Wesley fut donc évangéliste, de par la volonté des évêques anglicans qui, en lui interdisant la chaire des églises, l’obligèrent à avoir l’Angleterre, en attendant le monde, pour paroisse. Son ambition se fut contentée d’un rôle analogue à celui de Zinzendorf en Allemagne : faire de ses sociétés des collegia pietatis, des ecclesiolæ in ecclesia, des agences auxiliaires travaillant à l’évangélisation et au réveil avec le concours des ministres réguliers ; mais ceux-ci voyaient de mauvais œil le réveil et se défiaient des voies nouvelles où il les aurait entraînés. Une situation nouvelle réclamait des méthodes nouvelles. La première de ces innovations, ce fut la prédication en plein air.
Nous avons raconté ailleurs comment George Whitefield fut amené à prêcher en plein air. Cela était contraire à la tradition anglicane, mais non à la tradition évangélique. Jésus avait prêché sur la montagne et au bord d’un lac, et saint Paul au bord d’une rivière. Whitefield suivit leur exemple, et, le samedi 17 février 1739, il prêcha à une troupe de mineurs sur la colline de Kingswood, aux environs de Bristol. Voici comment il raconte dans son journal cet acte qui marquait l’ouverture d’une phase importante dans l’histoire du réveil :
« Depuis longtemps mes entrailles s’étaient émues en faveur de cette nombreuse population de mineurs, qui sont comme des brebis sans bergers. Après dîner, je me rendis donc sur une éminence, et je parlai à tous ceux qui s’y trouvèrent, au nombre de plus de deux cents. Dieu soit béni de ce que la glace est maintenant rompue ! Je crois que je n’ai jamais été plus agréable à mon Maître qu’à cette heure où je me suis résolu à prêcher en pleine campagne à ces pauvres gens. Quelques personnes pourront me censurer ; mais si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas un serviteur de Jésus-Christ. »
Ainsi commença, d’une manière en apparence fortuite et en dehors de tout plan préconçu, la prédication en plein air, ce merveilleux moyen d’action sans lequel le réveil méthodiste eût été impuissant à agir sur les masses.
Le 14 mars, Whitefield, encouragé par le succès, prêcha à trois ou quatre mille personnes à Baptist Mills, dans un champ voisin de Bristol. Cette seconde tentative le persuada qu’il avait trouvé sa voie : « Béni soit Dieu ! écrit-il. Toutes choses concourent aux progrès de l’Évangile. Je prêche maintenant à dix fois plus de gens que je ne l’aurais fait si je m’étais confiné dans les églises. Sûrement le diable est aveugle, et ses émissaires le sont aussi, et ils font une œuvre qui les trompe. »
Dès lors, et pendant les huit mois que dura ce séjour en Angleterre, Whitefield prêcha presque tous les jours en plein air, tantôt dans un champ, tantôt dans un cimetière, tantôt sur une place publique. L’attitude des auditeurs était en général excellente. Il eut sur les collines de Kingswood jusqu’à 20 000 auditeurs. « Se voir entouré, disait-il, d’une telle multitude qui écoute dans un religieux silence, et entendre l’écho prolongé de leurs chants, est quelque chose de surprenant et de solennel. L’un de mes amis ne s’est pas trompé en disant : Le feu qui vient de s’allumer dans le pays est tel que tous les démons de l’enfer seront impuissants à l’éteindre. »
En quittant Bristol, au commencement d’avril, Whitefield y fut remplacé par John Wesley, qui hésita d’abord à accepter son invitation, ayant alors les mains pleines de travail à Londres. Mais il se décida à répondre au désir de son ami, après avoir cherché à connaître la volonté de Dieu par la voie du sort et en ouvrant la Bible au hasard. Cette étrange coutume, à laquelle il renonça plus tard, lui avait été enseignée par les Moraves.
Une fois à Bristol, il eût été difficile à Wesley de continuer l’œuvre de son ami sans prêcher en plein air. « J’eus bien de la peine, dit-il, à me réconcilier d’abord avec cette étrange pratique, ayant été toute ma vie si attaché à l’ordre et aux bienséances, que j’aurais estimé presque commettre un péché que de sauver des âmes ailleurs que dans une église. » Mais l’homme de Dieu l’emporta sur l’homme d’Église, et, le 2 avril, il brûla ses vaisseaux et prêcha à 3000 personnes, du haut d’une petite éminence voisine de la ville, sur Luc.4.18-19 : « L’Esprit du Seigneur est sur moi… » Dès lors, et pendant tout son séjour à Bristol, Wesley prêcha en plein air tous les jours de la semaine et trois fois le dimanche. En agissant ainsi, il subordonnait résolument les convenances ecclésiastiques aux suprêmes convenances des intérêts du règne de Dieu et du salut des âmes.
