Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 9
La reine est accusée

(1535 à Mai 1536)

8.9

Erreur sur le commencement de la Réforme – Vertus et œuvres d’Anne Boleyn – Ses rapports avec Cranmer et Latimer – Avec Tyndale – Avec Parker – Chrétien caractère de Parker – Caractère d’Anne Boleyn – La vérité sur Anne Boleyn – Ses ennemis – Henri remarque Jeanne Seymour – Manières de la reine Anne – Son angoisse, son fils mort-né – Sa tristesse et ses inquiétudes – Zèle d’Anne pour la Réforme – Mécontentement des ultramontains – Les dangers d’Anne se multiplient – Sa sollicitude pour sa fille – Premier et second chefs d’accusation – Troisième et quatrième chefs d’accusation – Caractère de Henri VIII – Commission d’enquête – Brereton et Smeton arrêtés – Le tournoi de Greenwich – Le roi fait un éclat – Anne devant Norfolk et le conseil – Anne à la Tour – Sa piété, son innocence – Sa douleur – Position critique de Cranmer – Sa lettre au roi – Faux ménagements de Cranmer – Dure surveillance imposée à la reine – Paix et agitation dans son âme – Transport extraordinaire

Si les âmes faibles n’hésitaient pas à plier sous le despotisme royal, les hommes fanatiques avaient la vengeance dans le cœur. De grandes blessures ayant été faites à la papauté, ils brûlaient de frapper la cause de la Réforme de quelque coup éclatant. Elle devait, selon eux, avoir aussi sa victime. Pour tous ces monastères sacrifiés, une personne devait être immolée ; une seule, mais prise dans le rang le plus illustre. Le roi ayant frappé d’un côté son instituteur et son ami, il devait, pour maintenir l’équilibre, frapper de l’autre sa femme. Une tragédie allait commencer, qui devait se terminer par une affreuse catastrophe. Anne Boleyn n’avait pas été élevée comme on l’a ditp « dans la pire école de l’Europe, » mais dans l’une des meilleures ; chez cette pieuse Marguerite d’Angoulême, qui était la protectrice éclairée, non seulement des lettrés, mais de tous les amis de l’Évangile. Anne avait appris de cette princesse à aimer la Réforme et les réformés. Aussi était-elle, aux yeux des partisans du pape, la cause principale du changement religieux qui s’était opéré dans l’esprit du roi, et par lui dans le royaume. La Réformation, nous l’avons vu, commença en Angleterre, dès 1517, par la lecture des Écritures saintes dans les universités ; mais les docteurs les plus accrédités de Rome ont préféré lui donner une autre origine, et parlant des rapports de Cranmer avec Anne Boleyn, treize ans plus tard, ils ont dit : Voilà les commencements de la Réforme d’Angleterreq. Il y a dans cette assertion une erreur de chronologie et une erreur d’histoire.

p – M. Froude.

q – Parole de Bossuet, Histoire des Variations, livre VII, art. 8.

La reine avait, depuis son couronnement, des rapports presque journaliers avec l’archevêque de Cantorbéry, et habituellement, ses adversaires eux-mêmes le disent, c’était des intérêts de la cause évangélique qu’il s’agissait. Tantôt Anne s’adressait à Cranmer pour venir au secours des protestants persécutés. Tantôt, préoccupée de la nécessité d’envoyer des ouvriers dans la moisson, elle s’intéressait à des jeunes gens pauvres, mais que des mœurs honnêtes et une belle intelligence semblaient rendre propres à la pratique de la vertu et à l’étude de3 lettresr, elle venait à leur aide avec une grande générosités. C’était aussi un exemple que Marguerite de Valois lui avait donné. La reine n’encourageait pas ces étudiants à la légère ; elle exigeait des témoignages qui certifiassent la pureté de leurs mœurs et les capacités de leur intelligence. Si elle était satisfaite, elle les plaçait à Oxford ou à Cambridge, et leur demandait de répandre autour d’eux, tout en étudiant, le Nouveau Testament et les écrits des réformateurs ; plusieurs des pensionnaires de la reine rendirent plus tard de grands services à l’Église et à l’État. A ces qualités de reine, Anne en joignait de plus domestiques. Cranmer la voyait s’entourer, comme la bonne reine Claude, de jeunes dames distinguées par leur naissance et leurs vertus, et faire avec elles des travaux de tapisserie d’une admirable perfection pour le palais de Hampton Court, et d’humbles vêtements pour les pauvres. Elle établissait dans les paroisses indigentes de vastes magasins, remplis de ce dont avaient besoin les nécessiteux. « Elle promenait sur toute l’Angleterre, a-t-on dit, le regard de sa charité et la main de sa bienfaisancet. — En neuf mois, raconte le célèbre philosophe et historien, lord Herbert de Cher bury, elle dépensa de cette manière quinze mille livres ; » ce qui équivaut à plus de cinq millions, valeur actuelleu. Et cet écrivain distingué, ambassadeur d’Angleterre auprès du roi Louis XIII, et connu en France par les efforts qu’il fit en faveur des protestants, ajoute : « Elle avait, outre cela, établi un fonds pour les pauvres artisans du royaumev. » Telles étaient les œuvres de la reine Anne. Aussi Cranmer, qui était doué d’un grand discernement des hommes et des choses, touché des égards que la reine avait pour ceux qui professaient l’Évangile, voyant tout ce qu’elle faisait pour la Réformation et le soulagement des malheureux, disait qu’après le roi, Anne était de toutes les créatures vivantes, « celle à laquelle il était le plus attachéw. »

r – « Quorum morum ingenuitas et candor aliquis ingenii præluceret. » (Lettre de sir J. Cheke, 1535. Parkers Correspond., p. 3.)

s – « Reginæ mapnificentia quæ erga studiosos late patuit. » (Ibid., p. 2.)

t – Her eye of charity, her hand of bounty passed through the whole land. » (Wyatt, Memoirs, p. 442.)

u – « She is said, in three quarters of a year, to have bestowed fourteen or fifteen thousand pounds in this kind. » (Herbert, Reign of Henry VIII.)

v – « A stock for poor artificers in the Realm. » (Herbert, Reign of Henry VIII.)

w – « I was most bound unto her of all creatures living. » (Cranmer à Henri VIII, 1536, Letters and Remains, p. 324.)

Cranmer n’était pas le seul des évangéliques avec lesquels Anne de Boleyn eût des rapports. Dès le premier jour où elle avait vu Latimer, la simplicité chrétienne, les manières apostoliques de ce réformateur l’avaient touchée ; quand elle l’entendit prêcher, elle fut ravie. L’enthousiasme pour ce chrétien et hardi prédicateur, était universel. « Il nous est aussi impossible, disaient ses auditeurs, de recevoir dans notre esprit tous les trésors d’éloquence et de science qui découlent de ses lèvres, qu’il le serait à une petite rivière de renfermer dans son lit, les eaux de l’Océan. » Depuis le moment où Latimer prêcha le carême devant le roi (1535), il fut un des organes les plus habituels de l’active charité de la reine.

