubzlèver, conforter et augmenter ». C’est l’attestation et le témoignage de la promesse de Dieu. Elle nous donne l’assurance que tout ce qui est à Christ, est à nous. « Et nous fault diligemment observer, que la principale et quasi totale force et saveur du Sacrement gist en ces motz, Qui est livré pour vous ». Calvin rappelle ensuite « les horribles contentions » des récentes controverses entre luthériens et zwingliens touchant la nature de la présence du Christ dans la cène. Son propre point de vue, qu’il expose avec la plus grande précision, est que « c’est une chose spirituelle que le Sacrement ». La condition même d’un corps matériel est de ne pouvoir exister que dans un seul lieu à la fois. Dans la cène par conséquent Christ est « véritablement et efficacement » présent, mais pas matériellement. Ce n’est pas la substance de son corps ni le corps matériel et terrestre de Christ qui nous est donné, mais toutes les choses que Christ nous accorde en don par son corps.
d – Dans le sens de « faiblesse ».
Tout en affirmant ainsi dans les termes les plus clairs que la présence de Christ dans les éléments est une puissance spirituelle seulement, Calvin nous donne pourtant l’impression d’être plus en sympathie avec Luther qu’avec Zwingli dans ses idées sur la nature et la valeur de la sainte cène. Il rejette ensuite, dans les termes les plus énergiques, la conception romaine de la messe et recommande de célébrer la communion avec le rituel le plus simple et au moins une fois par semaine. Ce fait devrait être pris en sérieuse considération par ceux qui critiquent le culte du dimanche calviniste comme trop sec et trop exclusivement intellectuel. Si l’on en est venu à célébrer la communion beaucoup plus rarement dans les Églises réformées, ce n’est pas la faute de Calvin.
Il mène encore plus vigoureusement, dans son cinquième chapitre, la lutte contre le système romain ; attaquant, dans le style le plus vif et avec des raisonnements très pénétrants, la prétention d’appeler sacrements la confirmation, la pénitence, l’extrême onction, les ordres et le mariage. Dieu seul peut instituer un sacrement, puisque Lui seul peut donner la promesse auquel le sacrement sert de témoignage. De même, c’est sa Parole seule qui nous révèle les sacrements qu’il a institués. S’ils sont examinés d’après ce critère, les cinq sacrements que nous venons d’énumérer sont à rejeter. Calvin les examine un à un tout au long, s’arrêtant naturellement d’une façon spécialement approfondie sur la pénitence et critiquant, à cette occasion, la confession auriculaire, la satisfaction, le trésor des bonnes œuvres, les indulgences et le purgatoire. Calvin, parlant des ordres, dit que l’Écriture « ne recongnoist d’autre ministre de l’Église sinon celuy qui est messagier de la Parolle de Dieu, appellé pour gouverner l’Église, lequel elle nomme maintenant Evesque, maintenant Ancien, aucunesfois Pasteur. » Ce qu’on nomme les ordres, c’est simplement cet appel à gouverner l’Église ; il y faut le consentement de l’Église qu’il s’agit de desservir et de plus l’avis conforme de deux ou trois ministres voisins sur les capacités du candidat. Que le consentement de l’Église soit accordé par un vote de la congrégation tout entière, ou par l’organe de quelques anciens, de magistrats, d’un prince ou des autorités d’une ville, Calvin laisse aux circonstances le soin de le déterminer. On peut imposer les mains au ministre qu’on met à part pour cette œuvre, mais ce n’est en aucun sens un sacrement.
