Études d’exégèse et d’homilétique. — Évangélisation. — Leçons de chant. — Souvenirs d’un voisin. — Un sermon improvisé. — Lutte et prières pour une conversion. — Vie à Asnières. — Suffragance. — Départ pour Paris.
De Paris qu’il ne fit que traverser, Coillard vint à Asnières. Mais que devait-il faire après cet échec ? Reprendrait-il ses études à Strasbourg ou à Batignolles, et, pour s’y préparer, irait-il, durant les vacances, travailler à Glay ou au Magny ? Resterait-il à Asnières ? Toutes ces diverses alternatives furent examinées. Coillard désire rester à Asnières. Non pas que sa famille fût, pour quoi que ce soit, dans ce désir. « Certainement j’aime mes parents, écrivait-il au Comité (23 août 1855), je suis heureux de me trouver près d’eux ; mais ce n’est point ce bonheur-là que je recherche ; le sacrifice en est fait et ce serait une humiliante chute qu’une telle arrière-pensée, pour passer quelques instants de plus avec des parents que je sais devoir quitter bientôt. Non, non, point de dissimulation. Mon désir est toujours le même, et, grâce à Dieu, ma vocation ne chancelle pas, au contraire. » S’il désire demeurer à Asnières c’est pour partager son temps « entre les écoles, écoles du dimanche surtout, les réunions de jeunes gens, de chant et d’édification et les visites. »
« C’est à cela que j’étais occupé l’année dernière, écrit-il à M. Grandpierre, lorsque la main du Seigneur m’a arrêté et couché sur un lit de maladie. J’ai vu et je me suis convaincu qu’en travaillant avec humilité et avec l’esprit du Seigneur, je pouvais faire beaucoup sous la direction du pasteur, M. Filhol. Après tout, ma vocation préparatoire ne consiste pas seulement dans les livres, et assez longtemps ma vie a semblé y pâlir et y languir ; il me faut agir, pratiquer maintenant, commencer ma carrière active et je ne crois pas que ce désir soit de la présomption. Asnières est mon église, elle se trouve sans vie et heureux serais-je de seconder, selon la faiblesse de mes forces, les serviteurs de Dieu qui y travaillent.
Jusqu’à présent, je n’ai qu’entrevu ma vocation ; il me tarde de la saisir. Je ne suis encore qu’un missionnaire en désir, en projet ; il faut que je le devienne, et au plus tôt. Partout on demande du secours. Je suis jeune sans doute, je n’ai que vingt et un ans ; mais c’est égal ; si mon âge et mes moyens me sont un obstacle trop sérieux, que je sois, sinon missionnaire, du moins aide, peu importe le nom sous lequel je dois travailler dans la vigne de mon Dieu.
Maintenant je désire une chose encore, la réouverture de la Maison des Missions, et alors mes études, grâce à Dieu, changeront de nature. »
Le Comité décida qu’en attendant la réouverture de la Maison des Missions, Coillard resterait à Asnières, où il pourrait, sous la direction du pasteur Filhol, commencer ses études de théologie. Études d’une part, évangélisation de l’autre, tel était le programme qui lui était tracé. Coillard était arrivé à Asnières vers le milieu d’août.
(Autobiographie.) — A cette époque, le Comité avait décidé de rouvrir la Maison des Missions et, pour la diriger, il avait rappelé d’Afrique M. Eugène Casalis. Il ne devait donc plus être question pour moi de retourner à Strasbourg. Des arrangements furent faits avec M. Filhol, un homme distingué, alors pasteur à Bourges, pour qu’il me poussât dans mes études jusqu’à l’ouverture de la Maison. Avec lui je m’occupai surtout d’exégèse et d’homilétique.
