Et il leur dit cette parabole : Les terres d’un homme riche avaient rapporté avec abondance. Et il pensait en lui-même, disant que ferai-je ? car je n’ai pas assez de place pour serrer toute ma récolte.
Voici, dit-il, ce que je ferai : J’abattrai mes greniers et j’en construirai de plus grands, et j’y assemblerai toute ma récolte et tous mes biens, et puis je dirai à mon âme : mon âme, tu as des biens en réserve pour beaucoup d’années ; repose-toi, mange, bois et te réjouis !
Mais Dieu lui dit : Insensé, cette même nuit ton âme te sera redemandée, et ce que tu as amassé pour qui sera-t-il ?
Il en est ainsi de celui qui amasse beaucoup de biens pour lui-même, et qui n’est pas riche en Dieu.
Les biens considérables que possédait le riche de la parabole, ne sont en eux-mêmes l’objet d’aucun blâme. A l’origine de sa fortune ne se trouvaient ni « cette fausse balance ; ni ce double poids » que condamne le livre des proverbes, ni ce gain déshonnête que flétrit ailleurs l’Écriture, ni ces façons de s’enrichir, autorisées par notre siècle, mais devant lesquelles l’antique bonne foi se voile la face. Non, rien de plus pur que la source de ses richesses. Pour lui le ciel avait été propice et la terre féconde. L’huile avait ruisselé sous ses pressoirs, le « jus de la grappe » avait rempli ses cuves, l’or de ses moissons avait au loin jonché le sol. Non seulement ses produits avaient dépassé ses espérances, mais encore ils débordaient l’espace trop étroit destiné à les contenir ; à la lettre, il en était embarrassé, puisqu’il se disait en lui-même, « que ferai-je ? car je n’ai pas assez de place pour serrer toute ma récolte. », Rien de coupable donc dans les richesses que possédait cet homme, et ce n’est point à son sujet que Jésus aurait parlé du « Mammon de l’iniquité. » Ce qui est coupable, ce sont les dispositions qu’il apporte à l’usage et à la jouissance de ces dons de Dieu. C’est cet égoïsme qui rapporte tout à soi. C’est ce matérialisme dont vous avez entendu les cyniques accents. Double folie, que viendront dissiper trop tard les formidables surprises de la mort.
Fidèle à l’esprit de mon texte, je ne viens point ici faire le procès à la richesse, je ne viens point ouvrir une enquête sur ses origines et me demander si tout est pur dans sa formation et dans son développement. Je viens vous interroger sur son usage. Je viens, étant donnés les biens de ce monde, modiques ou considérables qui sont entre nos mains, mettre cette question sur toutes nos consciences : Dans quel esprit, dans quelles dispositions de cœur jouissons-nous des biens terrestres ? Échappons-nous aux tentations honteuses auxquelles succomba le riche de la parabole ? Et quelle que soit notre part de richesses matérielles, possédons-nous les trésors invisibles du ciel, et sommes-nous riches en Dieu ?
Que ferai-je ! se dit à lui-même le personnage de notre parabole, alors qu’il contemple le merveilleux rapport de ses champs. Voilà, pour cet homme, une de ces heures qui nous sont données dans la vie pour choisir notre voie. C’est le moment où la raison et la conscience vont se faire entendre, et où la liberté va se déployer au milieu des faits. Que ferai-je !… Et cet homme a réfléchi, a délibéré, a pris une résolution : « Voici, dit-il, ce que je ferai. J’abattrai mes greniers, j’en construirai de plus grands, et puis je dirai à mon âme : mon âme, tu as des biens en réserve pour beaucoup d’années : repose-toi, mange, bois, et te réjouis. » Telle est la délibération de cet être intelligent et moral.
Le premier sentiment, disons mieux, la première honte qui s’y révèle, c’est l’égoïsme. Rien pour Dieu, rien pour mes frères, tout pour moi !
Rien pour Dieu ! ce Dieu qui a béni ses champs, qui les a réchauffés de son soleil, qui leur a dispensé « les pluies du ciel et les saisons fertiles, » ce Dieu qui aurait pu (comme il le juge bon parfois) « faisant des vents ses anges et des flammes de feu ses ministres, » détruire ses récoltes ou ne dispenser à la terre qu’une fécondité restreinte, ce Dieu qui est l’auteur de toute notre richesse, mais qui l’est d’une manière plus directe et plus évidente pour la richesse des champs, l’homme riche de la parabole n’a pas une pensée, pas un élan de gratitude pour Lui. Tout comblé de ses dons, il n’a pas regardé du côté du ciel, il n’a regardé qu’à la terre, et, sur la terre, qu’à ce petit centre qui s’appelle moi !
