Le but de Dieu dans la création ne peut être cette création elle-même, conçue comme l’univers physique et visible ; malgré toutes les puissances et toutes les gloires qui le décorent, il serait incapable de répondre aux perfections infinies de l’être divin. Il ne pouvait vouloir que la perfection souveraine, se réalisant sous la forme du royaume de la liberté et de la charité. Aussi, a-t-il créé l’homme à son image : « Nous sommes de race divine » (Actes 19.28). Cette haute destinée ne peut pas appartenir à la créature en elle-même, mais seulement à l’être personnel capable de dire « moi » et qui, n’étant pas un simple chaînon dans la chaîne des êtres, appartient directement au monde de la conscience et de la responsabilité personnelles. Tandis que les créatures matérielles appartiennent à une série, avec laquelle, elles se confondent dans la même destinée, l’homme seul a une histoire. Il ne vit pas seulement dans le moment présent, mais au passé et à l’avenir. Il peut remonter par la pensée jusques au commencement de l’être et scruter du regard les profondeurs de l’avenir pour contempler le terme le plus élevé de sa propre existence. L’idée de la personnalité ne se conçoit que dans la charité et la communion avec d’autres êtres personnels. En vertu de sa divine origine, l’homme est appelé à devenir membre du royaume de la charité. Dans ce royaume, Dieu qui est la charité même, doit être aimé en tous et par tous. La divine origine de l’homme, affirme sa nécessaire prédestination au royaume de Dieu, car le royaume de Dieu est là, où ses créatures le connaissent, l’aiment et le servent, en s’aimant entre elles, et en lui. En d’autres termes, le royaume de Dieu apparaît, quand Dieu commande, non pas seulement par sa toute puissance, mais par sa charité et sa sainteté. Mais afin que ce royaume subsiste, comme le royaume de la charité libre et de la libre obéissance, il faut que, vis-à-vis de Dieu, l’homme possède une indépendance relative et que, dans un sens relatif, mais réel, il ait aussi un royaume à lui et dont il soit le maître ; ce n’est qu’à ce titre qu’il peut devenir le serviteur de Dieu. Et dès lors qu’il est susceptible de connaître l’idée divine et de participer à la pensée de l’éternelle sagesse, en vertu de la présence de la loi dans sa conscience, il a le pouvoir d’élever et de constituer un royaume moral, indépendant de la religion et de ses rapports avec Dieu. Cette liberté qui permet à l’homme d’être avec, ou sans Dieu, devient la cause qui divise la grande société humaine en une multitude de sociétés distinctes qui, naturellement, entre elles peuvent se grouper et constituer un organisme social. L’homme étant appelé à faire de la nature qui l’environne et de sa propre nature à lui, l’instrument à l’aide duquel l’esprit se manifeste et se réalise, il faut nécessairement, que toute société humaine soit une association d’assistance et d’instruction mutuelles. Cette société devra reposer sur la charité et sur le droit. Tandis que la charité veut que tous les hommes soient égaux, le droit exige que chacun d’eux occupe la place qui correspond le mieux à l’intérêt de tous. Ce n’est qu’à cette double condition que l’homme peut trouver son véritable milieu. Il faut, enfin, que la société soit aussi une association religieuse, c’est-à-dire qu’elle repose et qu’elle vive dans l’amour de Dieu, afin que ses divers organes s’entendent pour se compléter et se subordonner entre eux. L’homme n’aura atteint toute et sa définitive valeur, sa destinée ne sera réellement accomplie, que quand le royaume de Dieu et le royaume de l’homme confondus ensemble se seront complètement réalisés.
Nous l’avons remarqué, l’idée de personnalité exige d’abord que l’homme ait le pouvoir de prendre possession de lui-même, avec le concours de la conscience qui lui a été donnée et qu’il ne s’est point faite à lui-même ; il faut, de plus, qu’il sache aussi réaliser et accomplir librement sa destinée. Par conséquent, l’homme n’a pas été créé comme une personnalité morale, accomplie et parfaite, mais seulement avec l’aptitude de le devenir. C’est vers ce but idéal que doivent tendre tous ses efforts, avec l’aide et l’assistance de Dieu dont il n’est que le coopérateur. La personne morale qui devient ce qu’elle doit être, présuppose donc une personnalité qui s’est faite elle-même, mais avec la conscience qui lui a été donnée. La psychologie et l’anthropologie qui s’occupent spécialement de l’étude de la personnalité humaine, constatent de la manière la plus positive, que les éléments de cette personnalité tout en étant des dons, ne sont pas cependant soumis à un développement naturel et nécessaire.