Un réformateur, encore plus décidé, avait une haute estime pour Anne Boleyn, c’était Tyndale. Personne, selon lui, ne s’était prononcé avec autant de décision que la reine, en faveur du Nouveau Testament, et de sa dissémination en anglais. Aussi, voulant lui témoigner sa reconnaissance et son respect, Tyndale lui fit hommage d’un exemplaire unique de sa traduction, imprimé en beaux caractères, sur papier vélin, enluminé, relié en maroquin bleu et avec ces mots en grandes lettres rouges : Anna Regina Angliæ (Anne reine d’Angleterre)x. Ce volume remarquable, déposé maintenant au Musée britannique, à Londres, est un monument de la vénération du prisonnier de Malines pour Anne Boleyn. On a conservé un manuel manuscrit de dévotion, à l’usage de cette princesse et dont elle faisait cadeau à ses dames d’honneur ; on y voit le prix qu’elle attachait aux saintes Écritures. « Donne-nous, ô Père des miséricordes, y est-il dit, le plus grand des dons que tu aies jamais faits à l’homme, la connaissance de ta sainte volonté et de la bonne nouvelle de notre salut. Longtemps, la tyrannie romaine l’avait tenue cachée sous des lettres latines ; mais maintenant elle est promulguée, publiée et mise en pleine libertéy. »

x – Tyndale, Doctrinal Treatises, Notice, p. lxiv.

y – « Hist. of the translation of the Bible, p. 97. — Todds, Cranmer’s Life, I, p. 136.

Anne ayant perdu en 1535 un de ses aumôniers, maître Betts, chercha pour le remplacer un homme dévoué à l’Évangile, car elle aimait à s’entourer des personnes les plus pieuses de l’Angleterre. Elle jeta les yeux sur un professeur du collège Corpus Christi à Cambridge, qui depuis deux ans prêchait avec ferveur la vérité, Matthieu Parker, né à Norwich. Parker aimait la retraite, l’obscurité ; aussi, quand le mardi après le dimanche des Rameaux, il reçut deux lettres, lui demandant de se rendre à la cour, parce que la reine voulait « le voirz, » fut-il interdit et confus. Il voulait d’abord se refuser à un si brillant appel ; mais Latimer lui écrivit : « Montre-toi au monde ; ne te cache pas plus longtemps ; fais le bien, tandis que tu en as l’occasion. On sait ce que tu peux ; que ta volonté ne soit pas au-dessous de ton pouvoira. » Parker arriva à Londres, et bientôt ses lumières, sa piété, sa prudence gagnèrent toute l’estime de la reine ; cet homme modeste, intelligent, actif, était bien celui qu’Anne cherchait ; elle se plut dès lors à lui donner des marques de sa considération. Il nous apprend lui-même que si dans les affaires de sa charge, il était appelé à recevoir quelques amis à sa table, la reine venant en aide à sa pauvreté, lui envoyait un lièvre ou un chevreuil pris dans ses parcsb. Parker fut dès lors un de ceux qu’Anne employa à répandre ses bienfaits. A peine arrivé à la cour, il présenta à la reine un très jeune homme, d’une grande pauvreté, mais richement pourvu de connaissances et de talents, W. Billc. Anne, pleine de discernement, le mit au nombre des étudiants qu’elle faisait préparer pour le ministère ; il fut plus tard doyen de Westminster. Parker qui commença sa carrière avec Anne, devait la finir avec Elisabeth. Destitué de toutes ses charges par la reine Marie en 1554, il s’écria : « Maintenant que je suis privé de tout, je vis en la présence de Dieu, et je suis plein de joie dans ma conscience. Oh ! comme je trouve dans ce doux loisir des plaisirs plus grands, que ceux que m’offrait la vie affairée et périlleuse que j’avais à la cour ! » Obligé de se cacher, souvent de se sauver au milieu de la nuit, pour échapper aux poursuites de ses persécuteurs, la paix dont il jouissait n’était jamais troublée. Il regardait l’épreuve comme un privilège de l’enfant de Dieu. Tout à coup un malheur étrange, inattendu, vint le frapper. La fille de la reine Anne, Elisabeth, montée sur le trône, veut avoir pour archevêque de Cantorbéry et primat d’Angleterre le chapelain de sa mère. « Je me jette à genoux devant Votre Majesté, dit-il, et vous supplie de ne pas me charger d’un office qui demande un homme de beaucoup plus de talent, de science, de vertu et d’expérience que je n’en possède… » Une seconde lettre du chancelier Bacon vint confirmer l’appel. Alors le malheureux Parker, au comble de la douleur, s’écria : « Hélas ! hélas ! Seigneur Dieu ! pour quels temps m’as-tu conservéd ! Je suis entré au plus profond des eaux, et la tempête me submerge, Seigneur ! fortifie-moi de ton puissant Esprit ! Parker fut pendant seize ans à la tête de l’Église d’Angleterre, et honora le siège élevé sur lequel il avait été contraint de s’asseoir. Tels étaient les hommes qu’Anne Boleyn appelait près d’elle.

z – Parker’s Correspond., p. 1 à 2.

a – « Notum est quid potes ; fac non minus velis quam potes. » (Ib., p. V.)

b – Parker to sir W. Cecil. (Ibid., p. 178.)

c – « Adolescentulum literatum et honestum gravi paupertate oppressum. (Ibid., p. 3.)

d – « Heu, heu ! Domino Deus, in quæ tempora servasti me ! » (Parker’s Memoranda, Correspond., p. 484.)

On se tromperait pourtant si l’on se représentait la jeune reine comme une dévote, vivant ainsi que Catherine dans des exercices d’une rigide austérité. Il nous paraît même douteux qu’elle connût par expérience ce christianisme intérieur, spirituel, vivant, qui se trouvait dans Latimer, Tyndale, Granmer et Parker. Elle était une épouse vertueuse, une bonne protestante, attachée à la Bible, opposée au pape, appliquée aux bonnes œuvres, estimant les hommes de Dieu plus que les courtisans ; mais elle n’avait point renoncé au siècle et à ses pompes. Femme du monde, honnête, religieuse, aimant à bien faire comme il s’en trouve toujours beaucoup, elle était étrangère aux aspirations pieuses d’une âme qui vit dans la communion avec Dieu. Sa position même de reine et de femme de Henri VIII l’empêcha peut-être d’avancer dans la vie chrétienne. Elle croyait que l’on pouvait aimer Dieu sans se priver des jouissances du siècle et regardait le bal en particulier comme un divertissement innocent. Désirant garder le cœur de son époux, elle s’efforçait de lui plaire par des conversations enjouées, en organisant des parties de plaisir dont elle était l’âme, en recevant avec grâce tous ses courtisans. Placée sur un terrain glissant, surveillée par des yeux prévenus, elle put laisser échapper parfois quelque parole imprudente. Sa vivacité, sa gaieté, son aimable abandon contrastaient avec les formes plus graves et plus raides des dames anglaises. Latimer qui la voyait de près, l’avertissait quelquefois avec respect, quand il se trouvait seul avec elle, et Anne reconnaissante s’écriait ingénument : « Oh ! que vous me faites de bien ! de grâce ne me passez a jamais aucune fautee ! »

e – « She heard her chaplain gladly to od monish her. » (Fuller, p. 200.)

Ce n’est pas dans les écrits des pamphlétaires qu’il faut apprendre à connaître Anne Boleyn. Vers la fin du seizième siècle, les partis ennemis, vivement échauffés, l’ont peinte sous des couleurs tantôt trop noires, et tantôt trop flatteuses. Il faut dans cette cause écouter surtout des hommes dont le témoignage est sanctionné par le respect universel Il n’y a pas beaucoup de princesses dans l’histoire, qui aient joui comme la reine Anne de l’estime des esprits les plus élevés, des Cranmer, des Latimer, des Tyndale, des Parker et d’autres chrétiens, moins illustres peut-être, mais aussi respectables. Toutefois aux yeux des partisans du pape, elle avait commis un crime irrémissible, elle avait détaché l’Angleterre de la papauté ; aussi leur haine sauvage n’a pas connu de bornes, et ils n’ont cessé de noircir sa mémoire de leurs viles calomnies. De tous les méfaits que l’histoire peut commettre, le plus grand consiste à présenter des innocents comme étant des coupables. C’est la calomnie en grand, à l’usage non seulement de la génération présente, mais encore de celles de l’avenir. Plusieurs écrivains ont forgé et forgent de basses imputations contre les réformateurs Luther, Calvin et autres. Anne Boleyn a eu sa grande part de dénigrement dans cette vaste conjuration du mensonge.