Et pourtant sur cette terre, n’y a-t-il donc que lui ? La nature, prodigue à son égard, n’a-t-elle pas été avare pour d’autres ? N’y a-t-il pas, près de lui, peut-être, quelque laboureur qui regarde tristement la stérilité de ses champs, tandis que lui-même considère son abondance ? N’y a-t-il pas quelque pauvre, quelque veuve, quelqu’orphelin sur lequel il puisse répandre un peu de son superflu ! Est-ce que le bien-être est universel ici-bas ? Est-ce qu’une égalité tranquillisante règne parmi les hommes, ses semblables, ses frères ?… Mais de quelles questions vais-je l’importuner ? Autrui, des semblables, des frères ? Il ne les connaît pas, ou s’il les connaît, c’est pour s’en servir et non pour les servir. Ce qu’il connaît, ce qu’il voit, ce qui l’absorbe, c’est le moi, le moi absolu, tyrannique, insatiable.
Hélas ! mes frères, cet égoïsme est de tous les temps, et chacun de nous le retrouve dans son pauvre cœur. Tant que l’homme n’a pas été ravi à lui-même par l’amour de Jésus-Christ, il vit dans un oubli effrayant de Dieu et de ses frères. Entouré de tous les biens de ce monde, ayant en partage dans une large mesure la fortune, le rang, la position, les ressources terrestres, ou possédant dans une moindre proportion ces biens divers, jouissant au moins de la vie, de la santé, du strict nécessaire, — il jouit de tous ces dons de Dieu, sans Dieu : il possède au plus haut degré l’art funeste de se passer de Lui. Dans ces mille occasions, où il est appelé à dire, comme le riche de la parabole : Que ferai-je ! jamais Dieu n’est béni, jamais Dieu n’est consulté, jamais Dieu n’a sa part. Et pourtant ce Dieu le couvre d’une protection incessante, ce Dieu prononce chaque jour, à chaque heure, à chaque pulsation de son cœur, la parole qui le fait vivre… Mais à l’inverse du psalmiste qui s’écriait dans une sainte confusion : « O Dieu, qu’est-ce que l’homme mortel que Tu te souviennes de lui et du fils de l’homme, que Tu le visites, » il semble dire dans son orgueil impie : qu’est-ce que Dieu pour que je me souvienne de Lui !
Et dans ces existences vides de Dieu, quelle place y a-t-il pour les frères ? … Retranchez quelques services commandés par la bienséance, quelques échanges ou chacun trouve son compte, quelques rapports créés par l’intérêt, quelques secours arrachés par le cri des misères humaines, parfois trop aigu pour que les plus sourds ne l’entendent pas, et dites-nous ce qui reste. Où est l’amour fraternel ? Où est le don de soi-même ? Où est tout au moins la préoccupation sincère d’autrui ?… Que ferai-je ? Je ferai ma part, mon chemin, mon succès, ma fortune ; je ferai tout… pour qui ? pour ce Dieu inférieur, pour cette misérable idole qui s’appelle le moi.
