L'HOMME est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité et tout son mérite. Tout son devoir est de penser comme il faut; et l'ordre de la pensée est de commencer par soi, par son auteur, et sa fin. Cependant à quoi pense-t-on dans le monde. Jamais à cela; mais à se divertir, à devenir riche, à acquérir de la réputation, à se faire Roi, sans penser à ce que c'est que d'être Roi, et d'être homme.
♦ La pensée de l'homme est une chose admirable par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges défauts pour être méprisable. Mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature ! Qu'elle est basse par ses défauts !
♦ S'il y a un Dieu il ne faut aimer que lui, et non les créatures. Le raisonnement des impies dans le livre de la Sagesse n'est fondé que sur ce qu'ils se persuadent qu'il n'y a point de Dieu. Cela posé, disent-ils, jouissons donc des créatures. Mais s'ils eussent su qu'il y avait un Dieu ils eussent conclu tout le contraire. Et c'est la conclusion des sages : Il y a un Dieu : ne jouissons donc pas des créatures. Donc tout ce qui nous incite à nous attacher à la créature est mauvais; puisque cela nous empêche ou de servir Dieu si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l'ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence. Donc nous sommes pleins de mal. Donc nous devons nous haïr nous-mêmes, et tout ce qui nous attache à autre chose qu'à Dieu seul.
♦ Quand nous voulons penser à Dieu, combien sentons nous de choses qui nous en détournent, et qui nous tentent de penser ailleurs ? Tout cela est mauvais et même né avec nous.
♦ Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. si nous naissions raisonnables, et avec quelque connaissance de nous-mêmes et des autres, nous n'aurions point cette inclination. Nous naissons donc injustes. Car chacun tend à soi. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général. Et la pente vers soi est le commencement de tout désordre en guerre, en police, en économie, etc.
♦ Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général.
♦ Quiconque ne hait point en soi cet amour propre, et cet instinct qui le porte à se mettre au dessus de tout, est bien aveugle; puisque rien n'est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela; et il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la même chose. C'est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire, et dont il faut nous défaire.
Cependant nulle autre Religion que la Chrétienne n'a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d'y résister, ni n'a pensé à nous en donner les remèdes.
♦ Il y a une guerre intestine dans l'homme entre la raison et les passions. Il pourrait jouir de quelque paix s'il n'avait que la raison sans passions, ou s'il n'avait que les passions sans raison. Mais ayant l'un et l'autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'il ne soit en guerre avec l'autre. Ainsi il est toujours divisé et contraire à lui-même.
♦ Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel de vivre sans chercher ce qu'on est, c'en est un encore bien plus terrible de vivre mal en croyant Dieu. Tous les hommes presque sont dans l'un ou l'autre de ces deux aveuglements.