Whitefield qui, selon son expression, avait « rompu la glace » à Bristol, rendit le même service au réveil à Londres. Là aussi, il fut l’initiateur de la prédication en plein air. Deux emplacements y devinrent le théâtre de ses travaux et lui servirent de cathédrales. Moorfields était un parc, ombragé de vieux ormes ou se réunissaient les joueurs de mail de la cité. Kennington Common était un terrain inculte, attenant à un jardin public, et servait aux exécutions des malfaiteurs et, en temps ordinaire, aux ébats de la canaille de Londres et aux prouesses des saltimbanques. Là, presque tous les jours, pendant plusieurs semaines, Whitefield prêcha à des auditoires qui furent habituellement de 20 000 auditeurs et qu’il estima même quelquefois à 50 000 et 60 000. Il y fit des collectes en faveur de son orphelinat de Géorgie qui s’élevèrent jusqu’à 1300 francs, dont 500 étaient composés de sous (halfpence). Ces auditoires populaires étaient remarquablement calmes et tranquilles. Whitefield les tenait sous le charme de sa parole puissante ; il réussissait à se faire écouter de 30 000 personnes, comme il l’aurait fait de cinquante. « Dans ces assemblées, dit Hutton, se trouvaient des gens de toute sorte, des voleurs, des femmes perdues, des moqueurs ; il s’y rencontrait même parfois des gens distingués par la naissance et par l’éducation ; mais on y voyait surtout le pauvre peuple qui n’entrait jamais dans un lieu de culte. Tout ce monde n’avait qu’un sentiment fort vague de ce qu’on appelle l’ordre et les convenances. Les uns marquaient leur approbation en criant hourrah ! les autres en poussant à tue-tête des alléluias. Les uns riaient aux éclats et les autres pleuraient à chaudes larmes. Au milieu de ces manifestations discordantes, les prédicateurs auraient perdu la tête, si Dieu ne les avait secourus. Mais l’essentiel c’est que, à la suite de ces réunions, bien des gens devenaient pieux et honnêtes. »
Quoique très jeune, Whitefield révéla, dès la première heure, les qualités indispensables pour gouverner ces multitudes qui paraissaient ingouvernables. Il avait l’audace que Danton proclamait la vertu essentielle des hommes d’Etat et qui est indispensable aux prédicateurs populaires. Rien ne le désarçonnait, ni les conditions atmosphériques, si changeantes sous le climat brumeux de Londres, ni les variations encore plus soudaines de l’humeur populaire. Un jour que la pluie était survenue, il se borna à cette remarque : « Dieu nous a envoyé un peu de pluie aujourd’hui, mais elle n’a eu pour résultat que de disperser les curieux. Les autres, près de 30 000, sont restés. » Une autre fois, la pluie tomba à verse et nul ne bougea.
Son autorité sur la foule était telle que même les diversions les plus dangereuses, la concurrence des saltimbanques et des comédiens, ne lui enlevait pas ses auditeurs. Il prêcha un jour sur un emplacement, où allaient avoir lieu des courses de chevaux. « Je profitai de l’occasion, dit-il, pour élever mon témoignage contre ces amusements anti-chrétiens. Bien peu quittèrent le sermon pour voir la course, et la plupart revinrent. Avec l’aide de Dieu, j’attaquerai le diable dans sa forteresse. Le pauvre peuple court à ces sortes de divertissements parce qu’il ne connaît rien de mieux. »
Il n’est pas douteux que la prédication de Whitefield n’ait eu, dès ces premiers jours, d’autres résultats que ceux-là. Les larmes qu’il arrachait à ses auditeurs furent souvent celles de la repentance. Bien des personnes, après l’avoir entendu, venaient le trouver pour s’enquérir auprès de lui du chemin du salut. Toutefois les conversions décidées furent rares à ce moment sous son ministère. C’était pour lui le temps des semailles.