Créé à l’image de Dieu, l’homme doit être à la fois esprit et corps. Il représente l’union de la nature et de l’esprit, mais cette union ne constitue pas en lui, comme en Dieu, une vie indissoluble, mais une vie susceptible de parvenir à cette indissolubilité dans une existence à venir et supérieure. L’esprit, essence immatérielle, rattache directement l’homme à Dieu et au monde des idées ; il le fait capable de converser avec Dieu dans un rapport de filiale intimité et lui assure dans son milieu, l’empire universel de la pensée. C’est le même esprit qui imprime à la face de l’homme la marque de sa royauté et ce n’est que par sa grâce qu’il est ce roi conquérant qui crée les arts et les sciences et domine sur le monde. D’après la conception grecque et païenne, cette royauté, le legs de Prométhée, le feu dérobé au ciel incite à l’orgueil et à l’indépendance ; elle nous fait les égaux des dieux et provoque contre nous leur haine jalouse, car ils ne voient plus en nous que les rivaux qui veulent les détruire. Le Christianisme, au contraire, nous enseigne que l’esprit a été donné à l’homme par le Père des esprits (Hébreux 12.9). Le corps qui, d’après l’expression de l’Ecriture, a été tiré de la terre, tout en étant le contraire de l’esprit, doit néanmoins lui servir d’organe. L’âme doit être pour l’être individuel et personnel, le lien qui unit l’esprit et le corps ; les unissant tous les deux, elle doit donc avoir un côté matériel ou physique (l’Ecriture lui assigne sa place dans le sang) et elle doit aussi avoir un côté spirituel. Par l’intermédiaire de l’âme, l’esprit correspond avec le corps et le corps avec l’âme. Entre l’esprit, l’âme et le corps, il y a action et réaction par le moyen d’influences et d’impressions dont chacun de nous peut constater la réalité dans son expérience journalière. On dirait, pour parler avec Schelling, « que notre être est le résultat d’une constante évolution, l’esprit poursuivant le corps et le corps poursuivi par l’esprit, ni l’un ni l’autre ne voulant se dessaisir de sa prise et tous les deux se prêtant un mutuel concoursa. » L’âme est le principe qui constitue ce qu’il y a de plus humain en l’homme, ou plutôt, elle est l’homme véritable. C’est donc l’âme qui restera le principal objet de notre étude c’est son immortalité, son bonheur ou son malheur éternel dont nous avons à nous préoccuper. Mais il ne faut pas oublier non plus, que l’esprit aussi est immortel et que le corps est lui-même réservé pour la résurrection. Il est vrai que l’esprit et le corps sont des éléments secondaires et subordonnés, mais l’un et l’autre ont leur part dans l’immortalité de l’âme. L’âme qui représente la personnalité et qui en est le chef, les réclame tous les deux ; et si l’un des deux venait à manquer, elle, resterait incomplète. Les attributs de l’âme restent donc seuls valables pour caractériser la personnalité morale. Et quand nous disons, qu’en l’homme, l’esprit est l’empreinte de sa royauté, nous n’entendons nullement qu’il suffise de dire d’un homme : il a de l’esprit et il est plein d’esprit, pour faire de cet homme l’homme par excellence, car la première destinée de l’homme ne l’appelle pas à conquérir le monde et la nature, mais à se faire le serviteur de Dieu et du prochain dans la charité et la pleine abdication de lui-même, il faut que l’esprit se confonde avec l’âme. Ce n’est que grâce à cette alliance, toujours plus intime, qu’il devient véritablement humain. Si l’esprit voulait être sans l’âme, il se ferait impuissant. Que de chefs d’œuvre, si éblouissants soient-ils, nous laissent froids et insensibles dès lors que l’on peut dire : ils sont sans âme, ils ne disent rien au cœur ! L’âme, c’est ce qui aime et se fait aimer. Devant de purs esprits, nous pouvons avoir le frisson de l’admiration, subir la contrainte d’une supériorité qui humilie ; mais nous restons impassibles ou révoltés. L’âme, au contraire, nous subjugue, nous attire à elle et, auprès d’elle, nous nous sentons dans l’intimité et la douceur d’une impression qui ne nous domine que pour mieux nous relever. L’âme n’est pas comme l’esprit un être abstrait et glacé, ne représentant que le vague et l’indéfini d’une idée générale. Elle n’a pas à connaître et à subir les variations et les contraintes de l’intelligence qui, toujours, quoi qu’elle en ait, représente une force abstraite et brutale. Mais elle n’en est pas moins capable de sympathiser avec l’être spirituel tout aussi bien qu’avec l’être sensible, avec les choses célestes, tout autant qu’avec les terrestres, avec l’infini qu’avec le fini, car elle est le point de contact où ils viennent tous les deux se rencontrer et s’unir. Aussi, c’est elle qui sait le plus nous attirer et nous retenir. Le Christ a dû donc revêtir une âme humaine ; sans elle il n’aurait pas pu compatir à nos faiblesses et nous attirer à lui. Néanmoins, les âmes dépourvues d’esprit ne laissent pas de faire sur nous l’impression d’une nature humaine amoindrie et déchue. Mais les esprits qui n’ont point d’âme nous paraissent plus monstrueux encore. Les anciens gnostiques partageaient les hommes en trois classes : les somatiques, les psychiques et les pneumatiques. Les derniers seuls, ils les considéraient comme arrivés au degré le plus élevé de l’échelle de l’être. Quant à nous, nous ne pouvons admettre cette manière de voir que si, par les spirituels et les pneumatiques, on nous permet d’entendre des âmes spirituellement développées. Mais nous ne croyons nullement, avec ces mêmes gnostiques, que pour occuper le premier rang dans l’échelle de l’être, il faut devenir cet abstracteur de quintessence qui tient le corps en souverain mépris et réduit l’âme à l’état d’idée pure.
a – Du rapport de la nature avec le monde des esprits (Clara, œuvre vol. I, 9, page 46).