Le chapitre par lequel Calvin conclut a pour sujet « la Liberté chrétienne ». Celle-ci consiste en une indépendance qui élève le chrétien au-dessus de la Loi en tant que critère de notre obéissance ; toutefois, puisque nous sommes appelés à la sanctification, la loi continue à nous servir d’avertissement et de stimulant. D’après ce principe, « les consciences ne servent point à la Loy, comme contrainctes par la nécessité de la Loy : mais que, estans délivrées du joug de la Loy, elles obeyssent libéralement à la volunté de Dieu. » Donc, pour le chrétien, la Loi est une règle de vie. Un troisième élément de la liberté chrétienne est la possibilité d’user sans scrupule des dons que Dieu nous accorde et que l’on traite souvent de choses indifférentes. « Il n’est en aucun lieu deffendu ou de rire ou de se saoullere, ou d’acquérir nouvelles possessions, ou de se délecter avec instrumens de musique, ou de boire vin. » Cette phrase nous montre Calvin fort différent d’un ascète. Il ajoute, il est vrai : « Mais quand quelqu’un est en abondance de biens, s’il s’ensevelist en délices, s’il enyvre son ame et son cœur aux voluptés présentes, et en cerche toujours de nouvelles, il recule bien loing de l’usage sainct et légitime des dons de Dieu. » « La somme est, que nous qui sommes robustes, devons supporter la débilité des imbécillesf, et ne nous contenter pas nous mesmes. » L’homme est placé en ce monde sous une double direction, spirituelle et temporelle. Le royaume spirituel n’a qu’un roi, Christ, une loi, l’Évangile. Ses fonctionnaires sont les « ministres » de la Parole et n’ont le droit ni d’augmenter ni de diminuer les prescriptions qui y sont contenues. « Il fault escouter l’Église, disent-ilz, Qui le nye ? D’autant qu’elle ne prononce rien sinon de la parolle de Dieu. S’ils demandent quelque chose d’avantage : qu’ilz entendent que ces parolles de Christ ne leur favorisent en rien. » En ce qui concerne les pasteurs et tous ceux qui ont des charges dans l’Église, Calvin déclare : « Tout leur office est limité en l’administration de la parolle de Dieu ; toute leur sapience, en la cognoissance d’icelle parolle ; et toute leur éloquence, en la prédication d’icelle. » Ayant ce principe, Calvin ne reconnaît naturellement aucune autorité aux décrets des conciles ou aux promulgations des évêques et des Pères de l’Église, sauf en tant qu’ils sont conformes à ce critère unique de la foi et de la vie chrétienne.
e – Dans le sens de « se rassasier ».
f – Dans le sens de « faibles ».
Calvin entreprend ensuite de défendre le gouvernement civil contre les attaques des anabaptistes et autres réformateurs radicaux de cette époque, qui prétendaient qu’un chrétien ne pouvait en faire partie. Ces gouvernements sont établis par l’autorité divine en vue « de nous fere conformer à la compaignie des hommes, pour le temps qu’avons à vivre entre les hommes, d’instituer noz meurs à une justice civile, de nous accorder les uns avec les autres, d’entretenir et conserver une paix et tranquilité commune. » Le devoir du magistrat est non seulement « à ce que la tranquilité publique ne soit troublée, que à chascun soit gardé ce qui est sien…, mais à ce que ydolatrie, blasphèmes contre le Nom de Dieu et contre sa vérité, et autres scandales de la Religion, ne soient publiquement mis en avant et semez entre le peuple ». De sévères punitions sont souvent nécessaires, mais la clémence est la plus belle qualité d’un législateur. Il n’est pas interdit au magistrat chrétien de lever des impôts ou de déclarer de justes guerres, pas plus que d’établir des lois équitables en accord avec les enseignements de la Parole de Dieu. On peut, suivant les temps et les lieux, varier les châtiments qui sont la sanction des lois, mais leur but reste le même. Les lois condamnent ce que Dieu condamne. Une parfaite obéissance est due à ces lois et à ces magistrats, même à ceux dont le caractère est vicieux et tyrannique. Il n’y a d’exception que si leurs ordonnances sont en contradiction formelle avec la volonté révélée de Dieu. Là où Dieu a parlé aucune autre voix ne doit être écoutée.
Ce qui précède n’est qu’une esquisse des plus rudimentaires du remarquable sommaire de la foi chrétienne dont Calvin accompagna son apologie du protestantisme français. Il le développa et le compléta dans les éditions subséquentes, auxquelles il travailla sans relâche jusqu’à cinq ans avant sa mort. Même sous cette forme primitive, l’Institution était, non seulement le traité le plus important qu’eussent produit jusque là les réformateurs français, mais aussi l’exposé le plus clair, le plus logique et le plus populaire des principes pour lesquels tout le protestantisme luttait ; c’était bien plus qu’une démonstration théorique de la vérité chrétienne. La forme n’en était pas strictement celle d’un programme d’action, assurément ; mais elle pouvait aisément servir de base à une nouvelle constitution pour l’Église et inspirer une discipline pour la vie morale de la communauté. Les qualités du style, la logique des arguments, la manière précise d’énoncer les appréciations, tout cela caractérise cet ouvrage et appartient en propre à Calvin. L’enthousiasme moral qui l’éclaire était une force vivifiante. Comme exposé de la doctrine chrétienne c’était neuf et original. Mais c’était mieux encore, une sorte de programme soigneusement élaboré de la vie chrétienne, capable par sa nouveauté, sa clarté et son sérieux, d’entraîner les âmes.
