Vingt-quatre sermons

Impossibilité de servir deux maîtres

Nul ne peut servir deux maîtres.

(Matthieu 6.24)

Il est un certain nombre de problèmes qui pendant des siècles ont excité l’ambition et l’effort persévérant d’infatigables chercheurs et d’incorrigibles utopistes, et qui sont aujourd’hui reconnus insolubles. Tel est, par exemple, le problème géométrique de la quadrature du cercle, qui consiste à construire un carré exactement équivalent à un cercle donné ; ou le problème chimique de la pierre philosophale, à laquelle on supposait la propriété de transformer en or d’autres substances ; ou le problème philologique de la langue primitive : retrouver la langue qu’a parlée le genre humain à son berceau, au sortir du paradis ou au lendemain du déluge, et qui a dû servir de souche à toutes les autres. Notre siècle, positif à juste titre cette fois, a abandonné ces chimères pour s’attacher à de moins brillantes, mais plus sûres et plus utiles conquêtes. Mais je sais un problème d’un autre genre, un problème moral, déclaré insoluble par celui qui pour nous chrétiens est le Dieu fait homme, et qui, aux yeux des incroyants eux-mêmes, est tout au moins le moraliste par excellence, Jésus-Christ, – et pourtant chaque génération, on pourrait presque dire chaque individu, essaye à nouveau de le résoudre et beaucoup y usent leurs forces et leur vie. Ce problème est précisément celui qu’indique notre texte : Comment faire pour servir deux maîtres, pour unir le service de Dieu au service de Mammon, c’est-à-dire de l’argent, et plus généralement au service du monde ? Quel est celui d’entre nous en effet qui ne se soit pas dit, un jour ou l’autre, tantôt : « Je m’accorderai certaines jouissances, je ferai une part aux désirs et aux convoitises de mon cœur naturel, je me conformerai jusqu’à un certain point au siècle présent, mais je n’entends pas pour cela rompre avec Dieu et me laisser entraîner à quelque violation flagrante de sa loi » ; tantôt : « Je veux être chrétien, cela va sans dire, mais sans exagération, sans m’appliquer dans un sens trop rigoureux les exigences austères et sublimes de la morale évangélique ; pourquoi choquer ? pourquoi déplaire ? pourquoi me priver de ceci ou de cela ? Il y a tant de gens qui ne le font pas et qui passent pour de bons chrétiens ! » Quel est celui qui n’ait tenté de jouir plus ou moins « des délices du péché », mais d’un péché honnête, bien porté, presque innocent, sans abandonner les bénédictions et les espérances de la religion, mais d’une religion convenablement assagie et amoindrie ? Eh bien ! c’est justement au sujet de tentatives de ce genre que Jésus a dit, non pas : Nul ne doit faire cela », mais : « Nul ne le peut. » Nul n’a trouvé encore un chemin intermédiaire entre la voie étroite et la voie large. Celui qui se flatte d’y avoir réussi s’abuse lui-même, celui qui l’essaye entreprend l’impossible ; il manque sa vocation et perd sa vie, il n’atteindra pas plus au bonheur qu’à la sainteté. Il vaut la peine, n’est-ce pas ? d’essayer d’approfondir cette vérité. Que Dieu nous aide à la comprendre d’une manière pratique !

I

Il est nécessaire de nous rendre d’abord compte du motif secret de ces tentatives toujours nouvelles et que tant d’insuccès réitérés n’ont pas réussi à décourager. Pourquoi essaye-t-on constamment de servir deux maîtres ? Évidemment parce que le service complet, sans réserve, d’un seul maître, fait peur.

