L’essence divine se manifeste par ses attributs. Si Dieu était le Un Simple (τὸ ἁπλῶς ἕν), l’abîme mystique dans lequel s’anéantit toute distinction, cette unité resterait pour nous le grand inconnu. Le Dieu vivant nous révèle l’unité de son être dans une diversité de distinctions ou d’attributs. Les attributs expriment le même être envisagé sous différents points de vue. Ils en sont les formes diverses et principales. Loin de s’exclure, ils se complètent et se pénètrent mutuellement, et ont leur centre commun dans le même Moi divin. Bien qu’ils soient des distinctions qui pourraient à la rigueur être modifiées, on ne doit pas cependant les envisager comme de pures conceptions humaines sur la nature divine. Ils sont, au contraire, les modes essentiels à l’aide desquels il plaît à Dieu de se révéler à l’homme. Nous ne pouvons donc pas assentir au nominalisme, qui n’envisage les idées que comme de pures créations n’exprimant que notre manière de concevoir le monde et Dieu, mais sans rapport aucun avec les réalités éternelles. Quoique nous reconnaissions que l’idée de Dieu doit être purifiée de tout ce qui est purement humain et de tout anthropomorphisme faux, nous ne pouvons voir cependant dans le nominalisme qu’une négation de l’idée de révélation. On porte atteinte à la vérité de la foi si l’on admet que l’on est seul à penser Dieu comme juste et saint, tandis qu’en lui-même il n’est ni juste ni saint, et si l’on est seul à l’invoquer sous un nom que lui-même ne prend pas pour lui et ne nous révèle pas comme lui appartenant. Aussi enseignons-nous, avec le réalisme, que les attributs divins sont des distinctions objectives dans la nature divine telle qu’elle se révèle à nous, ayant leur racine dans la réalité éternelle elle-même.
Remarque. — Si le nominalisme nie la réalité des attributs divins, il est aussi un réalisme qui tend à la même négation. Ce réalisme reconnaît aux idées et aux conceptions générales une valeur objective ; mais quand il s’affirme sur le terrain du panthéisme, les attributs divins se transforment pour lui en un système d’idées objectives. Il reconnaît l’idée de toute-puissance, de justice, de bonté, et leur concède une valeur indépendante de notre pensée ; mais ces idées n’ont leur réalité que dans un infini mystique et impersonnel. Ce réalisme, qui considère la personnalité comme un anthropomorphisme, méconnaît ainsi la valeur de l’idée, seule susceptible d’éclairer toutes les autres, car l’idée de toute-puissance, de justice, de sainteté, devient une pensée aveugle quand elle ne correspond pas à une réalité personnelle.
Pour exposer les attributs divins, l’ancienne théologie les divisait en attributs absolus et en attributs relatifs. Les attributs absolus désignaient les rapports de Dieu en lui-même, et les relatifs ses rapports avec le monde. L’inconvénient de cette division, c’est qu’il n’est pas un attribut divin qui, conçu dans sa véritable réalité, ne soit transitif et actif, exprimant un rapport avec le monde ; de même, il n’en est aucun qui ne soit réflexe ou passif et ne rentre pas en Dieu. On obtient une meilleure division, quand on prend pour point de départ le double rapport que Dieu soutient avec le monde. Ce rapport est tout à la fois un rapport d’union et d’opposition. La conscience religieuse, dans toutes ses déterminations et ses manières d’être, se meut également dans ce double rapport d’union et d’opposition, de dépendance et de liberté, de réconciliation et d’éloignement. Notre exposition se rangera donc sous ces deux chefs principaux : l’union et l’opposition.
En tant que celui qui a la vie en lui-même, Dieu est l’Éternel, car en lui se trouve renfermée la plénitude (πλήρωμα) de toutes choses. Dans le Dieu éternel se trouvent toutes les possibilités de l’être, toutes les sources de la création. L’Éternel est celui qui est, et qui étant par lui-même est immuable, sans variation et sans ombre de changement. Mais cette immutabilité n’est pas une morte immobilité, puisqu’elle n’est qu’à la condition d’être perpétuellement la source de l’inépuisable fécondité. Son éternité n’est pas la silencieuse immobilité des montagnes éternelles, ni la froide majesté des étoiles qui resplendissent glacées dans un ciel sans fin. C’est une éternité vivante, sans cesse s’épanouissant dans la fraîcheur et la vie d’une jeunesse qu’aucun souffle ne peut flétrir. Son devenir n’est pas celui que morcelle le temps. La vie créée a son temps hors de lui, parce qu’elle a sa plénitude en lui. L’Éternel vit dans les profondeurs du temps véritable, c’est-à-dire dans le présent indivisible de la force et de la plénitude, dans le cercle harmonieux de la perfection. Ce qu’il vit, il le vit toujours le même, sans cesser de le vivre, toujours nouveau parce qu’en lui il a une source inépuisable de renouvellement et de jeunesse. Aussi l’Église célèbre l’Ancien des jours, le Roi de gloire et d’incorruptibilité, qui seul possède l’immortalité.