Coillard fait de l’hébreu, mais il lui manque des livres : une Bible hébraïque et un dictionnaire qu’on lui enverra de Paris. « Je me sers de la grammaire traduite de Gesenius, écrit-il ; j’étudie en ce moment le cours de religion de Fabre, j’espère bien qu’il ne m’occupera pas tout l’hiver. »
« Je suis très content de lui, écrit le pasteur Filhol à M. Grandpierre (22 janvier 1856), il ne perd pas son temps et travaille consciencieusement. Je fais avec lui de l’hébreu. Outre cela, je lui fais analyser beaucoup de sermons et surtout ceux de Bossuet, qui seront toujours les vrais modèles de la prédication et de la science théologique réunies. Il analyse aussi les Lettres à une mère chrétienne de Moulinié. Cela l’intéresse plus que Fabre qui est très incomplet comme théologien et très sec. Vous lui aviez recommandé, je crois, de faire un peu d’histoire ecclésiastique, mais je n’ai à la maison que Mosheim et c’est un ouvrage si ennuyeux que j’hésite à le lui mettre entre les mains. Il y aurait de quoi dégoûter à tout jamais de l’histoire ecclésiastique. A côté des études, il s’occupe aussi de choses utiles. Nous faisons de temps en temps des visites dans le troupeau et il tient tous les dimanches soir une réunion chez lui. Elle a été très suivie jusqu’ici et il ne s’en tire pas mal du tout. »
Et bientôt, ce travail d’évangélisation se développa à tel point que Coillard pouvait écrire à un ami (4 avril 1856) :
« Je n’ai pas une seule soirée de libre : deux seulement sont employées à mes leçons chez M. Filhol, une autre à recevoir quelques visites particulières chez moi et toutes les autres à des réunions soit de chant soit d’édification. Si à cela vous ajoutez encore mes études que je ne puis négliger, vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que réellement j’ai fort peu de temps disponible, et que ce que je pourrais en avoir n’est jamais inoccupé. »
Coillard se servait d’un accordéon pour les leçons de chant ; il fit étudier le cantique de Pâques et les chants de l’Apocalypse d’Ami Bost et les fit exécuter à Bourges et à Asnières le jour de Pâques. Il s’occupait aussi activement de l’école du dimanche et, à plusieurs reprises, il dut faire l’un des services à Asnières ou à Bourges.
(Autobiographie.) — J’occupais, près de la vieille chaumière de ma mère, deux chambres qui devinrent bientôt un centre d’attraction et d’activité. Des lectures et des études bibliques que je commençai avec ma mère et mes sœurs, se transformèrent bientôt en réunions pour lesquelles mes deux chambres et le corridor ne suffisaient pas, et cela deux fois la semaine. Toutes les autres soirées étaient pour la jeunesse qui se pressait autour de moi. J’avais d’abord invité quelques-uns de mes amis à venir chanter des cantiques ; ce fut le commencement de réunions de chant qui devinrent si populaires parmi la jeunesse que je pouvais, n’importe quand, en dehors des heures de travail, convoquer une réunion et on y accourait. Ce fut une nouvelle vie dans cette église si saturée de l’Évangile. C’était comme un souvenir et un écho des bons vieux temps de la famille Bost. Aussi grande fut l’émotion de l’assemblée quand, placés sur la tribune, nous entonnâmes un de nos chœurs. Je me donnai tout entier à ces réunions d’évangélisation et de chant. Et Dieu sait le bien qu’elles ont fait ; elles m’en ont fait à moi.
Ces réunions groupaient jusqu’à cinquante et soixante personnes. Un soir il y eut tant de monde pour la réunion d’édification que le plancher du petit appartement occupé par Coillard, à un premier étage, faillit céder. Durant ce séjour à Asnières, Coillard eut encore bien souvent des détresses. Le travail de sanctification se poursuivait douloureusement en lui ; mais avec les habitants d’Asnières, « les hannetons » comme on les appelle dans la région, il était gai et d’humeur égale.
