L’homme a soif de bonheur et de vie, de consolation et d’espérance : comment les religions terrestres ont-elles répondu à cette aspiration ? C’est ici peut-être, dans cette question vitale de l’immortalité, que se montre surtout leur impuissance. Elles ont interprété éloquemment ce besoin de l’âme humaine, elles ne l’ont pas assouvi ; elles lui rendent témoignage, mais sans le satisfaire. En dehors de l’influence chrétienne, aucune religion n’a réussi à imprimer dans les cœurs la conviction inébranlable d’une vie éternelle et bienheureuse, à soulever un coin du voile assez distinctement pour que l’homme pût se dire : « Je sais où je vais ! » Elles ont affirmé leur croyance à l’au-delà ; ce qui leur manque à toutes, c’est une joyeuse certitude.
Telle est, du moins, l’impression qui résulte d’un coup d’œil d’ensemble sur l’histoire religieuse de notre race ; tel est le niveau général ; mais sur ce plan uniforme paraissent se détacher, soit en bien, soit en mal des exceptions à la règle : les Indous, ou plutôt les bouddhistes, par leur doctrine du retour au non-être, et, en sens inverse, les Egyptiens, par la fermeté toute particulière de leur foi au monde à venir. Ce sont deux extrêmes dignes d’attention, car ils semblent infirmer notre thèse. Mais, avant d’en faire l’objet d’un examen spécial, précisons d’abord le niveau moyen des croyances.
La foi à une survivance de l’âme après la mort est incontestable chez les peuples non civilisés. Nous y avons déjà fait allusion comme à la forme la plus saillante de leur sentiment religieux. Les sauvages d’aujourd’hui rendent un culte aux morts et redoutent leur influence occulte. Les barbares des temps préhistoriques étaient dans le même cas, ainsi qu’en témoignent les tombeaux où l’on retrouve leurs squelettes. La coutume d’ensevelir auprès des défunts leurs armes et quelques provisions, l’usage de teindre les ossements des morts, les représentations figurées d’animaux ou d’outils comme la hache s’expliquent manifestement par les espérances d’outre-tombe ; ce qui n’est pas loin de justifier le mot paradoxal de M. Brunetière :
« Si l’homme était sorti de l’animal, c’est quand il était le plus voisin du gorille ou du chimpanzé qu’il en aurait différé le plus, par celui de ses attributs qui le fait le plus hommec. »
c – La lutte des races, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1893.
Dans ces temps primitifs, en effet, la raison était à peine éveillée et laissait libre jeu aux impulsions de l’instinct. On ne connaissait apparemment ni orthodoxes ni hérétiques ; tous les membres de la tribu, plongés dans la même ignorance, professaient la même opinion ; tous les êtres humains étaient religieux et avaient foi au monde invisible.
La croyance à l’immortalité est donc naturelle à l’homme. Elle n’est pas le fruit de ses spéculations métaphysiques ni du désir qu’il éprouve de perpétuer son existence : elle est le résultat d’un instinct irréfléchi, d’un besoin inné de son être moral. Ce qui confirme notre assertion, c’est que les couleurs par lesquelles il cherche à dépeindre cette autre vie n’ont rien de si séduisant ; la situation des morts ne lui paraît guère digne d’envie ; c’est un prolongement de la carrière terrestre, mais appauvrie et diminuée, sans soleil et sans charme, dépouillée de tout ce qui donne du prix aux jouissances d’ici-bas. Aussi les morts sont-ils jaloux des vivants et rôdent-ils autour de leurs anciennes demeures, espérant toujours recouvrer tout ou partie de leurs privilèges passés ; et quand cet espoir fait défaut, ce qui ne tarde guère, alors ils traînent une existence morne et désolée qui n’est plus la vie et qui n’est pas non plus le repos d’un sommeil sans rêves, l’oubli absolu du néant.
Et les peuples dégradés ou incultes ne sont pas seuls à se représenter l’autre monde sous des images si peu attrayantes. La nation la plus géniale et la plus cultivée de l’antiquité n’a su faire mieux. Que sont les morts dans le Tartare et dans les Champs-Elysées ? Ils ne sont plus que des « ombres, » les ombres de ce qu’ils étaient autrefois, des ombres aux formes indécises et fuyantes, plongées dans une lueur crépusculaire, et qui passent leur temps — un temps qui leur paraît bien long — à se remémorer ce qu’ils ont fait sur terre et à se demander ce qu’on y fait encore. Ils sont descendus ad inferos, dans les lieux souterrains et ténébreux de l’hadès, mais leur cœur est encore à la surface, là où régnent la vie, la lumière et la joie ; on sent qu’ils y ont laissé le meilleur d’eux-mêmes et que, s’ils pouvaient choisir, ils n’hésiteraient pas : la terre perdue était l’objet de leurs rêves, comme pour nous le ciel. Qu’avait donc une telle religion qui pût fortifier les âmes à l’heure suprême ? Ce n’est pas devant eux que les mourants contemplaient leur idéal : ils le voyaient fuir derrière eux !
Iphigénie, suppliant son père de l’épargner, lui dit dans Euripide : « Rien n’est plus doux pour les mortels que de voir la lumière. » Homère est encore plus explicite dans l’Odyssée. Lorsque Ulysse, dont la longue absence a fait mourir de chagrin sa pauvre mère, descend dans les enfers pour l’y chercher, il l’y retrouve et veut l’embrasser avec affection ; mais c’est en vain qu’il s’élance pour l’étreindre ; la douceur du revoir ne fait qu’augmenter pour lui l’amertume de la séparation : trois fois il renouvelle la tentative, trois fois l’apparition lui échappe et se dissipe entre ses mains « comme une ombre vaine et un songe. » Ailleurs il rencontre le fantôme d’Achille et s’efforce de consoler son ami :
« Ne me parle pas de consolation, noble Ulysse ! s’écrie l’ancien héros ; car j’aimerais mieux labourer les champs comme simple journalier, en homme de peine, sans patrimoine ni bien-être, que de gouverner la troupe entière des morts. »
Voilà un tableau du paradis peu encourageant pour les mortels ! La difficulté est toujours de concevoir l’âme séparée du corps, privée de tous ses organes ; les deux éléments étant unis indissolublement dans l’existence actuelle, on comprend que la croyance populaire et instinctive de l’humanité établisse entre eux, même après la mort, une certaine dépendance réciproque : le corps n’est pas vivant sans l’âme, ni l’âme agissante ou heureuse sans le corps. A l’éveil de la pensée philosophique, les avis se partagent : on simplifie la question en retranchant l’un de ses termes. Les uns affranchissent l’élément spirituel de notre être de toute condition corporelle, comme Platon ; les autres confondent le corps et l’âme et nient toute survivance après la mort, comme les écoles matérialistes. Le sage Socrate pose des points suspensifs : « Cet espoir, dit-il avant de boire la ciguë, est une noble chance à courir. »
Donc, manque de lumière, de certitude et de joie, partant de consolation, telle est la couleur uniforme des espérances de l’humanité.