Le mouvement de la révélation inauguré par la première promesse faite à la postérité tout entière de la femme, et transmis successivement d’Abraham par Isaac et Jacob jusqu’à Moïse, s’était fait de plus en plus en plus particulariste. Dans la théocratie Israélite, telle que nous l’avons définie, le Dieu Créateur des cieux, de la terre et de l’humanité, a voulu renfermer son action comme ses révélations sotériologiques dans l’enceinte du peuple tiré d’Egypte par Moïse et conduit en Canaan par Josué, et c’est dans ces limites restreintes qu’a dû tout d’abord s’accomplir pendant des siècles le travail lent et caché d’où sortira un jour le salut du monde. Mais dès l’époque de l’épanouissement de l’existence nationale, alors que le premier acte de l’histoire du salut est accompli, que les assises du futur édifice sont solidement établies dans l’âme Israélite, et sous l’égide de la royauté théocratique reconnue et triomphante, les regards du fidèle commencent à dépasser les « haies » placées autour de lui par cette sage pédagogie qui n’avait rétréci son champ d’action que pour assurer ses chances de succès. Maintenant l’heure est venue de découvrir au peuple de Jéhovah des horizons plus vastes, de l’élever à des vues plus générales et plus fécondes, de donner essor à toutes les forces déposées et cultivées dans son sein, de lui faire connaître le vaste monde, la grande nature et la commune humanité. A ce moment qui marque la phase culminante de l’existence nationale, à l’époque des David et des Salomon, où pour la première fois Israël. à la suite de l’Egypte et avant l’Assyrie et Babylone, se place dans la série des grandes puissances terrestres, jaillit successivement de l’âme Israélite et toujours au contact de la religion de Jéhovah, le double langage lyrique et didactique : la poésie lyrique, expression de l’âme saisie tout à coup par l’objet : les merveilles des cieux associées désormais dans son admiration aux merveilles de la loi (Psaumes 19) ; la poésie didactique, qui, par la réflexion patiente et réfléchie, domine l’objet. Soit qu’il mesure sa personne à l’immensité des espaces étendus au-dessus de son front, soit qu’il s’étonne de la condescendance du Dieu qui le visite (Psaumes 8), le fils de l’homme mortel a pris conscience à la fois de sa petitesse et de sa grandeur. Puis apparaît à son tour en Israël la sagesse, qui parle un nouveau langage, et reconnaît dans cette nature universelle, exaltée tout à l’heure par le chantre sacré, le monument d’une pensée présidant à la toute puissance et ajoutant l’ordre (le kosmos) à la grandeur et à la beauté (Proverbes 3.1 ; 8.1-36 ; Job 12.13 ; 15.8 ; cf. Jérémie 10.12).
La vraie sagesse de l’homme consistera à suivre dans les cieux et sur la terre les traces à la fois manifestes et cachées de cette sagesse souveraine, et pour dominer le monde à son tour, à se conformer à ses vues (Job 28.12-24)
Le sens original du verbe hébreu chacam, d’où dérive le substantif chocmah. paraît être : tenir ferme. Sapiens, disent les rabbins, ille est qui stare fecit doctrinam suam, quasi dicas, quod quidquid docet, stabile est in corde ejus et paratum.
La sagesse, qu’elle soit considérée en Dieu ou en l’homme, est donc, selon l’intuition biblique, opposée en ceci encore à l’intuition philosophique, une vertu de caractère avant d’être un attribut intellectuel.
Le nom de Dieu correspondant à cette nouvelle phase de la conscience religieuse d’Israël est : Jéhovah Çébaoth.
La révélation particulière faite au peuple d’Israël par le ministère de Moïse, et qui portait tout ensemble sur Dieu et sur l’homme, n’avait communiqué sur l’un et l’autre objet que les principes élémentaires de l’ordre spécialement théocratique. En faisant connaître Jéhovah à Moïse et par lui au peuple d’Israël, et par le refrain vingt fois répété : Soyez saints, car je suis saint, elle avait voulu créer le type du véritable Israélite, et inculquer dans sa conscience, comme les premières vertus réclamées de lui, l’obéissance et la foi aveugle et implicite au commandement de l’Eternel. Mais, de même que dans le Jéhovah du peuple d’Israël il y avait le Dieu de l’univers, il y avait l’homme dans l’Israélite, et dans la vie théocratique la vie humaine, avec l’infinie variété des cas nouveaux créés par le développement de l’individu, de la famille et de la société. C’était là un vaste domaine abandonné par la révélation à l’investigation patiente et consciencieuse de l’Israélite devenu majeur et possédant d’ailleurs les loisirs nécessaires pour l’entreprendre.