Ces mérites n’empêchent pas cependant que l’écrivain soit largement redevable à ceux qui avant lui avaient fait de ces mêmes sujets l’objet de leurs travaux et spécialement à ses prédécesseurs immédiats parmi les premiers réformateurs. Calvin était plus apte à formuler qu’à créer. Etant donnés les principes fondamentaux de la Réforme, aucun de ses contemporains ne put égaler la logique avec laquelle il en déduisit toutes les conséquences, la pénétration de ses vues, ni la clarté avec laquelle il les exposa. Mais on peut se demander si, pour frayer la voie à la rénovation de la doctrine chrétienne, il aurait pu faire l’œuvre de défrichement qu’accomplirent les réformateurs de la première génération.
Il est certain que Calvin doit beaucoup à Luther. L’Institution nous présente la doctrine de la justification par la foi seule, telle que Luther l’avait comprise. Malgré des divergences de vues de la plus haute importance au sujet de la présence de Christ dans la cène, telle que l’enseignait le réformateur saxon, c’est cependant sa conception des sacrements, en tant qu’attestation de la promesse divine, que nous retrouvons dans la définition que Calvin donne de ces rites chrétiens, attestation de la promesse divine destinée à fortifier notre foi. L’œuvre théologique de Calvin n’a été rendue possible que par les travaux antérieurs de Luther. Mais dans bien des détails de doctrine on peut aisément constater que Calvin relève moins de Luther que de la Réforme telle que la conçurent les réformateurs de l’Allemagne du sud-ouest. Calvin avait peu de parenté spirituelle avec Zwingli. Il était plus près de Luther que du réformateur de la Suisse allemande, mais il dut surtout beaucoup à Martin Bucer de Strasbourgg. Il était naturel qu’un jeune Français, vu la proximité des pays rhénans, s’intéressât à ce qui s’y passait et à la manière dont on y comprenait la Réforme. Il semble néanmoins qu’en ce qui concerne Calvin il y eut plus qu’une influence générale. Il s’était certainement approprié certaines vues caractéristiques de Bucer, que celui-ci avait exposées dans son commentaire sur les Évangiles dont la première édition parut en 1527. On peut en conclure qu’il utilisa cet ouvrage dans ses études préparatoires à la composition de l’Institution. Ceci semblerait venir à l’appui de l’idée qu’avant sa sortie de France, Calvin aurait déjà été en correspondance avec le réformateur strasbourgeois ; toutefois nous avons eu précédemment l’occasion de démontrer le peu de vraisemblance de cette hypothèse.
g – Voy. R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, Erlangen, 1898, ii, 379-383, et surtout August Lang, Der Evangelienkommentar Martin Butzers, Leipzig, 1900, passim.
L’idée centrale de la théologie calvinienne sur l’action souveraine de Dieu dans notre salut et sur la prédestination est identique à la conception de Bucer. Celui-ci enseignait déjà, comme le fait Calvin dans la première édition de l’Institution, que la prédestination est la source de l’assurance que possèdent les chrétiens et qui manque aux non-chrétiens, et que cette doctrine avait bien plutôt pour but de fortifier la vie chrétienne que de fournir une explication abstraite du gouvernement de l’univers. Calvin, comme Bucer, définit la foi une conviction, persuasio, et de même que chez Bucer, la « gloire, » l’« honneur » de Dieu sont des termes employés fréquemment pour montrer, par exemple, le but « de la création de toutes choses dans le ciel et sur la terre ». Aux yeux de l’un et de l’autre, l’homme est incapable de rien faire de bon ; tout ce qu’il y a de bon vient de Dieu. Mais l’un et l’autre, obéissant aux exigences d’une ardente piété pratique, oublient la logique, et envisagent la vie chrétienne comme un effort énergique, désintéressé et enthousiaste pour obtenir les bénédictions et acquérir le caractère que nous assure l’élection divine. La Réforme attache une grande importance à la prédestination, conséquence logique du puissant réveil de l’augustinianisme. Mais ce qui distingue la théologie de Bucer de celle de la plupart de ses contemporains, c’est que, pour favoriser la piété, il voit, dans cette doctrine, le fondement de la foi et du courage dans la lutte pour la vie chrétienne supérieure, caractéristique des Églises qui subirent plus tard l’influence de Calvin.
