C’est la conception courante de la foule des honnêtes gens, auxquels il ne manque peut-être, pour mériter leur titre, et pour changer de conception, que de l’être un peu davantage. Elle a un nom historique dans l’histoire de la morale : le pélagianisme.
Pour la bien comprendre, voyons exactement ce qu’elle est. Le siège du mal est dans la liberté individuelle (conscience claire ou volonté réfléchie). L’individu n’est ni bon, ni mauvais en soi, mais capable de devenir l’un ou l’autre. Il est neutre, ou indifférent à l’égard du mal et du biena. Dans ces prémisses, d’où vient l’universalité du mal ? Elle vient de l’exemple. Ce qui détermine le fléchissement de la balance dans le sens fâcheux, ce qui rompt l’équilibre en faveur du mal, ce sont les exemples mauvais de ceux au milieu desquels l’individu est appelé à se former et à vivre. L’homme, l’enfant surtout, est un être essentiellement imitatif. Le besoin d’imiter lui est naturel. D’où la puissance de l’exemple sur sa volonté, surtout lorsque cette volonté est encore jeune, fraîche et plastique, et que ceux d’où vient l’exemple ont sur elle le prestige de l’âge et de l’autorité. L’exemple suggère ; l’imitation reproduit : et se reproduisant elle introduit dans l’être une tendance, une disposition, qui, reprise et répétée, amène l’habitude. Or, l’habitude est une seconde nature ; elle peut effacer la première et en tous cas la cristalliser. Et c’est ainsi que se forment dans l’être ces inclinations d’abord à peine conscientes, insurmontables à la fin, toujours puissantes, parce qu’elles font partie de l’être même, et que pour les vaincre l’être est ensuite obligé de lutter contre lui-même. Et c’est de la sorte, dit-on, qu’il faut expliquer ce fait douloureux et constant : l’influence universelle du mal sur les volontés individuelles.
a – Et précisément le but de l’individualisation constante de l’humanité (procréation individuelle) est de remettre toutes choses en l’état primitif : de rendre constamment l’homme à sa neutralité morale primitive, c’est-à-dire à sa liberté.
Cette explication renferme une grande part de vérité. Elle rend compte du rôle énorme que joue l’éducation de l’homme par l’homme, et ce rôle est si considérable, on voit de tels prodiges accomplis par l’éducation (influence combinée de l’exemple, de l’autorité, de la suggestion, etc. ) soit dans un sens, soit dans un autre, qu’il n’est peut-être pas possible d’en exagérer l’importance. Je constate cependant que cette explication déjà fait brèche à la théorie à laquelle on l’applique : la théorie du mal, acte purement individuel et entièrement libre et conscient. Du moment où l’homme a sur l’homme une telle action, un tel pouvoir, la neutralité, l’autonomie de l’individu qui les subit n’est plus entière, n’est plus absolue. Et si sa liberté ne l’est plus, sa responsabilité l’est-elle encore ? Un facteur nouveau, indivis, anonyme, collectif : la solidarité, une certaine solidarité des hommes entre eux, intervient, qui désindividualise (si je puis dire ainsi) la responsabilité morale du sujet personnel.
Dès lors de deux choses l’une : ou bien si la liberté n’est qu’individuelle et actuelle, cette solidarité porte atteinte à la suprématie de l’ordre moral qui veut que la seule origine possible du mal soit dans la liberté, et alors nous sortons des termes essentiels du problème ; ou bien cette solidarité s’explique elle-même par l’effet d’une liberté antécédente au sujet individuel (actuel), et alors il faut abandonner la doctrine pure et conséquente de l’individualisme moral.
Il y a donc là déjà un indice que, sans sortir de la liberté comme explication du mal, il faut chercher à cette liberté un autre théâtre, une sphère d’action plus vaste que la sphère strictement individuelle.
Je remarque ensuite qu’à part cette inconséquence à sa thèse initiale, la conception ne rend pas compte du problème spécial en cause. Le problème est celui de l’universalité d’un mal purement individuel. Or, on ne voit pas pourquoi l’exemple et l’habitude, qui sans doute (dans l’hypothèse), sont aussi puissants dans le bien que dans le mal, n’ont acquis toute leur puissance, et par suite toute leur extension, que dans le mal. Puisque l’individu, aux origines, est neutre, indifférent à l’égard du bien et du mal, on devrait s’attendre non seulement à ce qu’il subisse des influences contraires et mélangées, combinant en lui à la fois les propensions au bien et les propensions au mal (ce qui, nous l’avouons, est le cas général) ; mais on devrait s’attendre surtout à ce qu’il y ait des oasis dans ce désert, je veux dire des individus, des groupes, des familles qui aient échappé à la contagion du mal ; où, par suite de déterminations favorables de la liberté, l’exemple du bien ait suscité l’habitude du bien, et qu’ainsi l’universalité du mal soit rompue par quelques exceptions. Comment se fait-il que parmi la multitude des possibles que représente la multitude des libertés individuelles, aucun ne soit réalisé conformément au bien et tous, absolument tous, conformément au mal ? L’explication proposée n’est pas à la hauteur du problème ; son échec en fait surgir une troisième qui n’est au fond que son extension, mais qui est beaucoup plus sérieuse parce qu’elle est plus profonde.