xL’Emancipation, dans son numéro du 26 décembre 1870, appelle le récit de la naissance de Jésus, renfermé dans les évangiles de saint Luc et de saint Matthieu, une « ridicule et monstrueuse légende ». « Arrière, arrière, s’écrie-t-elle avec indignation, ces fables dignes du paganisme ! » D’après un article de la Revue britannique, cité dans le même numéro de ce journal, la fête de Noël ne serait elle-même qu’une ancienne fête païenne, celle du solstice d’hiver, qui tient une place dans toutes les anciennes mythologies, et que les évêques auraient convertie, comme tant d’autres fêtes idolâtres, en fêtes chrétiennes. — Tout cela, jeté en pâture, du ton le plus assuré, aux lecteurs du journal, dans la douce confiance que l’incrédulité a aussi sa crédulité.
x – Paru en 1870 dans le journal religieux de Neuchâtel.
La naissance miraculeuse de Jésus-Christ est attestée directement dans deux de nos évangiles. En premier lieu, dans celui de saint Matthieu. Cet ouvrage a été écrit en plein monde juif. Il était destiné, comme chaque mot le prouve, à démontrer au peuple de l’ancienne alliance que Jésus était le Messie attendu. L’auteur n’eût certainement rien pu faire de plus absurde, pour amener le peuple juif à la foi chrétienne, que de mêler à l’Evangile des lambeaux de mythologie païenne. C’eût été repousser comme à dessein ceux que l’on voulait gagner. Bien loin que le récit de saint Matthieu soit en rapport avec les légendes des demi-dieux païens, il se rattache lui-même à la prophétie d’Esaïe (Ésaïe 7.14) que cite l’évangéliste (Matthieu 1.23). Si donc on veut expliquer ce récit autrement que par le fait lui-même, c’est dans l’Ancien Testament, le livre le plus opposé aux fables mythologiques des païens, qu’il faut en aller chercher l’origine.
Quant à Luc, il écrivait, lui, sans doute, en pays païen, et pour les convertis d’entre les Grecs. Mais d’où a-t-il tiré ses récits ? Il nous le dit dans les premiers versets de son évangile : d’abord, des narrations transmises à l’Eglise « par les témoins des faits évangéliques et les premiers prédicateurs de la Parole » (Luc 1.2), c’est-à-dire par les apôtres ; et puis, des renseignements privés qu’il avait recueillis avec le plus grand soin, et qui l’avaient mis en état de remonter jusqu’à l’origine de cette histoire (Luc 1.3-4), c’est-à-dire jusqu’à la naissance et l’enfance de Jean-Baptiste et de Jésus-Christ. Si donc Luc est un homme de bonne foi et de bon sens, — et jusqu’à nouvel ordre, nous raisonnerons dans cette supposition, — on doit conclure de ce préambule de son écrit, qu’il n’a pas recueilli les choses qu’il nous raconte de la bouche du premier venu, mais qu’il les a puisées à des sources de la pureté desquelles il était convaincu lui-même, et que le récit de la naissance surnaturelle doit nous paraître d’autant plus digne de foi, que saint Luc nous fait l’effet d’un écrivain plus consciencieux et plus croyant. Et comment aurait-il pu inventer lui-même de tels récits, à l’imitation des fables païennes, quand le Maître qu’il accompagnait, saint Paul, ne travaillait qu’à renverser l’idolâtrie pour y substituer dans tout le monde le pur monothéisme Israélite ? Comp. Actes 17.18 : « Pendant que Paul les attendait à Athènes, il avait le cœur outré, en voyant cette ville plongée dans l’idolâtrie. »
D’ailleurs, nous pouvons constater nous-mêmes, encore à cette heure, la nature des sources où saint Luc a puisé ses récits. Chaque écolier, en lisant le commencement de l’évangile de Luc dans l’original, sera frappé, en passant du verset 4e au verset 5e, du changement total de style. Les quatre premiers versets sont d’un grec pur, parfaitement classique, digne du style des grands historiens de cette nation. Dès le verset 5e, au contraire, le grec semble n’être plus, soit pour la construction, soit pour le vocabulaire, que la traduction littérale et comme la décalque d’un original hébreu. Il suit de là que, dans les quatre premiers versets, nous avons le style de l’auteur lui-même, tandis que, dès le 5e, il raconte d’après des documents juifs. Et ce sont ces documents juifs qui contiendraient des fables d’origine païenne ! Mais, oublie-t-on donc l’abîme qui séparait, surtout à cette époque, le monothéisme Israélite de toutes les religions et superstitions étrangères ?