La faveur dont le peuple entourait alors son jeune et brillant prédicateur contrastait avec les violentes attaques qui lui étaient prodiguées par d’autres classes de la société. Du haut des mêmes chaires, qui lui étaient ouvertes deux ans auparavant, on le dénonça comme un fanatique, un séducteur, un imposteur, etc. Les journaux s’occupaient de lui, pour l’injurier et le calomnier. Les brochures, la plupart hostiles, se multipliaient ; on en a retrouvé une cinquantaine pour la seule année 1739, depuis un poème burlesque, qui n’est pas toujours décent, jusqu’à un long mandement de l’évêque de Londres, où Whitefield est directement pris à partie. Pour qu’un aussi vénérable dignitaire que l’évêque Edmond Gibson jugeât nécessaire d’intervenir sous la forme solennelle d’une lettre pastorale à ses diocésains, il fallait que la prédication du jeune enthousiaste, comme on l’appelait, fût devenue une sorte d’événement national et excitât une énorme sensation.
Wesley prêcha, le même jour, à Moorfields et à Kennington Common. « Le Seigneur, dit-il, fut ma force, ma bouche et ma sagesse. » Dès lors, les trois grands fondateurs du Méthodisme furent en possession de l’instrument essentiel de leur activité missionnaire.
Wesley déclara plus tard qu’il n’avait jamais eu le désir de prêcher en plein air avant le moment où on lui ferma les chaires des églises. Il n’y avait eu, de sa part, ni choix ni préméditation. C’était un expédient qu’il n’avait pas choisi ; et s’il l’avait accepté, c’était parce qu’il se trouvait placé dans cette alternative : prêcher en plein air ou ne pas prêcher du tout.
En se transportant en plein air, la prédication subit une véritable révolution. Elle dut se transformer totalement en passant de la chaire dans la rue. Au milieu du va-et-vient d’une foule houleuse, il ne pouvait pas être question de sermons secs et froids comme ceux que l’on entendait souvent dans les églises ; il fallait une parole libre dans ses allures, populaire dans son style, directe dans ses applications. Le sermon lu, partout alors en usage, fit place au sermon improvisé. Pour se faire écouter du peuple, il fallait parler sa langue. Les nécessités impérieuses de la prédication en plein air donnèrent naissance à un genre nouveau, qui lui a survécu. Certaines qualités, et aussi certains défauts de la prédication méthodiste, lui viennent très probablement de la prédication en plein vent.
S’il n’obtint pas les succès de popularité qu’eut la parole enflammée de Whitefield, Wesley eut des succès spirituels plus abondants. Chose étrange ! sa parole plus calme et plus froide troublait plus profondément les consciences que ne le faisait l’éloquence tumultueuse de son émule. Le moment est venu de parler des phénomènes physiques qui accompagnèrent fréquemment sa prédication dans ces premiers temps du réveil. Ils se produisirent de préférence dans les réunions tenues dans des maisons particulières, plutôt que dans les assemblées en plein air.
Dès le mois de janvier 1739, pendant que Wesley expliquait un passage de l’Écriture dans une maison à Londres, une femme se mit à crier, comme si elle était en proie à une angoisse mortelle. En s’entretenant avec elle, Wesley apprit que, depuis trois ans, elle était profondément troublée par le sentiment de ses péchés. Le ministre de sa paroisse, à qui elle avait demandé conseil, la jugea folle et l’envoya consulter un médecin. Celui-ci la soigna quelque temps, et ne comprenant rien à son état, la congédia. Sous l’influence et sous les prières de Wesley, elle trouva la paix de son âme.
Des faits analogues se reproduisirent souvent. Des hommes et des femmes, poussaient des cris et des gémissements, pendant la prédication de Wesley ; quelquefois ils étaient saisis de tremblements convulsifs et tombaient sur le sol. On priait pour eux, on les pressait de se confier au Sauveur, et généralement leur angoisse faisait place à la paix. On vit parfois se produire des scènes qui rappelaient les guérisons des possédés racontées dans les Évangiles. Le soi-disant possédé recevait généralement la délivrance pendant qu’on priait pour lui. Le réveil fut accompagné, et parfois compromis, par une sorte d’épidémie de convulsions, qui sévit surtout pendant ces premiers temps. Ces crises eurent plus d’une fois un caractère suspect et simulé. Mais ce fut l’exception et, à l’ordinaire, elles étaient produites par une vraie détresse de conscience, et cessaient sous l’action de la prière.