[Cette espèce de conspiration s’étend depuis la publication de l’ouvrage intitulé : Histoire du schisme d’Angleterre, 1585, par Sanders, « livre, dit Bayle, où il y a beaucoup de passion et très peu d’exactitude ; » jusqu’à l’Histoire de Henri VIII, 1850, par Audin, digne successeur de Sanders, et dont l’ouvrage est fort en faveur dans toutes les sacristies de la papauté. Ce triste débit de fables grossières a même commencé avant Sanders, et il est loin d’être terminé.]

La grandeur dont Anne était entourée, avait ouvert son cœur aux plus tendres sympathies. Être la joie de son époux, être agréable à ses parents, protéger les amis de l’Évangile, se voir aimée de l’Angleterre, tels furent quelque temps les rêves de sa jeune imagination. Mais bientôt la couronne de saint Edouard pesa lourdement sur son front. Les gens de sa famille même, se montrèrent ses ennemis. Son oncle, l’orgueilleux duc de Norfolk, chef avec Gardiner du parti ultramontain, était animé d’une haine couverte envers cette jeune femme, appui du parti évangélique. Le comte de Wiltshire, son père, croyant remarquer que le roi n’était pas flatté d’être son gendre, avait quitté Londres, et regrettait une union que son ambition avait tant désirée. Lady Rocheford, épouse du frère d’Anne, femme d’un caractère méprisable, à laquelle la jeune reine pardonnait pourtant ses anciennes perfidies et qu’elle attachait même à la cour, payait cette généreuse magnanimité en préparant de loin la ruine d’une belle-sœur, dont l’élévation l’avait remplie de dépit. Enfin l’une de celles qui mangeaient son pain, qui recevaient ses faveurs, allait faire preuve d’ingratitude envers cette reine infortunée.

Parmi ses dames d’honneur, il s’en trouvait une, Jeanne Seymour, qui réunissait tous les charmes de la jeunesse et de la beauté, et dont l’humeur tenait un certain milieu entre la gravité sévère de la reine Catherine et l’aimable enjouement de la reine Anne. La constance dans les affections n’était pas un trait du caractère de Henri ; son cœur était facile à s’enflammer ; son œil s’arrêta sur la jeune Seymour, et à peine devint-il sensible à ses grâces, que les qualités d’Anne Boleyn, qui l’avaient autrefois charmé, lui furent insupportables. L’aimable gaieté de la reine le fatiguait ; les agréments, qui sont ordinairement des moyens de plaire, lui portaient ombrage ; le zèle qu’elle montrait pour le protestantisme l’indisposait. Les ennemis d’Anne, le duc de Norfolk et lady Rocheford surtout, s’en aperçurent et résolurent d’en profiter pour renverser celle qui les offusquait.



Anne Boleyn



Jane Seymour

Une circonstance, du reste innocente, favorisait les desseins des ennemis de la reine. Elevée en France, au milieu d’un peuple qui a un fonds inépuisable de gaieté, une conversation aisée, des traits ingénieux et plaisants, des paroles ironiques, des regards malins, avec un cœur aimable, Anne avait apporté un peu de toutes ces qualités à Londres. Ouverte, prévenante, elle aimait la société, et son commerce ordinaire semblait trop facile au milieu d’une nation où il y avait, avec des affections profondes, beaucoup de gravité et de froideur extérieure. Anne avait trouvé à la cour de France une certaine liberté dans les discours ; il ne parait pas qu’il y eût rien de semblable en elle ; mais dans un accès de gaieté, elle pouvait laisser échapper de fines railleries, des paroles imprudentes et fournir ainsi des armes à ses ennemis. Elle avait quelque peine à se conformer à l’étiquette stricte de la cour d’Angleterre, et n’avait pas été formée à la circonspection si nécessaire avec un mari tel que Henri VIII.

Anne était à la fois une amie de la Réformation au milieu d’un monde au fond catholique, et une Française au milieu d’une cour anglaise — ce furent ses deux crimes capitaux. On ne la comprenait pas. Sa gaieté ne dégénérait pas en frivolité ; on ne voyait point chez elle cet amour du plaisir, qui porté à l’excès, engendre la corruption des mœurs ; nous avons dit les hommes vraiment pieux dont elle aimait à s’entourer. Mais il suffisait à plusieurs qu’Anne fût agréable, comme les dames de Saint-Germain et de Fontainebleau, pour qu’on la soupçonnât d’être légère, comme plusieurs d’entre elles. De plus elle s’était mariée hors de son rang. Ayant vécu à la cour comme égale des jeunes nobles qui s’y trouvaient, elle ne sut pas quand elle monta sur le trône, se mettre toujours avec eux sur le pied de reine. Dès lors ses ennemis interprétèrent défavorablement l’innocente amabilité avec laquelle elle les accueillait ; l’ombrageux Henri VIII se livra aux soupçons, et la vicomtesse de Rocheford s’efforça d’alimenter la jalousie du prince par des insinuations adroites et perfides.

Anne s’aperçut bientôt de l’inclination du roi pour la jeune Seymour ; mille bagatelles, indifférentes en apparence, la frappaient. Elle suivait souvent des yeux sa fille d’honneur ; sa fierté fut offensée et la jalousie vint porter nuit et jour le trouble dans son âme. Elle chercha à reconquérir le cœur du roi, mais Henri, qui s’aperçut de ses soupçons, s’aigrit toujours plus contre elle. La reine n’était pas loin de ses couches ; et c’était au moment où elle espérait donner à Henri l’héritier qu’il désirait depuis tant d’années, que ce prince lui retirait son affection conjugale. Elle en eut l’âme navrée et prévoyant un funeste avenir, elle se demanda si un coup semblable à celui qui avait frappé Catherine ne devait pas bientôt l’atteindre. Jeanne Seymour ne repoussait point les avances du roi. Les historiens les plus opposés à Anne racontent qu’un jour, à la fin de janvier 1536, la reine étant entrée inopinément dans l’un des salons du palais, trouva le roi faisant la cour d’une manière trop marquée à la jeune dame d’honneur ; ils exagèrent peut-êtref ; mais il est hors de doute que Henri donna des sujets de plainte très graves à celle qu’il avait tant aimée. Une épée transperça le cœur de la malheureuse Anne Boleyn ; elle ne put résister à des coups si cruels, et accoucha avant terme d’un fils mort. Dieu avait enfin accordé à Henri VIII ce fils si désiré ; mais la douleur de la mère avait ôté la vie à l’enfant. Quelle affliction pour elle ! on craignit quelque temps de ne pas la conserver. Quand le roi entra chez elle, elle fondit en larmes. Ce prince égoïste, aigri par la pensée qu’elle lui donnait un fils mort, au lieu de la consoler, lui reprocha cruellement son malheur. C’était trop ; la pauvre mère ne put se contenir : Ah, s’écria-t-elle, c’est vous, Sire, qui en êtes la causeg ! » Henri encore plus animé, lui répondit avec dureté, et sortith. Ces détails nous sont donnés par un écrivain très bien informé, du temps d’Elisabeth ; cette reine tenant à son père encore plus qu’à sa mère, n’eût pas estimé qu’on lui fît la cour, comme on l’a insinué, en présentant Henri sous un jour si défavorable. Anne comprit alors les malheurs qui l’attendaient ; elle se remit, il est vrai, après cet orage et fît des efforts pour se joindre de nouveau aux conversations et aux fêtes ; mais elle était triste, inquiète, semblable à un navire échoué, qui reparaît sur les flots de la mer, redevenue paisible, et y flotte encore quelque temps, mais pour sombrer de nouveau. Ses efforts pour regagner l’affection de son mari étaient inutiles et des rêves effrayants venaient la troubler jusque dans le calme de la nuit. Cette agonie dura trois mois.

f – « Janam (Seymour) genibus Henrici insidentem. » (Sanders, Heylin, Lingard.)

g – « Laying the fault upon unkindness. » (Wyatt.)

h – « Which the king took more hardly. » (Ibid.)