« J’allais, le matin, allumer son feu pour réchauffer son café, raconte un de ses voisins d’alors, plus jeune que lui de neuf ans ; vers 7 heures, avant que j’aille en classe, nous faisions la prière tous les deux, et presque tous les soirs, il venait faire le culte chez nous. Quand j’étais en congé, ou après 4 heures lorsque j’avais l’école, nous allions quelques-uns avec lui nous promener dans les bois ou dans la campagne ; il nous donnait un peu de lait pour nous rafraîchir. Durant ces promenades, il nous amusait, car il aimait beaucoup les enfants ; il était doux, sa gaieté était toujours avec de bons sentiments. Il me faisait faire des compositions sur la promenade, sur les discours que nous avions eus ensemble et, en me quittant « Tu m’apporteras ça », disait-il. Ou bien je le conduisais dans la campagne voir mon père qui lui montrait à tailler la vigne, à faucher le grain, l’herbe. Coillard disait : « J’aurai besoin de savoir ça. » Coillard fauchait bien. Dans la belle saison on allait se baigner à la « Fosse du Vieux Pont », autrement dit au Pont de Calvin, l’endroit le plus profond du Moulon. Coillard se jetait du haut du pont, il savait bien nager et plonger. »
(Autobiographie.) — Quelque temps après mon arrivée à Asnières, un dimanche, une heure à peine avant le service, M. Filhol me manda dans son cabinet : « Coillard, me dit-il, depuis que vous avez parlé à l’enterrement de Mme P. (morte le 28 août 1855), on me demande de vous faire prêcher ; moi aussi, je désire vous entendre. Préparez-vous, dans une demi-heure on va sonner la première cloche. » Je ne croyais pas d’abord qu’il fût sérieux ; mais, comme il insistait, je fus saisi d’une frayeur comme jamais je n’en ai connue. Moi ! prendre la place de M. Filhol, un homme dont le talent me remplissait d’admiration ! Moi ! monter en chaire sans aucune préparation et prêcher !
La proposition seule était cruelle, et l’exécution impossible. Je protestai, j’implorai, rien n’y fit. Après une heure d’agonie, le dernier coup de cloche sonna, le temple se remplit et nous entrâmes. En voyant M. Filhol monter en chaire, j’avais espéré que, témoin de mes angoisses, il avait renoncé à me faire prêcher. Mais, quand il eut fini la partie liturgique du culte, il annonça qu’à la requête de plusieurs personnes, l’étudiant Coillard allait prêcher ; puis, descendant de chaire, il me fit un signe impératif et je montai comme un supplicié. Je pris pour texte Jacques.4.8-10.
Dieu me soutint. Je descendis de chaire humilié, mais déterminé, maintenant que j’avais fait le premier pas, à me préparer consciencieusement pour une autre fois. Ma bonne mère était très émue et bénissait Dieu de lui avoir donné la joie de m’entendre prêcher pour la première fois ; ses ardents désirs étaient donc accomplis. Quoi qu’en pensassent mes auditeurs, M. Filhol critiqua sans merci ce discours ex tempore, et il y avait de quoi. Depuis lors, je prêchai tous les quinze jours et quelquefois plus souvent.
Je ne savais pas pourquoi cette éducation. Je l’appris bientôt. M. Filhol accepta l’appel d’une autre église et quitta celle de Bourges avant qu’elle fût repourvue. Le conseil presbytéral demanda (13 mai 1856) au Comité des Missions de me laisser pour quelques mois, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau pasteur. Je me jetai alors, cœur et âme, dans l’œuvre, et ces mois d’activité, au milieu des miens et entouré de leur affection, ont été parmi les plus beaux et les plus doux de ma vie. Ma bonne mère était heureuse et mes sœurs et mes frères aussi.
Durant toute sa carrière, Coillard a toujours eu en vue une âme à la conversion de laquelle il s’est particulièrement attaché. L’origine de cette conception spéciale du travail d’évangélisation se retrouve dans une lettre de James Hocart : « Vous trouverez beaucoup de douceur, écrivait-il à Coillard le 31 janvier 1855, à faire votre apprentissage de missionnaire, en choisissant une âme à la conversion de laquelle vous travaillerez plus spécialement et avec persévérance. » Ce n’était pas Coillard qui devait jeter son dévolu sur une âme, c’était Dieu qui devait mettre cette âme sur la route de Coillard. Elle se présenta à lui à Asnières, dans le courant de l’hiver, par un de ces concours de circonstances dont Bossuet a dit : « Ce qui est hasard à l’égard des hommes est dessein à l’égard de Dieu. » Coillard connaissait déjà J. B. ; ce n’est cependant qu’après cinq mois qu’il le retrouve ou qu’il le découvre :
5 février 1856. — Je viens de retrouver un bon ami dans J. B. Je l’aime véritablement. Il n’est sans doute pas bien développé quant à la vie intérieure, mais il est bien sérieux. Il est resté une bonne heure avec moi.
Le 8, le 13, le 15, nouvelles rencontres ; le 21 et le 22, attentes vaines, déceptions :
29 février soir. — J. B. vient de partir. Je suis heureux de l’avoir eu auprès de moi. Hélas ! il ne comprend pas encore ! … Je prie beaucoup pour lui.
