Études de Théologie Moderne

I. Les origines

L’Eglise en fut longtemps ignorante. Longtemps elle vécut dans la persuasion naïve de son intégrité première. Elle se transformait cependant, mais par une marche si lente et par un développement si régulier qu’ils ressemblaient à la stabilité même. Les modifications qu’elle subissait étaient si longuement préparées d’avance, les éléments étrangers qu’elle s’assimilait faisaient si bien partie d’elle-même, les facteurs originaux qu’elle perdait étaient déjà si bien perdus pour elle, que la conscience de ces altérations lui parvenait à peine. L’absence de toute perspective historique et l’oubli des origines favorisaient beaucoup cette illusion. D’une génération à l’autre, des changements, d’abord imperceptibles, s’accentuaient, prenaient de la consistance, devenaient bientôt des faits accomplis, et les faits accomplis devenaient à leur tour des faits normatifs. Ils constituaient la chaîne ininterrompue d’une tradition qui, reliant sans rupture le présent au passé, permettait de croire que le présent n’était, en effet, que la perpétuation du passé.

Il en fut ainsi jusqu’à la fin du moyen âge. Quelques esprits seuls commençaient de pressentir la vérité, lorsque le schisme retentissant du xvie siècle fit brusquement tomber le voile et jaillir la lumière. Où était désormais le christianisme, le vrai christianisme, le christianisme authentique ? A Rome ou à Genève ? Dans la tradition ou dans les Ecritures ? Dans l’Église apostolique ou dans la nouvelle hérésie ? Il fallut prendre position, et, la position prise, il fallut la légitimer. L’histoire des dogmes naquit de ces tentatives et son premier berceau fut secoué par les flots tumultueux de la controverse. Tandis que Bellarmin et Baronius, à coups d’innombrables citations patristiques, s’efforçaient d’établir la conformité parfaite du catholicisme avec le christianisme primitif, Calvin, Flaccius, Chemnitz et d’autres faisaient emploi des mêmes preuves pour établir la thèse contraire. La lutte était intéressante et chaude, mais d’un côté comme de l’autre, nécessairement stérile, chaque parti opérant un triage artificiel dans des sources communes et tirant à soi les opinions des Pères.

L’ouvrage de Jean Dailléa indique à cet égard un progrès marqué. Tandis que jusqu’alors protestants et catholiques s’entendaient ensemble pour accorder aux Pères — aux Pères et à la hiérarchie selon les uns, aux Pères et à l’Ecriture selon les autres — une autorité théologique déterminante, Jean Daillé la leur conteste formellement. Les Pères, dit-il, n’ont point qualité pour représenter la doctrine de l’Eglise. Leurs doctrines ne sont pas uniformes, mais particulières et souvent contradictoires. En outre, les questions qu’ils traitent ne sont pas celles qui nous agitent nous-mêmes. Partout, et en religion plus qu’ailleurs peut-être, le développement implique le changement. De fait, la théologie d’aucune Église actuelle ne se ramène exactement à la théologie patristique. Ce n’est donc que par une prétention frisant l’hypocrisie que l’on se réclame d’une autorité à laquelle la force des choses empêche qu’on se soumette. — C’était découvrir pour la première fois les horizons de l’histoire et placer le débat dans son cadre réel ; mais ce n’était encore qu’un pressentiment vague et qu’une indication.

aTraité de l’emploi des saints Pères pour le jugement des différends qui sont aujourd’hui en la religion (1632).