Ce fut le sage Salomon qui eut la gloire d’explorer le premier dans tous les sens, et mieux qu’aucun autre, cette mine inépuisable des applications de la morale à la vie (1 Rois 4.32) ; d’appliquer une intelligence disciplinée par la loi et docile aux lumières de la révélation, en même temps qu’aiguisée par l’expérience du gouvernement d’un vaste empire, à l’observation des multiples incidents de la vie sociale, domestique et individuelle, non prévus par le code, et à l’élaboration des préceptes moraux issus de croyances religieuses pures et dictées par une saine raison. Le livre des Proverbes est le document de cette sagesse israélite, pratique et sensée, dont le principe, tout moral encore, est la crainte de Jéhovah (Proverbes 1.7), et le but avoué, la possession des principaux biens terrestres : longue vie, richesse et gloire (Proverbes 3.16), sous un sceptre puissant et dans un territoire agrandi et pacifié.
Mais dans cette harmonie même d’une époque classique se cachait un danger : l’idée d’avenir qui est le ferment invisible de la laborieuse existence de ce peuple unique, risquait de s’ensevelir dans les prospérités même du présent. Il y eut un domaine qui échappa à la sagesse de Salomon ; il y eut un point noir à cet horizon si radieux ; une expérience a manqué à l’héritier de David, qui en avait tant fait : celle de la souffrance. Ce n’est pas tout de savoir être heureux, car il y a des malheureux sur la terre ; c’est peu d’avoir appris à agir ; il faut apprendre à souffrir, et les drames déchirants parfois de l’âme et de la vie humaine peuvent être plus nobles et plus féconds que la sérénité des inconscients ou des satisfaits.
La carrière de David déjà, l’homme de douleurs, et spécialement les souffrances de la première période de cette carrière, devaient, au point de vue strictement théocratique, passer pour un problème à peu près insoluble. Elle présentait en effet le contraste non prévu et même exclu par la loi, du juste persécuté et de l’injuste riche et puissant. Et même la série des expiations terribles qui lui rappelèrent son crime jusqu’au terme de sa carrière, et auxquelles tant de monstres de l’histoire ont échappé, étaient encore les souffrances du juste, d’autant plus châtié qu’il avait été plus fidèle. Tôt après la chute, sans doute, ce contraste s’était déjà produit dans les cas d’Abel et de Caïn, plus tard de Joseph et de ses frères. Mais la loi semblait avoir entendu prévenir la répétition de semblables antinomies, en établissant une proportion exacte et équitable entre le sort et la conduite de chacun dans la formule qui la résume : Fais ces choses et tu vivras ! (Lévitique 18.5) ; et cette norme est développée dans les deux grandes séries des bénédictions et des malédictions prédites à Israël (Lévitique ch. 26 ; Deutéronome ch. 27 et 28).
L’amertume de ce problème, aussi contraire aux prémisses morales de la conscience humaine qu’aux principes posés par la loi théocratique, n’a pas laissé de travailler la conscience israélite dès qu’elle fut en présence de ce double spectacle : l’adversité du juste et la prospérité du méchant. Il y avait en Israël déjà, dès l’époque de David, tout un parti d’opposition antireligieuse et même ouvertement athée (Psaumes 14), qui, selon les lois d’une stricte justice rétributive, aurait dû tomber sous le coup immédiat du jugement de Dieu. D’autres reniaient la religion par leur conduite déréglée. Les succès insolents de ces « méchants », en pleine terre théocratique, étaient un perpétuel défi jeté à la conscience israélite qui, instruite à considérer Dieu comme le maître absolu de toutes choses, pouvait se croire autorisée à le rendre responsable du mal commis et de ses conséquences, et à suspecter une justice ou si distraite ou si partiale. De là les plaintes s’échappant à tout propos des plus nobles âmes : Seigneur, pourquoi ? Seigneur, jusques à quand ? (Psaumes 4.3 ; 6.4 ; 62.4 ; 74.9-10 etc.) La plupart du temps, sans doute, la foi israélite en un Dieu vivant et fidèle triomphait de ces doutes légitimes par la certitude du triomphe final du bien et de la disparition finale des méchants (Psaumes 1.4-5 ; 37.7-10 ; 49.17-21 ; 94.17 et sq., etc.). Mais comme les espérances du fidèle et les perspectives de revanche étaient bornées à l’horizon terrestre, que l’existence future encore toute couverte d’obscurités redoutables ne pouvait lui offrir une compensation satisfaisante, le problème se redressait toujours de nouveau dans sa choquante simplicité devant la foi défaillante.