Nous pouvons aller plus loin. Pour peu que l’on étudie les admirables cantiques enchâssés comme des joyaux dans les récits de ces premiers chapitres de saint Luc, les hymnes de Marie et de Zacharie, par exemple, on sera frappé non seulement du coloris tout à fait juif des idées et du style, mais encore de la conception entièrement primitive qui règne dans ces compositions. La possibilité du rejet du Messie par le peuple d’Israël n’y est pas même supposée. La délivrance et la gloire promises aux patriarches vont enfin se réaliser (Luc 1.34-35). Le vrai culte que doit instituer le Messie, dès qu’il aura délivré le peuple de l’oppression romaine, va être inauguré (Luc 2.71-75). Siméon lui-même désigne le Messie comme la gloire du peuple d’Israël (Luc 2.32). Eût-on pu parler ou faire parler ainsi les premiers acteurs du drame évangélique à une époque postérieure au ministère de Jésus, lorsque déjà le peuple l’avait rejeté, et qu’il repoussait la prédication apostolique, comme il avait repoussé celle du Maître ? Combien moins, par conséquent, après la ruine de Jérusalem, quand Israël était déjà dispersé sur la terre pour n’avoir pas reconnu en Jésus son Messie ! De tels cantiques portent donc en eux-mêmes leur date. Les joyeuses espérances qu’ils célèbrent sont bien celles qui ont dû entourer le berceau du Sauveur ; elles ont expiré avec lui sur la croix, et ne ressusciteront que quand Israël lui-même sortira du tombeau de l’incrédulité où il gît encore à cette heure. C’est donc bien autour du berceau de Jésus que sont nés ces hymnes, ainsi que les récits qui en sont comme la châsse. Les documents que traduit ici saint Luc sont non seulement d’origine purement juive, intacts de tout alliage païen, mais encore de date tout à fait primitive, antérieurs à la catastrophe de la ruine de Jérusalem. Ils renferment de précieux souvenirs, conservés dans les familles de Jean-Baptiste et de Jésus, et que Luc était parvenu à recueillir.
Pourrions-nous découvrir par quelle voie ces récits et ces hymnes avaient été transmis à ceux de qui provenaient les documents que traduisait Luc ? Deux paroles remarquables nous mettent sur la voie : « Et Marie, est-il dit Luc 2.19, conservait toutes ces choses et les repassait dans son cœur » ; et Luc 2.50 : « Ils ne comprirent point (Marie et Joseph) ce que Jésus leur disait. » De quelle source peuvent provenir ces données sur ce qui se passait dans les intimes profondeurs du cœur de Marie, sur les impressions immédiates éprouvées par elle et par Joseph, et qui furent en contradiction avec celles qu’ils éprouvèrent plus tard, quand ils comprirent mieux les paroles de leur enfant ? Ou celui qui mêle de telles remarques à son récit (si elles sont de son invention) est un charlatan ; ou, si elles sont fondées en fait, elles impriment au document d’où elles sont tirées le caractère de la plus haute autorité.
Mais nous savons ce qu’on objecte : Pourquoi ces récits ne se trouvent-ils que dans les évangiles de Luc et de Matthieu, et non dans ceux de Marc et de Jean ? Pourquoi les évangiles même de Luc et de Matthieu se contredisent-ils sur plus d’un point ? Comment croire, enfin, un fait aussi prodigieux que celui qu’ils s’accordent à nous affirmer : un enfant né d’une vierge ?