Le Dieu éternel est présent partout dans sa création. Dans les profondeurs de l’éternité, la création est, en tant que possible, dans la présence de Dieu ; tout est rempli de lui, mais ce qui est rempli est distinct de Celui qui le remplit. Dieu présent partout est le principe de toute existence : la vie est en tout ce qui vit, l’esprit en tout ce qui pense ; comme il est tout en tous, c’est ainsi que tout est en lui. Comme l’oiseau dans l’air, le poisson dans la mer, toutes les créatures vivent et se meuvent en Dieu. Le monde du temps et de l’espace, de la matière et de l’histoire, est conçu en lui comme dans le lieu incréé de toutes choses (τόπος τῶν ὅλων) ; mais quoique la création soit renfermée en Dieu, Dieu n’est pas renfermé dans la création. Quoique Dieu présent partout soit essentiellement dans chaque feuille, dans chaque grain de blé, il domine, par son éternité, au-dessus de toutes les créatures, libre et maître de toutes les possibilités de l’être. La toute présence de Dieu ne doit pas être conçue comme totalement nécessaire, selon la grande erreur panthéiste, mais bien plutôt comme libre, se déterminant elle-même, s’affirmant distincte dans toutes les autres créatures, et si Dieu est partout, partout il est selon les temps et les milieux ; autre il est dans l’histoire, autre dans la nature, autre dans l’Église, autre dans le monde, autre au cœur du juste, autre au cœur de l’impie, autre dans le ciel, autre dans l’enfer. Le panthéisme propose, comme la sagesse entre les parfaits, cette vieille vérité qu’en Dieu nous avons la vie, le mouvement et l’être ; le christianisme donne le même enseignement à ses catéchumènes païens, mais en les prévenant que cette vérité n’est qu’une vérité élémentaire à laquelle ils ne doivent pas s’arrêter, et qu’au-dessus de cette présence générale, qui est pour tous indistinctement et ne renferme rien de particulièrement bienfaisant, il en est une d’une signification toute particulière, et pour l’Église seule. L’éternité et le présent sont un dans le savoir absolu de Dieu. Il n’y a que le Dieu qui sait, qui peut vivre en même temps une vie en lui-même et dans ses créatures.
Le Dieu omniscient est celui qui se révèle complètement à lui-même et pour lequel tout est à découvert. Son être est pour lui la clarté d’une pensée éternelle ; en lui la vie est lumière ; la vie de la créature, au contraire, ne s’identifie pas son intelligence, mais toute la plénitude de l’existence divine s’écoule dans un savoir divin. C’est pourquoi, dès les anciens jours, on a représenté Dieu sous l’image d’un œil ; il n’a point d’œil, mais il est l’œil ; son essence est savoir. En rapport avec la création, la toute-science est présente partout, scrutant toutes choses ; elle est le regard qui pénètre tout. Dieu connaît toutes choses dans leur éternelle unité, mais il les connaît également dans leurs contrastes, leurs différences et leurs oppositions. Dieu a posé une barrière entre la lumière et les ténèbres ; il connaît l’être en tant qu’être, l’apparence en tant qu’apparence, le réel en tant que réel, le nécessaire en tant que nécessaire, et la liberté dans les conditions qu’il a bien voulu lui prescrire.