Le vent avait tourné ; chacun s’en aperçut, et ce fut pour certains courtisans sans cœur, comme le signal donné à une meute impatiente ; ils se mirent à la poursuite de la proie sur laquelle ils savaient pouvoir s’acharner sans péril. Les ultramontains reprenaient courage. Ils avaient craint que, grâce à l’intervention d’Anne, la cause de Rome ne fût perdue en Angleterre, et leurs alarmes n’étaient pas sans raison. Cranmer unissant ses efforts à ceux de la reine, ne cessait de pousser à la Réformation. Quand on avait parlé dans la chambre des pairs d’un concile général en Italie, il s’était écrié : « C’est la Parole de Dieu seule qu’il faut écouter dans les controverses religieuses. » En même temps, d’accord avec Anne, il répandait dans toute l’Angleterre un nouveau livre de prières, le Primer, destiné à remplacer les livres dangereux des prêtresi. On s’en servait. Un pieux et spirituel lecteur de ce livre, s’écriait un jour, après l’avoir médité : « O bon a Jésus, ô doux Sauveurj ! ne méprise pas celui que tu as racheté au prix d’un tel trésor, — avec ton sang ! Je regarde avec confiance au trône de ta miséricorde. » La religion devenait personnelle. La reine et l’archevêque n’en étaient pas restés là ; ils s’étaient appliqués, autant que Henri le leur permettait, à établir sur les brebis de vrais bergers, au lieu de marchands trafiquant de leur laine. L’évêché de Worcester, ôté à Ghinnucci, avait été donné, nous l’avons vu, à Latimer, en sorte que la vallée de la Séverne, qu’avaient pillée pendant cinquante ans quatre évêques italiens, possédait enfin un pasteur qui y plantait l’abondance de Jésus-Christk. » Shaxton, autre chapelain d’Anne, qui professait alors un grand attachement à la sainte Écriture, avait été nommé évêque de Salisbury à la place du fameux cardinal Campeggi. Un ancien prieur des dominicains, Hilderly, qui avait soutenu jadis l’immaculée conception de la Vierge, mais qui ensuite avait reconnu et adoré Jésus-Christ comme le seul médiateur, avait été nommé, en remplacement de l’infortuné Fisher, évêque de Rochester. Enfin l’ancien provincial des augustins en Angleterre, George Browne, homme droit, ami des pauvres et qui, saisi par la vérité, s’était écrié du haut des chaires : « Allez à Christ et non aux saints ! » avait été élu archevêque de Dublin et était ainsi devenu le premier prélat évangélique de l’Irlande, poste difficile qu’il occupa au péril de sa viel. D’autres prélats, comme Fox, évêque d’Hereford, tout en n’étant pas de vrais protestants, se montraient antipapistes.

i – Pestilent and infectious books. » (Préfaco du Primer.)

j – « O bountiful Jesu, o sweet Saviour. » (Strype, I, p. 339.— Liturgies, p. 477.)

k – « To plant the plenteousness of Jesus-Christ. » (Latimer’s Sermons, p. 82.)

l – « It was to the hazard of his life. » (Cranmer’s Memorials, p. 38.)

Les membres du parti ultramontain reconnaissaient dans toutes ces nominations la main puissante de la reine. Qui s’opposait à ce que l’Église anglicane fut représentée au concile général ? Qui s’efforçait de faire marcher le roi dans le sens de la Réformation ? Qui jetait l’Angleterre dans les bras des princes de l’Allemagne ? — La reine, toujours la reine. Elle est malheureuse, disait-on, quand elle voit passer un jour sans avoir obtenu quelque faveur pour la Réformem. On savait que le pape était prêt à tout pardonner et même à s’unir avec Henri contre Charles-Quint, si le roi se soumettait aux conditions qu’il avait posées dans la bulle, c’est-à-dire, s’il renvoyait Anne Boleynn.

mHistoire des Pays-Bas, par Meteren, p. 21.

n – « Hanno fondata questa bolla sopra la causa del matrimonio. » (State papers, VII, p. 637, 640.)

Cette condition fixée par le pontife n’était pas impossible, Henri VIII aimait à changer de femme ; il en eut six. Le mariage n’était pas pour lui une unité de vie. A la fin de 1535, il y avait déjà trois ans qu’Anne était sa compagne ; c’était longtemps pour lui ; il commençait à porter les yeux sur d’autres. La jeunesse de Jeanne Seymour éclipsait celle de la reine ; infortunée Boleyn ! le chagrin lui avait peu à peu enlevé sa fraîcheur. Jeanne avait des alliés naturels qui pouvaient l’aider à monter sur le trône. Ses deux frères, Edouard et Thomas, l’aîné plus modéré, le second plus arrogant, doués l’un et l’autre d’une grande ambition et de notables capacités, se disaient qu’une Seymour était aussi digne qu’une Boleyn, de porter la couronne d’Angleterre.

Ce ne fut pas d’eux pourtant que partit le premier coup, mais d’un membre de la famille de la reine, — de sa belle-sœur. L’indifférence n’a pas cours dans les relations les plus intimes ; on s’aime, et si on ne s’aime pas, on se hait. Lady Rocheford touchant de très près la reine, se sentait sans cesse heurtée par elle. La jalousie avait enfanté dans son cœur une profonde inimitié ; l’inimitié devait l’entraîner jusqu’à machiner la mort de l’objet détesté. Désespérée du bonheur et surtout de la grandeur d’Anne Boleyn, elle mettait toute son ambition à les détruire. Un obstacle pourtant se présentait à elle. Son époux, frère d’Anne, lord Rocheford, ne voulait pas entrer dans ses perfides desseins. Cette femme dépravée, qui fut plus tard punie elle-même de la peine capitale, pour avoir favorisé des crimes, résolut donc de perdre à la fois son mari et sa belle-sœur. Il fut convenu que trois courtisans feraient à Henri les premières insinuations. « Ainsi commença, dit un auteur de ce temps-là, une comédie qui s’est convertie en une triste tragédieo. » Rien ne manquait pour faire réussir une des intrigues de cour les plus infâmes que raconte l’histoire.

oHistoire de Anne Boleyn, royne d’Angleterre, p. 181. Cette histoire en vers français du seizième siècle, que M. Crapetet a imprimée d’après trois manuscrits de la Bibliothèque royale à Paris, est due à Crespin, seigneur de Milherve, qui se trouvait à Londres à l’époque dont il parle.