Naturellement, c’est le service de Dieu qui effraye surtout. Naturellement ? ah ! qu’ai-je dit ! quelle condamnation ai-je, sans y penser, prononcée sur la nature humaine ! Servir Dieu, ce devrait être, pour la créature faite à son image, un besoin, un privilège, une joie parfaite. Interrogez Jésus-Christ, il vous apprendra que sa nourriture est de faire la volonté de son Pèrem. Consultez saint Paul, vous serez frappé de l’accent de noble fierté avec lequel il dit, en parlant de son Dieu à des gens qui ne le connaissent pas : « Le Dieu à qui je suis et que je sersn. » Écoutez saint Jean ; le ciel qu’il dépeint n’a pas de plus riches promesses que celle-ci : « Ils serviront Dieu jour et nuit dans son templeo. » Il n’y a pas de chrétien qui ne comprenne cela et qui ne le sente. Mais ces chrétiens, mais saint Paul et saint Jean avaient reçu un cœur nouveau, et Jésus-Christ, lui, était le Saint et le Fils de Dieu. Pour le pécheur inconverti, pour celui qui est « dans la chair », comme parle l’apôtrep, il faut bien avouer que le service de Dieu, tel que l’entend et l’exige l’Évangile, est chose effrayante. Cela se conçoit. Relisez le Sermon sur la montagne, auquel j’ai emprunté mon texte : l’homme du monde l’admirera tant qu’on voudra, comme on admire un beau tableau ou un beau poème, mais la seule idée de le pratiquer l’épouvante. Quoi ! affronter, pour l’amour de la justice et de Jésus-Christ, le blâme, le mépris, la persécution, et encore en tressaillir de joie ! Se reprocher tout mouvement de colère, toute parole offensante, comme un commencement de meurtre ! Avoir en horreur tout regard et tout désir impur ! Se couper la main, s’arracher l’œil plutôt que de tomber dans le péché ! Endurer le mal sans résistance, répondre à la haine par l’amour, à la calomnie et aux mauvais traitements par la prière ! Tendre à la perfection ! Cacher ses bonnes œuvres, aumône, prière ou jeûne, avec le même soin que d’autres mettent à cacher les mauvaises, et se proposer comme but unique l’approbation de Dieu et non celle des hommes ! Renoncer à amasser des trésors sur la terre pour ne chercher que les spirituels, les célestes !… Tout cela, comme idéal, c’est très beau, mais dans la pratique c’est impossible, c’est une mort pour le cœur naturel de l’homme, de celui-là même qu’on appelle bon et vertueux. – Oui, vous avez raison, c’est une mort. Jésus l’entend bien ainsi : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, celui qui la perd pour l’amour de moi la sauveraq. » Et saint Paul répète sur tous les tons que c’est par une mort et une résurrection véritables qu’on entre dans la vie chrétienne. Or, devant cette mort, devant cet abîme où il s’agit de jeter le moi pour ne plus vivre que de la vie de Christ, les trois quarts de ceux à qui l’Évangile est annoncé reculent. « Si Dieu veut être servi, pensent-ils, qu’il fasse d’autres conditions, qu’il se contente de moindres sacrifices ! »

mJean 4.34.

nActes 27.23.

oApocalypse 7.15.

pRomains 8.8.

qMatthieu 16.25.

D’autant plus que le monde est là qui les attire de l’autre côté.