Ordinairement on distingue dans l’âme humaine trois facultés principales : l’intelligence, le sentiment et la volonté. Nous accepterons volontiers cette classification, mais à la condition qu’on nous permette d’assigner la première place, la place d’honneur, à la volonté. Si l’on nous objectait, que le sentiment procède du plus intime et du plus profond de l’être, il nous suffirait de rappeler qu’en dernière analyse, la douleur, la joie, la crainte et l’espérance ne sont que des modifications de la volonté. On pourrait, à plus juste raison, nous opposer l’autorité de l’Ecriture qui, elle aussi, considère le cœur comme la vie de l’âme, la vie dans ce qu’elle a de plus vivant, car c’est elle qui nous dit : « Mon fils donne-moi ton cœur ». Du cœur encore elle fait procéder les sources de la vie, les bonnes comme les mauvaises pensées. A cette objection, il nous suffirait de rappeler que le cœur n’est que la volonté dans sa manifestation immédiate, alors qu’elle s’unit et se confond avec le sentiment.
La haute destinée de l’homme, la vocation morale qui l’élève bien au-dessus de tous les êtres créés ne nous est pas seulement révélée par les facultés de l’âme, toujours capables de comprendre et de réaliser les inspirations les plus nobles de l’esprit ; elle se reflète et se démontre même dans la structure de notre corps. Indépendamment de son attitude toujours élevée, les regards et les traits de la face dénotent en lui le souverain de la nature, celui qui, sur la terre, est appelé à remplir une mission divine. Ce n’est qu’avec le concours et à l’aide de son organisme corporel, qu’il peut parler. Or, une parole qui s’énonce, ce n’est pas seulement la messagère qui s’en va au loin ou auprès porter le commandement de l’homme, c’est aussi la pensée de l’homme communiquant à l’homme ses propres pensées et les inspirations de l’Esprit saint. Par elle encore, il peut donner aux choses leur nom et se les approprier spirituellement. Après la parole, cette chose à la fois matière et esprit qui, avec un souffle qui n’est plus dès qu’il est énoncé, fait une pensée immortelle ; après la parole, la main est l’organe de notre corps, qui peut le plus démontrer la destinée morale de l’homme et exercer sur elle une influence décisive. Tandis que chez les autres animaux, les organes similaires ne servent qu’à une fonction toujours la même, soutenir le corps, saisir la proie ou la nourriture, la main chez l’homme répond à une multitude de fins. A l’aide de la main, il peut distribuer, disposer, ordonner, transformer tous les objets qui tombent sous son regard. Il peut, par elle, donner à la nature son empreinte à lui et se faire le fondateur du royaume de la civilisation. Par le moyen de cet organe privilégié, de cet instrument de tous les instruments, il centuple la valeur de tout ce qu’il peut saisir. Par elle, il peut devenir l’architecte universel et imprimer sur toute la nature le sceau de sa souveraineté. Aussi, on a pu dire avec infiniment de raison que, bien plus haut que des ailes, nous emportent nos mains. En donnant des mains à l’homme, le créateur lui a déjà fait pressentir qu’il voulait qu’il fût un être destiné à se développer et à grandir, mais seulement par l’action de la liberté. Car agir, qu’est-ce autre chose que de traduire en actes nos pensées, nos projets et nos résolutions ? On dit bien qu’une pensée est déjà un acte, mais néanmoins, pour que cet acte devienne une réalité, il faut qu’il devienne un acte extérieur et visible. Or, cet acte ne peut se produire qu’avec le concours de la main. Avec les mains, l’homme accomplit ses bonnes et ses mauvaises actions ; par elles, il devient le plus pur des héros ou le plus odieux des criminels. Il joint les mains pour la prière, afin de montrer par un signe extérieur qu’il renonce à toute supériorité, à toute indépendance pour se rendre à la merci de la seule souveraineté de son Dieu. Il élève la main en haut pour bénir et il l’étend devant lui pour serrer celle d’un ami. La chiromancie, l’art de deviner par les lignes de la main la destinée et le caractère, est donc dans le vrai quand elle considère la main comme l’image ou la représentation de l’homme tout entier. Les abus qu’elle rappelle, tout-en nous obligeant de la considérer comme une industrie malsaine à l’usage de l’imposture ou de la sottise, ne sauraient nous faire oublier qu’elle est cependant l’intuition d’une incontestable vérité.