Encore une prière qui nous révèle la tristesse de notre condition actuelle. Nous sommes environnés de pièges. Point de paix, point de sûreté. Qui voudrait s’y livrer agirait follement. Qui voudrait l’obtenir n’y réussirait point. Quand tous nous mettrions les mains à l’œuvre, nous n’y changerions rien : cette vie est, et elle restera une vie de tentations.
Aussi nous ne disons pas : Ote de nous la tentation, mais : ne nous y induis pas. En d’autres termes : « Nous savons, ô notre Dieu, que nous sommes enveloppés de tentations, et que nous ne pouvons nous y soustraire ; mais nous te supplions, Père de miséricorde, de nous aider à ne pas nous y plonger nous-mêmes, à ne pas y donner notre assentiment, de peur qu’en succombant nous ne tombions sous le pouvoir du mal. » Car quiconque par sa volonté se rend complice de la tentation, pèche et devient l’esclave du péché, selon l’expression de saint Paul (Romains 6.16).
C’est donc à juste titre que Job appelle cette vie un temps de guerre et de perpétuels combats (Job 7.1). Le diable ne cesse de nous tendre des pièges et de décocher contre nous ses redoutables traits, selon qu’il est écrit : Chers frères, soyez sobres et veillez ; car le diable, votre adversaire, tourne autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer (1 Pierre 5.8). C’est saint Pierre, notre fidèle évêque et bien-aimé père, qui nous adresse cet avertissement. Il nous apprend que notre ennemi, se multipliant lui-même, nous attaque non sur un seul point, mais de tous les côtés, épiant l’endroit vulnérable, ici s’adressant à nos sens, là s’en prenant aux affections de notre âme, suggérant à notre cœur de mauvaises pensées, nous mettant sous les yeux des images impures et des exemples pernicieux, faisant retentir à nos oreilles des sons licencieux et des paroles impies, se servant de toutes les créatures pour nous exciter tantôt à la colère, tantôt à la fornication, à l’orgueil ou à l’avarice ; bref, mettant en usage toutes les ressources de son esprit rusé et malicieux dans le but de nous amener à faire sa volonté. Lorsqu’on se voit en proie à ces assauts, c’est vers le ciel qu’il faut incontinent lever les yeux. « Mon Dieu et mon Père, faut-il dire, vois les dangers dont je suis assaillis. Je me sens entraîné vers le mal que j’abhorre, détourné du bien que je voudrais faire. Aie pitié, ô bon Père, ne souffre pas que ma volonté fléchisse, ne me laisse pas succomber ! » Heureux celui qui manie cette arme à propos ! Mais beaucoup de chrétiens sont tentés sans qu’ils soupçonnent le péril, beaucoup le connaissent sans savoir comment se défendre.
Qu’est-ce que la tentation ?
Il y a deux espèces de tentations. D’abord la tentation de gauchec. J’appelle ainsi tout ce qui nous excite à la colère, à la haine, à l’amertume, au chagrin et à l’impatience, comme la maladie, la pauvreté, le déshonneur, tous les événements qui contrarient notre volonté, dérangent nos plans, nous blessent dans nos affections, attirent le mépris des autres sur nos vues, sur nos paroles et sur nos œuvres. Nous sommes journellement exposés à de telles tentations, et Dieu nous les envoie tantôt par l’organe du diable, et tantôt par les hommes.
c – Calvin a conservé cette singulière division que Luther fait ici des tentations : à gauche, les maux temporels ; à droite, les biens temporels. Les uns comme les autres nous entraînent au péché, mais par des effets contraires. (F. R.)
Le sage n’en est point étonné, il sait qu’il est ici-bas pour combattre, et sans perdre son temps dans des plaintes stériles, il recourt sur-le-champ à la prière, disant : « O mon Père, tu as jugé à propos de me dispenser cette épreuve, fais par ta grâce qu’elle ne soit pas un filet à mes pas, ni une fosse devant moi ! »
Mais la plupart des hommes agissent follement dans ces circonstances. Il y en a qui disent : « Sans toutes mes épreuves et avec une vie paisible, je serais très pieux et plein de douceur ; car je désire de tout mon cœur mener une vie sainte ; » et ils ne laissent de repos ni à Dieu, ni à ses saints, qu’ils ne soient délivrés de leurs maux. A l’un, Dieu doit guérir la jambe, à l’autre, il doit donner les richesses ; à celui-ci, il doit faire droit de ses griefs ; à tous, accomplir leur volonté et les mettre au large. Pauvres chevaliers, qui craignent le cliquetis des armes et ne savent ce que c’est que la guerre, qui veulent être couronnés sans combattre, et qui à force de fuir les tentations de gauche finissent par tomber dans celles qui se trouvent à leur droite, et dont nous parlerons tout-à-l’heure ! Cette lâcheté est indigne d’un soldat de Christ. C’est la face, non le dos qu’on tourne à l’ennemi ; sortir vainqueur de la bataille doit être notre but, non d’esquiver le combat, nous souvenant, selon les termes de Job, que c’est un temps de guerre que le temps limité à l’homme sur la terre.