Petavius en comprit la valeur et tenta de l’utiliser. Son livre : De theologicis dogmatibus peut être considéré comme le premier essai d’une explication scientifique de l’histoire des dogmes. Pour Petavius les dogmes constituent l’ensemble des idées chrétiennes fournies par l’Ecriture, élaborées par la tradition et formulées par l’Église. Cette dernière joue seule le rôle suprême, mais — et voici la nouveauté — elle le joue d’une manière successive. L’écrivain ne dissimule pas que sur des points aussi graves que ceux de l’incarnation ou de la Trinité, les docteurs ante et post nicéens, par exemple, soient en opposition profonde. Jugés par le canon des conciles postérieurs, ils seraient certainement hérésiarques ; si néanmoins ils ne sont pas hérétiques, c’est qu’au temps où ils vivaient, l’Eglise n’avait pas encore parlé. Elle fut contrainte de le faire précisément à cause de leurs divergences. Et ce qu’elle fit alors, elle le fait sans cesse, garantissant la vérité religieuse, dont elle est la colonne et l’appui, par d’opportunes et de continuelles définitions. — On le voit, les concessions que la réalité des faits arrache à Petavius sont habilement exploitées et annulées quant à leurs conséquences, par une théorie — assez plausible à première vue — du développement de l’Eglise et de son rôle dans la détermination graduelle du dogme.

Pierre Jurieub, sans s’y attaquer de front, ruina le parti qu’en tirait Petavius. Il montra que ce développement, loin d’être toujours un progrès, était parfois une dégénérescence ; que la doctrine catholique ne représentait le plus souvent qu’une hérésie triomphante, sanctionnée après coup, et qu’en tout cas une Eglise, réduite à n’entrer dans son patrimoine que par une série d’acquisitions fragmentaires et contestables, était mal venue à revendiquer les privilèges de l’infaillibilité et de l’immutabilité. Il admettait d’ailleurs que la société chrétienne fût susceptible de progresser dans la compréhension et dans l’exposition de sa foi ; il démontrait par d’irréfutables témoignages qu’il en avait été vraiment ainsi, et qu’il fallait être cuirassé d’ignorance pour oser en douter seulement.

b – Voyez entre autres son Histoire critique des dogmes et des cultes, et surtout ses Lettres pastorales (2e édit., 1686).

De part et d’autre, chez les catholiques comme chez les protestants, l’idée d’une évolution historique du dogme était tacitement acceptée et sa légitimité reconnue. L’objet en litige n’était plus là, mais ailleurs : dans les conclusions légitimes qu’il en fallait tirer à l’endroit de l’une et l’autre Église.

En vain l’auteur de l’Histoire des variations mit-il tout son effort à purger le catholicisme d’une conception qui menaçait son existence et qui réduisait à néant la force de sa propre argumentation ; en vain affirma-t-il « l’impossibilité des changements insensibles » ; en vain proclama-t-il ce double axiome : « que là foi — lisez : la croyance — ne varie pas dans la vraie Église » et « que la vérité venue de Dieu a d’abord sa perfection ». S’il parlait en évêque, il ne parlait plus en historien : l’aigle de Meaux se brisait les ailes contre l’évidence des faits. Au regard du savant moderne, l’Histoire de Bossuet reste la plus splendide peut-être, mais la plus insignifiante des tentatives apologétiques qu’ait suscitées l’esprit romain. Des deux axiomes sur lesquels elle repose, aucun n’est confirmé par l’expérience ; en perdant ces appuis, elle s’écroule tout entièrec. La papauté trouva en Joseph de Maistre et surtout en Moehlerd des défenseurs mieux avisés. Mais ils ne purent maintenir leur position qu’en abandonnant celle de Bossuet, c’est-à-dire en faisant droit à la théorie d’une évolution nécessaire du christianisme, évolution que le premier envisageait surtout par son aspect politique et social, et le second, sous l’influence combinée de Schleiermacher et de Hegel, par son aspect philosophique et théologique.

c – Il faut à M. Brunetière tout le parti-pris dont il est coutumier pour oser en faire l’éloge que l’on sait.

dSymbolique, 1832.

Plus récemment enfin, une théorie analogue facilitait à Newman le passage du catholicisme anglican au catholicisme proprement dit. Il vaut la peine de nous y arrêter quelques instants, ne fût-ce qu’à cause de l’ampleur, de la précision et de la solidité apparente qu’il sut lui donner.