Le Dieu omniscient est par cela même le Dieu omnipotent (scientia et potentia in unum coincidunt) ; le Dieu omniscient se possède lui-même dans sa toute-puissance. Et, dans son éternel bon plaisir, la liberté et la volonté ne connaissent point de limites ; mais la toute-puissance n’est elle-même qu’en se révélant comme telle pour quelque chose qui n’est pas elle, accomplissant ses pensées éternelles dans un monde qui n’est pas elle-même. Pour être puissance en toutes choses et sur toutes choses, il faut que Dieu ne soit pas lui-même toutes choses. La toute-puissance pensante se révèle dans l’ordre intelligible des choses, et dans ces rapports toujours exacts et précis qui font se rencontrer l’histoire et la nature sans qu’elles aient jamais à se contredire. Mais, en aucune manière, la toute-puissance n’est contenue et renfermée dans cette harmonie préalable, ne se confondant jamais, comme l’affirme le panthéisme, avec le fonctionnement des lois de la nature se poursuivant sans cesse. Pour le théisme, il n’y a d’autre toute-puissance que celle, qui tient en sa dépendance l’œuvre qu’il lui a plu de créer et qu’il peut, si bon lui semble, anéantir au profit d’une autre création. Nous reconnaissons donc la toute-puissance divine quand nous croyons au commencement surnaturel de la création, car la foi sait que le monde visible n’a pas été produit par une force matérielle, mais par la parole de Dieu ; et dans l’économie du salut, elle reconnaît le Dieu miraculeusement créateur, qui peut recommencer sur la terre une nouvelle création. Le principe « en Dieu rien n’est impossible », est, à ce point de vue, le mot d’ordre par excellence de la foi révélée. Ce principe est naturellement limité puisqu’il s’applique au Dieu de la révélation, auquel il n’est pas possible de se contredire lui-même, et qui doit toujours agir en conformité avec sa pensée éternelle. Dans la limite de cette restriction, il exprime la toute-puissance absolue sans limite aucune. Il contient l’idée du Dieu miraculeusement agissant, qui n’ajoute pas sa puissance aux lois et aux forces de la nature, mais renferme dans les profondeurs de ces lois et de cette nature une source inépuisable de possible pour de nouveaux commencements, de nouveaux miracles, de nouvelles révélations. Affirmer que la toute-puissance divine se confond avec les puissances de la nature, c’est dire avec les panthéistes que Dieu n’est pas créateur, ou qu’après avoir créé le monde, sa puissance créatrice reste épuisée, — ce qui est l’opinion des déistes.
La toute science et la toute-puissance deviennent la sagesse divine ; et la sagesse divine se révèle à nous comme la science téléologique de Dieu.
La toute sagesse n’est pas seulement le savoir, mais le faire ; Dieu est le Dieu de l’avenir, de la prévoyance et de la prudence, et il se propose dans son action un but volontairement infini. Le contenu de la sagesse est le prototype du monde qui se réalise dans la création du temps et de la succession. Aussi la sagesse est-elle représentée dans l’Écriture, non seulement comme un attribut divin, mais encore comme la pensée divine que Dieu possède dès le commencement de ses voies. Ce que la spéculation nomme l’idée, la pensée créatrice, l’Écriture le nomme la sagesse, qui se jouait de toute éternité devant la face de l’Éternel et en laquelle il mettait son bon plaisir. Elle est représentée comme le miroir dans lequel se reflète l’image divine, comme la pensée active et créatrice. La sagesse (l’idée, la σοφία divine, la vierge céleste, comme l’appellent les théosophes) est la maîtresse créatrice de toutes choses. Divin artisan, elle était auprès du Très-Haut lorsqu’il traçait les cercles du ciel et de l’océan, lorsqu’il fixait les nuages errants et qu’il jetait les fondements de la terre. Mais ce n’est que dans l’homme qu’elle peut accomplir son œuvre. Elle chercha par toute la terre un lieu pour se reposer ; elle parcourut toutes les nations, et ce ne fut qu’au sein d’Israël, dans le temple de Dieu, qu’elle trouva une demeure permanente. C’est là que de génération en génération elle se choisit des âmes saintes, dont elle fit les prophètes et les serviteurs de Dieu. Dans l’Ancien Testament, l’Église reconnaît la sagesse divine par la loi et les prophètes, et les œuvres visibles de la création, mais l’énigme de la sagesse ne se trouve révélée que dans le Nouveau Testament ; car c’est à ce moment que la prophétie reçoit son accomplissement, et l’œuvre de la création sa signification véritable en la personne du Seigneur Jésus. Les magnifiques descriptions de la nature qui, dans tout l’Ancien Testament, proclament la gloire du Créateur, pâlissent dans le Nouveau à la splendeur de l’œuvre rédemptrice. La sagesse de Salomon savait parler des merveilles de la nature, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope et aux plantes qui s’attachent à la paroi ; mais cette sagesse doit maintenant se taire pour laisser parler celle qui concilie tout en Christ ; aussi Paul le savant ne veut-il connaître autre chose que Christ seul. La justice est la puissance de la sagesse. Ce qu’est la toute-puissance pour la toute-science, la justice l’est à son tour pour la sagesse. La justice veut que la toute-puissance soit une toute-puissance morale. Aussi ne peut-on rencontrer la révélation complète de la justice que dans le monde de la liberté. Ce que nous entrevoyons sous le voile de l’allégorie dans le royaume de la nature, quand, au milieu des forces aveugles, nous sommes obligés de reconnaître