Le ton a changé. Quelques jours après, il n’y a plus de doute : c’est bien à la conversion de J. B. que Coillard va s’attacher :
3 mars 1856. — Je suis heureux ! Je puis prier et prier sans cesse. J. B. m’intéresse beaucoup et je prie beaucoup pour son âme ! O combien je désirerais qu’il fût réellement chrétien ! Il n’a pas encore senti son état de péché, je le crois ; il est bien disposé, c’est tout.
La prière pour J. B. continue, ardente et journalière ; la prière devient une lutte avec Dieu, une lutte à genoux. Un jour, 27 avril, J. B. était venu pour prier avec Coillard : « Nous parlions peu, j’étais dévoré de prière et d’émotion, dit Coillard ; J. B. pleura beaucoup. » Coillard était certain de l’exaucement, quand, trois jours après, il apprend que J. B. doit aller à la foire de Lignières :
Jeudi 1er mai 1856, Ascension. — J. B. à la foire ! J. B. qui est, je crois, travaillé par ses péchés ! Je priai ardemment le Seigneur, lui demandant avec angoisse qu’il voulût bien épargner à J. B. ce piège. Toutefois, Père, lui criai-je, que ta volonté se fasse ! Si tu permets qu’il aille à la foire, tu l’y poursuivras par le sentiment de sa misère et je saurai, une fois de plus, que je ne fais pas, moi, la conversion de J. B. J’avais passé toute la soirée en prière et toute la nuit je fus sous cette impression ; le matin je jeûnai et je me sentis fort. Je priai de nouveau… J’étais ainsi dans l’angoisse que j’exprimai par le chant d’un cantique, quand entre le fils de ce cher ami J. B. Je ne sais pourquoi il venait, ce cher enfant ; il m’apprit que lui n’allait pas à la foire, mais que son père allait partir à 9 heures et qu’il ne reviendrait que dans la nuit du samedi au dimanche. Dès que je l’eus congédié, je priai mon Dieu avec angoisse. Mon Dieu m’exauça. Je vis passer la voiture : ce n’était pas J. B. mais le cousin X. qui la conduisait. Ne pouvant croire à tant de bonté de mon Dieu, je craignais que mes yeux se fussent trompés, quand, par hasard, j’entrevis, à travers la fenêtre qui était fermée, ce cher ami J. B. qui allait entrer. J’éclatai en actions de grâce. Mais non, il ne vint pas… Je me suis trompé, me dis-je. Aussi, dès que le troisième coup fut sonné, je me hâtai de me rendre au temple, et là, le Seigneur me convainquit qu’il avait pleinement exaucé ma prière : J. B. était là. Oh ! cœur incrédule ! crois seulement, tu as vu et tu verras la gloire de Dieu ! Augmente-moi la foi, cher Père !
Ceci n’est qu’un exemple. La lutte continue. J. B. passe par des alternatives de joie et de tristesse ; il recherche, il fuit Coillard ; il prend à plusieurs reprises des engagements par écrit dans le journal de Coillard ; mais celui-ci craint que J. B. ne se fasse des illusions. « Il veut faire tous ses efforts, dit-il, il veut tâcher. » Mot funeste, qui a résonné comme un glas sur tant de prétendues conversions ! Les prières de Coillard deviennent toujours plus nombreuses, toujours plus instantes. Le journal de cette époque en est plein.