Pour Newman, comme pour tous les théologiens de son bord, la théorie du développement du dogme est « une hypothèse destinée à résoudre une difficulté »e. Cette difficulté consiste à faire procéder normalement le catholicisme papal du christianisme primitif, à tant d’égards son antithèse évidente. Newman affirme que ce dernier — le christianisme — parut au monde sous la forme d’une idée plutôt que sous celle d’une institution. D’où justement sa nécessité à s’incarner dans une institution, à prendre en elle corps et substance, à s’armer pour la lutte, à tisser en quelque sorte ses propres vêtements, à forger lui-même sa cuirasse et son épée afin d’être capable de résister au dehors et de grandir au dedans. Ce double effort de résistance externe et de croissance interne est à la base de ce que Newman appelle « le développement catholique ». Mais étant ce qu’il est, et s’accomplissant sur le sol encombré de la vie religieuse et sociale antécédente, il ne put autrement que de détruire ou de s’assimiler en les modifiant les manières d’agir et de penser qu’il rencontra autour de lui. Ces modifications et ces assimilations font partie intégrante du développement, qui les a pour inaliénables conditions.

e – « An hypothesis to account for a difficulty. » — Development of doctrine, p. 27.

Il y a sept signes ou critères qui distinguent le vrai développement du faux, ce sont : « La préservation de l’idée, la continuité des principes, le pouvoir d’assimilation, l’anticipation prophétique, l’enchaînement logique, la continuité chronologique, les additions préservatrices ». Tout cela forme un imposant appareil qui n’est pas sans exercer d’abord quelque séduction sur l’esprit. C’est en tout cas l’un des plus sérieux et l’un des plus spécieux essais de justifier le dogme romain devant l’histoire. Mais la difficulté commence avec son application. La théorie se démontre aussitôt comme réfractaire à l’histoire. Sans parler du tour de force continuel qu’il faut accomplir pour montrer partout « la préservation de l’idée », « l’intégrité des principes » et même « la continuité chronologique », il se trouve, en définitive — il fallait s’y attendre — que le développement devait s’opérer sous le contrôle « d’une autorité externe », seule juge infaillible de la vérité et de l’erreur, Voilà qui est grave, car, d’une part, cette autorité externe autant qu’infaillible ne saurait être une idée ; elle ne peut être qu’une « institution » ; elle échappe donc à la définition que l’on avait donnée des quantités chrétiennes originales. Et, d’autre part, soustraire le dogme de l’infaillibilité à la loi générale de révolution des dogmes, c’est lui soustraire arbitrairement l’un de ses plus légitimes objets. Si quelque chose s’est développé dans le monde, c’est assurément la doctrine de l’infaillibilité papale. En statuant l’un des termes du développement historique de l’Eglise le juge de tous les autres, on est évidemment infidèle à l’histoire, on sacrifie la vérité à l’intérêt d’une cause, on fait œuvre de partisan et non pas d’historien. Assumer une telle attitude et n’en pouvoir sortir, après tant de détours y revenir sans cesse, nous est un suffisant aveu de l’incapacité absolue qu’éprouve le catholicisme romain à légitimer historiquement ses prétentions religieuses.

De ce rapide aperçu nous retenons deux choses : que l’histoire des dogmes comporte nécessairement une théorie quelconque de leur évolution ; que la théologie catholique est impuissante à la fournir. La théologie protestante serait-elle en état de le faire et comment l’a-t-elle fait jusqu’ici ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.

*

Le besoin d’abord ne s’en fit pas sentir. On ne portait guère à l’étude des dogmes qu’un intérêt apologétique et polémique. Il s’agissait avant tout de convaincre l’adversaire d’infidélité ou d’erreur et de parer à ses attaques. La confiance que l’on avait aux Écritures et l’admission implicite des principales doctrines — christologiques et trinitaires — de l’ancienne Église ne poussaient pas aux recherches désintéressées. Le xviiie siècle seulement commença de s’y livrer, et c’est au rationalisme allemand qu’en revient l’honneur. Lui seul alors était assez libre de préjugés théologiques pour s’attaquer à la doctrine officielle, et le piétisme, en prouvant que celle-ci ne couvrait pas tout le champ de la foi et de la vie chrétienne, lui vint singulièrement en aide. Une fois de plus, et cette fois dans le sein même de la Réforme, la question se dressait de la genèse historique du dogme. Les théologiens du tempsf la résolurent d’une manière plus ou moins conséquente dans le sens où conduisaient leurs prémisses. La théorie d’un développement devint essentiellement chez eux une théorie de dégénérescence. Le but avoué de Münscher était d’exposer « les variations incessantes que la doctrine chrétienne avait subies depuis ses origines » et de montrer que celles-ci « changent parfois aussi rapidement, et sans plus de raison que chez les femmes les modes de la toilette ». Le problème évidemment était mal compris et sa solution ne pouvait être que défectueuse. Deux choses manquaient à cette école : le sens religieux et le sens historique.