une force régulatrice imposant des fins et des limites et disant aux vagues de la mer : « Ici et pas plus loin doit s’arrêter l’orgueil de tes flots ! » nous pouvons le voir pleinement réalisé dans le royaume de la volonté. La justice est la puissance qui réalise la sagesse. C’est elle qui, dans le plan divin, à chaque créature assigne sa place. Si elle est puissance distributive, elle est aussi la puissance qui juge, séparant le bien du mal, et s’imposant comme rémunératrice et vengeresse dans la justice, donnant à la sagesse une éternelle garantie contre l’arbitraire humain. La toute-puissance de Dieu est présente quand se commet l’injustice humaine, car cette injustice une fois commise doit aller à la rencontre du jugement. Il n’y a rien de caché qui ne doive être manifesté et jugé. Dans ce sens on peut dire que « l’histoire du monde est le tribunal qui juge le monde ». La justice est la puissance qui fait que, malgré la folie du monde, la sagesse reste la sagesse, tandis que les puissances et les sagesses prétendues vont se briser contre la folie de l’Évangile et la Parole de Dieu. Tout en considérant la justice comme rémunératrice ou vengeresse, on ne doit pas se départir de cette règle : toute révélation de la justice est aussi une révélation de l’éternelle sagesse. Il faut donc qu’elle ait une signification téléologique en vue du souverain bien. Séparer la justice de la sagesse, c’est en faire la Némésis païenne, force aveugle qui brise et qui nivelle ; la séparer de l’idée du bien, c’est accepter l’arrêt : « Fiat justifia, pereat mundus. — Périsse le monde plutôt qu’un principe. »
L’union de la sagesse divine et de la justice constitue la bonté de Dieu. Il est si peu vrai que la justice et la bonté soient en opposition, que la justice n’est qu’un moment de la bonté ; une bonté qui n’accomplit pas le droit et méconnaît la loi n’est plus la bonté. Elle n’est elle-même que lorsqu’elle se révèle au monde comme la justice, et la justice qui punit parce qu’elle veut élever jusqu’à elle ceux qu’elle frappe. On peut définir la bonté, d’une manière générale, en disant que c’est par elle que Dieu s’approprie le but de la création et le fait sien ; que, par elle, tout en prenant le monde comme le moyen de sa révélation à lui, il fait de cette révélation un moyen pour le monde. Ce qui constitue la nature et la plénitude de la bonté, c’est que ce n’est elle-même que parce qu’elle ne possède que ce qu’elle donne. Mais il n’y a personne de bon, Dieu seul est bon. Comme toute bonté et tout don parfait procèdent du Père des lumières, de lui procède également pour l’homme le pouvoir de s’approprier ses dons. Afin de pouvoir se communiquer, Dieu a créé une création dont l’essence intime est le besoin de Dieu (indigentia Dei). Il a créé ce besoin d’aspiration de notre être pour pouvoir l’apaiser et le satisfaire. La réceptivité pour le don de la vie divine se manifeste dans toutes les sphères de la création, mais en l’homme elle est la réceptivité pour Dieu lui-même. L’homme est la création complète. Il est le seul être qui éprouve le besoin de Dieu d’une manière absolue. Ce n’est que dans l’homme que la bonté divine peut se manifester comme amour.
Considérée au point de vue de l’univers, la communication de la vie divine n’est que bonté, mais elle devient amour pour les êtres personnels. Toutes les créatures participent à la bonté de Dieu, mais les êtres personnels seuls participent à son amour. Il ne veut pas et ne peut pas être sans un royaume fondé sur l’idée de personnalité, connaissant le moi et le toi, les forces et les dons divins, mais la nature divine vivant dans l’âme et l’âme vivant en elle. Tous les attributs sont renfermés dans l’amour, leur cause et leur centre. La sagesse est son intelligence, sa puissance, son activité. La création tout entière, la justice manifestée par l’histoire, constituent ses moyens téléologiques. Quand la plénitude des temps fut accomplie, à l’homme qu’il aimait il montra ce qu’était l’amour, et, en Christ, il se prépara une Église qui doit vivre pour l’éternité. Dans l’Évangile, en effet, il révèle aux hommes les pensées les plus intimes de sa sagesse. S’il avait eu un meilleur Évangile, il nous l’eût donné, car il n’a pas hésité à nous faire participants de sa nature divine. Cette union est plus qu’une union morale ; elle est une union essentielle et meilleure encore que l’union mystico-panthéiste, car elle est sainte. Au regard du péché, l’amour éternel se montre comme la grâce compatissante ; dans l’éducation de l’humanité pécheresse, comme la longanimité et comme la fidélité, si l’on compte les promesses et les espérances qu’elle fait naître au cœur des fidèles. Ce n’est que par la sainteté et dans la sainteté que l’amour fonde son royaume. Il faut en effet le concours de la sainteté, pour que dans l’union du Créateur et de la créature reste toujours distincte la différence qui les sépare. Ce n’est qu’elle encore qui, dans les intimités de cette éternelle communion, peut élever à sa véritable hauteur la majesté divine, en rappelant sans cesse que rien d’impur ne peut subsister devant la face Dieu. Au reste, jamais la conscience chrétienne n’acceptera un amour qui ne serait pas saint ; toujours elle protestera contre l’erreur spéculative du panthéisme mystique transformant la nécessité morale de l’amour qui préside à la création de l’homme en une nécessité fatale purement métaphysique, telle que l’affirme Angélus Silésius :
« Dieu est tout autant en moi que moi en lui.