Marc ne raconte pas les récits de l’enfance, parce que son évangile n’est que la simple rédaction de l’enseignement apostolique tel qu’il se donnait à Jérusalem par les Douze (la doctrine des apôtres, Actes 2.42), et dans les Eglises en général, par les apôtres et par les évangélistes (Éphésiens 4.41). Nous avons un échantillon de cet enseignement primitif dans la prédication de saint Pierre chez Corneille (Actes 10.34 et suiv.) ; et là nous voyons clairement, par le v. 37, que cet enseignement apostolique ne commençait qu’avec le ministère apostolique et le baptême de Jésus. C’est ce que prouve également le passage Actes 1.21-22 où l’on voit que, pour remplacer Judas, on tira au sort entre deux disciples qui, ayant accompagné Jésus avec les Douze, depuis le baptême de Jean jusqu’à l’ascension, pouvaient rendre témoignage avec eux. La prédication, en effet, n’était autre chose dans ces premiers moments que le témoignage rendu par ceux qui avaient vu et entendu eux-mêmes. Et comme la relation des apôtres avec Jésus n’avait commencé qu’après le baptême de Jean, leur enseignement, pour conserver le caractère d’un témoignage, ne pouvait pas remonter plus haut. C’est cet enseignement apostolique primitif, dans toute sa simplicité et dans sa première fraîcheur, que, comme le reconnaît aujourd’hui presque toute la critique allemande, nous trouvons rédigé dans l’évangile de Marc. Les récits de l’enfance n’en faisant par conséquent pas partie, il est naturel que nous ne les retrouvions pas dans cet évangile. Ce résultat est pleinement conforme à ce que nous dit Luc lui-même, que ce sont les renseignements qu’il avait recueillis, qui l’ont mis à même de raconter l’histoire évangélique dès ses origines (Luc 1.3).
Quant à Jean, l’omission des récits de l’enfance dans son récit s’explique très simplement, puisque le point de départ de sa narration est pris après le baptême de Jésus. Jean 1.32-34, Jean-Baptiste parle de ce baptême comme d’une chose dès longtemps accomplie. Au v. 29, nous voyons Jésus venir auprès de Jean, dont il s’était éloigné immédiatement après son baptême afin d’aller au désert (comp. les trois premiers évangiles), et cela pour recevoir de lui les aides que Dieu lui destinait et avec lesquels il devait commencer immédiatement son œuvre (v. 35 et suiv.). Il n’est donc pas étonnant qu’il ne reproduise pas les récits de l’enfance, puisqu’il ne prend pas pour point de départ le jour où naquit Jésus, mais celui où la foi en lui naquit dans son propre cœur. A ce commencement du récit correspond la fin. Jean clôt sa narration par cette parole de Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu » (Jean 20.28). Ce fut alors, en effet, que la foi des disciples et de Jean lui-même fut consommée. Ce mot qui atteint à la hauteur de son objet, est par cette raison le dernier de l’évangile, comme celui-ci : « Et la Parole était Dieu, » en avait été le premier. Jean suppose donc les scènes de l’enfance connues par les autres évangiles, comme tant d’autres scènes de la vie du Sauveur : l’élection des Douze, la transfiguration, l’institution de la sainte-cène, celle du baptême, etc. (scènes à plusieurs desquelles il fait néanmoins allusion dans son évangile ; comp. Jean 3.5, baptême ; ch. 6, sainte-cène ; Jean 6.70, élection des Douze). Il est d’ailleurs manifeste, quoiqu’on ait prétendu le contraire, que le fait de l’incarnation, tel que l’enseigne Jean 1.14 : « La Parole a été faite chair, » suppose une naissance extraordinaire.
On parle de contradictions entre le récit de Matthieu et celui de Luc. Avant tout, il faut se garder de parler du récit de Matthieu. Car une étude tant soit peu attentive des deux premiers chapitres de cet évangile prouve que l’auteur n’a pas pensé un seul instant à donner un récit de l’enfance de Jésus. Il emprunte simplement à cette période de sa vie cinq faits détachés qu’il rapproche de cinq prophéties, afin de montrer, par ce rapprochement, conformément au but qu’il poursuit dans tout son écrit, que Jésus-Christ est le Messie promis dans l’Ancien Testament. Ce n’est que dans Luc que nous trouvons une narration réelle, suivie, de l’enfance de Jésus ; et la seule question est par conséquent de savoir si nous pouvons insérer naturellement dans le cadre de Luc les faits isolés rappelés par Matthieu. La table suivante prouvera que cela peut se faire sans difficulté, pourvu que l’on admette ce qui est aujourd’hui reconnu par les critiques allemands les plus éminents : c’est que chacun des deux évangélistes a composé son ouvrage sans avoir eu connaissance de celui de l’autre. Cette circonstance s’explique naturellement dans la supposition, appuyée sur tous les rapports des Pères de l’Eglise, que les deux évangélistes ont écrit à peu près dans le même temps et dans des contrées de l’Eglise assez distantes : Matthieu en Palestine, Luc en Grèce, tous deux entre 60 et 63.