Wesley n’était pas un esprit crédule et fanatique, porté à exagérer l’importance de ces manifestations, qui présentaient à son esprit réfléchi un problème intéressant et troublant. Il l’étudia de près et en fit le sujet d’une enquête approfondie. Voici les conclusions auxquelles il arriva.
1°) Il affirme avant tout la réalité des faits dont il a été fréquemment le témoin. « Le sujet qui nous divise se réduit à une question de fait », écrivait-il à son frère aîné Samuel, qui critiquait vivement ce mouvement. « Vous niez que Dieu produise de pareils effets. Moi, je l’affirme, et cela parce que je l’ai entendu de mes oreilles et vu de mes yeux. J’ai vu (autant que de pareilles choses se voient), beaucoup de personnes changées en un moment, passer d’un esprit de crainte, d’horreur et de désespoir à un esprit d’amour, de joie et de paix, et échanger les impurs désirs qui les avaient dominées jusqu’alors contre le pur désir de faire la volonté de Dieu. Je pourrais vous montrer le lion devenu agneau, l’ivrogne devenu sobre, l’impur ayant appris à avoir en horreur même le vêtement souillé par la chair. Ce sont là mes arguments vivants. »
2°) Pourquoi Dieu permet-Il de telles choses ? Wesley répond : « C’est peut-être à cause de la dureté de nos cœurs, disposés à ne recevoir que ce que nous pouvons voir de nos yeux et entendre de nos oreilles. Il a pu vouloir, par condescendance pour notre faiblesse, permettre que des signes extérieurs accompagnassent le changement intérieur qu’il accomplissait dans les âmes. Car beaucoup de gens ne veulent croire que s’ils voient des signes et des miracles. »
3°) Comment ces circonstances extraordinaires se sont-elles produites ? Voici comment Wesley répondait à cette question, quelques années plus tard, à un moment où ces agitations avaient cessé : « On peut expliquer ces manifestations, aussi bien par le raisonnement que par l’Écriture. Est-il donc déraisonnable d’admettre qu’une forte et soudaine conviction du caractère odieux du péché, de la colère de Dieu et des tourments de la mort éternelle, puisse affecter le corps aussi bien que l’âme, dans l’état d’étroite union où ils vivent, et rompre ou troubler l’équilibre ordinaire de notre nature ? Ne serait-il pas plus rationnel de s’étonner que l’esprit humain pût être affecté fortement sans qu’il en résultât une perturbation physique ? Et, en se plaçant sur le terrain des analogies que nous offrent les Écritures, ne convient-il pas de tenir compte de l’action de ces mauvais esprits qui, dans la mesure où Dieu le leur permet, cherchent à tourmenter ceux qu’ils ne peuvent détruire ? Il est également remarquable que l’on trouve des précédents scripturaires pour tous les symptômes qui ont fait leur apparition de nos jours. »
Chose curieuse, la prédication de Whitefield, quoique plus passionnée que celle de Wesley, ne produisit pas en général les mêmes effets physiques. Il les désapprouvait énergiquement et écrivait à son ami : « Si j’encourageais, comme vous le faites, ces convulsions, combien de gens en auraient toutes les fois que je prêche. Mais je considère que c’est tenter Dieu que de réclamer de tels signes. » Il était assurément injuste d’accuser Wesley d’encourager, et surtout de réclamer, ces manifestations. Mais il ne croyait pas devoir s’y opposer, au moins en ce moment. Quand ils se rencontrèrent, en juillet 1739, à Bristol, ils s’entretinrent de ce sujet fraternellement : « J’eus l’occasion, écrit Wesley, de causer avec M. Whitefield des signes extérieurs qui ont si souvent accompagné l’œuvre intérieure de Dieu. Je trouvais que ses objections reposaient surtout sur une représentation inexacte des faits. Mais le jour suivant il eut l’occasion d’en juger par lui-même ; car, à peine en était-il arrivé, dans l’application de son sermon, à inviter tous les pécheurs à croire en Christ, que quatre personnes s’affaissèrent sur le sol, presque en même temps. L’une d’elles resta assez longtemps sans un mouvement et dans une sorte de syncope. Une seconde était toute tremblante. Une troisième avait tout son corps agité par de violentes convulsions, accompagnées de sourds gémissements. La quatrième, également secouée par des convulsions, criait à Dieu à pleine voix et en pleurant. Désormais donc, je l’espère, nous laisserons à Dieu le soin de faire son œuvre par les moyens qu’il jugera à propos d’employera. »
a – Tyerman, Life of Whitefield, t. I, 259.