Calvin devait donc beaucoup aux premiers réformateurs qui vivaient encore lorsque parut l’Institution ; mais il a aussi beaucoup emprunté, consciemment ou inconsciemment, aux scolastiques. C’est ainsi que, probablement sans s’en douter, il doit à Scot l’idée de Dieu considéré comme volonté toute puissante, dont il est aussi absurde qu’impie de vouloir discuter les motifs déterminants. C’est à Scot aussi qu’appartient l’idée que la puissance de Dieu accompagne les sacrements, plutôt qu’elle n’y réside. C’est encore du sentiment qui prédominait généralement dans la chrétienté latine du moyen âge que l’Église est indépendante de l’État, que Calvin a tiré sa conception des relations de l’Église avec la société civile. Il lui attribue une bien plus grande indépendance que n’importe quel autre réformateur, quelque modification que sa théorie ait dû subir dans la pratique. La valeur du jeune théologien n’est en rien diminuée par les influences que nous venons d’indiquer. Il construisit avec une habileté consommée son édifice de la pensée chrétienne. Mais il ne crut devoir rejeter ni les plans des architectes qui l’avaient précédé, ni les matériaux amassés par leurs patients efforts.
En mars 1536, lors de la publication de l’Institution, ou peut-être lorsqu’il eut achevé la correction des épreuves, au courant du mois précédent, Calvin partit de Bâle, accompagné par son ami du Tillet, pour faire à Ferrare une courte visite, dans le but de voir la duchesse Renée, femme d’Hercule II. Calvin voyagea sous un nom d’emprunt, celui de Charles d’Espeville, réminiscence évidente de la localité d’où il avait tiré une partie de ses revenus ecclésiastiques de Noyon. Le but et les circonstances de ce voyage en Italie sont obscurs et ont donné naissance à une foule de légendes et de conjectures. Mais il s’explique suffisamment par le fait qu’étant données la cour de Ferrare et les dispositions qui y régnaient, on pouvait légitimement espérer que le mouvement réformateur y rencontrerait un accueil favorable. La perspective de pouvoir travailler au service de la cause qui lui tenait à cœur détermina sans doute Calvin à franchir les Alpes.
Renée, presque du même âge que Calvin, était fille de Louis XII, roi de France, et considérait qu’en Italie sa mission était de défendre les intérêts de la France, même au prix de querelles sans cesse renaissantes avec son mari. Fière de sa naissance et de sa nationalité, elle réservait un bienveillant accueil à tout Français qui venait réclamer son appui, et elle avait l’habitude de répondre à ceux qui critiquaient cette façon d’agir : « Que voulez-vous ; ce sont pauvres François de ma nation, et lesquelz, si Dieu m’eust donné barbe au manton, et que je fusse homme, seroient maintenant tous mes subjectz ; voyre me seroient-ilz telz, si ceste meschante loy sallique ne me tenoit trop de rigueurh ». Elle avait, au point de vue moral, beaucoup d’analogie avec sa cousine Marguerite d’Angoulême. Elle professait le même amour pour les lettres, elle avait le même désir de venir en aide à ceux qui faisaient faire des progrès à la science, elle nourrissait les mêmes opinions religieuses. Il est en effet probable que dans son cœur elle fut toute sa vie une adhérente des vues nouvelles, comme elle le devint ouvertement pendant son veuvage et après son retour en France. Comme Marguerite, elle resta extérieurement en conformité avec l’Église romaine tout le temps de son séjour en Italie et, pendant la lutte, les deux partis la réclamaient comme leur appartenant. Sa cour, ainsi que celle de Marguerite, fut un lieu de refuge pour beaucoup de ceux que la politique persécutrice de François Ier obligeait à quitter la France. Au printemps de 1536, entre autres, elle abrita le poète protestant Clément Marot, dont le nom figurait avec six autres sur la liste de ceux qu’on soupçonnait d’avoir trempé dans la malheureuse affaire des Placards de 1534, si nuisible dans ses conséquences pour le protestantisme français. La méfiance avec laquelle ces fugitifs étaient regardés par les autorités ecclésiastiques de Ferrare, fut justifiée par un acte d’un des compagnons de Marot, un jeune chantre du nom de Jehannet. Le 14 avril 1536, jour du Vendredi saint, il sortit de l’église au moment de l’adoration de la croix, affichant ainsi sa désapprobation pour ce culte. Arrêté et mis à la torture, Il déclara que beaucoup des protégés de Renée étaient des adeptes de la nouvelle doctrine. La plupart de ceux qui se trouvaient ainsi mis en cause quittèrent promptement Ferrare ; mais les perquisitions continuèrent, et le 4 mai un autre Français, protégé de-la duchesse, Jean de Bouchefort, prêtre venu du diocèse de Tournai, fut arrêté sous l’inculpation de « luthéranisme. » Il était bien naturel, dans ces conditions, que la cour de Ferrare parût à un jeune homme tel que Calvin, ardemment désireux de voir triompher les principes de la réforme religieuse, un champ propice pour y déposer des germes de vérité évangélique. Peut-être même serait-il possible d’entraîner la duchesse, déjà si favorable aux réfugiés français, à prendre ouvertement parti pour la foi chère à beaucoup d’entre eux. En outre, tout humaniste devait saisir avec empressement l’occasion de voir l’Italie, et Bèze présente ce désir comme l’un des motifs du voyage de Calvin.
