Je cherche un homme qui élève un mur, qui se tienne à la brèche devant moi, en faveur du pays.
On raconte qu’un étranger de marque, arrivant à la gare de Berne, prit une voiture pour se faire conduire chez le Président de la Confédération. Le cocher dut lui avouer qu’il ne connaissait pas même le nom du premier magistrat de son pays. Il fallut aller à la police pour prendre les informations nécessaires. La visite faite, l’étranger demanda à son automédon s’il savait peut-être où demeurait le pasteur Bovet. « Oh ! celui-là, je le connais ! » s’écria joyeusement le Bernois, et sans hésiter il conduisit son voyageur au Presbytère.
Ce trait illustre, avec bien d’autres, la popularité qu’avait acquise à Berne le pasteur de la petite Église libre.
Rien pourtant ne semblait l’y prédestiner, et il paraissait devoir exciter autour de lui plus de haine que d’amour. Par sa naissance et par son mariage, il appartenait à ce qu’on est convenu d’appeler l’aristocratie ; sa richesse devait lui aliéner l’affection des ouvriers, son ardente piété celle des indifférents, son séparatisme celle des nationaux, son anti-alcoolisme celle des hommes qui vivent de l’alcool. Comment un simple chrétien, le pasteur d’une imperceptible congrégation, aussi peu soucieux de popularité, a-t-il pu en acquérir une si grande, qu’à ses funérailles vraiment nationales, toutes les cloches de la vieille cathédrale aient retenti comme pour le chef de l’État ? Cela vient de ce qu’en Arnold Bovet il y avait autre chose que le pasteur de l’Église libre de Berne, autre chose même que l’apôtre de la Croix-Bleue. Dans ce chrétien, on découvrait aussi ce que nous aimons à appeler l’homme social, et c’est ce côté de sa riche nature qu’il importe encore de fixer.
L’homme social, il l’a été tout d’abord parce qu’il n’a pas boudé son siècle. Beaucoup de chrétiens avancés croient devoir prendre à la lettre les recommandations bibliques qui leur rappellent la nécessité d’être ici-bas « étrangers et voyageurs ». Ils voient dans cette parole l’ordre de rompre avec leurs contemporains et ils se retirent dans leur piété comme dans une tour d’ivoire, d’où ils n’entendent presque plus les cris de douleur ou de haine qui retentissent au dehors. Cependant, en leur défendant d’être « du monde », leur Maître les avait laissés « dans le monde ». Pourquoi ? N’est-ce pas afin qu’ayant été « bénis » comme Abraham, ils devinssent comme lui « des sources de bénédiction » ?
Il y a mauvaise grâce à dire tant de mal de « ce siècle pervers » quand on profite de ses expériences et de son travail ; dans cette brouille avec nos contemporains, ne se cache-t-il pas peut-être autant de méchante humeur que de sainteté ? Tâchons de nous connaître nous-mêmes, n’appelons pas sereine supériorité ce qui n’est peut-être qu’infériorité dépitée et apprenons à distinguer le monde que nous devons haïr de celui que nous devons aimer.
Arnold Bovet, intraitable une fois sa conscience en jeu, était, dans tout le reste, l’homme de son siècle, l’homme du progrès. Quand on inaugura le chemin de fer du Vallon, il s’empressa, au risque d’étonner ses amis et ses ennemis, d’accepter l’invitation adressée au pasteur de Sonvillier, ne regrettant qu’une chose, c’est que, ces solennités ayant presque toujours lieu le dimanche, il était à l’ordinaire contraint de s’en priver.
Il n’aimait pas que devant lui on médît du gouvernement. En Suisse, chacun le sait, ce n’est pas le « piétisme » qui règne dans les sphères dirigeantes, et les chrétiens ont rarement voix au chapitre. Quand ceux-ci se permettaient de critiquer le Palais fédéral, le pasteur de Berne leur imposait silence en leur disant : « Ils ont déjà bien assez de peine sans cela ! » Les autorités de la ville de Berne n’ont pas été insensibles à l’attitude si pleine de tact de ce piétiste et, comme on le verra plus tard, elles surent noblement y répondre.