Lundi 1 août 1856. — Soirée de prière, de larmes et d’angoisses. O mon Dieu, ô mon cher Père, non je ne sais pas te prier ; mais toi, apprends-moi toi-même à te prier de telle manière que je sois exaucé. Mon Dieu, je crois être sincère et sans égoïsme dans les motifs qui me poussent à prier pour le pauvre J. B. S’il n’en est rien, fais-le moi connaître, ô Dieu, car je désire te prier comme tu veux que je te prie. O mon cher Père, je suis ton enfant, ton indigne enfant, mais ton cher enfant pourtant ; je t’aime, ou du moins je désire t’aimer beaucoup ; je désire voir ton règne faire des progrès ici, et il n’en fait pas du tout ; pourquoi ? Je désire voir ton nom glorifié, et au contraire il est méprisé et diffamé ! O mon Dieu, je suis dans la plus vive angoisse à cause de J. B. Tu dis dans ta Parole que tu ne veux pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie ; fais-moi donc connaître pourquoi tu n’as pas encore converti ce pauvre J. B. Tes promesses sont bien positives pourtant ; serais-je donc le seul que tu ne veuilles pas exaucer ? Mes prières sont froides et sans persévérance ; mais me rendras-tu responsable de la perte d’une âme ? O mon Dieu, augmente ma foi, enseigne-moi à te prier ; mais sauve J. B., non pas à cause de mes prières, non, mais à cause de Jésus, à cause de ta gloire, à cause du salut de J. B. Je ne puis pas lui parler, moi, il me fuit ; je pleure à tes pieds afin que tu lui parles toi-même. Tu as beaucoup de moyens, mon bon Père ; c’est ton œuvre, c’est ta gloire ; si tu ne m’exauces pas, la douleur m’obsède, je mourrai. Et puis, tu sais bien que je suis un pauvre enfant qui ne sait comment travailler à ton œuvre. Qu’est-ce donc que je dois dire et comment dois-je le dire à ce malheureux, ton ennemi ! Montre-moi donc si je dois ou non le rechercher. Je ne sais pas faire ta volonté, mon Père, enseigne-moi ; ma suprême douleur serait de voir tous mes efforts et désirs avoir pour résultat la perte de l’âme de J. B.
Ma voix s’adresse à Dieu, et je crierai ; ma voix s’adresse à Dieu et il m’exaucera ! » (Psa.77.1). Amen, oui, amen, il m’exaucera ! O mon Père, tu convertiras J. B. sans le secours de mes prières ! Je ne sais pas, je ne puis pas te prier.
Mercredi 13 août 1856. — Seigneur, pardonne à ton faible enfant ses misères et ses infidélités sans nombre ! Que de fois, ô Père, n’ai-je pas parlé à ce cher ami de son salut ! Mais j’ai travaillé sans toi et tu ne m’as pas béni … O mon Dieu ! il n’y a pas longtemps que je me suis montré devant lui d’une légèreté insensée. Hélas ! Jusques à quand serai-je dans ta vigne, cher Maître, un obstacle, un embarras ? Pardonne, ô mon Dieu, pardonne ! J’ai beaucoup prié pour J. B., tu le sais bien, mais, mon Dieu, souvent je t’ai demandé sa conversion parce que j’aurais été heureux de trouver en lui un ami chrétien. Pardonne cet égoïsme ! Mon Dieu, je t’ai peut-être aussi prié avec plus de confiance dans mes prières que dans tes promesses ; quand je t’avais adressé une fervente prière, il me semblait que je devais être exaucé ! Oh ! que son cœur est dur ! Seigneur, brise-le pour la gloire ! oh ! brise-le ! Il dort maintenant, ce pauvre ami ; mais tu peux le visiter, puisque moi je ne puis lui parler ! Tu peux agir sans faire cas de mes prières ! Ta gloire, ô mon Père, ta gloire ! ta gloire ! le réveil de cette malheureuse église ! oh ! n’agiras-tu pas ?
10 heures soir. — Oui, je crois que le Seigneur m’exaucera ; je le crois. J. B. dort, mais plaise à Dieu qu’il ait une flèche du Tout-Puissant dans son cœur ! J’ai eu avec lui un entretien court mais solennel. Il m’a dit qu’il n’est pas ennemi de Dieu. Glorifie ton nom, ô mon Père !
Mardi 19 août. — « Car nous marchons par la foi, et non par la vue » (2Cor.5.7). Oui, c’est ainsi que marche et aussi que travaille l’enfant de Dieu. J. B. est encore loin, loin, bien loin du salut ; mais le Seigneur sera plus fort que lui ; oui, Il l’a promis. Ce pauvre ami ! J’ai pu, dimanche matin, prier pour lui. Le samedi, je m’étais senti poussé à prier d’une manière toute particulière pour lui et pour d’autres. J’en étais épuisé. Mais combien j’ai dû lutter contre l’orgueil !