- L’ange annonce à Marie la naissance de Jésus (Luc 1.26 et suiv.).
- Marie (après ou sans en avoir parlé à Joseph) se rend chez son amie maternelle, Elisabeth (Luc 1.39 et suiv.).
- Pendant son absence ou après son retour, Joseph tombe dans l’état de doute et de perplexité d’où le tire le message de l’ange (Matthieu 1.18 et suiv.).
- Il prend Marie chez lui comme sa femme (Matthieu 1.24 et suiv.).
- Un ordre d’Hérode, en exécution d’un édit d’Auguste, les conduit de Nazareth à Bethléem (Luc 2.1 et suiv.).
- Jésus naît à Bethléem (Matthieu 2.1 ; Luc 2.1-7).
- Six semaines après, ses parents qui étaient restés à Bethléem, soit pour être près de Jérusalem où ils devaient présenter l’enfant, soit avec l’intention de s’y établir tout à fait, parce que c’était de là qu’on s’attendait à voir sortir le Messie, accomplissent dans le Temple la cérémonie de la présentation (Luc 2.21 et suiv.).
- De retour à Bethléem, ils reçoivent la visite des mages et fuient en Egypte (Matthieu 2.2 et suiv.).
- Revenus d’Egypte, ils renoncent à s’établir à Bethléem et vont fixer de nouveau leur domicile à Nazareth (Matthieu 2.29 et suiv. ; Luc 2.39).
Nous pourrions ajouter ici quelques détails propres à justifier la relation et la connexion de ces faits ; mais cette table suffit pour démontrer la compatibilité des deux cycles de récits conservés par les deux évangélistes. D’ailleurs, ce ne sont là que des questions secondaires. La vraie cause de doute n’est pas cette contradiction ; c’est le surnaturel renfermé dans ces récits ; c’est en particulier la naissance miraculeuse de Jésus.
Pour l’homme qui n’admet pas un ordre de choses divin, planant au-dessus de l’existence terrestre, il est évident que de tels récits ne peuvent être que des fables, quelles que soient les raisons que nous puissions présenter pour démontrer que ce sont de réelles et sérieuses histoires. Mais pour celui qui croit à un monde supérieur dont Dieu est le soleil et un chœur d’intelligences célestes les astres, à un ciel débordant d’amour comme déborde de lumière et de chaleur l’éther qui environne et pénètre notre atmosphère, pour celui-là, l’intervention de ce monde divin dans l’éducation et l’histoire de l’humanité n’a rien d’inattendu. Le contraire serait plutôt une contradiction.
S’il est un fait incontestable, c’est le caractère exceptionnel de la vie de Jésus. Nous voulons, en particulier, parler ici de sa parfaite sainteté. Nous savons que ce fait ne trouble pas la quiétude de l’Emancipation. Tout en reconnaissant en Jésus l’homme qui a le mieux réalisé le type du saint et du juste, elle ajoute : « malgré les imperfections inséparables de son humanité. » A la bonne heure : mais Jésus les a-t-il senties, ces imperfections ? Si oui, comment ne s’en humilie-t-il jamais, lui qui invite si sérieusement tous les autres hommes à s’humilier des leurs ? Comment ne se met-il jamais à genoux au milieu des siens pour demander pardon avec eux, comme le fait le meilleur des pères avec ses enfants, le pasteur le plus fidèle avec son troupeau, comme l’ont fait les plus saints des prophètes, Moïse et Elie eux-mêmes, au milieu d’Israël ? Comment ose-t-il se poser en homme qui pardonne les péchés ? Comment, si son sang n’est pas pur, peut-il le donner pour l’hysope qui doit nettoyer la souillure du monde ? Comment lui, pécheur, ne fût-ce que dans la plus faible mesure, prétend-il être celui dont Esaïe a dit : « Mon serviteur juste en justifiera plusieurs ? » Comment peut-il s’annoncer comme le juge futur des pécheurs ? — Si, d’autre part, il n’a pas reconnu les souillures que nous constatons chez lui, si la tache fatale a échappé à son regard qui discernait si bien celle des autres, s’il a vu la poutre ou le fétu dans l’œil de son prochain sans apercevoir le fétu dans le sien propre, comment peut-on l’appeler encore le plus juste et le plus saint des hommes ? Plus la sainteté d’un homme se rapproche de la perfection, plus sa conscience devient délicate, son œil clairvoyant pour discerner le moindre mal qui se trouve en lui ; plus il s’en humilie et en gémit. Si Jésus n’a pas discerné le mal qui se trouvait en lui, tandis qu’il jugeait si sévèrement celui qu’il observait dans les autres hommes, il en est le plus orgueilleux et le plus aveuglé.
