❦1509-1549❦
Idelette Calvin
Les adversaires de Calvin, ses disciples eux-mêmes, autorisés par la négligence des historiens à recueillir les détails intimes de son existence, ont cru à tort, que le réformateur genevois n’avait jamais connu ces sentiments si doux, ces affections de la famille qui reposent l’esprit et le cœura. Autant Luther est prodigue de ces effusions familières qui nous initient aux événements heureux ou tristes de sa vie, autant Calvin est sobre de ces détails intimes qui répandent une douce lumière autour du foyer domestique. Il semble redouter l’effusion comme une faiblesse et ne laisse que rarement échapper des éclairs de sensibilité morale qui révèlent des profondeurs inconnues sans les dévoiler entièrement à nos regards.
a – Sauf quelques légères modifications, cette notice est la copie textuelle de celle que M. Jules Bonnet a insérée dans le Bulletin du protestantisme, tom. IV.
Ce fut pendant son exil à Strasbourg que Calvin songea pour la première fois au mariage. Chassé de sa patrie par la persécution, réfugié d’abord à Bâle en 1535, puis à Ferrare, enfin à Genève, où la proscription le contraignit encore de reprendre le bâton de pèlerin, Calvin trouvait à Bâle (1538) l’hospitalité la plus généreuse auprès de son ami Simon Grynée, pasteur. A cette époque, la ville de Strasbourg, soumise à la doctrine évangélique depuis 1525, recueillait pieusement dans ses murs tous ceux que la persécution chassait de leur patrie. L’université, nouvellement fondée, répandait un certain éclat par l’ensemble des savants qui la composaient. Jean Sturm et Bucer, tous deux amis de Calvin, Capiton, Hedio, Niger, avaient travaillé avec succès à l’organisation de cette université, où l’on vit bientôt affluer une jeunesse avide de connaissances.
Appelé à Strasbourg par les prières de Bucer et nommé pasteur d’une paroisse de réfugiés français, Calvin donnait des cours de théologie à l’université. Assiégé comme il était par les visites des étudiants et même des chrétiens avides de recueillir les miettes spirituelles qui tombaient de ses discours pleins d’onction, chargé d’occupations et de soucis auxquels se joignirent encore des difficultés domestiques, Calvin souhaitait ardemment d’avoir une vie de famille. Ses amis lui offrirent leur intervention pour lui chercher une compagne aimante, pieuse et fidèle. L’impétueux Farel même s’associa, mais sans succès, à ces démarches matrimoniales en faveur de Calvin. Celui-ci écrivait à Farel, le 19 mai 1539 : « Souviens-toi de ce que je désire surtout rencontrer dans une compagne. Je ne suis pas, tu le sais, du nombre de ces amants inconsidérés qui adorent jusqu’aux défauts de la femme dont ils sont épris. La seule beauté qui puisse plaire à mon cœur, est celle qui est douce, chaste, modeste, économe, patiente, soigneuse enfin de la santé de son mari. Celle dont tu m’as parlé réalise-t-elle ces conditions, viens avec elle de peur qu’un autre ne te devance, sinon n’en parlons plus. » Dans une autre lettre à Farel, du 6 février 1540, après s’être longuement étendu sur quelques nouvelles politiques, il ajoute : « On m’offrait une personne jeune, riche, de noble naissance, dont la dot surpasse infiniment tout ce que je puis désirer. Deux motifs, cependant, m’engageaient à la refuser ; elle ignore notre langue, et me semble devoir être un peu fière de sa naissance et de son éducation. Son frère, doué d’une rare piété, et aveuglé par son amitié pour moi au point de méconnaître son intérêt personnel, me pressait d’accepter, et les prières de sa femme venaient encore s’ajouter aux siennes. Que faire ? J’avais la main presque forcée, si le Seigneur ne m’eût tiré d’embarras. Je réponds que suis prêt à donner mon consentement, si la jeune personne, de son côté, veut bien promettre d’apprendre notre langue. Elle demande du temps pour réfléchir et je charge aussitôt mon frère, avec un de nos amis, d’aller solliciter la main d’une autre personne qui m’apportera, sans fortune, une assez belle dot, pour peu que ses qualités répondent à la bonne réputation dont elle jouit. Son éloge est dans toutes les bouches. Si, comme je l’espère, ma demande est favorablement accueillie, les noces ne seront pas différées au delà du 10 mars. Tout mon désir est que tu viennes alors bénir notre union. » Différentes circonstances ayant empêché la réalisation de ce projet, Calvin écrit tristement à Farel, le 21 juin 1840 : « Je n’ai pas encore trouvé de compagne ; n’est-il pas plus sage d’abandonner mes recherches ? »