f – Mosheim, Chr.-W.-F. Walch, Lessing, Semler, Münscher.

Ce dernier, l’une des plus tardives acquisitions de l’humanité, n’était au reste pas encore né. Il ne put naître que sur les ruines du rationalisme, et son apparition coïncide avec celle du mouvement romantique qui souleva l’Europe entière au commencement de ce siècle. Un retour vers le passé, que popularisèrent de grands écrivains, une intuition du devenir universel, qu’entretint et systématisa la philosophie hégélienne, mais qui passa bientôt des catégories abstraites de la spéculation dialectique dans la méthode des sciences biologiques, sont à la source de l’esprit moderne et fondent son tempérament propre. Dès lors, les conditions préalables de toutes connaissances historiques étant remplies, celle des dogmes prit son essor. Citer ici les ouvrages qui en relèvent serait dresser une liste interminable ; je me borne aux principaux.

Trois influences se la disputent.

1. L’influence de Schleiermacher et de Neander est très sensible sur les œuvres de Hagenbach, Baumgarten-Crusius, Meier. Ces ouvrages se distinguent avantageusement par l’importance qu’ils donnent à l’individualité chrétienne dans l’élaboration de la pensée théologique. Le dogme n’est pas pour eux une quantité en soi, impersonnelle ou neutre, il s’individualise et prend vie au contact des personnalités religieuses qui l’ont formulé. Mais par là même il se réduit facilement à n’être plus qu’une manifestation isolée, qu’une interprétation subjective, trop indépendante des destinées générales du christianisme ecclésiastique. Le fil qui relie une époque à l’autre est excessivement ténu ; il manque parfois tout à fait, ainsi que le sentiment de la nécessité interne et de la continuité qui président à la gestation doctrinale collective de l’Eglise. Il y a changements sans doute, mais y a-t-il développement ? Et s’il y en a, où est sa matière et où sont ses principes ?

2. L’école théologique hégélienne combla cette lacune, mais en tombant dans l’excès contraire. Son grand mérite est d’avoir appliqué au dogme une notion sérieuse de révolution, d’y avoir fait rentrer tous les modes de la vie et de la pensée religieuse, et de l’avoir conçue comme le développement nécessaire et spontané de l’idée chrétienne. C’est une construction grandiose d’analyse et de synthèse dialectique. Elle n’a qu’un défaut, mais il est radical : c’est précisément d’être dialectique, de ne pas répondre à la réalité des choses et d’introduire dans l’histoire un schématisme qui ne lui appartient pas. L’unité est atteinte, mais elle l’est artificiellement par l’identification du phénomène théologique avec le phénomène religieux, et par l’identification, plus fausse et plus funeste encore, de l’histoire du christianisme avec l’expansion immanente de l’esprit absolu. Si tout à l’heure la liberté faisait tort à la continuité, maintenant la continuité fait tort à la liberté. Tout ce qui fut devait être et l’on cesse de comprendre pour avoir trop compris.