Anne s’aperçut presque en même temps de la haine de sa belle-sœur pour elle et de l’amour de son mari pour Jeanne Seymour. Dès lors elle prévit une mort prochaine et ses plus vives préoccupations se portèrent sur sa fille. Elle se demanda ce que deviendrait cette pauvre enfant, et désirant qu’elle fût élevée dans la connaissance de l’Evangile, elle fit venir le simple et pieux Parker, lui communiqua ses appréhensions et ses désirs, et lui recommanda Elisabeth, avec tout l’amour d’une mèrep. Les paroles d’Anne se gravèrent tellement dans le cœur de Parker qu’il ne les oublia jamaisq; et quand vingt-trois ans plus tard, cette jeune Elisabeth devenue reine l’eut nommé primat, il déclara à lord Burghley que s’il n’avait pas eu de si grandes obligations envers là mère, il n’aurait jamais consenti à servir la fille dans une situation si élevéer. Après avoir remis la jeune Elisabeth aux soins d’un homme de Dieu, la malheureuse reine fut plus tranquille.

p – « What words her grace’s mother said to me of her (Elisabeth) not six days before her apprehension. » (Parker’s Correspondence, p. 89.)

q – Parker à lord Burghley, 6 octobre 1572. (Ibid., p. 400.)

r – Le même au même, 19 mai 1571. (Ibid., p. 391.)

Cependant, le complot se tramait dans le silence, et deux ou trois faits, tels qu’il s’en présente dans la vie la plus innocente, devaient perdre Anne.

Un jour, cette princesse qui se trouvait avec le roi à Winchester, fit appeler un des musiciens de la cour, Smeton, pour jouer de l’épinette. Ce fut le premier chef d’accusations.

s – « Then she sent for him to play on the virginals. » (Kingston, Letters, p. 455. Wolsey Cavendish.)

Norris, gentilhomme de la chambre du roi, était fiancé avec Marguerite, une des dames d’honneur d’Anne, et venait en conséquence souvent chez la reine ; de méchantes langues prétendirent qu’il y venait pour sa souveraine, encore plus que pour sa fiancée. La reine l’ayant appris voulut faire tomber ce mauvais propos et résolut d’engager Norris à épouser Marguerite. « Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? lui dit-elle. — Je veux encore attendre » répondit le gentilhomme. Anne, dans le dessein de lui faire comprendre qu’il y avait des motifs graves pour ne plus renvoyer, ajouta : « On dit à la cour que vous attendez les souliers d’un mortt, que s’il arrivait quelque malheur au roi, vous chercheriez à m’avoir pour femme. — A Dieu ne plaise ! s’écria Norris effrayé, si j’avais une telle pensée, c’en serait fait de ma tête ! — Prenez garde à vous, » reprit sévèrement la reine. Norris, fort ému, se rendit auprès de l’aumônier d’Anne Boleyn : « La reine est une femme vertueuse, lui dit-il, je suis prêt à l’affirmer par sermentu. » — Second chef d’accusation.

t – « You look for dead men shoes. » (Ibid, p. 452.)

u – « He would swear for the queen that she was a good woman. » (Ibid.)

Francis Weston, homme léger et hardi, était quoique marié très assidu auprès d’une jeune dame de la cour, parente de la reine. « Sir Francis, lui dit Anne, affligée de cette conduite, vous aimez Miss Skelton, et vous n’aimez pas votre femme. — a Madame, répondit l’audacieux courtisan, il est une personne dans votre maison que j’aime mieux que l’une et l’autre. — Et qui ? dit la reine. — Vous-même, » répondit Weston. — Offensée de cette insolence, Anne lui ordonna avec mépris et indignation, de se retirerv. — Troisième chef d’accusation.

v – « And then she defied him, in scorn and displeasure. » (Strype, I, p. 433. — Cavendish Wolsey, p. 453.)

Lord Rocheford, d’un caractère noble et chevaleresque, indigné des calomnies que l’on commençait à répandre contre sa sœur, cherchait à conjurer l’orage. Un jour qu’elle gardait le lit, il vint chez elle pour lui parler, et les dames d’honneur étant présentes, il se pencha vers la reine pour lui dire sur ce sujet quelques mots qui n’étaient pas pour des personnes étrangères à la famille. L’infâme lady Rocheford fit usage de cette circonstance innocente pour accuser son mari et sa belle-sœur d’un crime abominable.

Tels sont les quatre faits qui devaient faire tomber la tête d’Anne Boleyn. Des discours futiles, des propos malins auxquels on est exposé dans le monde et surtout à la cour, arrivaient à l’oreille du roi, et inspiraient à ce prince de la jalousie, des reproches, des paroles vives, des froideurs. Plus de bonheur pour Anne.

Il y avait assez dans ces récits pour porter Henri VIII à rejeter sa seconde femme et à épouser la troisième. Ce prince, et c’était en général le cas des Tudors, avait un esprit à la fois décidé et changeant, un cœur enflammé et défiant, un caractère énergique et des passions qui voulaient à tout prix être satisfaites. Fort ombrageux, il ne revenait pas facilement de ses soupçons, et lorsqu’une personne venait à l’irriter, il ne s’apaisait que quand il s’en était débarrassé. Le sens commun fait d’ordinaire justice de babils semblables à ceux que nous avons rapportés ; mais les caractères ici en jeu étaient plus irritables que ceux qui se trouvent habituellement dans le monde. « Le vent, dit à ce sujet lord Herbert de Cherbury, qui remue à peine des eaux peu profondes, soulève la pleine mer et brise les navires qui s’y trouventw. »

w – Herbert, p. 445.

Henri, heureux d’avoir trouvé les prétextes que sa nouvelle passion lui faisait désirer, n’examina rien, il parut croire tout ce qu’on lui disait. Il jura de prouver à d’autres la culpabilité d’Anne, par la grandeur même de ses vengeances. De ses six femmes, il se débarrassa de deux par le divorce, de deux autres par l’échafaud, deux seulement échappèrent à son humeur criminelle. Il ne voulut pas cette fois-ci procéder par divorce ; la longueur de l’affaire de Catherine l’avait ennuyé ; il préféra une voie plus expéditive — la hache.

Le mardi 25 avril, le roi nomma une commission pour s’enquérir de la conduite d’Anne, et y plaça le duc de Norfolk, oncle maternel, mais nous l’avons dit, ennemi implacable de cette malheureuse reine ; le duc de Suffolk, qui beau-frère de Henri, le servait dans ses moindres désirs ; le comte d’Oxford, habile courtisan ; William Paulet, contrôleur de la maison royale, qui avait pour devise : « Etre un saule et non un chêne ; » Audley, le plus honnête de tous, mais pourtant humble serviteur de son maître ; lord Delaware et plusieurs autres lords et chevaliers : en tout vingt-six. On a dit, Burnet lui-même, que le roi ordonna de mettre parmi ces juges le comte de Wiltshire, le père d’Anne. C’eût été sans doute le trait le plus frappant de cette cruauté, dont Henri donna tant de preuves. Mais ce malheureux prince n’alla pas, il faut le dire, jusqu’à une telle monstruosité. Burnet, après des recherches plus exactes, à rétracté son erreurx. Le jeudi, 27 avril, le roi, comprenant le besoin qu’il avait du parlement pour abolir les lois faites en faveur d’Anne et de ses enfants, rendit une ordonnance de convocation. Il était décidé à hâter l’affaire, également impatient de ne plus entendre parler de sa femme et de posséder celle qui était l’objet de ses désirs.

xAddenda au livre III de son Histoire. Il reconnut que ce mistake, comme il l’appelie, était une invention du misérable Sanders.