Il ne faut pas être inconséquent en pareille matière. La manière dont se pose Jésus vis-à-vis du reste du monde (« si vous qui êtes mauvais… ; il faut que vous naissiez de nouveau ») nous force à le mettre ou plus haut ou plus bas que ne le prétend le christianisme libéral ; ou, pour mieux dire, son excellence relative, reconnue par tous, nous force à nous élever jusqu’à la reconnaissance de sa sainteté parfaite. Or, s’il y a quelque chose de surnaturel au monde, c’est une pareille sainteté. Ne voyons-nous pas dans chaque enfant le développement de la vie morale vicié bientôt par la désobéissance, l’opiniâtreté, l’égoïsme, l’amour-propre, le mensonge ? Le prodige des prodiges, c’est certainement une vie humaine passant sans altération de l’état d’innocence enfantine pure à celui d’une sainteté virile parfaite. Ce développement, nous le trouvons réalisé dans la personne de Jésus. Nous avons la preuve de ce fait dans le témoignage de sa conscience absolument pure. Une vie aussi exceptionnelle ne doit-elle pas avoir quelque chose d’exceptionnel à son origine ? Nos évangiles ne nous le diraient pas, que la logique nous forcerait de le statuer. Un homme ne comme nous ne pourrait différer de nous que par une supériorité de degré. Une vie humaine pure diffère de la vie humaine souillée non seulement par le degré, mais par l’espèce.
Dira-t-on que, si Jésus est né d’une manière exceptionnelle, il n’est plus réellement homme ? — Mais le premier homme n’est apparemment pas né comme nous tous ! Parce qu’il est apparu autrement que nous, lui refuserons-nous la qualité de vrai homme ? Il serait étrange, en vérité, de refuser l’humanité réelle à celui de qui est procédé, par voie de filiation, tout ce qui porte le nom d’hommey.
y – Il n’est peut-être pas inutile de faire connaître ici à nos lecteurs que des études récentes viennent de renverser les faits physiologiques sur lesquels M. Vogt avait fondé sa théorie de l’homme-singe. Ce savant s’appuyait sur certains phénomènes du crâne des microcéphales (enfants dont le développement cérébral est resté incomplet). M. Sander, de Berlin, vient de refaire les analyses de M. Vogt, et n’a point trouvé fondés les faits que celui-ci avait signalés : 1° La fente de Sylvius n’a nullement, dans la tête des microcéphales, la forme d’un V, comme chez le singe, mais celle d’un Y, comme chez l’homme. 2° Les lobes postérieurs du cerveau, dont le développement considérable caractérise le singe, sont chez les microcéphales aussi restreints, et même plus restreints encore proportionnellement que chez tout autre homme. (Der Naturforscher, N° du 9 janvier 1869.)
Une différence dans le mode d’origine ne saurait donc compromettre l’égalité de nature : Jésus est homme ; la filiation maternelle lui a transmis la nature humaine. Ce qu’il y a d’exceptionnel dans sa naissance résulte de ce que son apparition est une création nouvelle de l’humanité. C’est à la fois le relèvement et l’achèvement de l’humanité première. Ebauchée d’abord, puis altérée dans le premier homme et ses descendants, l’humanité a été tout à la fois restaurée et consommée dans ce second Adam. Jésus est l’homme, tel que nous devions tous l’être, l’homme tel qu’avec son secours nous pouvons tous le devenir. Son apparition est l’avènement de l’homme accompli. Voilà pourquoi sa naissance signale une nouvelle époque dans l’histoire de l’humanité, de même que l’apparition du premier homme a signalé une ère nouvelle dans le développement de la nature.
