Troisième preuve, prise de ce qu’on fait Jésus-Christ égal à Dieu.
Saint Paul ne fait point de difficulté de dire que Jésus-Christ n’a point réputé à rapine d’être égal à son Père. Nous verrons dans la suite de cet ouvrage l’inutilité et la fausseté des défaites de ceux qui veulent donner des explications violentes à cette expression : Il n’a point réputé rapine. Cependant, de quelque manière qu’on entende ce terme, il nous sera toujours permis de supposer que l’on attribue à Jésus-Christ quelque espèce d’égalité avec son Père, lequel est incontestablement le Dieu souverain.
On dira peut-être que c’est ici une seule expression sans conséquence, et même une expression qu’il ne faut pas prendre tout à fait dans la rigueur du sens littéral, qu’il se peut trouver des exemples d’une pareille expression, qui ne signifient point une égalité rigoureuse et proprement dite avec Dieu ; qu’on en lit même un exemple dans Homère, auteur païen. Tout cela ne sert de rien. Premièrement, on a mauvaise grâce de citer un exemple tiré d’Homère. Les livres des païens, et surtout les livres des poètes, sont, comme chacun sait, tout pleins d’impiété et de blasphème ; et c’est là précisément ce qui élève les livres de l’Écriture, dont le caractère est de distinguer infiniment Dieu de la créature, en n’attribuant jamais à la créature ce qui peut convenir à Dieu ; ce qui les élève, dis-je, au-dessus de tous les livres humains, où tantôt l’on confond Dieu avec les hommes, et tantôt l’on élève les hommes au-dessus de Dieu. D’ailleurs il est remarquable que celui qui emploie cette façon de parler, c’est Paul, c’est-à-dire l’homme du monde qui semble le plus donner à la grâce, et rapporter tout à la gloire de Dieu. Nous avons, dit-il, ce trésor en des vaisseaux de terre, afin qu’il apparaisse que l’excellence de cette force vient de Dieu, et non point de nous. Un homme qui est en garde pour s’empêcher de rien attribuer aux causes secondes de la louange qui appartient à Dieu, n’aura garde d’employer légèrement une expression qui associe le créateur à la créature, en faisant celle-ci égale à celui-là. En troisième lieu, afin que vous ne croyiez pas qu’elle lui échappe par hasard, considérez qu’elle est conçue d’une manière singulière, et que c’est une expression qui ne vient pas naturellement dans l’esprit. Mais peut-être que c’est ici une hyperbole. Si c’est une hyperbole, c’est une hyperbole qui intéresse la gloire de Dieu. Quand on ne reproche autre chose à l’hyperbole, si ce n’est qu’elle manque de vérité, étant examinée à la rigueur, ce n’est rien ; mais il ne faut pas qu’on lui puisse reprocher d’être impie et blasphématoire. Ainsi l’Écriture ne dira point qu’un homme soit bon, sage, puissant, etc., comme Dieu, parle danger qu’il y a que ces expressions ne fassent une impression contraire à la gloire de cette essence souveraine. Les écrivains du Vieux Testament ont évité cela avec beaucoup de soin : ceux du Nouveau doivent l’éviter avec un plus grand soin encore, parce qu’il a été dit que sous cette alliance toutes choses seront abaissées, et que Dieu serait souverainement élevé.
Mais enfin, je m’arrête à trois considérations principales sur ce sujet. La première est que Dieu avait solennellement déclaré par la bouche de ses prophètes, que rien n’était semblable à lui ; il ne l’avait pas dit une fois ou deux, mais il l’avait mille fois répété ; il l’avait dit d’une manière capable de confondre les idolâtres : il en avait fait le grand principe de sa religion. Saint Paul le savait ; il avait lu et relu les anciens oracles. Cependant saint Paul ose répondre à cette voix du ciel : Qui est semblable à moi ? en disant hardiment que Jésus-Christ n’a point réputé à rapine d’être égal à ce grand Dieu.