Le monde, lui, parle un langage aussi attrayant que celui de Jésus-Christ semble sévère. Les biens qu’il promet, plaisir, richesse, honneur, succès, répondent aux désirs et aux pensées de nos cœurs. C’est pourquoi la multitude s’élance à leur poursuite et s’y livre sans partage. Plusieurs ont le courage de leur mondanité, de leur immoralité même ; ils l’élèvent à la hauteur d’un principe, ils prêchent l’émancipation de la chair, et, pour mieux affranchir l’homme de toute gêne, ils voudraient anéantir jusqu’au nom de Dieu. La plupart pourtant ne vont pas jusque-là. Le service complet du monde et du péché leur paraît, à la réflexion, avoir, aussi bien que le service entier du Seigneur, ses inconvénients et ses périls. D’abord, la conscience, ce témoin de Dieu dans l’homme, est là qui proteste, souvent tout bas, quelquefois très haut, qui proclame la souveraineté du devoir et qui blesse le transgresseur de son aiguillon. Et puis, on ne tarde pas à s’apercevoir que le monde ne tient pas tout ce qu’il promet. Il ne suffit pas de rechercher le plaisir pour être heureux, ni d’aimer l’argent pour en avoir. Mammon n’est pas prodigue de ses faveurs envers tous ceux qui se pressent autour de ses autels ; plusieurs s’en vont le cœur ulcéré et les mains vides. Les heureux mêmes ne restent pas toujours heureux, et quand l’heure de la maladie, du deuil, des séparations suprêmes est arrivée, Mammon n’a pas de consolations à offrir, ou celles qu’il offre sont si dégradantes qu’elles font pitié. On sent alors qu’un peu de foi et d’espérance chrétienne ne serait pas de trop, et l’on se tourne d’instinct vers celui qui appelle à lui les cœurs travaillés et chargés. On ne peut se dissimuler d’ailleurs que la mort approche et que, pour l’avenir qu’elle nous ouvre, Mammon n’a point de promesses. Encore s’il pouvait nous garantir le néant ! Mais non, cela n’est pas en son pouvoir. Si après tout l’Évangile disait vrai ! s’il y avait une résurrection, un jugement, une vie éternelle et une mort seconde, ce serait affreux d’avoir perdu son âme pour quelques courtes satisfactions terrestres, mêlées de beaucoup de trouble et d’amertume ! Voilà ce qu’on se dit et voilà comment on est ramené à cette pensée : Ne serait-il pas possible de tout concilier, de faire la part de Dieu et la part du monde, de faire tout doucement son chemin ici-bas sans compromettre son salut, et d’avoir de la religion sans renoncer à tout et à soi-même ? Pour y parvenir, on a recours à des combinaisons si variées, qu’il n’est pas possible de les énumérer toutes : au monde la semaine, à Dieu le dimanche ; au monde la journée, à Dieu quelques instants de recueillement le matin et le soir ; au monde les jours de prospérités, à Dieu les jours de deuil ; au monde le gros de la fortune et des dépenses, à Dieu un modeste budget de charités ; au monde, la satisfaction de certains penchants par trop impérieux, à Dieu, l’obéissance à certains devoirs pas trop difficiles. Plusieurs paraissent avoir réussi et s’en applaudissent ; et en vérité il faut confesser qu’ils ne s’en tirent pas mal devant les hommes, et qu’ils sont parvenus à unir à une mondanité médiocrement choquante une religion médiocrement gênante. Le monde les appelle sages ; l’Église les absout, les honore peut-être ; mais Jésus-Christ, seul juge infaillible, déclare qu’ils font fausse route, que leur espoir est vain, que leur entreprise ne saurait aboutir. Nul ne peut servir deux maîtres.

II

Les comparaisons du Seigneur Jésus, toujours prises dans la réalité des choses et de l’expérience journalière, éclairent d’un jour très vif sa pensée. Un employé, un teneur de livres par exemple, peut assurément partager son temps entre deux patrons ou même un plus grand nombre ; mais un serviteur, une servante, au sens vrai du mot, ne peut pas servir deux maîtres différents. Il serait aisé de développer cette idée et de peindre d’une manière dramatique, comique même, l’embarras et l’anxiété d’un malheureux serviteur qui aurait entrepris cette tâche impossible et qui serait sans cesse tiraillé en sens contraires. Si l’on cherche à se rendre compte des raisons de l’impossibilité dont il s’agit, voici, je pense, ce qu’on trouvera. D’abord, aucun des deux maîtres ne voudra se contenter de sa part ; puis il arrivera souvent que leurs volontés seront différentes et même opposées ; enfin (c’est le point sur lequel le Seigneur insiste) le serviteur n’apportera pas une égale bonne volonté dans l’un et l’autre service : « Ou il aimera l’un et haïra l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. » Il est vrai qu’un troisième cas est concevable, celui où le serviteur ne se soucierait d’aucun de ses deux maîtres et ne servirait au fond que lui-même. Mais, dans l’application, il n’y a pas lieu de tenir compte de cette dernière hypothèse, car le service du monde et le service du moi sont une seule et même chose.

Reprenons une à une les raisons que nous venons d’indiquer. Vous ne pourrez pas à la fois servir Dieu et Mammon, parce qu’aucun des deux ne se contentera de la part que vous aurez trouvé bon de lui faire. Ce sont deux maîtres exigeants. Le monde peut-être se fera modeste ; il promettra de se contenter de peu, mais il n’est pas de bonne foi ; il entend bien conquérir et posséder votre âme tout entière. Vous aviez dit à cette passion : « Tu n’iras pas plus loin », et voici que, pareille à un flot débordé, elle emporte toutes les digues.

Vous vous flattiez de jouer avec le péché comme avec un esclave, et vous vous apercevez tout à coup que l’esclave est devenu un tyran.