Ah ! mes frères, si nous pouvions, nous arrachant à cette atmosphère empoisonnée de péché que nous respirons, voir l’égoïsme tel qu’il est, tel qu’il apparaît aux yeux de Dieu, nous ne trouverions rien de trop fort dans ce mot de Pascal : « nous naissons injustes, car chacun tend à soi. » Oui, cet égoïsme est l’injustice même. — Injustice par rapport à Dieu, car l’homme se faisant son propre centre et voulant tout faire aboutir à lui, se prend ainsi pour l’objet, pour le but, pour la fin ; et, dans une mesure effrayante, il se dérobe à Dieu, il lui ravit sa gloire, tranchons le mot, il se fait Dieu. — Injustice aussi par rapport aux hommes, car Dieu ne nous a pas créés indépendants et solitaires, il nous a créés solidaires et sociables. Nous devons de droit strict, à tous nos frères, respect et amour ; l’humanité est un corps dont nous sommes les membres, et nous n’avons pas plus le droit de refuser notre concours à l’utilité commune, qu’un membre du corps humain n’aurait le droit de rapporter tout à lui. Penser à nos frères, travailler pour nos frères, nous donner à nos frères, ce n’est pas seulement, comme on le dit dans le monde, de la charité, par où l’on entend une sorte de luxe, de vertu facultative et surérogatoire ; c’est de la justice, c’est une obligation indéclinable. Donc, quand nous ne tendons qu’à nous-mêmes, nous sommes injustes ; nous faisons déjà tort au prochain, nous qui prétendons si aisément ne faire tort à personne, en attendant que cette injustice latente devienne une injustice activé, et que cette indifférence coupable, armée par la passion, se change en hostilité. En effet, qu’autrui nous fasse obstacle, qu’il vienne se mettre sur le chemin de notre ambition, de notre succès, de notre jouissance, nous l’écarterons, nous le foulerons aux pieds. Aujourd’hui égoïstes, demain oppresseurs. Souvenez-vous de l’histoire de Caïn.
Voilà l’égoïsme, mes frères. Aussi le Christianisme vient-il lui déclarer une guerre à mort. Ce mouvement qui nous ramène et nous absorbe dans le moi charnel, il le détourne ou plutôt il le retourne et le porte vers Dieu et vers nos frères, il le répand en adoration, en reconnaissance, en obéissance envers Dieu, en amour, en services, en sympathie, en dévouement pour les hommes. Et tandis que l’égoïsme resserre, concentre, isole, divise, déshonore et abaisse ; l’amour, né au pied de la croix, et « répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit, » l’amour dilate, l’amour féconde, l’amour vivifie, l’amour ennoblit, l’amour relève, l’amour travaille à l’harmonie éternelle. Substituez au riche de la parabole un chrétien sur lequel Dieu a versé ses bénédictions. Écoutez-le : à la place de l’égoïste : que ferai-je ? il dira avec saint Paul prosterné dans la poudre ; « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? » Seigneur, comment puis-je te glorifier ? Seigneur, je veux te consacrer tes propres dons, je veux que, comme la rosée du ciel, descendus de Toi, ils remontent vers. Toi ! — Et puis, regardant autour de lui après avoir regardé au-dessus de lui, il s’écriera : Mes frères, que puis-je faire pour vous ? pauvres, je vous assisterai ; malades, je vous visiterai ; affligés, je vous consolerai ; opprimés, je vous délivrerai… ou tout au moins je vous plaindrai !
Mes frères, il faut choisir entre ces deux directions du moi. Si vous écoutez un moment votre conscience, si vous jetez un regard, un seul regard sur Jésus-Christ, votre choix n’est pas douteux.
Que ferai-je ? a dit le riche de la parabole et il n’a songé qu’à lui-même. Mais cet égoïsme, quel but poursuivra-t-il ? Un seul, la jouissance. « J’abattrai mes greniers, j’en construirai de plus grands et puis je dirai à mon âme : mon âme, repose-toi, mange, bois et te réjouis ! » Permettez-nous de vous initier ici, mes frères, aux hésitations de notre pensée. En méditant ce texte, nous étions d’abord tenté d’attribuer au personnage de notre parabole, un fruit ordinaire de l’égoïsme, l’orgueil : l’orgueil qui nous apparaissait dans ces projets d’agrandissement et dans cette confiance présomptueuse en l’incertitude de la vie. Et certes l’égoïsme contemporain porte volontiers ce fruit empoisonné de l’orgueil, et il y aurait beaucoup à dire sur cette ambition qui veut monter, monter encore, qui rêve des domaines toujours plus vastes, des demeures toujours plus