Anne qui ignorait ce qui se passait, avait depuis peu repris quelque sérénité, mais il n’en était pas de même autour d’elle. La cour était agitée, inquiète. On se disait les noms des commissaires ; on se demandait sur quels gentilshommes tomberaient les coups terribles du roi. Plusieurs étaient dans l’épouvante pour eux ou pour leurs amis. Serait-ce sur Sir Thomas Wyatt, qui faisait des vers à l’honneur d’Anne, que fondrait l’orage ? Serait-ce sur lord Northumberland, que la reine avait aimé avant que Henri jetât les yeux sur elle ? — Le roi n’entendait pas remonter si haut.

L’indécision ne dura pas. Le jour même où le parlement fut convoqué, le 27 avril, à deux heures, un des gentilshommes de la maison du roi, Sir William Brereton, désigné par les ennemis de la reine, fut saisi et conduit à la Tour. Deux jours après, le samedi 29 avril, Anne traversait la salle du trône. Un misérable s’y trouvait dans ce moment ; c’était Marc Smeton, ce musicien de la cour, homme vain, lâche et corrompu, qui avait été blessé de ce que depuis le jour où il avait joué à Winchester devant la reine, cette princesse ne l’avait pas même regardé. Il était dans ce moment debout, dans la salle du trône, appuyé contre une fenêtre avec l’air abattu. Il se peut qu’ayant appris la disgrâce qui menaçait la reine, Smeton espérât, en témoignant de la tristesse, obtenir d’elle quelque intérêt. Quoi qu’il en soit, sa présence insolite dans cette salle, la position qu’il y avait prise, l’apparence de douleur qu’il se donnait, avaient évidemment pour but d’attirer l’attention de la princesse. Cette ruse réussit. Anne, en passant, le remarqua. « Pourquoi êtes-vous triste ? dit-elle. — Ce n’est rien, Madame. » — La reine pensa que Smeton était affligé de ce qu’elle ne lui adressait jamais la parole. Vous ne devez pas attendre, ajouta-t-elle, que je vous parle comme à un gentilhomme, puisque vous êtes d’un rang inférieury. — Ah, Madame, répondit le musicien, pas de paroles ; un regard me suffit ! » Il ne reçut pas le regard qu’il demandait, et son amour propre blessé le porta dès lors à perdre cette princesse, dont il avait eu l’insolence de vouloir être remarqué. Ce mot de Smeton fut rapporté au roi, et le lendemain 30 avril, le musicien fut saisi, examiné à Stopney, et conduit à la Tour.

y – « You may not look to have me speak to you as I should do to a noble man. » (Kingston, Letters, p. 455.)

Une fête magnifique se préparait à Greenwich, pour célébrer selon l’usage le 1er mai. Ce fut le moment étrange que Henri choisit pour dévoiler ses desseins. Il y a dans certains esprits un rapport mystérieux entre les fêtes et le sang ; un autre prince, Néron, l’avait montré auparavant, et plus tard Charles IX célébrera les noces de sa sœur Marguerite par les massacres de la Saint-Barthélemy. Henri VIII donna à deux des victimes qu’il voulait immoler, les deux premiers rôles dans le brillant tournoi qu’il avait préparé. Lord Rocheford, frère de la reine, fut chargé du défi, et Sir H. Norris de la principale défense ; Weston devait aussi prendre part à ces joutes. Henri faisait bonne grâce à tous ces personnages et cachait sous des sourires leur ruine prochaine. Le roi ayant pris place, et la reine, magnifiquement parée, s’étant assise près de lui, Rocheford et Norris passèrent devant eux en inclinant leurs armes, « Morkuri te salutant. » Aussitôt après commença le combat. Les circonstances de la cour donnaient à cette fête une sombre solennité. Henri suivait d’un œil fixela lutte de ses courtisans. Tout à coup il se lève avec l’apparence de la colère et sort précipitamment. Qu’était-il arrivé ? L’ultramontain Sanders, connu comme un chroniqueur des plus haineux et des plus fabuleux, rapporte que la reine ayant laissé lomber dans la lice le mouchoir qu’elle tenait à la main, Norris l’avait ramassé et s’en était essuyé la figure. Lord Herbert, Burnet et d’autres disent que rien ne confirme ce récit qui, fût-il vrai, pouvait n’avoir rien que de très innocent. Quoi qu’il en soit, la fête fut interrompue par le départ du roi. Le trouble fut universel et la reine alarmée se retira, impatiente de savoir la cause de cet étrange événementz. Ainsi finit la fête du premier jour de mai.

z – « This much troubled the whole company, especially the queen. » (Herbert, p. 445.)

Henri qui s’était rendu au palais, apprenant le retour de la reine, refusa de la voir, ordonna qu’elle gardât ses appartements, monta à cheval, et entouré de six cavaliers, se jeta à bride abattue sur la route de Londres. Bientôt il ralentit le pas, prit Norris à part et lui disant le sujet de sa colère, lui promit de lui accorder son pardon, s’il faisait quelque aveu. Norris répondit avec fermeté et avec respect : « Sire, dût on m’ouvrir tout vivant et m’arracher le cœur, je ne dirai que ce que je saisa. » Arrivé à Whitehall, Henri dit à ses ministres : « Vous ferez conduire demain matin à la Tour Rocheford, Norris et Weston ; puis vous irez à Greenwich, vous vous rendrez maîtres de la reine et la mettrez en prison. Enfin vous écrirez à Cranmer de se rendre immédiatement à Lambeth, et d’y attendre mes ordres. » Les victimes étaient saisies et le grand prêtre convoqué pour le sacrifice.

aHistoire d’Anne Boleyn, par un contemporain, p. 186. — Voir aussi Archéologie, XXIII, p. 64.)

La nuit fut pleine d’angoisses pour Anne Boleyn, et le lendemain quand elle fut entourée de ses dames, leur consternation augmenta son effroi. Il lui semblait impossible qu’une parole d’elle ne convainquît pas son époux de son innocence. « Je veux absolument voir le roi, » s’écria-t-elle. Elle fit préparer sa barque, mais au moment où elle allait partir, il arriva une autre embarcation, descendant de Londres et où se trouvaient Cromwell, Audley et le redouté Kingston, gouverneur de la Tour. Cette sinistre figure était un arrêt de mort ; aussi la reine, à sa vue, poussa un cri.

On ne l’emmena pourtant pas encore ; le conseil, dans lequel se trouvaient ses plus violents adversaires, s’assembla dans le palais, et Anne fut sommée de comparaître. Le duc de Norfolk qui présidait, lui annonça froidement de quoi elle était accusée, et lui nomma ses prétendus complices. A ces mots, la reine frappée d’étonnement et de douleur, tomba à genoux, et s’écria : « O Dieu ! si je suis coupable, ne me pardonne jamais ! » Puis s’étant un peu remise de son émotion, elle réfuta les calomnies alléguées contre elle ; mais Norfolk répondait légèrement et d’un air de mépris, comme s’il eût parlé encore à la petite fille qu’il avait vu naître : « Bah, bah, bah ! » et il branlait dédaigneusement la têteb. « Je veux voir le roi, dit Anne. Impossible, répondit le duc ; cela ne se trouve pas dans notre commission. — J’ai été bien cruellement traitée, » disait plus tard Anne Boleyn, en parlant de cette horrible conversation avec son oncle ; Audley seul s’efforçait d’adoucir sa douleur. « Le bon plaisir de Sa Majesté est que nous vous conduisions à la Tour, ajouta Norfolk. — Je suis prête à obéir, » dit la reine, et tous montèrent dans une barque. Quand on arriva près de la Tour, Anne descendit. Le gouverneur était là pour la recevoir. Norfolk et les autres membres du conseil la lui remirent et s’éloignèrent. Il était cinq heures de l’après-midi.

b – « He said Tut, tut, tut, and shaking his head three or four times. » (Kingston, Letters, p. 456.)