Au nombre des anabaptistes qui furent convertis par le ministère de Calvin, pendant son séjour à Strasbourg, s’était trouvé un certain Jean Storder de Liège. Il était mort de la peste, peu de temps après, laissant sa veuve et ses enfants sans protecteur et sans guide. Idelette de Bureb est le nom de cette veuve, qui, pieusement occupée de l’éducation de ses enfants, vivait alors dans la retraite et devait plus tard, comme femme de Calvin, supporter les agitations d’une vie orageuse. Instruit de ses vertus par Bucer, Calvin la choisit pour compagne. Pauvre des biens de la terre, mais riche de ceux du ciel, Idelette apportait en dot au réformateur une âme capable des plus grands sacrifices et qui saurait affronter avec lui l’exil, la pauvreté, la mort même, pour la confession de la véritéc.
b – Du nom d’une petite ville de Gueldre où elle était née.
c – Calvinus Vireto, 7 avril 1549.
Les noces du réformateur furent célébrées au mois de septembre 1540, avec beaucoup de solennité, en présence de députés envoyés par les consistoires de Neuchâtel et de Valangin. Peu de temps après, Calvin laissait sa famille aux soins d’Antoine Calvin, son frère, et de la famille de Richebourg, dont il avait élevé les fils ; il partait pour la diète de Worms. De là il se rendit à Ratisbonne, où les nouvelles les plus affligeantes vinrent l’atteindre et le faire trembler pour la vie de ceux qui lui étaient les plus chers. La peste faisait de cruels ravages dans la ville de Strasbourg. Louis de Richebourg, Claude Fercy, son précepteur, tous deux amis de Calvin, venaient de succomber. « Je fais effort, écrivait-il, pour résister à ma douleur. Je recours à la prière, aux saintes méditations, afin de ne pas perdre tout couraged. »
d – Calvinus Richeburgia (avril 1541).
Retenu longtemps à Ratisbonne par les intérêts de la Réforme, Calvin reçut dans cette ville les députés qui venaient solliciter son retour à Genève.
Angoissé d’abord à la perspective de reprendre l’œuvre du ministère dans une ville où il avait tant, souffert, il céda cependant, ranimé par le sentiment du devoir.
Lorsque, après trois années d’exil, Calvin fut rentré à Genève, les conseils réunis décidèrent qu’un messager d’Etat irait chercher Idelette à Strasbourg. Calvin et sa famille occupèrent d’abord la maison de l’abbé de Bonmont, puis celle du sieur de Fréneville également située dans la rue des Chanoines. Ce fut là que vécut Idelette, accomplissant dans l’ombre les plus saints devoirs de la femme chrétienne, veillant au chevet du réformateur pendant les jours de maladie, le soutenant aux heures de découragement et de tristesse, priant seule au fond de sa demeure quand l’émeute grondait dans les rues de la cité. Elle aimait à visiter les pauvres, à consoler les affligés, à exercer l’hospitalité envers les amis de Calvin ou les nombreux étrangers qui venaient incessamment frapper à sa porte. Liée d’une étroite amitié avec la pieuse Elisabeth Turtaz, femme de Viret, Idelette se rendit auprès d’elle au mois de mai 1545, alors que Calvin allait à Zurich pour plaider la cause des réformés de France. En juin 1548, Elisabeth étant sur le point d’accoucher, Idelette se rendit de nouveau auprès d’elle pour l’entourer de ses soins affectueux. Mais elle tomba malade elle-même. Calvin écrivait alors à Viret : « Il m’est pénible de penser que ma femme soit devenue une charge pour vous, car autant que je peux en juger, bien loin de pouvoir prêter son secours à l’accouchée, elle réclame elle-même des soins incessants. Ma seule consolation est de penser qu’elle ne vous est pas désagréablee. »
e – Das Leben J. Calvins Henry’s. 1 vol. 418.