somptueuses, et qui semblable « au sépulcre » ne dit jamais : c’est assez ! Mais, en y regardant de plus près, est-ce bien ce vice, avons-nous pensé, est-ce bien ce vice d’une noblesse apparente qui possède le riche de la parabole ? Non, cet homme ne veut pas l’agrandissement pour l’éclat qui peut en rejaillir sur lui, il veut l’agrandissement pour la jouissance, et pour la plus inférieure de toutes, la jouissance matérielle. A l’ombre de ses constructions nouvelles, l’égoïsme du riche ne demande qu’à s’asseoir, et à s’assouvir dans la satisfaction des sens : « mon âme, tu as des biens en réserve pour beaucoup d’années repose-toi, mange, bois et te réjouis. »
Ce cynique langage vous révolte, mes frères, et nous sommes disposés à croire qu’il est rare au milieu de nous. Mais qu’importe la forme, si le fond demeure ? Et ce fond, qui est le matérialisme, n’est-il pas la basse région vers laquelle descend de plus en plus l’égoïsme contemporain ? Est-ce que dans cette fièvre de spéculation qui nous travaille, est-ce que dans ces universels désirs de faire fortune, est-ce que dans cet empressement à tenter le hasard et à lui demander des profits rapides et inattendus, il n’y a pas avant tout le désir d’accroître son bien-être, de multiplier ses jouissances et, comme cet autre riche dont parle une autre parabole, « de se vêtir de pourpre et de fin lin, et de se traiter magnifiquement tous les jours ? » — Est-ce que cet ouvrier qui travaille toute la semaine à la sueur de son front, se réjouit à la pensée du précieux repos du dimanche dans lequel il pourra nourrir son âme en vie éternelle et goûter en famille un légitime délassement ?… Hélas ! non, mais il attend avec impatience ce funeste repos du lundi, où il ira s’étourdir dans les plaisirs des sens. — Est-ce que cette classe qu’on est convenu d’appeler plus élevée et qui ferait bien de justifier toujours son titre, ne sacrifie pas d’une autre manière aux jouissances matérielles ? Ce festin magnifique n’est-il que l’occasion d’une causerie intéressante où l’amitié s’épanche, où l’esprit étincelle ? — ou bien une longue séance où s’excite et se déploie une sensualité raffinée ? Et, pour ne pas nous en tenir à un seul côté du matérialisme contemporain, est-ce qu’en jetant un regard au sein des délicatesses excessives de certaines demeures, on n’y découvrirait pas en rougissant tout un système de recherches indéfiniment compliquées pour caresser la chair, pour lui éviter les moindres incommodités, pour lui procurer toutes les aises, déplorable progrès qui conduira nécessairement, par l’amollissement des corps, à l’énervement des âmes ?
Ah ! de combien de demeures, élégantes ou grossières, de combien d’existences vouées sous des formes diverses au culte de la chair, n’entendons-nous pas s’échapper le refrain matérialiste de notre texte : « mon âme tu as des biens en réserve pour plusieurs années ; repose-toi, mange, bois et te réjouis ! »
Il est impossible de se le dissimuler, mes frères, dans le siècle où nous sommes, le matérialisme coule à pleins bords. Tous les progrès de notre civilisation toutes les conquêtes de l’homme sur la nature, tous les embellissements de ce monde dont nous sommes si fiers, semblent nous river à la terre par des chaînes plus étroites, et l’on dirait que l’homme du dix-neuvième siècle ne triomphe si merveilleusement de la matière que pour la laisser triompher de lui. — Une littérature, désertant les hautes régions, se concentre au grand détriment du goût, dans ce qu’elle appelle le domaine de la réalité. Elle cherche non l’idée mais la sensation et l’image. Elle substitue au jeu des nobles passions, dans le roman ou dans le drame, les scènes les plus vulgaires, et se glorifie d’exposer aux regards toutes les corruptions du siècle. — Un art, indigne de ce nom, semble se dérober, comme à plaisir, à une inspiration supérieure et renoncer à l’expression du sentiment et de la pensée pour s’absorber dans la forme, pour reproduire avec une fidélité servile une nature sans poésie, et une beauté sans idéal. — Une philosophie, tristement positive, déclare pure abstraction tout ce qui dépasse le cercle de l’observation sensible et, en n’attribuant de réalité qu’au monde de l’industrie et de la science, c’est-à-dire au monde de la matière, elle donne la main, elle aussi, en se reniant elle-même, au sensualisme du jour.