Alors les portes de la forteresse s’ouvrirent, et dans ce moment où elle la franchissait comme accusée de plusieurs crimes, Anne se rappela que trois ans auparavant, elle y était entrée en triomphe pour la cérémonie de son couronnement, au milieu des immenses acclamations du peuple. Saisie par cet affreux contraste, elle tomba à genoux sous la porte, comme tombe la balle lancée par la main d’un joueurc, et s’écria : Seigneur, sauve-moi, car je suis innocente de ce dont on m’accuse ! » Le gouverneur la releva et ils entrèrent. Elle s’attendait à être enfermée dans un cachot. « Monsieur Kingston, dit-elle, me mettrez-vous dans un donjon ? — Non, Madame, répondit le gouverneur, vous serez dans l’appartement que vous aviez lors de votre couronnement. — Oh ! c’est trop beau pour moi, » s’écria-t-elle. Elle entra pourtant, et arrivée dans ces chambres royales qui lui rappelaient des souvenirs si différents, elle fléchit les genoux, et fondit en larmes. Bientôt la violence de la douleur lui donna des mouvements convulsifs, et à ses pleurs succédèrent des rires involontairesd. Peu à peu cependant elle revint à elle, et chercha à se recueillir. Sentant le besoin de se fortifier par les témoignages de l’amour du Seigneur : « Monsieur Kingston, dit-elle, priez Sa Majesté de permettre que je reçoive le sacremente. » Puis dans le sentiment de son innocence, elle ajouta : Monsieur, je suis aussi pure de la compagnie d’un homme, que je le suis de vousf. Je suis l’épouse fidèle du roi. »

c – « This gracious queen falling down upon her knies as a ball, her soul beaten down with affliction, to the earth. » (Wyatt, p. 144.)

d – « In the same sorrow, fell into a great laughing. » (Kington, Letters, p. 451.)

e – « That she might have the sacrament. » (Ibid.)

f – « I am as clear from the Company of man. » (Ibid.)

Son propre malheur ne l’absorbait pas ; elle était émue de l’adversité des autres et inquiète de son frère. « Pouvez-vous me dire où est lord Roche ford ? » dit-elle. Kingston répondit qu’il l’avait vu à Whitehall. Cette réponse évasive ne la tranquillisa pas. « O mon bon frère ! où est-il ? » s’écria-t-elle. Nouveau silence. — « Monsieur Kingston, reprit Anne après quelques moments, savez-vous pourquoi je suis ici ? — Non, Madame. — J’apprends qu’on m’accuse d’avoir eu des intimités coupables. » Norfolk le lui avait dit dans la barque. « Je ne puis que répondre non ! » Et tout à coup, déchirant un de ses vêtements, elle s’écria hors d’elle-même : « Oui, quand on ouvrirait mon corps, je dirais non ! » Alors son esprit s’exalta. Elle pensait à sa mère ; l’amour qu’elle portait à la comtesse de Wiltshire, lui faisait sentir plus que tout au monde l’amertume de son sort ; elle croyait voir la fière comtesse, et s’écriait avec une indicible angoisse : « O ma mère, tu en mourras de douleur ! » Puis ses sombres pensées se portèrent sur d’autres objets. Elle se rappela que le duc de Norfolk lui avait nommé dans la barque Norris et Smeton comme ses accuteurs ; cela était en partie faux ; le misérable musicien n’était pas fâché qu’on l’accusât faussement d’un crime propre à lui donner du relief ; mais le premier avait repoussé avec énergie la pensée que la reine était coupable. « O Norris, s’écria-t-elle, m’avez-vous accusée ? vous aussi, Smeton ! » Après quelques moments de silence, Anne porta un regard fixe sur le gouverneur. « Monsieur Kingston, dit-elle, dois-je mourir sans jugement ? — Madame, répondit le gouverneur, le plus pauvre sujet du roi trouve justice… » A ces mots un rire convulsif saisit de nouveau la reine. « Justice ! justice ! » s’écria-t-elle avec l’incrédulité du dédain. Elle comptait moins sur la justice que le plus humble de ses sujets. — Peu à peu la tempête s’apaisa, et le silence de la nuit vint donner quelque repos à sa douleur.

Ce jour même, 2 mai, la nouvelle se répandit dans Londres que la reine était arrêtée. Cranmer qui avait reçu du roi l’intimation de se rendre à son palais de Lambeth et d’y rester jusqu’à nouvel ordre, y était arrivé et ayant appris ce qui se passait, il en avait été consterné. — Quoi, la reine en prison ! la reine adultère !… Un combat se livrait dans son âme. Il devait à la reine tout ce qu’il était ; il l’avait toujours trouvée irréprochable, la ressource du malheureux, l’appui de la vérité. Il l’avait aimée comme sa fille, vénérée comme sa souveraine. Elle était, innocente ; il n’en doutait pas ; mais comment expliquer la conduite du roi ? Le malheureux prélat fut en proie aux pensées les plus déchirantes, pendant toute la nuit du mardi au mercredi. Cet homme, sincèrement pieux, avait pour Henri VIII des ménagements excessifs, et pliait facilement sous sa puissante main ; mais son chemin était nettement tracé, soutenir sans hésitation l’innocence de celle qu’il avait toujours honorée. Et pourtant il devait être un exemple de la fascination qu’exerce un despote sur les esprits faibles, de la lâcheté dont un homme de bien peut se rendre coupable, par respect humain. Il y a sans doute ici des circonstances atténuantes. Ce n’était pas seulement le sort de la reine qui inquiétait le prélat, c’était aussi l’avenir de la Réformation. Si son amour pour Anne avait contribué à faire pencher Henri du côté de la Réforme, la haine qu’il portait maintenant à sa malheureuse épouse pouvait très bien le précipiter de l’autre. C’est ce que Cranmer désirait prévenir à tout prix ; il se croyait donc obligé d’user de précautions extrêmes. Mais ces circonstances au fond n’atténuent rien. Aucun motif au monde ne peut excuser un homme de ne pas défendre franchement ses amis, quand ils sont faussement accusés, de ne pas justifier une femme innocente, quand on la dit coupable. Cranmer écrivit au roig :

g – Cranmer’s Letters and Remains. Letter CLXXIV, to king Henri VIII, p. 323.

« Je ne puis sans le commandement de Votre Majesté paraître en sa présence, mais je puis du moins, Sire, désirer très humblement, comme c’est aussi mon devoir, que votre grande sagesse et l’assistance de Dieu dissipent la profonde tristesse de votre cœur.

Je ne saurais nier que Votre Majesté n’ait de grandes raisons d’être accablée de douleur. En effet, que les choses dont on parle soient vraies ou qu’elles ne le soient pas, votre honneur, Sire, selon les fausses appréciations du monde, a souffert, et je ne me rappelle pas que le Dieu tout-puissant ait jamais mis à une aussi forte épreuve la fermeté de Votre Majesté.

Sire, je suis dans une grande perplexité. Je n’ai jamais connu une femme, dont j’eusse une meilleure opinion. C’est pourquoi, je pense qu’elle ne doit point être coupableh. »

h – « Which maketh me to think, that she should not be culpable. » (Ibid., p. 324.)