3. Un troisième groupe, celui des Kliefoth, des Schmidt, des Kahnis, des Thomasius, est dominé surtout par des préoccupations confessionnelles. Ces théologiens voient aussi dans l’histoire des dogmes l’histoire d’un développement continu. Mais ils en transforment complètement la nature et la marche eu lui donnant pour point de départ la révélation scripturaire et pour point d’arrivée la doctrine de l’Eglise particulière à laquelle chacun d’eux se rattachait. Ils ont à leur avantage un sens plus vif de la continuité historique et de la réalité religieuse. Mais le principe protestant de la suffisance des Ecritures et le principe catholique de la légitimité de la tradition se mêlent et se confondent chez eux sans qu’il soit jamais possible d’en préciser les limites et d’en déterminer la valeur. En outre, le but poursuivi étant fixé d’avance conditionne fatalement l’appréciation de l’historien qui reste captif d’une certaine exégèse biblique et dogmatique. Ici encore subsiste un a priori qui porte atteinte à l’objectivité de l’histoire.

Malgré d’incontestables progrès, sur lesquels il serait trop long de nous étendre, aucun de ces travaux ne satisfait aux exigences du sujet, et l’histoire des dogmes ne trouve pas en eux sa fidèle expression. Une tentative plus heureuse aurait été celle de Nitsch, s’il lui eût été permis de l’achever. Mais elle ne dépasse pas la période patristique. En regard du grand ouvrage dont il nous reste à parler, elle ne conserve guère plus qu’un intérêt symptomatique.

J’ai déjà dit tout le bien que je pense de M. Harnack comme historien du dog-me. Son éloge est dans toutes les bouches et son livre a fait époque. Jamais croyant peut-être n’eut davantage le sens de la théologie et jamais théologien ne posséda mieux celui de l’histoire.

Lehrbuch der D. G., Tome I., 1886, 2e édition 1888 ; tome II, 1887 ; tome III, 1890. — Pour se convaincre du bon droit de l’histoire à pénétrer le dogme, il suffirait d’ouvrir ce livre. Il est à lui-même sa preuve et sa démonstration. On y voit comme à l’œil les premiers commencements de l’élaboration dogmatique de l’Église, on en suit les phases successives, les hésitations, les tâtonnements, les reculs et les progrès ; on en saisit la raison profonde, la nécessité, le mouvement et l’inspiration intime et comment chaque période nouvelle reprend et développe les germes obscurs que la précédente avait posés. Car M. Harnack ne possède pas seulement au plus haut degré le sens historique, il y joint son corollaire et son indispensable complément, le sens psychologique. Après tout, ce sont les hommes qui font l’histoire, les hommes avec leurs besoins variés, leurs aptitudes particulières, leurs tendances individuelles. Ils baignent, sans doute, dans un courant plus général, ils s’y rattachent, ils le poursuivent ; mais ils s’en distinguent néanmoins et ne le continuent même qu’à la condition de lui apporter toujours un facteur personnel d’assimilation et de reproduction. M. Harnack est éminemment un historien psychologue. S’il aime à tracer les grands traits de l’évolution dogmatique d’une époque, il excelle bien davantage à noter, d’un docteur à l’autre, ses variations mobiles, à suivre pas à pas sa marche lente et continue. Et comme il unit au sens historique et psychologique l’érudition la plus sûre, la plus vaste peut-être et la mieux informée qu’il soit

loisible d’acquérir dans ce domaine ; comme il possède sa matière au point de donner l’illusion d’avoir vécu dans tous les âges de l’Église — et assurément il y a vécu par la sympathie intellectuelle et la compréhension morale, — ses appréciations revêtent je ne sais quelle évidence, quelle autorité interne qui emporte l’assentiment. On éprouve qu’il dit juste là même où l’on cesse de pouvoir contrôler ses assertions. Il est impossible de le suivre à travers les perspectives qu’il déroule sans s’avouer tout bas que ce sont les perspectives, véritables, sans gagner, comme par une contagion subtile, quelque chose au moins du sens historique dont il fait preuve. Or c’est là ce qui importe pour nous, puisque c’est le gage et le postulat nécessaire de toute reconstruction théologique qui voudra répondre aux exigences de la pensée contemporaine.