Ma seconde considération est que cet apôtre ne pouvait ignorer la raison, ou, si l’on veut, le prétexte pour lequel Jésus-Christ avait été premièrement accusé et condamné des Juifs, qui est, qu’il se faisait égal et semblable à Dieu c’était là un prodigieux scandale pour des hommes qui avaient entendu Dieu disant par ses prophètes : Qui est semblable à moi ? Saint Paul fait ce qu’il peut pour attirer les Juifs dans l’église chrétienne ; mais au lieu de justifier la religion chrétienne du crime d’égaler la créature au Créateur, dans un temps où cela serait si nécessaire et pour le salut des hommes, et pour la gloire de Dieu, il prononce que Jésus-Christ n’a point réputé à rapine d’être égal à Dieu. Cet homme qui déchire ses vêtements, lorsque dans une autre occasion on le prend pour Mercure, qui est un Dieu subalterne des païens, ose-t-il égaler une simple créature au Dieu souverain ? Ses hyperboles ne sont-elles pas bien édifiantes ? Ne prend-il pas bien son temps pour les débiter ? Et n’avait-il pas bonne grâce de vouloir faire l’orateur aux dépens de la piété et de la gloire de Dieu ?
Enfin, nous disons, en troisième lieu, que les autres expressions des apôtres sont un juste commentaire de celle-ci, et que, comme les disciples de Jésus-Christ n’attribuent pas seulement à ce dernier le nom de Dieu, mais lui donnent encore ce nom avec l’idée que les prophètes lui ont attachée, et que les apôtres donnent à Jésus-Christ des titres qui ne peuvent lui convenir, à moins qu’il ne soit en effet égal à Dieu, il ne faut point douter que saint Paul ne prenne ici ce terme dans un sens propre et littéral.
Mais enfin, ou les chrétiens adoptent cette expression, ou ils ne l’adoptent point : s’ils ne l’adoptent point, il faut donc qu’ils croient que saint Paul a mal parlé ; et alors ils renversent un principe fondamental de leur religion, qui est que saint Paul a été inspiré par le Saint-Esprit ; que, s’ils adoptent cette expression, il s’ensuit que nous pouvons croire que les autres disciples ont parlé de la même sorte ; et cela étant, nous leur demandons si les Juifs qui ont entendu les apôtres parlant ainsi, n’ont pas été fondés à les traiter d’impies et de blasphémateurs, lorsque d’un côté ils voyaient que Jésus-Christ était une simple créature, et que de l’autre il était égalé au Dieu souverain.
Voici quatre jugements que les Juifs ont pu faire avec raison sur ce sujet. Premièrement, ils jugent que Jésus-Christ est une simple créature : on en convient. En second lieu, ils jugent qu’on ne peut point dire d’une créature, sans impiété, qu’elle est égale à Dieu : c’est Dieu lui-même qui nous l’enseigne : Qui est semblable à moi ? Ou : A qui me feriez-vous semblable ? En troisième lieu, ils jugent que les disciples de Jésus-Christ égalent la créature au Créateur : cela paraît par l’expression de saint Paul. En quatrième lieu, ils jugent que les disciples de Jésus-Christ doivent être condamnés pour blasphème. Ce dernier jugement est une juste et naturelle conclusion des trois autres. Lorsque Dieu dit : Qui est semblable à moi ? il n’entend pas exclure en général toute sorte de ressemblance ; il n’exclut point la ressemblance de conformité et d’analogie, car nous ressemblons à Dieu, qui est, qui agit, qui pense, parce que nous sommes, que nous agissons, que nous pensons ; mais il entend exclure la ressemblance d’égalité ; et c’est précisément cette ressemblance d’égalité que vous choisissez pour l’attribuer à une créature, lorsque vous dites que Jésus-Christ n’a point réputé à rapine d’être égal à Dieu ; car, ou vous lui attribuez cette ressemblance d’égalité, ou vous lui attribuez cette ressemblance d’analogie, qui consiste en ce