C’est l’heure, chrétiens, de lutter par une énergique réaction contre ce courant matérialiste du siècle, non moins que contre le courant de l’égoïsme. C’est l’heure de revendiquer, en face des triomphes de la chair, les droits sacrés de l’esprit ! C’est l’heure d’opposer au torrent du luxe une modération dont on ne se départira jamais, même sur les plus hauts sommets de la fortune. C’est l’heure d’opposer à la mollesse des habitudes, des mœurs simples et mâles, protectrices de l’énergie des âmes. C’est l’heure de s’écrier, en contraste avec les accents cyniques du matérialisme : Mon âme, réveille-toi ! Mon âme, ouvre-toi à tous les souffles du ciel ! Mon âme, exerce-toi aux virils efforts, aux saintes luttes, aux renoncements héroïques, et fais de ce corps, auquel tu es associée, non pas ton idole mais ton esclave, non pas le tabernacle de la chair mais le temple du Saint-Esprit.
Vous avez entendu la délibération du riche de la parabole…. Ecoutez maintenant la délibération de Dieu : « Insensé, cette nuit même ton âme te sera redemandée. » Les heures s’écoulent avec rapidité, déjà les ombres s’allongent, le soir vient, la nuit tombe… et pendant cette nuit il faudra partir et comparaître devant Dieu ! Des médecins s’empresseront autour de l’opulent malade, mais n’auront pas le pouvoir de prolonger ses jours. De coûteux remèdes seront employés, mais ils seront frappés d’impuissance. Des serviteurs iront et viendront dans sa demeure bouleversée, ils feront bonne garde autour de sa couche… Mais la mort et ses serviteurs qui sont « les épouvantements » viendront aussi et ils seront les plus forts, et ils emporteront cet homme comme les jeunes gens de la chambre haute emporteront Ananias et Saphira.
Insensé, dit la voix d’en haut. Oui, insensé, car pour ces constructions que projette le riche de la parabole, pour ce repos, pour ce manger et pour ce boire, pour ces longues et grossières jouissances dont il compose son bonheur, il faut du temps, et le temps ne lui appartient pas. Tout son édifice repose sur une base qui ne dépend pas de lui… et cette base va lui manquer ! Cette étoffe de la vie présente, sur laquelle il brode ses rêves sensuels… va se dérober tout à coup à ses faibles mains. Insensé ! lui dit le Seigneur. Insensé ! se dit-il à lui-même, au moment où la mort dessille enfin ses yeux.
Mais ce n’est pas tout. La mort qui dissipe toutes ses illusions, le met en face des réalités les plus redoutables. La mort, en effet, sépare l’âme du corps, avec lequel elle s’est trop souvent confondue, dans lequel elle s’est comme ensevelie : la mort, en faisant tomber les murs de la prison, dégage la noble captive, qui apparaît et réclame ses droits… Hélas ! qu’a fait pour elle le riche de la parabole ? Il ne s’est pas même souvenu de sa présence, il a étouffé dans la vie de la chair ses nobles aspirations, et maintenant il va la rendre à Dieu cette pauvre âme, souillée, avilie et perdue ! « Insensé, cette nuit même ton âme te sera redemandée. »
Et voilà ce que je voudrais vous dire avant qu’il fût trop tard, à vous qui seriez tentés de chercher votre bonheur dans les jouissances charnelles et d’abaisser à ce niveau votre noble destinée. Mais pour que là fût votre bonheur et le but de votre vie, il faudrait que vous n’eussiez pas une âme immortelle, il faudrait que rien ne vous distinguât de la brute, si ce n’est une organisation plus délicate et plus habile à jouir… Alors, mangez, buvez, rassasiez-vous ! Ne refusez rien à vos sens, voluptueux, intempérants, hommes de plaisir, adorateurs de la chair !… Et encore pour être heureux dans cette basse région, il faudrait avoir en sa main de longs jours, une santé sans défaillance, une immortelle jeunesse… Mais avec l’épuisement hâté par la passion, avec la satiété et le dégoût si promptement attachés aux jouissances inférieures, avec l’inévitable déclin de l’âge, avec la maladie, avec les infirmités, avec la vieillesse impuissante, avec la mort enfin, à quoi se réduit votre félicité charnelle ? O folie, folie dégradante du matérialisme pour un être qui est autre chose qu’un peu de matière, et qui, d’un instant à l’autre, paraîtra devant Dieu !