Homme social, Arnold Bovet l’a été ensuite par son ardent amour pour la multitude souffrante.
Nous lisons dans un de ses sermons de 1870 ces lignes émouvantes : « Si Abraham est l’ami de Dieu, il est aussi l’ami des hommes. Tout entier il est livré à une impression unique, celle de la compassion. Il ne se soustrait pas à cette douleur et, loin de détourner les yeux, il contemple du haut de la colline, par avance, la ruine qui lui a été prédite et toute son âme se livre à la pitié. Que va-t-elle produire en lui, cette pitié ? Va-t-il la transformer, comme tant de nos philanthropes modernes, en accusations contre la cruauté de Dieu ? Ou bien, le cœur brisé, va-t-il retourner en son lieu, morne et silencieux, sans avoir rien fait ? Non ! Abraham est un homme de foi : sa piété le fera agir, et tandis que les deux anges s’en vont, il se tient encore devant l’Éternel. »
Sans s’en douter, le prédicateur a écrit dans ces quelques lignes sa propre histoire. Comme Abraham, il a été l’homme social, l’homme à la piété agissante.
Il n’aimait pas la multitude avec cette condescendance adulatrice et intéressée, extérieurement dévouée, méprisante au fond, qui caractérise tant de politiciens dans leurs rapports avec elle. Jamais il ne se serait permis, par amour pour la popularité, d’adoucir ou de limer les angles aigus du christianisme. Il connaissait les défauts, les lâchetés, les inconstances de la foule ; comme son Maître, il savait « ce qu’il y a dans l’homme » ; mais s’il discernait en chaque créature la tare originelle, il savait aussi découvrir en chacune l’étincelle divine, une âme rachetée, un objet de l’amour du Père. Aussi son cœur vibrait-il perpétuellement aux souffrances de tous. On se rappelle ses cris d’indignation en 1866, quand les puissants déchaînaient sur l’Allemagne une guerre fratricide, et son enthousiasme en entendant son maître Beck parler des peuples écrasés. Il semble que le socialisme des ouvriers du Jura ne l’ait pas laissé indifférent, car, dans une lettre qu’il adressait le 21 décembre 1869 à sa fiancée, on trouve cette profession de foi : « Les questions sociales m’ont toujours extrêmement intéressé et, dans le fond, autant que, peut l’être un chrétien, je suis proprement un vrai radical et un homme de liberté. »
Il a été encore « l’homme social », par sa préoccupation constante de faire pénétrer la piété dans tous, les détails de la vie privée et publique.
Il vit un jour un jeune pasteur sortir de sa sacristie en veston gris-clair et avec un chapeau « canotier », si différent d’allure de ce qu’il avait été en chaire qu’il en était méconnaissable. Arnold Bovet fut choqué de ce contraste, non pas certes par cléricalisme — il attachait peu d’importance au costume et à Berne il n’avait pas de robe, —, mais parce qu’il y vit comme une manifestation du christianisme de sacristie qu’un homme quelconque revêt aujourd’hui pour le remiser demain. Dans son âme, pas de cloisons étanches ; le Saint-Esprit les avait dès longtemps brisées pour tout envahir, et tel il était dans son for intérieur, tel il voulait être dans sa vie publique.
Cette préoccupation d’appliquer le christianisme à tous les détails de sa vie était déjà apparue, après la mort de son père, dans le règlement dont il se chargea des affaires de la succession et avait barré définitivement l’entrée au hideux principe : « les affaires sont les affaires ! »
À Sonvillier, il voulut travailler à la sanctification du dimanche. Ce désir est assez général chez les chrétiens. Ce qui l’est moins, c’en est la réalisation logique et complète. Sur ce point, notre ami alla immédiatement jusqu’au bout. Il renonça absolument à recevoir ses lettres le dimanche, s’interdit d’en envoyer ce jour-là et persista dans cette manière d’agir, même au temps où il recevait et envoyait des courriers presque aussi importants que ceux d’un ministre d’État.