h – Brantôme, Œuvres, viii, 111.
Il n’est pas possible de savoir jusqu’où allaient les espérances de Calvin, non plus que de déterminer les efforts qu’il tenta. Sa visite fut courte. Plus tard, il disait volontiers qu’il n’était entré en Italie que pour en sortir et, bien que la durée de cette excursion ait donné lieu à des évaluations très diverses, on ne peut guère lui assigner que le temps qui s’écoula entre le milieu de mars et la fin d’avril. L’arrestation de Jehannet paraît avoir décidé Calvin et du Tillet, de même que plusieurs autres étrangers, à quitter la ville devenue un asile peu sûr. Calvin ne recherchait pas imprudemment le péril. Il vit la duchesse et fit la connaissance d’autres personnes de son entourage. Il est inadmissible qu’il n’ait pas clairement dit à Renée ce qu’il était et ce qu’il voulait, et qu’il n’ait pas tenté de la gagner à des convictions évangéliques plus positives, dans la mesure où le permettait un séjour aussi bref. Mais son véritable caractère et ses intentions demeurèrent généralement ignorés. Un savant allemand, médecin de la cour de la duchesse, Jean Sinapius, avec lequel Calvin avait fait connaissance à Ferrare, n’en savait rien, et si cet homme-là était dans l’ignorance, il est évident que Calvin cachait son dangereux secret à tout le monde. Il quitta Ferrare sans difficulté. Le récit d’une arrestation par l’Inquisition, aux griffes de laquelle il aurait réussi à échapper, a été fait en premier lieu par Muratori et souvent répété depuis, entre autres sous une forme dramatique par Merle d’Aubigné, puis d’une façon plus réservée et plus méthodique par Fontana. Ce récit est légendaire : les faits prouvent que, quelles qu’aient été les aventures en question, Calvin n’en est pas le héros.