Lorsqu’en automne Coillard quittera Asnières, J. B. n’aura pas fait le pas décisif ; Coillard étant revenu peu après à Asnières pour quelques jours, J. B. lui donnera un rendez-vous auquel il ne se rendra pas, et Coillard repartira sans l’avoir revu : « Ce fut pour moi un coup de foudre, écrit-il dans son journal le 28 novembre 1856. Jamais je n’oublierai les impressions de ce départ, jamais ! » Il y eut échange de lettres. Peu avant de partir pour l’Afrique, le 23 juin 1857, étant à Asnières, Coillard dit : « J’ai eu un entretien bien sérieux avec J. B. dans ma chambre. Pauvre ami ! pauvre ami ! » Pendant la traversée, il pense à Asnières et, dans son journal, il s’adresse à tous ceux qu’il y a laissés :
19 septembre 1857. — Et vous, mon plus cher ami, vous qu’il me suffit de nommer J. B. pour faire battre mon cœur ! Mon cœur semble avoir besoin de vous pour vivre ! … C’est pour vous que j’ai prié avec larmes et des nuits presque entières, lorsque j’étais près de vous ! C’est vous qui étiez en quelque sorte le baromètre de mon bonheur ou de ma tristesse ! … Faut-il que vous ignoriez ce que c’est qu’un cœur qui travaille à la conversion d’un autre ? Non, je ne craindrai point de vous dire « mon enfant pour lequel j’ai souffert les douleurs de l’enfantement ». Que ne puis-je maintenant, comme dans les longues soirées de l’hiver qui est passé, m’asseoir à vos côtés, ou me promener avec vous sur le bord du canal, pour vous parler, non pas de mon amour qui est peu de chose, mais de l’amour de Jésus, de ce Jésus qui est mort pour vous sur la croix ! Mais des centaines de lieues nous séparent. Désormais nous sommes morts l’un pour l’autre !
Il y eut encore échange de quelques lettres. C’est ainsi qu’à vues humaines se termina ce drame ignoré jusqu’à ce jour et dont les conséquences et le dénouement sont connus de Dieu seul. Et maintenant, à l’aide du journal intime, suivons Coillard dans sa vie à Asnières.
Mercredi 10 octobre 1855. — Je suis humilié et affligé. Il était minuit et demi quand je me suis levé. Il est maintenant 3 heures et demie et je n’ai encore rien fait. Je fais un sermon sur la régénération, je n’en puis venir à bout. Oh ! que je suis affligé ! Combien peu capable je suis d’annoncer un si grand salut !
Mardi 20 novembre 1855. Que dire ? Mon silence dans mon journal, hélas ! dit déjà trop ! … Je suis dans la position la plus critique sous le rapport spirituel. Je tombe toujours. Je ne combats pas et pourtant, en théorie, je poursuis la sanctification. Parfois le péché apparaît si séduisant !
Samedi 15 décembre 1855. — J’ai reçu hier une lettre de M. Hocart. Longue lettre de six grandes pages qui traite de la sanctification. La sanctification est donc possible ici-bas. L’Écriture l’enseigne, bien que l’expérience le démente.
Samedi 22 décembre. – Je dois prêcher le jour de Noël. Je me prépare sans beaucoup de succès ! Oh ! qu’il est difficile d’annoncer comme il faut le salut qu’on est si heureux de posséder !
Noël 1855. — C’est pour moi un jour de bénédiction, de grandes bénédictions ! J’ai prêché sur ce texte : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle. » Le Seigneur m’a puissamment soutenu. Je m’étais bien préparé par la prière, mais je n’avais pas écrit mon sermon.
Vendredi 22 février 1856. — Oh ! qu’il est pénible de vivre sans ami ! J’ai un cœur ulcéré. Personne avec qui je puisse parler ! C’est dur. J’ai beaucoup pleuré ce soir.
Dimanche 27 avril 1856, 10 heures soir. — M. Diény est venu hier et j’ai pris le thé avec lui chez M. Filhola ; c’est un jeune homme d’une trentaine d’années, aimable, attrayant, pieux surtout. Il a prêché à Bourges et à Asnières sur le même texte (Luc ch. 10) : sermon d’étudiant, ce qui ne pouvait manquer, du reste, ne connaissant pas les besoins du troupeau. A Bourges, ce cher ami a été très ému et intimidé. A Asnières, beaucoup moins. Il a captivé l’attention de tout le monde. Avant le troisième coup, le temple était plein. Il est venu, ce soir, avec M. Filhol à notre petite réunion.
a – M. le pasteur Filhol allait quitter Asnières et il fallait pourvoir à son remplacement. (Ed. F.)