qu’on a quelque rapport avec Dieu, plus ou moins, selon qu’on a plus ou moins de degrés de perfection. Si vous lui attribuez cette ressemblance d’analogie seulement, vous ne dites rien : les hommes et les anges ressemblent à Dieu de cette manière, et jamais pourtant aucun des hommes et des anges n’a pu ou n’a dû s’exprimer de cette manière. Et puis ce serait une extravagance de dire en ce sens : Nous ne réputons point à rapine d’être égaux ou semblables à Dieu. Il reste donc que vous lui attribuez la ressemblance d’égalité selon la vérité et la force de l’expression ; car on exprime bien quelquefois le mot d’égal par celui de semblable ; comme lorsque les prophètes disent : A qui le feriez-vous semblable ? mais on n’exprime point le mot de semblable pris pour ressemblant, pour conforme, par celui d’égal. L’homme est semblable à Dieu de cette ressemblance d’analogie, puisqu’il porte l’image de Dieu ; cependant on ne dit point que l’homme soit égal à Dieu. On ne peut point dire ici que cette égalité est une égalité figurée et métaphorique : cela est froid. Jésus-Christ n’a point réputé à rapine d’être égal à Dieu par figure et par métaphore, est une proposition absurde et ridicule ; et puis les figures deviennent impies, lorsque d’un côté elles n’ont jamais été employées, et que de l’autre elles présentent un sens contraire à la gloire de Dieu. Enfin, les Juifs n’étant pas coupables de parler comme les autres hommes, et surtout comme les prophètes de Dieu qui les ont instruits, ils ne le sont pas aussi de croire qu’on ne peut se dire égal à Dieu, sans ou qu’on soit Dieu, ou qu’on fasse tort à Dieu. Qu’ils croient que les disciples tiennent ce langage de Jésus-Christ, ils ne peuvent non plus s’en dispenser ; car pourquoi les disciples parlent-ils de cette manière, s’ils ne veulent point qu’on leur attribue ce langage ? On dira qu’ils s’expliquent assez en d’autres rencontres ; et nous, nous soutenons premièrement, que, quand ils se seraient mille et mille fois expliqués, cette proposition ne laisserait pas d’être contraire à la gloire de Dieu. Il y a quelque créature qui peut ne pas réputer à rapine d’être égale à Dieu. Je soutiens d’ailleurs qu’ils renversent d’une main ce qu’ils bâtissent de l’autre. Au fond, si Jésus-Christ n’est point égal à Dieu, et si c’est un crime de le penser, pourquoi le dire ? Cette expression, à quoi était-elle nécessaire ? Etait-elle nécessaire à la gloire de Dieu ? Non, car elle ravale au contraire la Divinité, du moins si l’on y attache l’idée que les hommes y ont toujours attachée. Etait-elle nécessaire pour élever Jésus-Christ ? Mais Jésus-Christ ne peut-il être élevé sans qu’on le mette au niveau du Dieu souverain ? Etait-ce pour montrer la vérité et l’accomplissement des anciens oracles ? Mais ces oracles avaient tant de fois prononcé qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, et qu’il n’y avait rien de pareil à lui. Etait-ce pour édifier les hommes ? Mais les hommes peuvent-ils être édifiés de voir égaler une créature au Dieu souverain ? Saint Pierre et saint Paul sont les disciples de Jésus-Christ, ses ministres, ses ambassadeurs ; et sans doute qu’ils tiennent dans l’Église le premier rang après Jésus-Christ. Cependant, si saint Pierre ou saint Paul nous disait : Je ne répute point à rapine d’être égal à Jésus-Christ, nous le traiterions de blasphémateur. Dieu, le Dieu souverain, est infiniment plus élevé au-dessus de Jésus-Christ que Jésus-Christ ne l’est au-dessus d’un de ses apôtres. Si donc cet apôtre était accusé d’impiété, s’il se disait égal à Jésus-Christ, celui-ci semble aussi le devoir être, s’il ose dire qu’il n’a point réputé à rapine d’être égal à Dieu.