Les réflexions que Whitefield consigna dans son journal, relativement à cette même rencontre, prouvent que ses préjugés étaient tombés. « J’ai trouvé que Bristol a de grands sujets de bénir Dieu pour le ministère de Mr John Wesley. J’ai constaté que les congrégations étaient beaucoup plus sérieuses et remuées que lorsque je les ai quittées. Leurs amens énergiques et répétés, qui accompagnent les prières, montrent, comme leur vie exemplaire, qu’ils n’ont pas reçu la grâce de Dieu en vain. Il est évident qu’un grand bien se produit. Est-ce l’œuvre d’un bon ou d’un mauvais esprit ? Si l’on prétend qu’une telle œuvre procède d’un mauvais esprit, je réponds avec le Seigneur : Si Satan est divisé contre Satan, comment son royaume subsistera-t-il ? Si c’est l’œuvre d’un bon Esprit, pourquoi le clergé et les autres pharisiens n’acceptent-ils pas notre témoignage ? Ce n’est rien de moins qu’un blasphème contre le Saint-Esprit que d’attribuer à la puissance du Diable la grande œuvre qui s’est faite en si peu de temps dans ce royaume. »
En résumé, s’il convient de faire une part, dans ces manifestations physiques, à l’entraînement, à l’imitation, et même au fanatisme et à l’hypocrisie, nous estimons qu’il convient d’y voir aussi, dans bien des cas, le contre-coup extérieur d’une conviction intense du péché. L’agonie de l’âme produisait la prostration du corps. L’histoire des réveils en Europe et en Amérique est pleine de faits analogues, que nous n’avons pas le droit d’écarter par une sorte de question préalable. Il est permis de souhaiter que l’Esprit de Dieu agisse d’une façon plus calme et moins violente ; mais, mieux vaut après tout, pour l’Église, un réveil bruyant que le sommeil de la mort.
L’opposition de plus en plus accentuée que le clergé faisait au réveil obligea donc John Wesley à se donner des lieux de culte improvisés, dans des maisons particulières, et en plein air. Elle l’amena aussi à confier la prédication à des laïcs, partout où manquaient des ministres fidèles. Ce n’était pas un fait nouveau dans l’histoire de l’Église, et surtout dans l’histoire de la Réformation. Plusieurs de ses plus éminents prédicateurs (Calvin entre autres) n’avaient pas reçu l’ordination. Mais le protestantisme anglican avait conservé la hiérarchie épiscopale et la notion qui fait du ministère ecclésiastique une prêtrise et réserve aux seuls clercs dûment ordonnés les fonctions pastorales, y compris la prédication. Les deux frères Wesley avaient sur ce point, à l’origine du moins, les principes de leur Église, et l’idée de faire prêcher des laïcs leur répugnait absolument. Mais la force des choses, ou, pour mieux dire, la Providence devait encore ici triompher de leurs répugnances. La prédication laïque s’imposa à eux, comme une nécessité, tout comme la prédication en plein air. Celle-ci avait donné au réveil son champ de bataille, celle-là lui donna des soldats.
Wesley n’eût peut-être pas pris l’initiative de cette innovation, pas plus que de la prédication en plein air. D’autres le firent, et il n’hésita pas à les suivre. Dans les deux cas, s’il ne fut pas celui qui fit brèche dans les vieux remparts de l’Église établie, il ne tarda pas à passer par la brèche, et même à l’élargir. Nul, plus que lui, ne prêcha en plein air ; nul, autant que lui, ne fit prêcher de simples laïcs.