Lundi 12 mai 1856, lendemain de Pentecôte. — Voilà les fêtes de Pentecôte passées ! M. Filhol a fait hier à Bourges son dernier service. Il y avait beaucoup de monde. Sermon très édifiant sur Actes.2.38-39. Nous avons chanté les chants de l’Apocalypse. Nous n’avons pas très, très bien réussi. Cependant on ne s’est pas aperçu de nos fautes et on a été édifié : c’est tout ce qu’il faut. Aujourd’hui, M. Filhol devait nous faire son sermon d’adieu ; mais ce sera pour jeudi. Nous avons chanté en chœur les chants de l’Apocalypse d’Ami Bost et le cantique de Pâques assez bien. Puis a eu lieu la séance du Consistoire.
Le Consistoire a décidé (12 mai 1856) que M. Viénot et moi alternerions pour les services, de sorte que je prêcherai tous les quinze jours à Asnières et aussi à Bourges alternativement. Responsabilité effrayante ! Le Consistoire s’est montré bien disposé pour moi, et j’en sens mon orgueil un peu flatté. On m’offre la cure, on m’offre la patache, on m’offre aussi une indemnité. Je rejette les deux dernières offres, car je ne veux pas me donner le ton d’un pasteur. C’est un trop grand piège ; puis je ne veux pas prêcher à mon église parce qu’elle me paie, mais parce que je m’y sens poussé. Quant à la cure, il ne pourrait y avoir qu’un motif d’économie qui me poussât à y aller, mais mes réunions, mais mon orgueil, vraiment ! …
Mercredi 14 mai. — Veille du départ de M. Filhol. J’en ai pleuré.
Jeudi 15 mai. — Départ de M. Filhol pour Bruxelles ; touchant service d’adieux, Psaume 121. J’ai été les accompagner jusqu’à Salbris ; nous avons été heureux sans trop d’émotion.
(Autobiographie.) Pendant l’absence du pasteur, une jeune femme vint à mourir (4 juin). C’était une des élèves de Mlle Bost, une personne pieuse et aimée de tous. En cas pareil, c’était l’instituteur qui devait présider les funérailles. L’affluence des catholiques aussi bien que des protestants était grande ; M. Viénot, l’instituteur, un homme pour lequel j’avais la plus grande estime, insista pour que je prisse sa place ; la famille aussi le désirait. Le temple était comble. Je montai en chaire (5 juin), non sans émotion, et parlai sur Romains.6.23 : « Les gages du péché, c’est la mort. » Je me sentis poussé à adresser de pressants appels à cet auditoire mélangé.
Jeudi 5 juin 1856. — J’ai éprouvé de grands combats jusqu’en chaire. J’étais persécuté par deux textes : Rom.6.23, ou Apoc.10.6. J’ai parlé sur le premier. Quant à moi, j’ai été profondément humilié ; mais il paraît, pourtant, que quelques âmes ont été édifiées. Oh ! si seulement cela pouvait avoir fait du bien ! Je n’ai pas de quoi me glorifier ; mais le Seigneur se glorifie ! Je brûle d’ardeur pour le salut des âmes, mais je crains d’y mettre trop du mien. Je sens le besoin de crier comme David : « Seigneur, apprends-moi à faire ta volonté et que ta loi soit au dedans de mes entrailles. »
(Autobiographie.) C’est pendant que j’étais ainsi suffragant, qu’un incendie épouvantable éclata à Asnières, dans le quartier catholique. C’était pendant la moisson ; tous les hommes étaient dispersés dans les fermes éloignées où ils restaient toute la semaine et d’où ils ne revenaient que le samedi soir. Cet incendie, qui, en quelques heures, dévora plus de deux cents maisons, mit autant de familles à la rue, sans abri. C’était un vendredi, dans la nuit et, le lendemain, les pauvres moissonneurs, qui revenaient brisés de fatigue mais allègres de cœur, comptant sur une journée de repos à leurs foyers, n’y trouvèrent que des masures fumantes. On peut se représenter leur désespoir. Les protestants, dont pas un ne souffrit, se montrèrent bien. Cette calamité me mit en fréquent contact avec les principaux catholiques et le curé lui-même.
Enfin, le nouveau pasteur, M. Eugène Diény, arriva (17 juillet 1856). La Maison des Missions se rouvrit sous la direction de M. Casalis ; je pris donc congé des miens, et je partis pour Paris.