Vous vouliez, par exemple, aimer l’argent sans trop l’aimer, et cet amour envahira votre âme jusqu’à la dessécher ; vous vous proposiez de n’apporter sur l’autel de Mammon que de médiocres offrandes, et vous serez entraîné à lui sacrifier votre paix intérieure, celle de votre famille, et enfin, comme Judas, votre âme et votre Dieu. Si vous livrez votre cœur au monde et au Prince de ce monde, il pourra vous laisser, pour mieux vous endormir dans une sécurité trompeuse, des habitudes et des dehors religieux ; mais peu à peu il étouffera tout ce qu’il y a en vous de piété, de sérieux moral, de saintes aspirations. « A celui qui n’a pas, cela même qu’il a sera ôté. » Et Dieu, pensez-vous qu’il soit moins exigeant ? Vous lui feriez injure. Il s’appelle le Dieu jaloux. Comme la vraie mère, dans le débat dont Salomon fut juge, il ne veut pas partager son enfant avec un autre, précisément parce qu’il a un cœur de père, – un cœur de mère, pourrais-je dire, – parce qu’il est amour. Il ne nous trompe pas, lui. Sa loi est claire et formelle : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. Tu l’adoreras et le serviras lui seulr. » Mais quoi ! la vie de ce monde n’a-t-elle pas ses devoirs, ses affections, ses nécessités ? Assurément. Votre Père céleste le sait. Il ne vous permet pas seulement d’aimer les hommes, à commencer par votre famille, et d’accomplir les devoirs de votre vocation terrestre, il vous le commande. Mais il veut que vous aimiez en Dieu, que vous travailliez pour Dieu, que toutes choses se fassent pour son service et pour sa gloire. Si ce n’est pas ainsi que vous l’entendez ; si cette loi, qui est celle de l’amour, vous paraît dure ; si, tout en servant Dieu en certaines choses, vous entendez vous complaire à vous-même en d’autres et vous constituer un domaine privé qui soit, pour ainsi dire, soustrait à la juridiction de Dieu et comme caché à son regard, non seulement Dieu ne sera pas satisfait, mais il tiendra pour nul et non avenu le service que vous pensez lui rendre ; lui refuseriez-vous une seule chose, une petite chose, il tiendra plus compte de cette petite chose que de tout le reste ; car il sait que, ce que vous avez mis dans cette chose-là, ce que vous lui refusez, c’est votre cœur.

rMatthieu 22.37 ; 4.10.

Assurément, il n’est pas impossible de servir deux maîtres lorsque leurs volontés s’accordent, car alors les deux services n’en font qu’un. C’est ainsi que, dans un ménage bien réglé, l’autorité du père et celle de la mère de famille se soutiennent et se complètent mutuellement sans se heurter. Mais, dans le cas qui nous occupe, c’est précisément le contraire qui a lieu. Dieu et le monde ont des volontés opposées ; il est donc impossible de les servir ensemble. L’un dit : « Jouis ! » et l’autre : « Renonce à toi-même ! » L’un dit : « Amasse ! » et l’autre : « Donne ! » L’un dit : « Vis pour la terre ! » et l’autre : « Vis pour le ciel ! » Cette lutte entre deux principes contraires, cette nécessité de choisir, par conséquent, reparaît à chaque moment, à propos de chaque acte de notre vie. Alors même que l’amour de Dieu et l’amour du monde, sous la forme de l’intérêt bien entendu, nous commandent la même action extérieure, ils nous la commandent dans un esprit et par des motifs opposés, et selon que c’est le motif divin ou le motif charnel qui me fait agir, je sers Dieu ou je sers le monde. L’impossibilité de combiner les deux services est ici d’une évidence éclatante. C’est comme s’il s’agissait pour un homme politique de servir à la fois la République et la monarchie, ou pour un soldat de combattre à la fois pour la France et contre elle. Rien n’égalerait la déraison d’un tel homme, si ce n’est ses trahisons. Celui qui tente de servir à la fois Dieu et Mammon mérite l’un et l’autre reproche.