Quant aux résultats positifs du travail de M. Harnack, ils-sont loin d’être négligeables. Voici rapidement les conclusions qui s’en dégagent :

Au cours d’une première période qui comprend celle des grands conciles orientaux, et sous l’influence de l’intellectualisme hellénique alors prépondérant, le christianisme tend à devenir essentiellement une vérité et revêt la forme doctrinale. Il a pour pôle positif la bonne doctrine ou l’orthodoxie, et pour pôle négatif l’hérésie. La seconde période, qui s’ouvre avec saint Augustin, fait passer le christianisme sous, le contrôle de l’esprit latin. Il prend corps dans une institution légale et juridique : l’Église romaine, dont l’antithèse inévitable est le schisme. Avec le xvie siècle commence une troisième période qui proteste énergiquement, au nom de la foi, contre le légalisme ecclésiastique et la juridiction hiérarchique du catholicisme papal. Pour s’établir, la Réforme fait appel aux Écritures, mais les reçoit plutôt comme un code de vérités divines que comme un recueil de documents historiques. Ses énergies positives s’incarnent dès lors dans le biblicisme ; ses énergies négatives, dans la critique, à laquelle le biblicisme donne prise par sa méconnaissance de l’histoire et le mal fondé scientifique de ses affirmations religieuses.

Cette classification des grands mouvements de la pensée chrétienne suffit, quoique sommaire, à modifier singulièrement leur aspect traditionnel. Elle implique une modification correspondante dans notre façon de concevoir le dogme, d’une part, et la Réformation, de l’autre. Il en résulte d’abord que le dogme n’est pas un fait primitif, mais un fait dérivé ; que la foi ne suit le dogme que parce qu’elle le précède ; qu’il n’est, à proprement parler, ni créateur ni juge de la foi, ou qu’il ne l’est que subsidiairement ; qu’au contraire, la foi crée le dogme à mesure qu’elle se formule et qu’elle le juge à mesure qu’elle s’épure ; qu’à l’inverse de la foi, qui n’a point d’histoire et qui ne s’explique que par elle-même et par son objet, le dogme, qui est de formation historique, a son critère dans l’histoire, et ne s’interprète point sans elle.

Il en résulte ensuite : que l’œuvre de la Réforme ne saurait être considérée comme une œuvre achevée ; que le dualisme qui la travaille — et combien manifestement il éclate aujourd’hui — indique un vice originel ; que ce vice est dans l’insuffisance de son retour aux sources de la foi chrétienne ; que cette source n’est pas un livre, mais la personne dont le Livre témoigne ; que l’histoire doit être employée à rendre à la foi l’objet de la foi ; qu’au lieu de craindre l’introduction des méthodes historiques il faut donc envisager leur concours comme indispensable à l’érection de toute saine théologie.

(1894.)