Bien que courte, la visite de Calvin à Ferrare ne fut pas sans résultat. Son aptitude extraordinaire à se créer des relations et à contracter des amitiés s’y manifesta une fois de plus. Malgré les doutes émis sur le succès de ses entrevues avec Renée, celles-ci doivent avoir préparé les voies à leur correspondance ultérieure, laquelle ne commença, il est vrai, que l’année suivante, mais se poursuivit jusqu’à la mort du réformateur. S’il ne réussit pas à faire de la jeune duchesse, connue il l’avait peut-être espéré, un soutien public de la cause évangélique, il réussit à s’assurer l’appui dévoué d’une jeune Française qui brillait d’un vif éclat à la petite cour. Françoise Boussiron était la fille du seigneur de Grand-Ry en Poitou et épousa, peu après, Jean Sinapius dont nous venons de parler. Calvin devint son conseiller spirituel et resta en correspondance avec elle, puis, plus tard, aussi avec son mari. Ecrivant à Calvin, en 1557, d’Allemagne où il était allé se fixer, Sinapius parlait de sa femme, deux ans après l’avoir perdue, dans les termes suivants : « Tout le temps qu’elle vécut, t’honora, et t’aima tellement, et que toi, à ton tour, tu considéras comme une sœur. »
L’un des fréquents sujets d’entretien de Calvin avec le petit groupe au milieu duquel il se trouva pendant son court séjour à Ferrare dut être l’attitude qu’il convenait de prendre à l’égard du culte catholique. Dans une lettre à Renée, écrite probablement en 1537, il raconte qu’il s’en était entretenu, — évidemment à Ferrare, — avec son aumônier, l’habile, mais peu sûr François Richardot. Calvin lui avait montré un « traité », qui peut avoir été l’Institution nouvellement parue, mais qui était plus probablement l’une des deux lettres à la fois véhémentes, suppliantes et accusatrices, qu’il composa, au dire de Colladon, au cours de ce voyage en Italie, mais qui ne furent publiées qu’au commencement de 1537, à Bâle, chez les mêmes imprimeurs qui avaient édité l’Institutioni. La première de ces lettres — celle probablement qui fut montrée en manuscrit à Richardot — était adressée à un « homme excellent et intime ami » qu’on a toujours identifié avec le familier de Calvin à Orléans, Nicolas Duchemin, bien qu’il soit évident que l’auteur avait en vue, moins un seul lecteur que la masse de ceux qui ne se souciaient pas ou redoutaient de pousser jusqu’à leurs conséquences logiques leurs convictions protestantes. A la question, très importante assurément pendant ces jours de persécution, de savoir si un homme ayant des convictions évangéliques peut prendre part au culte catholique et notamment à « cette sommité de toutes les abominations, la messe, » l’auteur, sans hésiter, répond négativement.
i – La préface est datée du 12 janvier 1537. Toutes deux sont données dans Opera, v, 233-278, et sont intitulées, l’une De fugiendis impiorum sacris et l’autre De sacerdotio papali abjiciendo.
Nul homme, dit-il, ne peut honnêtement offrir aux ordres de Dieu, exprimés par sa Parole, autre chose qu’une obéissance consciencieuse. « Il est spécialement interdit de prendre part au sacrilège de la messe, de se découvrir devant une image ou d’encourager aucune superstition qui puisse obscurcir la gloire de Dieu, profaner sa religion, ou corrompre sa vérité. » Agir ainsi, c’était logique, c’était héroïque, mais on ne peut s’étonner que beaucoup n’aient pu s’élever à cette hauteur. On ne peut pas davantage blâmer ces « Pseudo-Nicodémites » autant que Calvin et ses contemporains croyaient devoir le faire. L’esprit du martyre n’est pas donné à chacun et Calvin lui-même n’avait pas été moins prudent que d’autres pour éviter les dangers que lui aurait attirés une action déclarée en pays catholique. L’autre lettre de Calvin était adressée « à un vieil ami, actuellement prélat », c’est-à-dire, à n’en pas douter, au zélé réformateur humaniste de 1533, Gérard Roussel. Calvin lui devait beaucoup, mais son ami n’avait jamais rompu avec l’Église romaine et avait récemment été nommé évêque d’Oloron. Dans aucun de ses écrits Calvin ne montre une indignation plus passionnée. Evidemment, pour lui, Roussel avait tourné le dos à la bonne cause et n’était plus qu’une triste épave depuis qu’il avait accepté une charge dans une Église réputée pour son avarice et sa rapacité. Son ami était donc devenu un traître. L’indignation de Calvin est facile à comprendre. Mais Roussel avait bien moins changé qu’il ne le supposait. C’est Calvin lui-même qui s’était avancé vers le protestantisme militant ; quant à Roussel, il emporta dans son évêché ses opinions évangéliques très réelles, bien qu’incomplètes. Il y poursuivit l’œuvre qu’il accomplissait déjà lorsque Calvin noua avec lui à Paris cette amitié que maintenant il rejetait avec dédain.
La situation des réfugiés français avait tellement empiré à Ferrare depuis l’éclat de Jehannet que Calvin et du Tillet décidèrent d’échanger ce séjour dangereux pour un asile plus sûr en Suisse. C’est probablement au début de mai 1536 qu’ils retraversèrent les Alpes, mais nous ignorons quelle route ils suivirent. Une tradition persistante veut que Calvin ait évangélisé le val d’Aoste, situé au débouché méridional du col du Grand-Saint-Bernard qui relie l’Italie avec la vallée supérieure du Rhône au travers de la chaîne des Alpes Pennines. Ainsi que tout ce qui concerne le voyage de Calvin en Italie, cette tradition a soulevé de vives controverses.