C’est Howell Harris qui eut l’honneur d’être le premier prédicateur laïque du réveil méthodiste, et il le devint en pays de Galles, qui devait être son principal champ de travail. Harris trouva la paix de Dieu par la foi en Jésus-Christ, en 1735, à une époque où il était simple maître d’école. Il se mit aussitôt à évangéliser ses voisins et à présider des réunions religieuses, à un moment où Whitefield n’avait pas encore commencé ses travaux, et où les Wesley s’embarquaient pour la Géorgie. Désireux de devenir pasteur, il alla à l’Université d’Oxford ; mais il en revint, après quelques mois de séjour, profondément dégoûté par « les irrégularités et l’immoralité » qui y régnaient. Dès lors, il prit son parti d’exercer un ministère laïque dans son pays. Ses visites et ses prédications produisirent un réveil et de nombreuses conversions. On le persécuta. Les ministres, dont la paresse et la frivolité étaient troublées par son zèle dévorant, le dénoncèrent du haut de la chaire. Les magistrats fermèrent son école. Il en profita pour se livrer exclusivement à l’évangélisation, prêchant jusqu’à 30 et 40 fois par semaine. On essaya d’interdire ses réunions, en ressuscitant un Acte contre les conventicules dissidents. Il se défendit, en déclarant qu’il n’était pas un dissident, et qu’il n’entendait pas se séparer de l’Église anglicane. Quelques pasteurs, réveillés par lui, s’associèrent à ce vaillant pionnier du réveil, notamment Griffith Jones et Daniel Rowlands. Un réveil étendu fut le résultat de ses travaux dans le pays de Galles.
Whitefield, qui en entendit parler, entra en rapport avec Harris, par une lettre du mois de décembre 1738, à laquelle il répondit, quelques jours après, en acceptant la main d’association que lui tendait, avec tant de cordialité, le jeune prédicateur. Celui-ci le visita, en mars 1739, et fut enthousiasmé en voyant l’œuvre qui s’accomplissait dans la Principauté. « Il a été, dans cette région, écrivait-il, une lampe ardente et brillante ; il a tenu en échec le péché et l’immoralité, et s’est montré un infatigable promoteur du véritable Évangile de Jésus-Christ. On lui a refusé l’ordination, sous de vains prétextes. Il s’est alors résolu à poursuivre son œuvre comme laïc. Il travaille à détourner les gens de leurs amusements frivoles. Aussi est-il détesté par les cabaretiers et les musiciens ambulants, qui l’accusent de leur enlever leur clientèle. Les ministres prêchent contre lui ; la police cherche à l’arrêter. Mais Dieu lui a donné un courage inflexible, et il marche de conquêtes en conquêtes. Il est animé d’une grande largeur, et il aime tous ceux qui aiment le Seigneur Jésus-Christ ; aussi est-il accusé par les bigots d’être un dissident. Un grand nombre de gens l’appellent leur père spirituel et donneraient leur vie pour lui. Il prêche tantôt dans les champs, tantôt dans une maison. Il a établi une trentaine de sociétés, et sa sphère d’activité s’étend tous les jours. C’est un homme plein de foi et du Saint-Esprit. »
Ce témoignage, rendu par Whitefield à Howell Harris, montre que la prédication laïque naquit spontanément, non par la volonté de l’homme, ou par suite d’un plan préconçu mais par l’action de la Providence. John Wesley, lui aussi, fut conduit, par les nécessités du moment, à reconnaître aux laïcs pieux et bien doués le droit à la prédication. D’après une note de son journal, « Joseph Humphreys fut le premier prédicateur laïque qui l’assista, en l’année 1738 ». Il ne s’agissait vraisemblablement que de courtes allocutions, au sein de la société de Fetter-Lane. Mais, en 1740, le même Humphreys prit la parole à Londres, dans la chapelle de la Fonderie. C’était un converti de Whitefield, et il avait fait des études en vue du ministère, dans une école où se formaient des ministres dissidents.
Vers la même époque, John Cennick, un simple maître d’école, commença à parler en public aux mineurs de Kingswood, en l’absence de Wesley. C’était en juin 1739. Wesley, constatant que sa parole était goûtée par ses auditeurs et produisait des conversions, ne crut pas devoir l’empêcher. Toutefois, il n’était pas encore au clair sur la question de principe. Whitefield lui-même, quoique plus libre d’allures, lui écrivait qu’il avait des doutes sur la question et qu’il se demandait s’il était bien sage d’encourager de simples laïcs à parler en public. Il ajoutait que le cas de Howell Harris lui paraissait exceptionnel.