C’est la rencontre de ces trois termes : foi, théologie, histoire ; c’est la claire notion de leurs rapports mutuels qui constituent l’excellence et l’originalité de son œuvre. Nous en avons, pour notre part, beaucoup reçu, et nous nous réservons d’y puiser largement encore, non toutefois sans discernement et sans précaution. L’histoire du dogme de M. Harnack, si merveilleuse soit-elle par la méthode, par la science et la compréhension du passé, par la richesse et la profondeur des aperçus, ne nous paraît pas encore définitive. Nous ne parlons pas seulement de la conception défectueuse qu’il a du christianisme primitif et qui doit servir de fondement à la construction dogmatique de l’Eglise ; elle ne joue dans la suite qu’un rôle secondaire et l’on y supplée aisément. Notre critique est plus grave et porte sur la tractation même du sujet. D’une manière générale et hors quelques exceptions heureusesg, l’auteur accentue trop, à notre avis, dans la formation du dogme, l’importance des facteurs étrangers au christianisme et point assez celle des facteurs qui lui sont propres. Les uns, admirablement connus et décrits, sont un peu trop au premier plan ; les autres, un peu trop au second. Et cela n’est pas sans connexion avec une attitude personnelle que nous ne pouvons pas non plus approuver tout à fait. Derrière le savant et le professeur il y a certainement chez M. Harnack, un chrétien, mais un chrétien singulièrement sceptique à l’égard de la validité de toute exposition intellectuelle de la foi. Nous concédons de bonne grâce que l’étude historique des dogmes ne soit guère faite pour inspirer confiance en leur valeur intrinsèque. Il s’agit moins toutefois ici d’un scepticisme acquis que d’un scepticisme inné. Il semble que M. Harnack se défie instinctivement de la réflexion religieuse comme telle ; son idéal chrétien paraît être l’état d’enthousiasme pur qu’il affirme avoir été celui de la toute première Eglise, et s’il fallait lui chercher une généalogie spirituelle, on en trouverait peut-être un type approchant dans le montanisme assagi de la seconde période. Et de nouveau, cela n’est pas sans affecter l’idée qu’il se fait de la vie même du dogme dans l’Eglise. Il accorde sans doute que la foi chrétienne implique certaines notions sur Dieu, sur le monde, sur l’homme et sur l’histoire de l’humanité ; il ne refuse point à ces notions le droit de se formuler, de s’élucider, de se préciser, de se fixer en doctrines, bref, d’aboutir à une connaissance religieuse de l’univers qui est proprement une théologie. Mais cette connaissance, toujours instable, reste constamment précaire ; elle correspond à la culture d’une époque et cesse de correspondre à celle de l’époque suivante ; il n’y a rien d’acquis et rien de définitif dans l’incessant labeur de la théologie chrétienne. Le trésor dogmatique de l’Eglise n’est qu’un amas confus de demi-vérités que le cours des âges transforme le plus souvent en erreurs positives. Aussi bien, le dogme, envisagé comme règle normative de la croyance, n’a-t-il pu résister à ces modifications perpétuelles ; la Réforme du xvie siècle a signé son arrêt de mort ; il ne se relèvera point et, comme sa présence n’avait rien ajouté à la foi chrétienne, sa disparition ne lui enlèvera rien non plus.

g – Au nombre desquelles il faut signaler les chapitres sur Augustin et Luther.

Sans protester contre la justesse relative, et d’ailleurs trop évidente, de cette appréciation ; sans partir en guerre pour la réhabilitation du dogme, nous en appelons néanmoins d’un jugement que nous estimons trop radical. Et nous en appelons au nom des lois de l’histoire qui ne sauraient être moins effectives dans le domaine de la pensée et de la connaissance chrétienne qu’elles ne le sont ailleurs. Or, partout ailleurs, le spectacle de l’histoire est différent de celui que nous présente M. Harnack ; partout ailleurs il reste quelque chose du long travail des siècles. Il y a des déchéances, sans doute, et comment n’y en aurait-il pas, puisqu’il y a liberté ! Il y a des écarts, des chutes, des variations, des répétitions et des redites qui semblent annuler les progrès antérieurs. Toutefois, à travers cette mobilité même, un progrès s’effectue. L’évolution, c’est-à-dire le passage constant de la puissance à l’acte, est partout à l’œuvre. Les causes partout produisent leurs effets, et les effets ne se perdent qu’en apparence. De stade en stade, l’esprit humain s’enrichit, et sauf un cataclysme, qui, embrassant le globe entier, serait du même coup l’anéantissement de la race, sa richesse ne lui sera point ôtée. Pourquoi l’esprit chrétien serait-il seul exclu d’un privilège si général ? Pourquoi le christianisme, c’est-à-dire le principe par excellence de tout progrès historique, échapperait-il seul au bénéfice d’une loi dont il est justement le facteur essentiel ? Quoi ! il conduirait l’humanité à son développement suprême, et ne serait susceptible lui-même d’aucun développement ? On nous le fera difficilement admettre. Il y a là une contradiction qui dénonce une erreur initiale dans le point de vue et un vice de méthode. Le scepticisme théologique de M. Harnack engendre un atomisme, faut-il dire ? — ou un phénoménisme peu conforme aux analogues universelles. Chez lui, comme chez ses prédécesseurs, c’est la théorie du développement qui est en défaut. Pour en concevoir une meilleure, nous croyons qu’il aurait fallu envisager le christianisme sous un angle un peu différent, et déterminer surtout, par une analyse plus rigoureuse, quels sont les éléments mobiles de ses fluctuations et quels sont les éléments fixes de son identité persistante. C’est ce qu’il nous reste à tenter nous-même.

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