Mais aussi, folie de l’égoïsme ! Le riche de la parabole n’a amassé que pour lui-même, il n’a vu que son intérêt, sa jouissance, son moi auquel il a tout sacrifié ! Eh bien ! il s’est étrangement mépris ; c’est lui-même au fond qu’il a sacrifié, il a travaillé contre son propre intérêt, contre son propre bonheur. Il ressemble à s’y méprendre au « profane Esaü, qui vendît son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. » Lui aussi a vendu pour des jouissances charnelles, immédiates et passagères, son droit d’aînesse, c’est-à-dire ses instincts spirituels, ses espérances immortelles, son héritage céleste. En voulant vivre pour lui-même, il s’est détaché de Dieu qui est la source de la vie. Pensées, affections, volonté, énergie du corps et de l’âme, il a tout voué au néant, il a tout mis dans la sphère du périssable, il a placé tout son avoir à la banque désastreuse d’un monde qui passe. Il a perdu les biens éternels, et il va perdre, par une mort inattendue, ces biens visibles eux-mêmes auxquels il a sacrifié tout le reste. Qu’il s’est donc misérablement trompé, le riche de la parabole ! Lui qui ne poursuivait que sa propre satisfaction, n’a travaillé qu’à se nuire ! Lui qui n’aspirait qu’à jouir, ne s’est préparé que la souffrance ! Lui qui s’estimait si riche, n’a fait provision que de pauvreté et de misère ! Ayez pitié de lui ! Sa dernière heure est affreuse, tout lui échappe au ciel et sur la terre, la mort l’a exproprié de tous les biens d’ici-bas… et il n’a rien là-haut ! O folie, folie cruelle de l’égoïsme ! L’égoïsme, sachez-le bien, est un faux calcul ; l’égoïsme est une puissance de dépouillement, d’épuisement, de destruction ; l’égoïsme est un suicide !
Et ici s’éclaire à nos yeux, mes frères, cette mystérieuse parole de Jésus-Christ : « Celui qui aime sa vie, la perdra ; mais celui qui perd sa vie pour l’amour de Moi, la retrouvera. » Voulez-vous donc vivre, chrétiens ? Perdez votre vie ! Perdez votre vie d’égoïsme, de chair et de péché, et vous vivrez, dans la même mesure, d’une vie divine, céleste, sainte et impérissable ! Perdez votre vie, c’est-à-dire oubliez-vous, sortez de vous-même, regardez au-dessus de vous et à côté de vous, regardez à Dieu et à vos frères ; et par là vous vous agrandirez, vous vous enrichirez, c’est-à-dire, vous vivrez ! L’égoïsme, en vous concentrant en vous-même comme dans une prison, vous y étouffe ; l’amour en vous arrachant à vous-mêmes épanouit votre être à l’air, à la liberté, au soleil, à la vie ! L’égoïsme ne vous procurera que quelques pauvres et passagères jouissances, en vous accablant de soucis, en vous laissant au cœur l’ennui, le vide et l’amertume. L’amour vous affranchira des mille tyrannies d’une personnalité inquiète, et vous ouvrira une source abondante de saintes douleurs, mais aussi de saintes joies. Perdez votre vie, et vous la retrouverez au centuple dans, ce sacrifice même. Perdez votre vie, et comme l’a dit Fénelon, en sortant de vous-même vous entrerez dans l’infini de Dieu. Au lieu de vous ensevelir avec tout ce qui est à vous dans la sphère du visible et du périssable, vous entrerez vous-mêmes et vous ferez entrer avec vous tout ce qui vous appartient dans la sphère de l’infini, qui est aussi celle des choses qui ne passent point ; vous déposerez tous vos trésors à la banque de Dieu, et au lieu de tout vouer à la destruction et à la mort, vous aurez tout voué à l’immortalité ! Rien ne se perdra de ce que vous aurez semé sur la terre ; mais tout reparaîtra dans la patrie d’en haut, en moisson glorieuse et éternelle, tout, jusqu’à ce verre d’eau donné au nom de Jésus-Christ, qui ne restera point sans récompense.
Voilà la sagesse, et tout le reste est folie. Voilà la richesse selon Dieu, et tout le reste est pauvreté. Dieu veuille lui-même, en persuader nos cœurs, afin que, dans la nuit solennelle où il nous redemandera nôtre âme, nous puissions la lui rendre, non point assoupie dans la lourde ivresse de l’égoïsme et de la matière, mais vigilante, recueillie, et toute pleine de cet amour, qui est déjà sur la terre l’atmosphère du ciel ! Amen !