C’est que le fidèle israélite devait apprendre de plus en plus à l’école de Jéhovah à faire le départ entre deux termes qui dans l’idée première de l’institution avaient été provisoirement confondus : prospérité matérielle et faveur divine. Tout d’abord, et aux débuts de l’éducation morale d’Israël, il était opportun que la faveur divine s’exprimât selon le seul mode qui parût accommodé à des intelligences enfantines : la forme sensible. Le bien terrestre devait être tout d’abord le signe expressif et proportionnel du rapport normal de l’homme avec Dieu, et l’immédiateté de la récompense comme de la punition, le caractère intégrant de la justice théocratique. Mais au fur et à mesure des effets de l’éducation divine chez le fidèle, il devait apprendre par reconnaissance et par foi ce que les philosophes païens apprenaient par orgueil, à se contenter de la possession du seul bien véritable, à côté duquel tous les signes visibles du bonheur sont choses accessoires ; et le contraste si choquant pour l’œil de la chair des succès des méchants et des revers des bons, avait déjà perdu toute son acuité pour celui qui pouvait dire : « Tu as mis plus de joie dans mon cœur qu’ils n’en ont lorsque leur froment et leur meilleur vin ont été abondants » (Psaumes 4.8), ou encore, avec Asaph : « M’approcher de Dieu, c’est tout mon bien » (Psaumes 73.28).
Cependant la solution totale du problème de la souffrance n’est pas encore donnée, et nous ne venons d’en rencontrer que le cas, dirons-nous, le moins difficile : celui où le fidèle privé du lot de la prospérité visible, se sent en possession du bien suprême : la grâce de Dieu ; la communion intérieure avec Dieu. Mais si ce bien intérieur lui-même venait à lui être ravi ! Si le fidèle, destitué d’appui terrestre, allait perdre de plus, ne fut-ce que pour un temps, son appui invisible et sa force supérieure, quelle sera la réponse à ce nouveau pourquoi sorti du sein de l’âme fidèle abandonnée à la fois du monde et de Dieu ? L’auteur du Psaume 22 expose le cas ; l’expression de la confiance et la certitude d’un triomphe éclatant et étendu jusqu’aux extrémités de la terre, termine cet hymne ouvert par les accents du désespoir, mais la solution de l’énigme elle-même, qui se formule en ces trois mots : le juste souffrant, ne s’y trouve pas, et il faudra la demander à celui que l’on peut bien appeler par excellence : le grand inconnu, l’auteur du livre de Job.
La raison de la souffrance du juste cherchée hors de lui-même, hors de l’humanité, plus haut que la terre ; Dieu glorifié jusque dans le monde surnaturel ; les créatures perverties elles-mêmes, confondues et réduites au silence par l’exemple donné une fois sur la terre de la foi et de l’amour désintéressé : voilà le spectacle le plus grand qui puisse être donné à l’univers des esprits.
Et cependant le point de vue révélé par l’auteur du livre de Job à la conscience israélite, si élevé qu’il soit, reste encore dans les limites de l’Ancienne alliance ; car le juste souffrant pour la gloire de Dieu verra et recevra dans cette économie, dans cette vie et dans sa personne même, la réparation complète des torts qui lui ont été faits. Job n’est encore que le type du juste accompli qui, réunissant en sa personne une sainteté parfaite et une souffrance infinie, n’achèvera son sacrifice qu’avec son dernier soupir.
Et s’il y a sous la voûte des cieux un problème plus poignant encore que celui de la souffrance imméritée, c’est celui du désenchantement dans le bonheur promis et accordé. La dernière expérience du sage Israélite, de l’habitant de cette Canaan découlant de lait et de miel, conquise par un peuple d’esclaves et reconquise par des restes exilés, se résuma dans l’exclamation : Vanité des vanités, tout est vanité ! (Ecclésiaste 1.1). Mieux encore que toutes les précédentes, les aspirations de cette âme désabusée qui n’a conservé que le sommaire de la religion : la crainte de Dieu et l’attente du jugement final (Ecclésiaste 12.13-14), attestent négativement la nécessité des manifestations supérieures de la grâce divine qui vont être annoncées en termes toujours plus précis et plus triomphants par les prophètes.