L’Eglise célèbre par une fête spéciale ce grand événement. Quelle est l’origine de cette fête, la raison de l’époque de l’année à laquelle elle a été fixée et l’étymologie de ce nom de Noël qui lui est donné dans les pays de langue française ?
L’Emancipation, d’après la Revue britannique, fait venir le nom de Noël du celtique Nolagh, qui signifierait nouveau-né et dont elle rapproche nolad, qui en hébreu aurait le même sens. Nous ne connaissons pas le celtique. Mais nous savons un peu l’hébreu, et nous pouvons déclarer à la Revue que le mot nolad n’existe nullement dans cette langue comme substantif, et que le terme employé dans tout l’Ancien Testament pour signifier nouveau-né est jonek. Quant à l’origine du mot français Noël, M. Littré, le savant auteur du plus récent dictionnaire de la langue française, un homme dont l’orthodoxie ne trouble certainement pas le cerveau, ne savait encore rien de la belle découverte celtique de la Revue, lorsque l’année dernière il écrivait à l’article Noël les lignes suivantes : « Noël. Etymologie : wallon, noié ; Hainaut, noé… ; picard, noué ; provençal, nadal ou nadau ; Berry, naut ; espagnol, natal ; italien, natale. Du latin, natalis, de naissance. » Et au mot natal : « Natal est le même que Noël ; italien, santo natale. » Il pourrait donc bien en être de la découverte de la Revue britannique, citée par l’Emancipation, comme de celles de M. Vogt.
L’origine de la fête de Noël n’est pas parfaitement connue. Cette fête ne date certainement pas des temps apostoliques, comme celle de Pâques. Son introduction dans les Eglises d’Orient n’a eu lieu qu’au quatrième siècle, comme nous le voyons dans les Homélies de saint Chrysostome, qui, dans un discours tenu à Antioche, en l’an 386, dit expressément que « c’est depuis dix ans seulement que cette fête se célèbre dans ces contrées. » Mais ce même Père, dans une prédication subséquente du 25 décembre de la même année, ajoute, pour justifier l’introduction de cette fête : « Qu’elle était connue de toute antiquité depuis la Thrace jusqu’à Cadix, » ainsi dans toutes les Eglises d’Occident. La Revue prétend qu’elle avait été introduite pour imiter les fêtes païennes qui se célébraient en l’honneur du Soleil, celles de Mithra en Perse, ou d’Adonis en Syrie. Mais le christianisme antique, bien loin de s’accommoder aux usages païens, cherchait plutôt à se mettre en opposition ouverte avec eux. Léon-le-Grand, dans son septième discours, dit que « c’est la tradition antique de l’Eglise, que chaque fois que l’aveuglement des païens se montre plus actif (par quelque fête idolâtre), le peuple chrétien redouble alors de prières et d’œuvre de piété. » La seule manière raisonnable dont on pourrait essayer de rapprocher la fête de Noël des fêtes païennes à l’honneur du Soleil, serait de dire qu’en instituant la première, les évêques chrétiens avaient voulu faire concurrence à ces dernières et en détacher tout à fait leurs ouailles. Mais ce procédé même n’est pas vraisemblable. Comme c’était surtout en Orient que se célébraient les fêtes de Mithra et d’Adonis, c’est d’Orient en Occident qu’aurait dû se répandre, dans cette hypothèse, la fête de Noël dans les Eglises, et non, comme cela a eu lieu, d’Occident en Orient. N’est-il pas tout naturel qu’après que l’Eglise avait établi une fête annuelle de la mort et de la résurrection du Sauveur, ce qui a eu lieu dès le premier siècle de l’Eglise, elle ait bientôt senti le besoin de célébrer aussi annuellement sa naissance ? Il n’est pas nécessaire de chercher à cette institution d’autre motif que l’importance décisive de l’événement célébré.
