Ouvrons maintenant le quatrième évangile. L’idée et le nom du royaume de Dieu n’en sont pas absents (Jean 3.5), mais on ne les trouve que rarement, et c’est une autre forme d’idée, une autre terminologie qui s’offre à nous. Le royaume de Dieu a fait place à la vie, à la vie éternelle qui nous est apportée. Dans les synoptiques, Jésus avait parlé surtout de son ministère et de nous : ici, il parle beaucoup de lui-même et de ses rapports avec son Père ; dans les synoptiques, il avait si peu accentué l’idée de sa médiation, qu’on a pu nier qu’on l’y trouvât : ici, on la rencontre à chaque pas ; et enfin la doctrine du Saint-Esprit prend tout à coup un développement considérable, tandis que le drame eschatologique disparaît devant une conception plus intime et plus spiritualiste du jugement divin.
« Dieu est esprit, et c’est en esprit et en vérité qu’il le faut adorer » (Jean 4.24). Cette première parole brise le particularisme juif, et insinue déjà la direction du nouvel enseignement. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ail la vie éternelle » (Jean 3.16). L’amour de Dieu pour les hommes a quelque chose de plus passionné, de plus personnel que ce que nous avons trouvé jusqu’ici. Dieu est Père, mais avant tout Père de Jésus-Christ, et c’est en le sacrifiant qu’il témoigne qu’il est aussi le nôtre.
Si, dans les synoptiques, en effet, Jésus se met à part de ses disciples dans ses rapports avec le Père, cette attitude est encore bien plus marquée en saint Jean. Il se déclare le Fils de Dieu (Jean 5.28 ; 9.35-37, etc.), le Fils par excellence (Jean 3.16, 35 ; 5.19-22, etc.) ; il y a, par distinction de tout le reste, le Père et le Fils (Jean 3.35-36 ; 5.19-22). Entre ce Père et ce Fils les relations sont intimes : le Père est la source de l’être et de l’action du Fils (Jean 5.19, 26) ; il fait les œuvres dans le Fils ; le Père et le Fils se connaissent (Jean 10.15 ; 8.55), s’aiment réciproquement (Jean 5.20 ; 14.31 ; 15.9) ; ils demeurent l’un dans l’autre (Jean 8.29 ; 14.10-11), ils ne sont qu’un, ἕν (Jean 10.30 ; 18.11, 21-22). Ce qui est à l’un est aussi à l’autre (Jean 17.10), et, comme le Père a la vie en lui-même, il a donné au Fils d’avoir également la vie en soi (Jean 5.26). Aussi voir ou rejeter le Fils, c’est voir ou rejeter le Père (Jean 8.19 ; 14.9 ; 15.21-24) : on leur doit rendre honneur semblable (Jean 5.23).
Le Fils cependant préexistait à son apparition dans le monde : Jésus était avant Abraham (Jean 8.58), il était glorifié auprès du Père avant que le monde existât (Jean 17.5) ; c’est du ciel qu’il vient et au ciel qu’il retourne (Jean 6.62, 33, 51) : car le Père, qui est plus grand que lui (Jean 14.28), l’a envoyé dans le monde (Jean 3.16) pour y remplir une mission (Jean 5.36 ; 14.31 ; 15.10, etc.), pour y parler, pour y juger, pour y agir aussi en son nom (Jean 8.26 ; 10.32, 37).
Toutefois l’objet propre de la mission de Jésus n’est pas de juger le monde, mais de le sauver (Jean 3.17 ; 4.42), de lui donner la vie éternelle : c’est l’idée qui revient constamment (Jean 3.16, 36 ; 4.14, etc.). Jésus est la vie (Jean 14.6), et il vient pour nous la communiquer abondamment (Jean 10.10). Il est la lumière aussi et il vient pour éclairer le monde (Jean 3.19 ; 8.12 ; 12.46), pour lui faire connaître Dieu, car connaître Dieu et son Fils Jésus-Christ, c’est la vie éternelle (Jean 17.2-3). A ce ministère de doctrine s’ajoute un ministère de souffrance obscurément annoncé. Jésus doit donner sa chair pour la vie du monde (Jean 6.51) ; il est le bon pasteur qui meurt pour son troupeau (Jean 10.11,18) : c’est l’ordre du Père (Jean 10.18).
Comment recevoir cette lumière, communier à cette vie, profiter de cette rédemption qui nous sont offertes ? En nous attachant à la personne de Jésus, en ne faisant qu’un avec lui. Jésus est uni au Père, nous devons être unis à Jésus pour être unis à Dieu : c’est toute l’économie du salut. Il est la lumière qui conduit à la vie (Jean 8.12 ; 12.46), la porte du bercail par où il faut passer (Jean 10.7,9), le bon pasteur dont il faut être la brebis (Jean 10.11, 14), bien plus le cep dont nous sommes les branches, de qui seul nous pouvons recevoir la sève surnaturelle, en qui seul nous pouvons porter des fruits (Jean 15.1-7). D’où la nécessité pour nous de demeurer dans son amour comme il demeure dans l’amour de son Père (Jean 15.7-10). Après cela, les autres conditions du salut sont celles à peu près que l’on trouve chez les synoptiques : renaître de l’eau et de l’Esprit (Jean 3.3-7), croire en la parole du Sauveur (Jean 3.16 ; 5.24 ; 6.40-47), manger sa chair et boire son sang (Jean 6.52,59).