La première fois que M. Diény avait entendu Coillard, il avait été étonné de sa facilité, de la distinction de son esprit, de sa maturité : « Sa prédication était vivante, dit-il, très préparée, mais pas écrite : Coillard avait une grande facilité d’improvisation ; il était toujours intéressant, il avait quelque chose de très particulier, de personnel ; déjà, il aimait l’image et l’avait à sa disposition. »
En reconnaissance pour les services rendus durant les mois d’intérim entre le départ de M. Filhol et l’arrivée de M. Diény, le conseil presbytéral donna à Coillard, élève missionnaire, les Commentaires de Calvin. Coillard écrivit, pour remercier, une lettre (lue dans la séance du 24 août), dans laquelle il dit « qu’en travaillant quelque peu à l’édification de l’église privée de pasteur, il n’a fait que répondre à un besoin pressant de son cœur et qu’obéir surtout au bon Maître auquel il a sacrifié avec bonheur son cœur et sa vie… Au reste, tout en s’éloignant d’une église qui a droit à son affection à plus d’un titre, qu’il porte dans son cœur et qui a une large part dans toutes ses prières, tout en s’éloignant d’elle pour aller annoncer le Seigneur aux pauvres païens, il en cultivera régulièrement, dans son âme, le souvenir. Il continuera à prier pour elle au loin comme de près et se réjouira, avec les anges de Dieu, d’une grande joie, lorsqu’il aura le bonheur d’apprendre que quelques âmes se seront enfin franchement décidées à aimer, à servir et à glorifier le Seigneur. » Quelque temps après, le 6 mars 1857, regardant en arrière, Coillard écrivait à M. Jeanmaire :
« Mon séjour à Asnières a été pour moi une source d’humiliation ; je croyais tout ce temps perdu, et pour moi et pour les autres ; maintenant je vois que, s’il a peut-être été sans fruits pour l’église d’Asnières, il n’a pas peu contribué à me préparer à ma vocation. »
A peine arrivé à Paris, Coillard apprit qu’un de ses beaux-frères, qu’il avait laissé très malade, était mort le 7 novembre ; il y avait des affaires de famille à régler.
28 novembre 1856. — Force me fut de retourner à Asnières ; ma foi y passa au crible, le diable parvint à mettre ma vocation en jeu, mais le Seigneur gagna la cause et donna une nouvelle sanction à ma vocation. « Espérer contre toute espérance, marcher par la foi et non par la vue », telle devrait être toujours notre devise.
(Autobiographie.) — La nouvelle Maison des Missions était à Passy ; nous y arrivâmes presque tous en même temps (1er novembre). Nous venions de tous côtés, l’un d’Allemagne, un autre d’Angleterre où il avait séjourné, d’autres de Suisse, les autres du centre, du midi de la France et de Paris même. La plupart d’entre nous avaient déjà quelque expérience de la vie, et quelque connaissance pratique de l’évangélisation. Il ne fallut pas longtemps pour apprendre à nous connaître et à nous aimer. Nous étions huit. C’étaient Mabille et Rau d’Yverdon, Frédéric Ellenberger de Suisse, Bouhon de Paris et moi ; un peu plus tard arrivèrent Baumann de Francfort, Bonhoure du Midi, et Eugène Casalis, le fils du directeur. Après les deux ou trois premiers jours nécessaires pour faire connaissance les uns avec les autres, M. Casalis s’enquit de nos âges respectifs pour désigner nos places à table, etc. A son grand étonnement, il découvrit que moi, qui paraissais être un des plus jeunes, j’étais précisément l’aîné de tous.
La Maison des Missions
Lors de l’arrivée des élèves, l’installation de la Maison des Missions n’était pas terminée ; il y avait encore à transporter dans le nouvel immeuble beaucoup d’objets restés à la rue de Berlin, dans les anciens locaux de la Société. « Vous déménagerez le musée », dit un jour M. Casalis aux élèves : « Mais comment ? » — « C’est votre affaire. » Alors Bouhon proposa de faire une procession, chacun portant un objet : « Mais surtout ne riez pas » recommanda-t-il à ses camarades. Ainsi fut fait ; chacun portait un objet, la procession se fit avec le plus grand sérieux, et ceux qui la rencontrèrent n’osèrent pas se moquer ; un élève portait un singe, un autre un serpent, Coillard portait un grand oiseau.