Deux ans après son mariage, Idelette eut un fils que le Seigneur lui retira bientôt. Accablée par le poids de sa douleur, elle avait grand besoin d’être soutenue par les témoignages de sympathie que lui prodiguaient les églises de Lausanne et de Genève. Deux ans après, le cœur d’Idelette était de nouveau déchiré par la perte d’une fille. Un troisième enfant, dont monsieur de Falais devait être le parrain, lui fut encore enlevé. Idelette pleurait, tandis que Calvin cherchait à oublier sa douleur dans le sentiment de paternité spirituelle qui le faisait s’écrier : « Le Seigneur m’avait donné un fils ; il me l’a ôté ; que mes ennemis voient un sujet d’opprobre pour moi dans cette épreuve ! N’ai-je pas des milliers d’enfants dans le monde chrétien ! »
La santé d’Idelette, naturellement délicate et frêle, fut ébranlée par ces coups répétés. Elle passa ses dernières années dans un état de langueur et de souffrance : « Salue ta femme, écrit Calvin à Viret ; la mienne est sa triste compagne dans les maladies de langueur. Je redoute une issue funeste. Mais n’est-ce pas assez de tant de maux qui nous menacent dans le présent ? Le Seigneur nous montrera peut-être un visage plus favorable à l’avenir. » Et ailleurs : « Ma femme se recommande à vos prières. » Le savant médecin Textor, ami de Calvin, veillait avec sollicitude au chevet d’Idelette, mais tous les secours de l’art furent impuissants pour arrêter les progrès de la maladie. Aux premiers jours d’avril 1549, l’état de la malade inspira de si vives inquiétudes que les amis de Calvin, Bèze, Hotmann, Des Gallars, Laurent de Normandie, accoururent auprès de lui dans la prévision d’un malheur prochain. Détachée du monde, dont elle avait appris à user comme n’en usant point, Idelette ne tenait plus à la terre que par ses sollicitudes muettes sur le sort des enfants qu’elle avait eus de son premier mari, et qui composaient son unique famille. Mais, par un scrupule délicat ou par une foi supérieure, elle se taisait sur le sujet de ses préoccupations maternelles. Une de ses amies l’ayant pressée d’en parler à son mari : « Pourquoi le ferais-je ? répondit-elle. Ce qui m’importe, c’est qu’ils soient élevés dans la vertu ;… s’ils sont vertueux, ils trouveront en lui un père, s’ils ne l’étaient pas, pourquoi les lui aurais-je recommandés ? » Dans un dernier entretien, Calvin, allant au-devant des plus secrètes pensées de son épouse, lui promit de les traiter comme ses propres enfants. — « Je les ai déjà recommandés à Dieu. — Mais cela n’empêche pas, répondit-il, que je n’en prenne aussi soin. — Je sais bien, reprit-elle, que tu n’abandonneras pas ceux que j’ai confiés au Seigneur. » — Tranquille sur ce sujet, elle vit approcher la mort avec sérénité. La constance de son âme ne se démentit pas au milieu de ses souffrances, mêlées de défaillances continuelles. A défaut de paroles, son regard, ses gestes, l’expression de sa physionomie disaient la foi qui la soutenait à sa dernière heure. Dans la matinée du 6 avril, le ministre Bourgoin lui adressa de pieuses exhortations. Elle s’y associait par des exclamations entrecoupées, mais ardentes, qui semblaient un élan anticipé vers le ciel : « O résurrection glorieuse !… O Dieu d’Abraham et de nos pères !… Espoir des fidèles depuis tant de siècles, c’est en toi que j’espère. » A sept heures elle défaillit de nouveau, et, sentant que la voix allait lui manquer : « Priez, dit-elle, ô mes amis ! priez pour moi. » Calvin s’approcha de son chevet ; elle manifesta sa joie par ses regards. D’une voix émue, il lui parla de la grâce du Christ, du pèlerinage terrestre, de l’assurance d’une éternité bienheureuse, et termina par une fervente prière. Elle suivait en esprit ces paroles et se montrait attentive à la sainte doctrine. Vers neuf heures du matin, elle expira si doucement, qu’on ne put discerner si elle avait cessé de vivre, ou si elle s’était endormie.