Semblable également est l’idée qui nous est donnée de l’Église et de son organisation (Jean 13.20 ; 17.18 ; 20.23 ; 21.15-17) ; mais une doctrine qui se trouve puissamment mise en lumière à cette occasion est celle du Saint-Esprit. Il est nettement distingué du Père et du Fils (Jean 14.16, 26 ; 16.7, 13-15) : il procède (ἐκπορεύεται) du premier (Jean 15.26), mais il reçoit (λαμβάνει) du second (Jean 16.14-15) ce qu’il dira et annoncera aux apôtres (Jean 16.13-14 ; 14.26) ; et cela parce que tout ce qui est au Père est aussi au Fils (Jean 16.15). L’un et l’autre l’envoient (Jean 14.16, 26 ; 15.26 ; 16.7), mais il n’en est pas séparé, car le Père et le Fils l’accompagnent dans sa descente dans les fidèles (Jean 14.23). C’est l’Esprit de vérité (Jean 14.16-17 ; 15.26, etc.), dont le rôle est de rendre témoignage à Jésus-Christ, c’est-à-dire de confirmer intérieurement son enseignement (Jean 15.26), d’en donner aux apôtres la pleine intelligence, et s’il le faut, l’explication nécessaire (Jean 14.26 ; 16.13). Avec ces apôtres il restera éternellement (Jean 14.16-17) : en revanche le monde ne peut le recevoir (Jean 14.17), et il témoigne contre le monde (Jean 16.8-11), car ce monde, à qui le Christ est étranger (Jean 8.23 ; 18.36), hait Jésus-Christ et son Église (Jean 15.18-23), et le Sauveur n’a pas prié pour lui (Jean 17.9).
Bien que tous les hommes en effet soient, en principe, appelés à devenir les enfants de Dieu (Jean 10.16 ; 11.52 ; 12.32), tous ne répondent pas à son appel. Cette infidélité était prédite (Jean 12.37-40) ; elle est la conséquence des conseils divins, car nul ne vient à Jésus s’il n’est tiré par le Père (Jean 6.44), et celui-ci n’a donné à son Fils qu’un certain nombre d’hommes (Jean 17.6) ; elle est la conséquence aussi de la malice humaine. On repousse la lumière parce qu’on veut mal agir (Jean 3.19-21), parce qu’on veut faire sa propre volonté et se confier en soi-même (Jean 7.17-18 ; 9.41).
Ce rejet de la lumière amène le jugement. Le Sauveur maintient à ce mot son sens originel : c’est un triage, une ségrégation : « En ceci consiste le jugement que la lumière étant venue dans le monde, les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises » (Jean 3.19). Ainsi, le jugement commence dès l’instant que l’on refuse de recevoir Jésus-Christ. Celui qui ne croit pas est déjà jugé par son incrédulité même (Jean 3.18) : il n’a pas besoin d’un juge extérieur ; son endurcissement et la parole qu’il a méprisée suffiront à faire éclater au dernier jour l’état de séparation où il s’est mis (Jean 12.48). En ce sens, celui qui croit n’est pas jugé (Jean 3.18 ; 5.24). Et ainsi il est vrai que Jésus n’est pas venu pour juger (Jean 3.17 ; 12.47 ; 8.15), parce que les méchants se jugent, se ségrègent eux-mêmes : et d’autre part il est vrai qu’il est venu pour juger, parce que son avènement a été l’occasion du triage qui s’est opéré entre ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas voir (Jean 9.39).
Ce premier jugement intérieur et caché n’empêche pas qu’il ne doive y en avoir un autre, général et éclatant, présidé par le Fils, à la fin du monde. A sa voix tous ressusciteront, les bons pour la vie, les méchants pour le jugement (Jean 5.28-29). Cette résurrection des bons paraît être spécialement due à l’influence de Jésus-Christ (Jean 6.39-40, 44), à ce qu’ils auront mangé sa chair et bu son sang (Jean 6.54). Quant au sort des uns et des autres, il ne sera en définitive que le développement goûté et ressenti de ce qui était déjà ici-bas : pour les justes l’épanouissement de la vie qu’ils possédaient en vertu de leur union avec le Christ (Jean 6.47 ; 14.3), pour les méchants la mort et la colère de Dieu permanente sur eux (Jean 3.36 ; 8.24).
On voit assez, sans qu’il soit nécessaire d’insister, combien le ton de ce dernier exposé diffère de celui des synoptiques ; mais on chercherait vainement entre eux une opposition proprement dite, il y a tantôt prolongation des lignes, tantôt transposition ou diversité, mais non point contradiction. Le royaume de Dieu, sous le nom de vie éternelle, est devenu quelque chose de plus intime et plus personnel ; de même, le jugement n’est plus seulement un événement futur, il commence dans la conscience. D’autre part, les relations de nature du Fils avec le Père, sa divinité, son caractère de médiateur nécessaire, la doctrine du Saint-Esprit ont été mis en relief. Tout cela ne sort pas du cadre de la pensée de Jésus, et doit en être considéré comme l’écho ou l’interprétation fidèle.