Cette même vérité vous apparaîtra, par surcroît, sous un nouveau jour, si vous considérez que l’homme est un seul être et non pas plusieurs. Il y a donc, de toute nécessité, une certaine suite, une certaine unité dans sa vie morale ; il y a dans son cœur une tendance qui domine, un penchant qui l’emporte sur tous les autres ; en d’autres termes, il sert un maître (car l’indépendance n’appartient qu’à Dieu) et il n’en sert qu’un seul. Sans doute il y a chez l’homme des inconséquences et des fluctuations que nous ne méconnaissons pas, et une liberté morale, un pouvoir de choix, que nous nous gardons bien de nier. En vertu de ce pouvoir, l’homme peut, à un moment donné, changer la direction de sa vie ; si ce changement se fait du bien au mal, il s’appelle chute ; si du mal au bien, il s’appelle conversion. Mais ce qui est impossible, c’est que l’homme n’ait pas de direction du tout, ou, ce qui reviendrait au même, qu’il oscille perpétuellement et indifféremment entre deux directions contraires. Le partage égal du cœur n’existe pas. « Le cœur est pour Pyrrhus et les vœux pour Orestes », dit un personnage de tragédie, mais il entend bien que celui qui possède le cœur est le vrai maître et le seul. Dans les cœurs qui semblent partagés entre Dieu et le monde, quel est le vrai maître ? quel est celui qui bénéficie du partage ? Hélas ! l’hésitation n’est guère possible. Le service de Dieu, étant le plus honorable, est le service avoué ; le service du monde, étant le plus agréable au cœur naturel, est le service préféré. Dieu a les hommages et le monde les affections ; Dieu a ou paraît avoir les moments consacrés au culte, le monde a la vie. Mes frères, ceci est très sérieux et nous concerne tous. Nous avons établi par de bonnes raisons, et en tout cas Jésus-Christ, qui est la vérité même, a déclaré formellement, que nul ne peut servir deux maîtres. Si nul ne le peut, nul ne le fait ; chacun de nous donc a un maître, et un seul. Quel est ce maître ? Est-ce Dieu ? Servez-vous Dieu, je ne dis pas sans inconséquence et sans défaillance, mais sans réserve volontaire, d’un cœur entier et décidé ? Si votre conscience vous dit qu’il n’en est pas ainsi, alors, il n’en faut point douter, c’est le monde que vous servez, et vis-à-vis de Dieu, quand même vous l’appelleriez mille fois « Seigneur ! Seigneur ! » vous êtes encore dans la désobéissance et dans la révolte. Jésus va même plus loin : il déclare que le prétendu serviteur de deux maîtres hait ou méprise le maître qu’il n’aime pas et ne sert pas en réalité. Que Dieu nous éclaire et qu’il ait pitié de nous !

s – Dans Andromaque, de Racine.