Tel était le récit transmis par Calvin lui-même à Farel et à Viret, et terminé par un triste retour sur son existence, condamnée désormais à la solitude du veuvage. « J’ai perdu, disait-il à Viret, l’excellente compagne de ma vie, celle qui ne m’eût jamais quitté, ni dans l’exil, ni dans la misère, ni dans la mort. Tant qu’elle a vécu, elle a été pour moi une aide précieuse, ne s’occupant jamais d’elle-même et n’étant pour son mari ni une peine ni un obstacle… Je comprime ma douleur tant que je puis ; mes amis font leur devoir ; mais eux et moi, nous gagnons peu de chose. Tu connais la tendresse de mon cœur, pour ne pas dire sa faiblesse. Je succomberais, si je ne faisais un effort sur moi-même pour modérer mon affliction. » La lettre de Calvin à Farel n’est pas moins touchante : « Adieu, cher et bien-aimé frère ; que Dieu te dirige par son esprit et m’assiste dans mon épreuve. Je n’aurais point résisté à ce coup, s’il ne m’avait tendu la main du haut du ciel. C’est lui qui relève les cœurs abattus, qui console les âmes brisées, qui fortifie les genoux tremblants. » Sous l’impression d’une perte aussi douloureuse, Calvin eut cependant la force d’accomplir tous les devoirs de son ministère. Mais le souvenir de celle qu’il avait perdue ne s’effaça jamais de son cœur ; quoique jeune encore, il ne contracta pas d’autres liens et il ne prononçait le nom d’Idelette de Bure qu’avec un profond respect pour ses vertus et une tendre vénération pour sa mémoire.
Jamais hommage plus légitime et regrets plus mérités. En perdant Idelette de Bure, Calvin n’avait pas seulement perdu la compagne de son ministère et de sa vie, il avait perdu aussi une vertu. Si le rôle de la femme chrétienne est de consoler et de bénir, de rappeler sans cesse aux hommes les droits de la charité trop méconnus dans les siècles de révolutions, personne ne fut plus digne qu’Idelette d’accomplir une telle mission auprès du réformateur. Souvent malade et chagrin, Calvin perdit trop tôt ces affections domestiques, dont il n’éprouva que neuf ans la salutaire influence.
Ce regret suffit à honorer celle dont le nom s’est, pour ainsi dire, perdu dans la gloire de Calvin, comme son existence humble et cachée s’était écoulée sans bruit dans l’accomplissement des devoirs obscurs qui sont le lot de la femme. Moins brillante que Catherine de Bora, plus grave et plus austère, elle ne connut de la vie que ses renoncements, de la maternité que ses deuils. Sa gloire fut de s’effacer pendant sa vie et de perpétuer cette immolation d’elle-même jusqu’à la mort. C’est à l’historien de réparer l’oubli immérité qui s’attache à ce nom, de relever cette figure modeste et voilée de son volontaire abaissement, et de l’inscrire à côté de la femme forte des Écritures, « dont le prix surpasse de beaucoup les perles, qui fait du bien à son mari tous les jours de sa vie et ne lui fait jamais de mal, et que ses œuvres louent à perpétuité. »