J’aide son être comme il aide le mien.
Je sens que sans moi Dieu ne peut pas vivre une seconde.
Si je viens à mourir, nécessairement il expire.
Il n’est pas autre chose que moi et toi ; et si nous ne sommes plus deux,
Dieu n’est plus Dieu, et le ciel s’écroule. »
Ces paradoxes mystiques veulent soumettre l’amour divin à la loi de la fatalité, et ils cherchent à le représenter se donnant à la créature sous la forme d’une communion qui n’a pas eu de commencement et qui n’aura pas de fin. Mais il ne faut pas oublier que, dans cette téméraire affirmation, Dieu a autant besoin de l’homme que l’homme a besoin de lui. Il ne peut y avoir une part de vérité que si elle est affirmée par la reconnaissance, adorant dans là sainteté la majesté divine et tremblant devant elle au sentiment de son indignité. Au reste, le Dieu saint se rend à lui-même le témoignage, dans la conscience de chacun, qu’il n’a pas besoin de l’homme pour pouvoir s’affirmer lui-même. Le même Dieu nous atteste encore que l’amour n’est pas un écoulement nécessaire de l’humain dans le divin, mais une communion personnelle dont la pureté est sanctifiée par le sentiment des distances qui séparent la créature du Créateur. Au point de vue pratique, cette erreur devient l’antinomisme, séparation de l’Évangile d’avec la loi, amoindrissement de la loi et du Dieu de l’Ancien Testament. Déjà ces erreurs se sont rencontrées chez plusieurs gnostiques ; méconnaissant la véritable nature de l’amour, ils supprimaient toutes les injonctions de la conscience comme chose relativement secondaire. Nous devons, de notre côté, reconnaître qu’une sainteté sans amour, comme le pharisaïsme, n’est pas la vraie sainteté, et qu’un commandement, qu’un impératif catégorique, sans les promesses évangéliques, n’est pas la loi véritable. Mais nous croyons d’autant plus fermement que l’évangile de l’amour sans la loi ne serait qu’un évangile faux et impur. Le véritable Évangile établit la loi, et n’est lui-même que l’accomplissement de la loi.
L’amour, qui se réfléchit en lui-même et sur lui même, après avoir triomphé et régné sur la terre, devient la félicité suprême. Cette félicité exprime la vie consommée dans l’amour, elle est la paix de l’amour ; cette paix est au-dessus de toute intelligence ; elle trouve son repos dans sa perfection. Mais le repos de l’amour ne doit pas être confondu avec l’eudémonie, la paresseuse jouissance des dieux païens ; ce repos est une action qui dure toujours : « Mon Père agit jusqu’à maintenant. » Si l’on veut donner plus de précision à l’idée de cette béatitude, on rencontre une difficulté, car l’on est obligé de concevoir Dieu comme se suffisant à lui-même et n’ayant besoin de personne ; d’autre part, on ne peut le comprendre souverainement heureux que par la parfaite réalisation de son royaume. L’amour divin ne peut donc se suffire à lui-même qu’à la condition de faire des heureux et d’être tout en tous. Pour résoudre cette antinomie, il faut se rappeler que Dieu vit une double vie : une vie en lui-même, dans une paix et un contentement inaltérables ; et une vie pour la création. Dans cette vie, il accepte les conditions de fini et laisse même limiter sa puissance par la volonté pécheresse de l’homme. Les idées bibliques de fidélité, de colère, correspondent à cette vie avec le monde, et supposent nécessairement une limitation du bonheur divin. Cependant cette limitation n’existe pas pour sa vie intime et parfaite, toujours indépendante de la création, et toujours certaine de l’accomplissement de ses desseins. Nous dirons donc avec les vieux théosophes : « Aux abords du sanctuaire il y a de la tristesse, mais dans le sanctuaire lui-même, paix et joie éternellement. »