Réaction allemande : 1° après la mort de Frédéric II, 2° en 1813. — Transformation de la colonie de Berlin. — Littérature réfugiée allemande. — Transformation des colonies dans les provinces.
Aujourd’hui, la colonie de Berlin compte encore environ six mille âmes, et, toutes proportions gardées, les mœurs s’y sont conservées plus pures que dans le reste de la population. Le nombre des naissances illégitimes y est relativement moins élevé. On y compte moins de suicides et de crimes de tout genre. L’esprit rigide de Calvin anime encore les descendants de ses sectateurs expatriés. Il n’en est plus ainsi de la langue française. Les vieillards seuls continuent à la parler. Les jeunes gens apprennent la langue dans laquelle s’exprimaient leurs ancêtres, comme tous les autres Berlinois qui aspirent à un certain degré de culture. Mais ce n’est plus leur langue maternelle ; ce n’est plus la langue de la conversation de tous les jours. Le commerce habituel avec les Allemands, les mariages contractés avec des personnes allemandes ont amené peu à peu un rapprochement entre les deux populations. La réorganisation de la Prusse, en 1808, en enlevant aux communes françaises leur constitution particulière qui remontait aux premières années de l’émigration, et en les confondant, quant à l’administration de la justice, à la surveillance des églises et des écoles, avec les autres communes de la monarchie, contribua puissamment à ce même résultat. La seule colonie de Berlin résista quelques années encore à l’action envahissante de la nationalité prussienne, et peut-être eût-elle maintenu plus longtemps encore son caractère propre, si deux événements décisifs, la réaction victorieuse de la langue et de la littérature allemandes qui suivit la mort du grand Frédéric, et la réaction politique de 1813 et 1814, n’étaient venus hâter une transformation inévitable.
La longue prépondérance de la langue et de l’esprit français à la cour de Berlin, le mépris étrange de Frédéric II pour la littérature allemande, avaient excité le dépit et la jalousie d’un peuple justement fier de ses progrès rapides dans l’ordre politique et dans les lettres. Après la mort du grand roi, le sentiment national réagit avec violence contre la préférence exclusive accordée jusqu’alors aux écrivains français. Dès la première année du règne de Frédéric-Guillaume II, sur quinze membres élus par l’Académie de Berlin, douze furent choisis parmi les Allemands, trois seulement dans la colonie française. Cette élection donna tout d’abord une supériorité marquée au parti national, dont Hertzberg assura le triomphe en instituant le célèbre comité chargé de perfectionner la grammaire allemande. Sous le règne suivant, l’Académie adopta la langue nationale. Toutefois, la langue française, se soutenait encore contre les attaques passionnées d’une réaction d’autant plus injuste qu’elle était plus tardive. Frédéric Ancillon, qui fêtait chaque année le souvenir du grand Frédéric, continuait à se servir de l’idiome de ses ancêtres, pendant que les armées victorieuses de Napoléon occupaient Potsdam et Berlin. Mais la déroute humiliante d’Iéna et l’accablant traité de Tilsit rompirent les dernières sympathies de la Prusse pour la langue que parlaient encore la plupart des familles d’origine française. Dès lors, les Berlinois renoncèrent à l’usage d’écrire en français les adresses des lettres rédigées en allemand. Beaucoup de réfugiés suivirent cet exemple. Plusieurs avaient déjà traduit leurs noms de famille en allemand. Les Lacroix, les Laforge, les Dupré, les Hareng, les Sauvage, avaient adopté les noms de Kreutz, Schmidt, Wiese, Hering, Wild. D’autres avaient laissé altérer les leurs par une prononciation vicieuse qui les avait germanisés. C’est ainsi que la famille de Boutemont, qui devait donner à l’Allemagne contemporaine un de ses plus célèbres hellénistes, avait vu transformer le sien en celui de Buttmann. Au milieu de l’élan patriotique provoqué par la guerre d’indépendance, alors que Fichte quittait son cours de philosophie pour aller combattre dans les rangs de la landwehr, alors que Schleiermacher s’emportait jusqu’à flétrir du nom de transfuge le héros de la guerre de Sept ans, et comparait ses écrits au cresson que l’on fait croître sans terre sur un drap blanc, les réfugiés établis à Berlin délibérèrent solennellement qu’ils renonceraient à jamais aux noms français qu’ils avaient portés jusqu’alors, pour se confondre entièrement avec le peuple prussien. Le pasteur Molière et Savigny s’opposèrent à cette résolution extrême, qui ne fut exécutée que par une partie de la classe commerçante. Le reste de la colonie se contenta d’adopter la langue allemande. Frédéric Ancillon lui-même se mit à l’étudier sérieusement pour la parler et pour l’écrire, et prendre désormais place dans la littérature germanique. Déjà, avant lui, le romancier La Fontaine s’était servi de la langue allemande pour peindre ces scènes naïves et touchantes de la vie de famille qui furent traduites aussitôt en français et accueillies avec tant de faveur sous l’empire. Déjà le pasteur calviniste Villaume, né dans la colonie d’Halberstadt, avait écrit avec la même facilité sa langue maternelle et sa langue adoptive. Bientôt La Mothe-Fouqué, Théremin, Chamisso, Savigny, Gaillard, Henry cédèrent à l’entraînement général.
Ainsi s’accomplit de nos jours la transformation définitive de la colonie de Berlin. Jusqu’en 1819 les réfugiés y avaient possédé sept églises, celles de la Klosterstrasse, de Werder, de la Dorothéestadt, de la Louisestadt, de l’Hôpital, des Catéchêtes et celle de la Friedrichstadt, construite sur le modèle du temple de Charenton et inaugurée jadis par un sermon du grand Beausobrea ; et, pendant cette longue période, ils y avaient célébré exclusivement leur culte en langue française. Mais à partir de cette année, on y prêcha alternativement en français et en allemand. Depuis 1830, l’allemand commence à prévaloir partout, et les réfugiés ne possèdent plus aujourd’hui qu’une seule église où l’on célèbre encore le culte dans une langue qui bientôt sans doute cessera d’être comprise. Dans les petites villes et dans les villages, la prédication française est supprimée depuis longtemps. Dans les grandes villes, comme Potsdam, Magdebourg, Stettin, le français est si peu usité, que l’on n’y célèbre plus le culte dans cette langue qu’une seule fois par an, pour quelques vieillards qui conservent avec un attachement filial et un respect religieux la langue de leurs pères. Mais la génération nouvelle est allemande de cœur, comme elle l’est de langage, et l’on peut affirmer qu’aucun lien ne la rattache plus à la patrie de ses aïeux.
a – Allgemeines Repertorium für die theologische Litteratur. Numéros d’avril 1845, p. 81-82 ; de mars 1845, p. 278, et de novembre 1845 p. 176-178. Berlin.