III

Quel qu’ait été notre passé, mes frères, nous devons et nous pouvons aujourd’hui, par la grâce et la puissance de Dieu, ou renouveler le bon choix, ou renoncer au mauvais. Quand j’appelle l’un mauvais et l’autre bon, je dis ce que vos consciences confirment hautement. Vous savez que le Dieu qui vous a faits à son image, qui vous a comblés de biens, qui pour vous sauver a donné son Fils unique, a sur vous des droits infinis, et que vous ne devez rien au monde, ni à la chair, ni à Satan. Vous savez qu’à mesure que l’on persévère dans l’un ou l’autre service, le service de Dieu est plus doux, et celui du péché plus amer ; qu’il n’y a pas un chrétien sincère qui soit mécontent de la part qu’il a choisie, ni un mondain réfléchi qui soit au fond content de la sienne. Vous savez que le service de Dieu conduit à la vie, et que le service du monde conduit à la mort. Aucun de vous, je m’assure, ne voudrait, à quelque prix que ce soit, prendre aujourd’hui la résolution de tourner le dos pour tout de bon aux promesses comme aux préceptes de l’Évangile, et de se placer définitivement au nombre de ceux qui vivent et qui meurent sans Dieu et sans espérance. Mais je vous ai montré que l’hésitation, le partage du cœur, la vaine prétention de servir deux maîtres, aboutissent au même résultat et signifient au fond la même chose. Qu’attendez-vous donc pour rompre avec tout cela, et pour vous ranger entièrement au service de Dieu ? Attendez-vous que Dieu touche votre cœur par sa grâce ? Mais ni la grâce ni la lumière de Dieu ne vous manquent ; aujourd’hui, il a éclairé vos esprits, il a parlé à vos consciences ; ce qui manque, c’est la résolution de votre volonté, dont nulle grâce de Dieu ne vous dispensera jamais. Les sacrifices à faire vous paraissent-ils trop grands ? Mais ne regardez pas seulement à ce qu’il faut quitter, pensez à ce que Dieu vous réserve : croyez-vous que ce Dieu si bon ne sache pas rendre cent fois dès ici-bas ce qu’on lui sacrifie, et qu’il laisse dans la désolation et dans la tristesse un cœur qui s’est consacré à lui tout entier ? Est-ce le sentiment de votre faiblesse qui vous décourage, la crainte de ne pas persévérer qui vous arrête ? Mais Dieu n’est-il pas tout-puissant, n’a-t-il pas promis son Saint-Esprit, et celui des apôtres qui a le mieux connu la misère et l’impuissance de l’homme, n’est-il pas aussi celui qui a appris à dire : « Je puis tout en Christ qui me fortifiet » ? Est-ce enfin le service de Dieu qui vous paraît trop austère, qui vous effraye, comme nous le disions en commençant ? Ah ! vous n’y avez pas pensé. Le service de Dieu, ce n’est pas je ne sais quoi de pâle, de froid, d’aride, ce n’est pas la dévotion étroitement comprise, c’est le dévouement à la vérité, c’est la poursuite de tout ce qui est grand, pur et beau, c’est la consécration au bien de nos semblables, c’est l’amour généreux qui se donne sans compter et qui trouve en soi sa meilleure récompense. Et quand Dieu a-t-il eu besoin d’être servi de cette manière plus qu’aujourd’hui ? Quand cette parole du Christ a-t-elle été plus vraie : « La moisson est grande, il y a peu d’ouvriersu » ? Vous aimez notre noble Église réformée, vous comparez avec tristesse sa déchéance actuelle à son glorieux passé : ne voulez-vous pas travailler pour votre part à la relever, à faire revivre, sous une forme appropriée au temps présent, le zèle, la piété, la forte discipline morale de nos pères, et à rétablir notre chère Sion dans un état honoré parmi les hommes ? Vous aimez la France : vous voyez combien d’erreurs, de vices, de passions fermentent en elle comme autant d’agents de dissolution et de ruine ; ne voulez-vous pas être un grain du sel vivifiant qui seul peut arrêter cette corruption ? Ne voulez-vous pas nous aider à opposer au flot fangeux de l’immoralité et de l’athéisme, un courant pur et plus puissant, celui de la vérité, de la sainteté et de l’amour, coulant du sanctuaire, comme dans la vision d’Ézéchiel, je veux dire de la croix de Christ, et qui ramènera la vie partout où l’autre portait la mortv ? Vous aimez l’humanité : votre cœur se serre en pensant à ces peuples païens, assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, qui forment encore les trois quarts de notre race ; n’êtes-vous pas ému aussi en vous souvenant de ces dévoués missionnaires qui leur portent l’Évangile, de notre héroïque Coillard et de ses collaborateurs qui luttent et prient sur les bords du Zambèze ? Ne voulez-vous pas les aider de vos dons et de vos prières et devenir, vous aussi, dans la sphère où Dieu vous a placé, un missionnaire du Dieu vivant ? Quand on a devant soi tant de bien à faire, quand on a été baptisé au nom de Jésus, quand on est fils des huguenots, quelle pitié et quelle honte que de traîner une existence inutile et égoïste, de vivre pour gagner de l’argent ou dépenser en prodigalités celui qu’on a hérité de ses pères, en attendant d’aller rendre compte à ce Dieu qui demandera beaucoup à ceux qui, comme nous, ont beaucoup reçu ! C’est assez, Seigneur ! Nous avons entendu ta voix. Pleurant sur les années perdues, nous voulons au moins sauver le peu qui nous reste en te le donnant ; nous voulons désormais te servir, te servir de toutes nos forces, te servir toi seul ! Prends-nous tels que nous sommes et rends-nous tels que nous devons être, en nous baptisant de ton Saint-Esprit !

tPhilippiens 4.13.

uMatthieu 10.37.

vEzéchiel 47.1-12.

Amen.

1er mars 1885.

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