Ceci était assez hardi ; aussi Cranmer se hâta-t-il d’atténuer son audace : « Et cependant, Sire, ajouta-t-il, eussiez-vous été si loin, si vous n’étiez pas sûr de sa faute ?… Vous le savez mieux que personne ; de toutes les créatures vivantes il n’y en a aucune après Votre Majesté, à qui je sois plus redevable qu’à la reine. Permettez-moi donc, je vous en supplie, d’accomplir le devoir que m’imposent la Parole de Dieu, la loi de la nature et les bontés de la reine. Permettez-moi de faire des vœux pour elle, de prier pour elle, et de désirer qu’elle se déclare innocente et sans reproche. Si au contraire, celle que votre auguste bonté a tirée d’une humble condition, et sur la tête de laquelle elle a posé la couronne était coupable… alors, Sire, ce ne serait pas être un sujet fidèle, et chercher le bien du royaume, que de ne pas désirer que l’offense soit punie sans miséricorde. Je l’ai beaucoup aimée, à cause de l’amour que, selon mon jugement, elle avait pour Dieu et pour son Évangilei. Mais si sa faute était prouvée, aucun de ceux qui aiment Dieu et sa Parole, ne lui témoignerait plus aucune faveur ; parce que personne de nos jours, autant qu’elle, n’aurait déshonoré l’Évangile. — Toutefois, ajoute-t-il en paraissant reprendre quelque courage, n’oubliez pas, Sire, que Dieu vous a montré sa bonté de beaucoup de manières et ne vous a, lui, jamais offensé. Tandis que Votre Majesté, j’en suis sûr, reconnaît l’avoir offenséj. Conservez donc à l’Évangile la précieuse faveur que vous lui avez portée, et qui provient non de votre amour pour la reine votre épouse, mais de votre zèle pour la vérité.

i – « I loved her not a little for the love which I judged her to bear towards God and his Gospel. » (Cranmer’s Letters and Remains, p. 324.)

j – « But your Grace, I am sure, knowledgeth that you have offended him. » (Ibid.)

De Lambeth, 3 mai 1536. »

Sans doute, quand Cranmer adresse au roi des paroles obligeantes, c’est dans l’hypothèse (sur laquelle il ne se prononce pas), qu’Anne est coupable. Mais même en admettant cette supposition, n’est-ce pas pousser bien loin la flatterie envers le terrible autocrate, que de le comparer à Job, comme le fait le prélat ? « Sire, dit-il ailleurs dans cette lettre, en acceptant toute adversité, sans abattement et sans murmures, vous donnerez l’occasion à Dieu de vous multiplier ses bienfaits, comme il le fit à son fidèle serviteur Job auquel, après sa grande calamité et pour le récompenser de sa patience, il rendit le double de ce qu’il avait eu. » Cranmer s’était fait à l’égard du roi une fausse conscience, qui le conduisait dans des voies trompeuses ; sa lettre, quoiqu’il s’y applique encore à défendre Anne, ne saurait être approuvée.

Il allait envoyer sa missive lorsqu’il reçut un message du lord chancelier, qui l’invitait à se rendre à la chambre étoilée. L’archevêque se hâta de traverser la Tamise, et trouva au lieu indiqué, outre Audley, lord Oxford, lord Sussex et le lord chambellan. Ces seigneurs lui exposèrent les accusations portées contre Anne Boleyn, en ajoutant qu’on les prouverait, sans donner eux-mêmes toutefois ces preuves. De retour à Lambeth, Cranmer ajouta à sa lettre un post scriptum, dans lequel il exprimait son extrême affliction du rapport qui venait de lui être fait.

Ce même matin du 3 mai avait été fort triste à la Tour. Le roi, par un raffinement de cruauté, avait ordonné que deux ennemies de la reine, lady Boleyn et Mistress Cousins fussent toujours près d’elle ; à cet effet, elles couchaient dans sa chambre, tandis que Kingston et sa femme couchaient en dehors, le lit contre la porte. Quel pouvait être le but de ces précautions étranges ? Nous n’en pouvons voir qu’un : toutes les paroles qui échappaient à Anne, même dans ses convulsions ou dans les rêves de la nuit, seraient perfidement recueillies et rapportées aux agents du roi, avec de malignes interprétations. Anne, pardonnant la conduite antérieure de ces dames et préoccupée de la douleur de son père, crut pouvoir demander de ses nouvelles aux personnes qu’on lui avait données pour compagnes ; mais ces méchantes femmes qui ne lui parlaient qu’avec dureté, refusèrent de lui en donner. « Ah ! dit Anne à Kingston, le roi savait bien ce qu’il faisait en mettant ces deux femmes près de moi. J’eusse désiré avoir des filles de ma chambre, des personnes que j’aime ; mais Sa Majesté a eu la cruauté de me donner celles que je n’ai jamais pu souffrirk. »

k – Cranmer’s Remains and Letters, p. 457.

Le supplice continuait. Lady Boleyn, espérant surprendre quelque trouble sur les traits de sa nièce, lui dit que son frère, lord Rocheford, était aussi à la Tour. Anne, qui s’était remise, répondit tranquillement : « Je suis charmée d’apprendre qu’il est si près de moi. — Madame, ajouta alors Kingston, M. Weston et M. Brereton sont aussi sous ma garde. » La reine demeura calmel.

l – « She made wery good countenance. » (Ibid., p. 454.)

Elle songeait pourtant à se justifier ; sa première pensée se tourna vers deux des hommes les plus pieux de l’Angleterre : « Oh ! dit-elle, si Dieu permettait que j’eusse mes évêques ! (c’était de Cranmer et de Latimer qu’elle voulait parler) ils plaideraient pour moi auprès du roi. » Elle resta ensuite pendant quelques moments dans le silence. Une douce réflexion se présentait à son esprit et la consolait. Puisqu’elle avait pris la défense des évangéliques persécutés, la reconnaissance les pousserait sans doute à prier pour elle. « Je crois, dit-elle, que la plus grande partie de l’Angleterre prie pour moim. »

m – « I think the most part of England prays for me. » (Kingston, Letters, p. 457.)

Anne avait demandé son aumônier. Quelques heures s’étant écoulées sans qu’il arrivât, de funestes images vinrent de nouveau attrister son esprit. « Être reine, dit-elle, et être traitée si cruellement, traitée comme jamais reine ne le fut ! » Puis, comme si un rayon de soleil dissipait ces nuages, elle s’écria : « Non, je ne mourrai pas ; non, je ne veux pas mourir !… Ce n’est que pour m’éprouver que le roi m’a fait mettre en prison. » Cette lutte terrible était trop forte pour la jeune femme ; elle avait des convulsions, des suffocations, et perdait presque connaissance. Saisie de nouveau d’une affection hystérique, l’infortunée se prit à rire. Plus tard se remettant un peu, elle s’écria : « J’aurai justice,… justice,… justice !… » Kingston qui était présent s’inclina, et dit : « Sans aucun doute, Madamen. — Si quelque homme m’accuse, reprit Anne, je ne puis dire autre chose que non. Personne ne peut déposer contre moio. » Alors, elle eut tout à coup un transport extraordinaire, elle tomba dans le délire, et l’œil enflammé, comme si elle découvrait l’avenir et prévoyait les châtiments dont Dieu punirait l’infâme iniquité dont elle était la victime, elle s’écria : « Si je meurs, il y aura pendant sept années, de grands jugements sur l’Angleterre… Et moi, … je serai dans le ciel… car j’ai fait beaucoup de bien durant ma viep … » Après cela, Anne retomba épuisée sur une chaise de la prison.

n – « And then she said : I shall have justice. » (Ibid.)

o – « They can bring no wittness. » (Kingston, Letters, p. 457.)

p – « I shall be in heaven, for I have done many good deeds in my days. » (Ibid.)

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