[La tradition en question a été exposée et défendue par Jules Bonnet dans son Calvin au Val d’Aoste. Mais elle a été critiquée et réfutée par Albert Rilliet dans sa Lettre à M. J.-H. Merle d’Aubigné, 1864. Doumergue, ii, 85-94, traite à nouveau tout le sujet. Voir aussi Eduard Bahler, « Calvin in Aosta » dans le Jahrbuch des Schweizer. Alpenclub, xxxix, 189-195, et le Bulletin pour mars et avril 1905, pp. 177-183.]
Il est impossible qu’il ait exercé une activité prolongée à Aoste ; mais cette vallée des Alpes fut le témoin d’une grande agitation religieuse en 1535 et 1536. Il est donc possible que Calvin ait choisi la route du Saint-Bernard et ait fait un court séjour à Aoste pour apprécier par lui-même la situation religieuse de la contrée et l’avenir de la cause évangélique. La question reste ouverte, bien que les relations de Calvin avec le val d’Aoste soient probablement légendaires. Ce qui est certain, c’est que Calvin et du Tillet atteignirent Bâle en sûreté, et qu’arrivés là, ils se séparèrent. Du Tillet s’en alla à Neuchâtel et à Genève, et Calvin se rendit à Paris pour un court séjour en France, afin de mettre ordre à ses affaires et de prendre avec lui son frère et sa sœur dans le but de se fixer au milieu des coreligionnaires, soit de Strasbourg, soit de Bâle.
C’est à la situation créée par la politique française que Calvin dut la possibilité de retourner paisiblement dans la capitale qu’il avait été obligé de fuir moins de trois ans auparavant. François Ier n’avait fait durer les mesures de répression que peu de mois après l’affaire des Placards : il y renonça presque totalement pour cultiver l’amitié des protestants allemands, en vue de s’en faire des alliés dans sa nouvelle guerre contre Charles Quint, qui devait éclater au début de 1536. En juin 1535 il invita Mélanchthon à visiter la cour de France. Le 16 juin suivant il rendit l’édit de Coucy, permettant aux accusés pour crime d’hérésie de rentrer en France, à la condition d’abjurer dans l’espace de six mois. Cet édit, fallacieusement intitulé d’abolition, avait été confirmé le 31 mai 1536. Calvin, profitant de cette accalmie, était à Paris le 2 juin 1536, car ce jour-là il donna sa procuration à son frère cadet Antoine lequel, dix jours après, vendait à Noyon, avec son frère Charles, des terres qui avaient appartenu à leurs parents. Cette procuration nous est une preuve quasi certaine que Calvin lui-même ne se rendit pas à Noyon. Ses affaires terminées, il quitta Paris avec Antoine et sa sœur Marie pour Strasbourg. Mais, apprenant, comme il le dit lui-même plus tard, que la route directe était barrée par la guerre, il fit un long détour, par Lyon sans doute, et parvint à Genève dans la seconde moitié de juillet. Il avait l’intention de ne passer qu’une seule nuit dans cette ville avant de continuer sa route vers les bords du Rhinj. Reconnu par une personne de connaissance, peut-être par du Tillet, il fut signalé à Guillaume Farel, alors absorbé par la lutte pour le triomphe de l’Évangile dans la cité qui venait d’accepter la Réforme. Farel, toujours ardent et éloquent, supplia et adjura Calvin de rester à Genève pour l’aider dans sa difficile entreprise. Le moment était solennel ; la décision à prendre devait avoir des conséquences lointaines. Calvin reconnut la voix de Dieu, et quand Dieu parle, il faut obéir. « Maistre Guillaume Farel me reteint à Genève, non pas tant par conseil et exhortation, que par une adjuration espovantable, comme si Dieu eust d’enhaut estendu sa main sur moy pour m’arresterk. » Le fait que la tâche était ardue et imprévue ne l’autorisait pas à méconnaître l’appel divin. Dieu, pensait-il, lui avait donné une œuvre à faire. Il s’y consacrerait.
j – Préface des Psaumes, Opera, xxxi, 26. Pour le moment de l’arrivée de Calvin à Genève, voir Herminjard, iv, 74, 75 ; Doumergue, ii, 7.
k – Opera, xxxi, 26.
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