Wesley hésitait. En réclamant l’aide de quelques auxiliaires laïques, il leur recommandait de se borner à exhorter et de se garder de prêcher, ce qui eût été, pensait-il, un empiétement sur les fonctions ecclésiastiques. C’était là une distinction subtile et impossible à maintenir. Thomas Maxfield, l’un de ses convertis de Bristol, qu’il avait chargé d’édifier, en son absence, les sociétés de Londres, se mit à prêcher avec un grand succès. Dès qu’il en fut informé, Wesley accourut pour le faire rentrer dans l’ordre. Sa mère, Suzanne Wesley, qui vivait encore à Londres, voyant son fils préoccupé, lui en demanda la raison. — « Il paraît, lui répondit celui-ci, que Thomas Maxfield s’est mis à prêcher. — John, lui répondit-elle, vous connaissez mes sentiments, et vous ne me soupçonnerez pas de favoriser volontiers quoi que ce soit d’irrégulier. Mais prenez garde à ce que vous ferez par rapport à ce jeune homme ; car il est aussi sûrement appelé à prêcher l’Évangile que vous l’êtes vous-même. Examinez quels ont été les fruits de sa prédication et allez l’entendre. »
Wesley suivit ce conseil, et, lorsqu’il eut entendu Maxfield, il s’écria : « C’est le Seigneur ! Qu’il fasse ce qui lui semble bon ! » Une fois de plus, sa mère avait été son bon génie. Avec son ferme bon sens, elle lui avait montré qu’il y a quelque chose de plus grand que les règlements ecclésiastiques, savoir, la volonté de Dieu et les nécessités de son œuvre. La prédication laïque était dès lors créée, et allait devenir l’instrument essentiel du réveil. La milice évangélique, que le clergé anglican se refusait à devenir, la Providence la suscita du sein du peuple.
Il convient de dire que Wesley eut la main heureuse dans le choix de ses aides laïques. Il était bon juge en fait d’hommes, et discernait sans peine leur fort et leur faible.
La presque totalité de ces hommes appartenaient à la classe ouvrière. L’un des plus éminents, John Nelson, était tailleur de pierre, un autre était cordonnier. Leur culture première laissait donc fort à désirer ; leur langage était peu grammatical, leur accent souvent populaire et provincial, et leurs manières manquaient évidemment de la distinction que donne la fréquentation de la bonne société. Wesley, qui était lui-même un gentleman et un lettré, eut la sagesse de ne pas se laisser arrêter par les dehors rugueux des auxiliaires que la Providence lui envoya. Il s’appliqua à les dégrossir et à les instruire, et il y réussit, dans bien des cas, merveilleusement. Plusieurs d’entre eux devinrent des hommes supérieurs ; la plupart furent de vaillants et utiles travailleurs. Ce fut à leur coopération que le Méthodisme dut sa puissance de pénétration au sein des classes populaires de la Grande-Bretagne.
Wesley ne leur demandait que deux choses, qu’il jugeait essentielles : Ont-ils la grâce de Dieu ? Ont-ils des dons naturels ? Dès qu’il découvrait chez un homme ces aptitudes, il lui donnait licence de prêcher. Il se réservait toujours le droit de congédier ceux qui, après avoir été mis à l’œuvre, ne justifiaient pas ses espérances. Les uns se laissaient entraîner dans des excentricités doctrinales ; d’autres montraient, par leurs prétentions exagérées, ou par certaines irrégularités de conduite, que leur piété n’était pas de bon aloi ; d’autres encore étaient décidément insuffisants comme prédicateurs et incapables de se développer. Wesley, qui n’avait pris aucun engagement avec eux, n’hésitait pas, dans de tels cas, à les renvoyer, pour ne conserver que les meilleurs éléments. Au bout de quelques années, il se trouva entouré d’une élite d’hommes dont il eut le droit d’être fier. « Je ne crains pas d’affirmer, disait-il, que Dieu se sert de ces hommes illettrés pour sauver des âmes de la mort. D’ailleurs, ils ne sont pas des ignorants, au point de vue de la seule chose qu’ils font profession de savoir. Je crois fermement qu’il n’en est pas un, parmi eux, qui ne soit en état de subir un examen de théologie pratique et expérimentale d’une façon plus satisfaisante que la plupart des candidats qui ont étudié dans nos universités. »
En 1744, cinq ans après la date où le Méthodisme naquit sous sa forme organique, Wesley avait déjà une quarantaine de prédicateurs, auxquels il n’assurait aucun salaire fixe, et qui étaient les Timothée et les Tite de ce nouveau Paul. Il exerçait sur eux une autorité très étendue, et réclamait d’eux une soumission qui était alors une condition absolue de succès. Ce fut, non par ambition, mais par nécessité, qu’il accepta ce pouvoir quasi-épiscopal. Sa supériorité intellectuelle et ses dons de gouvernement légitimaient d’ailleurs cette autorité auprès de ses subordonnés. Elle n’avait rien de tyrannique ; Wesley ne leur demandait pas l’obéissance passive ; il écoutait volontiers leurs objections et en tenait compte. Mais il se croyait appelé de Dieu à ne pas se dessaisir d’une autorité qui était le lien et faisait la cohésion de ses sociétés. « Le pouvoir que j’exerce, disait-il, je ne l’ai pas cherché et je ne l’ai pas aimé ; je l’ai toujours subi comme un fardeau que Dieu a mis sur mes épaules et que je n’ai pas le droit de déposer. Mais qu’on m’indique le moyen de m’en décharger, et j’en serai vivement reconnaissant. »
Il fit de cette autorité le meilleur emploi pour développer les talents de ses auxiliaires. Il les pressait de compléter leur culture par des études personnelles ; il leur indiquait des lectures à faire et leur signalait sans ménagements les défauts de leur prédication.