D’autres, sans essayer de vaincre, ni même de fuir le combat, se rendent sans coup férir au diable, le servent par leurs discours et par leurs œuvres, se livrent à la colère, à la haine et à l’impatience, deviennent médisants, calomniateurs, jureurs, ravisseurs, meurtriers, et se laissent entraîner à tous les péchés. Ils succombent à la tentation sans que leur volonté y oppose la moindre résistance. Le diable les tient dans ses chaînes, et ils n’invoquent ni Dieu, ni ses saints. Pour nous, rappelons-nous que Dieu lui-même nomme cette vie une vie d’épreuves, et qu’il est dans sa volonté parfaitement sage et toujours bonne que nous ayons à souffrir de l’injustice des hommes, que nous soyons affligés dans nos corps, et dans notre honneur. Attendons-nous à cette lutte avec une joyeuse résignation, acceptons-la avec courage. Quand le mal nous atteint, disons : « Telle est la vie ! Qu’y veux-je faire ? A moins de sortir du monde, je ne puis échapper aux épreuves. Que le Seigneur m’accorde seulement la grâce de tenir ferme et de ne point me laisser ébranler. »
En effet, l’homme, tant qu’il est dans cette vie, ne peut se soustraire aux tentations ; mais il peut y résister, mais il peut au moyen de la prière et du secours de Dieu en sortir victorieusement. On lit dans un livre du vieux temps, qu’un jeune cénobite demandait à être délivré de ses mauvaises pensées. « Mon fils, lui répondit un père à cheveux blancs, tu ne peux empêcher que les oiseaux de l’air ne volent sur ta tête ; mais tu peux leur défendre d’y construire leur nid. » Nous ne pouvons faire disparaître les écueils de la vie, mais avec l’aide de Dieu, nous pouvons nous en garantir.
La seconde tentation est celle de droite, c’est-à-dire tout ce qui nous excite à l’impureté, à la volupté, à l’orgueil, à l’avarice, à la vanité, comme l’abondance des biens de ce monde, la prospérité, le succès de nos entreprises, les éloges qu’on accorde à nos paroles, à nos conseils, à nos actions, la bonne réputation dont nous jouissons.
Cette tentation, de beaucoup la plus dangereuse, est celle dont on se défie le moins. Ce qui se passe aujourd’hui en est la preuve. Tout le monde ne court plus qu’après la fortune, la gloire, les plaisirs. Les jeunes gens en particulier ne savent plus ce que c’est que de combattre les convoitises de la chair ; ils succombent sans rougir, ils se laissent vaincre sans honte. Partout on n’entend que fables et chansons qui parlent du libertinage et de l’adultère comme de choses bonnes et belles. Voilà les effets de la colère de Dieu, qui nous induit ainsi en tentation parce que personne ne l’invoque.
Je sais qu’il est difficile à un jeune homme de résister à la tentation, lorsque le diable, soufflant dans ses veines une passion impure, faisant pénétrer le feu de la convoitise dans sa moelle, dans ses chairs et dans chacun de ses membres, présente en même temps à ses yeux des objets propres à le séduire, et, par le luxe des habits, par d’enivrants propos, par des danses voluptueuses, par des gestes lascifs, fascine ses sens et étourdit sa conscience. Toutefois ce qui est impossible à l’homme n’est pas impossible à Dieu, et l’on triomphe des plus redoutables épreuves, lorsque l’on s’habitue à chercher immédiatement sa face, pour le prier en toute humilité : O notre Père, ne nous induis point en tentation. C’est ainsi qu’on échappe aux pièges de la volupté, c’est ainsi qu’on résiste aux suggestions de l’orgueil, c’est ainsi qu’on surmonte tous les périls. Qu’on nous comble d’honneurs, qu’on nous adresse les plus flatteurs éloges, que tous les biens du monde nous échoient, si nous prions, nous serons invulnérables.
On pourrait demander pourquoi Dieu permet que les hommes soient tentés ? Je dirai qu’il le permet dans un double but. Il veut que nous sachions qui nous sommes, et qui Il est. Il veut que nous nous convainquions qu’abandonnés à nous-mêmes nous ne pouvons que pécher et mal faire. Il veut que nous connaissions que sa grâce à elle seule est plus puissante que toutes les créatures. Nous devons apprendre à la fois à nous humilier de notre misère et à le louer de sa miséricorde. Il s’est trouvé des hommes qui, pour résister à l’impureté, ont appelé à leur aide le jeûne, les mortifications, le travail. Ils ont brisé leur corps, mais non leur convoitise. La rosée de la grâce divine a seule le pouvoir d’éteindre nos passions. C’est cette grâce qu’il nous faut implorer, sans toutefois négliger le jeûne, ni le travail, ni la vigilance. Quand Dieu nous a quitté nos dettes, il faut qu’avec un soin extrême nous nous gardions de retomber dans le péché. Or, comme dans l’océan de ce monde, il y a des reptiles sans nombre (Psaumes 104.25), c’est-à-dire des écueils et des occasions de chutes qui sans cesse nous mettent en danger, il est nécessaire que sans cesse aussi nous criions dans notre cœur : « O notre Père, ne nous induis point en tentation. Je ne demande pas d’être soustrait à toute épreuve ; je reconnais au contraire que les épreuves me sont nécessaires et que dix tentations, même de celles de droite, me seraient moins funestes qu’une trêve absolue. Mais je te supplie en grâce, ne me laisse point tomber, ne permets pas que je pèche contre toi ou contre mon prochain. » Saint Jacques nous dit : Mes frères, regardez comme un sujet d’une parfaite joie quand vous serez exposés à diverses épreuves (Jacques 1.12). Pourquoi ? Parce qu’elles procurent un utile exercice à notre foi, nous perfectionnent dans la patience et dans l’humilité et nous rendent agréables à notre Père céleste. Plût à Dieu que tout le monde se pénétrât de cette vérité ! Mais la plupart des hommes ne cherchent plus aujourd’hui que repos, paix, mollesse, vie tranquille et pleine de délices. Aussi le règne de l’antéchrist approche, si toutefois il n’est déjà arrivé.