Nous parlons de l’homme tel qu’il est, tel que la naissance naturelle et même l’éducation le produisent. Pour plus de sûreté, et pour ne donner aucune prise sur nous à notre point de départ, nous consentons à faire abstraction de la révélation chrétienne, aux yeux de laquelle l’homme est déjà donné comme coupable et déchu. L’expérience et la conscience naturelle nous suffiront. Que nous apprennent-elles sur l’homme ? Qu’il est enchaîné à l’égoïsme1. Il a beau multiplier son savoir et sa puissance, s’emparer des forces de l’univers, bouleverser le globe qu’il habite, transformer son activité de mille manières ; après des milliers d’années il ne s’est pas transformé lui-même. Il demeure toujours égoïste. Son égoïsme change indéfiniment ses manifestations ; mais, en les changeant, il ne fait pas autre chose que de les multiplier. On peut préférer une de ses formes aux autres, la forme civilisée à la forme barbare, la forme sociale à la forme individuelle ; mais c’est toujours, à travers des différences considérables, l’égoïsme au fond, c’est-à-dire l’homme se proposant lui-même à lui-même pour centre et but suprême à la place de Dieu.
1 – Pour tout ce qui suit, voir Charles Bois, De la nécessité de l’expiation. Revue théologique, 1888, page 100 et suivantes.
Cependant l’homme n’est pas tout égoïsme. Çà et là il manifeste de nobles abnégations, de beaux dévouements, des oublis de soi-même admirables. Au sein de cet universel esclavage, il y a des traits de liberté, plus ou moins accentués suivant les époques, les milieux, les individus. Cette liberté, cette volonté au service du devoir réalisent en l’homme des transformations souvent considérables. Que, l’on s’approche cependant : la transformation est à la surface, dans les actes, les habitudes, les mœurs, l’éducation. Elle est rarement au fond, où l’égoïsme se cache et continue de régner. Et quand par exception l’effort de la volonté s’exerce sur l’intérieur de l’être, le mal se déplace sans doute, mais il reste invaincu. Les rares individualités qui entreprennent par leur propre force la régénération totale de leur volonté et de leur vie, ne tardent pas à s’apercevoir qu’elles manquent de point d’appui. Le plus beau levier du monde s’il manque de point d’appui ne soulève rien. Que si l’on s’obstine, c’est alors une lutte sans fin où les défaites succèdent aux défaites, où les efforts ne multiplient que les lassitudes et les impuissances, où les victoires (ou ce qui en donne l’illusion) sont souvent plus redoutables que les défaites mêmes. L’orgueil, la propre justice cette forme délicate mais suprême de l’égoïsme, s’enrichit se gonfle de tous les succès réels ou apparents. On se glorifie d’avoir triomphé et l’on ne s’aperçoit pas que cette glorification elle-même est une déroute, une chaîne nouvelle, forgée d’un plus noble métal peut-être et moins visible, mais d’autant plus solide et dont la dure étreinte ne fait pas moins esclave. Lorsque l’entreprise de la régénération totale de l’individu par lui-même a été sérieusement et sincèrement tentée, elle aboutit toujours au découragement et au désespoir ; l’espoir ne demeure que chez ceux qui n’ont rien encore entrepris, et qui par conséquent, n’ont pas encore connu par l’expérience et mesuré la gravité de leur état et l’étendue de leur impuissance.
Le nœud de la difficulté est tout dans l’antinomie de l’égoïsme et de l’amour. Nous sommes égoïstes, et il faudrait aimer ; nous nous aimons nous-mêmes par dessus tout, et il faudrait aimer Dieu par dessus tout. Aimant Dieu nous aimerions tout ce qui mérite d’être aimé ; nous accomplirions en toutes choses, naturellement, aisément, la volonté de Dieu ; nous réaliserions le souverain bien, c’est-à-dire notre destination.
L’amour est l’accomplissement de la loi, d’abord parce qu’il est la loi même en son principe et en son contenu ; ensuite parce que nous faisant aimer le devoir (son auteur et son objet) il nous y fait trouver, non une servitude, mais une liberté, c’est-à-dire la plénitude de la vie. Le secret du relèvement de l’homme serait de transformer l’égoïsme en amour. Que cet égoïste qui n’aime que soi, ou qui aime tout excepté Dieu, aime Dieu et il est sauvé. C’est le salut dans sa simple et pure essence ; mais c’est aussi l’impossibilité radicale.