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Ce n’est pas ici le lieu de parler d’autres auxiliaires, les conducteurs de classes (class-leaders), que Wesley établit sur ses sociétés pour y faire une œuvre pastorale, que les prédicateurs itinérants, presque continuellement en courses, ne pouvaient pas accomplir. L’organisation des classes (ou groupes) ne comprenant guère chacune qu’une douzaine de membres, se réunissant toutes les semaines pour l’édification commune, fut peut-être une réminiscence des chœurs moraves, mais son adaptation au caractère anglais fut l’œuvre de Wesley, et on a pu dire que son succès est « l’un des faits les plus remarquables de l’histoire ecclésiastique moderne ». « Wesley, ajoute J.-S. Simon, fut un grand manœuvrier dans le monde spirituel. Son habileté à trouver un travail adapté aux aptitudes diverses était remarquable, et contribua à son succès. Il insistait pour que hommes et femmes comprissent qu’ils n’étaient pas convertis pour eux-mêmes. Il combattit l’instinct si fortement enraciné dans la nature humaine qui porte chacun à se concentrer en soi-même. Dès que la vie nouvelle s’était implantée dans un homme, il devait aller dire à ses voisins les grandes choses que Dieu avait faites pour luib. »
b – John-S. Simon, Revival of religion in England, pp. 252, 253.
En se donnant des auxiliaires pour évangéliser les masses, Wesley ne songeait pas à se décharger sur eux de son travail et à faire de l’évangélisation par procuration. Si admirables qu’aient été plusieurs de ses collaborateurs, il eût pu dire comme saint Paul : « J’ai travaillé plus qu’eux tous » (1Cor.15.10). Ici encore laissons parler l’auteur que nous venons de citer :
« Soulagé en partie des soins que réclamaient les sociétés, John Wesley se voua sans réserve au travail de l’évangélisation des villes et des villages de l’Angleterre. Il entra dans cette extraordinaire carrière itinérante qui a trouvé dans son Journal son expression la plus fraîche et la plus complète. Quand nous nous souvenons de la condition du pays à cette époque, de la difficulté des voyages, des fatigues attachées à une telle vie errante, nous lisons avec un étonnement toujours grandissant l’histoire de cette œuvre. Comment un homme a-t-il pu supporter les fatigues physiques qu’il endura ? Cela reste un problème encore insoluble et qui déjà rendait perplexes ses contemporains. Les raisons qu’il donne lui-même de son extraordinaire capacité de travail semblent insuffisantes. Rien ne l’explique si l’on fait abstraction de la présence et de l’action divines dans sa vie et dans son activité. Il fut fort parce qu’il était le porteur d’un programme divin. L’explication seule satisfaisante est celle qui le soutint lorsque la vie et la force étaient sur le point de s’éteindre en lui. Se tournant vers ses vieux camarades réunis autour de son lit de mort, il dit avec un élan de joie : « the best of all is, God is with us ! », Le meilleur de tout, c’est que Dieu est avec nous ! Cette parole mémorable nous révèle le secret de l’œuvre et des succès de John Wesley. »
Ajoutons que ceux qui tentent d’expliquer l’œuvre de Wesley autrement qu’il la comprenait lui-même, à l’heure de sa mort et en face de l’éternité, font fausse route. Dieu avec nous ! c’est la seule explication vraie d’un tel caractère et d’une telle œuvre.