Pourquoi a-t-on choisi l’époque du 25 décembre ? Il est possible que cette décision provienne de quelque tradition sur la date de la naissance de Jésus qui s’était conservée dans l’Eglise de Rome, où la fête parait avoir été instituée. Il est possible aussi qu’on se soit laisser guider par une analogie. Comme c’est à la fin de décembre que le pouvoir de la nuit atteint dans la nature son point culminant, et que recommence la domination croissante du règne de la lumière ; ainsi, pensait-on peut-être, il convient de fixer à cette époque la fête du lever de ce soleil spirituel qui, au moment où les ténèbres du péché déployaient tout leur pouvoir, apparut pour ramener le règne de la sainteté.
Toutefois, cette explication ingénieuse de la fixation de la fête de Noël à l’époque du solstice d’hiver n’est rien moins que certaine. On en a présenté récemment une autre en faveur de laquelle il y a bien des raisons à alléguer. Les Juifs célébraient chaque année, vers la fin de décembre, la fête de la Dédicace, en souvenir de la purification et de la seconde consécration du temple, sous les Maccabées, après sa profanation par le roi syrien Antiochus Epiphane. Il est parlé de cette fête Jean 10.22. L’historien juif Josèphe rapporte « qu’on allumait en ce jour-là des lumières dans le temple et dans chaque maison. » Aussi ce jour-là était-il appelé tout court les lumières (φῶτα). N’est-il pas très probable que, comme l’Eglise a transformé la fête de la Pâque juive en une fête chrétienne, dans laquelle elle célèbre la mort et la résurrection de Jésus, arrivées dans le cours de la semaine pascale, comme elle a transformé également la Pentecôte juive en une fête chrétienne, dans laquelle elle célèbre l’envoi du Saint-Esprit arrivé le jour de la Pentecôte, elle aura transformé aussi la fête juive de la Dédicace en la fête chrétienne de la naissance de Jésus ? Il était aisé d’établir une relation entre les deux événements auxquels se rapportaient ces fêtes. Comme le temple profané par le roi païen avait été reconquis et purifié par le héros Judas Maccabée, ainsi le monde, ce temple de Dieu, profané par les abominations de l’idolâtrie, avait été purifié et consacré de nouveau au vrai Dieu par la naissance du Christ.
Ce qui peut confirmer cette explication de l’époque assignée à la fête de la naissance de Jésus, c’est d’abord l’usage des lumières qui caractérise partout cette fête aussi bien que la fête juive ; c’est ensuite le nom allemand de la fête de Noël Weihnachten (nuit consacrée), qui a une analogie frappante avec le nom de la fête juive chanouka (consécration).
Il va sans dire que l’on ne peut affirmer que l’époque de Noël ait réellement été celle de la naissance de Jésus. Qu’importe ? Ce n’est pas ce que l’Eglise a voulu dire en établissant cette fête ; elle n’a pas voulu célébrer un jour, mais un fait, le plus grand de l’histoire de l’humanité. Voici cependant le résultat auquel vient d’arriver récemment le savant qui a examiné le plus à fond la question de l’époque de l’année où Jésus est né, Wieseler. Cet événement doit, selon ses calculs, avoir eu lieu entre le milieu de décembre et la fin de février. Un calcul un peu différent conduit à la possibilité qu’elle ait eu lieu soit à cette époque, soit au mois de juillet. Le fait que les bergers gardaient leurs troupeaux en plein air ne décide rien quant à la saison où Jésus est né. En Orient, les moutons paissent librement en été sur les plateaux et dans les steppes. En hiver, on les ramène plus près des habitations, dans le voisinage desquelles ils sont parqués, et naturellement aussi gardés ; car les enclos dans lesquels ils sont enfermés n’étant, comme le dit Columelle (De re rustica, I, 6, 4), qu’à demi couverts, l’autre partie est à la belle étoile et une simple échelle suffit pour pénétrer dans l’enclos. Une garde n’est donc pas superflue (Jean 10.1 et suiv.).
Nous demandons après cela ce qui reste des assertions de l’Emancipation. Cette feuille, qui s’est donné pour mission d’instruire notre peuple, ne devrait-elle pas commencer par s’instruire plus solidement elle-même ?
Mais, ce qui est surtout ici propre à étonner, c’est que l’on persiste à se dire membre d’une Eglise qui adore ce que l’on conspue comme païen et monstrueux !