Cette imperturbable rectitude de conscience s’est manifestée en bien d’autres occasions. Rappelons seulement la plus frappante :
À Berne, on paie l’impôt sur le revenu. Pour l’établissement de leur cote, les contribuables ont le choix entre la déclaration ou la taxation. En général, ils préfèrent la seconde, aussi longtemps du moins qu’ils y ont avantage. Dès qu’ils s’estiment lésés, ils savent se faire rendre justice.
Après quelques années de séjour à Berne, les comptes du pasteur lui ayant révélé qu’il était taxé trop bas, il se dit qu’un vrai citoyen doit faire pour l’État ce qu’il ferait pour lui-même. En vertu de ce principe, plus aisé à découvrir qu’agréable à suivre, il alla réclamer une cote plus élevée, et non seulement il voulut payer le supplément dû pour l’année en cours, mais encore il prit soin de calculer et de solder tout l’arriéré, ce qui fit, paraît-il, une fort grosse somme. Ce genre de revendication plutôt nouvelle fut accueilli, on le pense bien, avec une faveur marquée, par les administrateurs de la fortune publique. Ils durent regretter pour une fois que tous les riches ne fussent pas chrétiens, ou que tous les chrétiens ne fussent pas riches.
Arnold Bovet a encore été « l’homme social », en ce qu’il n’a pas désespéré de ramener à Dieu les hommes de toute classe, même les plus éloignés de la foi.
On s’imagine peut-être que sa piété si intraitable et si anguleuse a dû écarter de sa personne ceux qui pensaient autrement. Le contraire est arrivé. Nous avons tort de croire que nous gagnerons le monde en capitulant devant lui. Les hommes qui ne partagent pas notre foi s’attendent néanmoins à ce que nous la professions. Ils sont plus scandalisés de nos défaillances que de nos excentricités, et quand, pour conserver leur affection, nous faisons bon marché de leur respect, nous perdons l’un et l’autre.
Arnold Bovet ne désespérait d’aucune catégorie d’hommes. Il déplorait la lutte des classes, telle qu’elle sévit dans le monde révolutionnaire où elle se légitime, et même dans le monde chrétien où elle n’a aucun droit. Il n’était pas avec ceux d’entre les chrétiens sociaux qui actuellement repoussent du pied la bourgeoisie, comme une chose irrémédiablement pourrie, ni avec les chrétiens-bourgeois qui veulent une Église « select » et, par dégoût, se détournent de la multitude. Volontiers, il aurait répété le mot de l’apôtre : « Je me dois aux Grecs et aux Barbares, aux savants et aux ignorants. » (Romains 1.14.)
Il se devait aux savants. Une des demandes que souvent il adressait à Dieu, était celle-ci : « Seigneur, donne-nous des messieurs. » Cette mention spéciale était due, non à aucun favoritisme aristocratique, mais uniquement à un intense désir d’avoir des collaborateurs intelligents et cultivés. Non content de réclamer obstinément ces précieuses recrues, il travaillait fidèlement à les gagner. Il avait organisé chez lui une réunion spéciale fixée au lundi soir, tous les quinze jours. Il y invitait, par carte personnelle, les « Messieurs » qu’il estimait désireux de connaître la vérité. La soirée commençait par l’étude suivie d’un livre de la Bible. Le pasteur s’efforçait d’y faire régner la plus grande liberté. Loin de jouer « au docteur en Israël », il aimait à poser des questions, non comme celui qui examine des élèves, mais comme celui qui veut s’instruire. Les seules choses qu’il évitât avec soin dans ces entretiens, c’étaient les discussions profanes ou stériles. Dès que les opinions commençaient à se heurter d’une mauvaise manière, il s’entendait à couper court avec grâce et à revenir au fait. L’étude biblique était suivie d’entretiens plus libres, mais toujours sérieux, autour d’une amicale tasse de thé.
Arnold Bovet comptait dans sa famille et dans ses relations, surtout à Francfort, des hommes qui n’avaient pas sa foi. Il les abordait avec une affection et une cordialité particulières, comme s’il avait voulu faire disparaître ce dissentiment, ou comme s’il avait, en quelque sorte, escompté leur conversion. Cette attitude les a plus rapprochés du christianisme que n’auraient pu le faire bien des traités et des paroles lancés à distance, car il vaut mieux faire sentir à un aveugle la bonne chaleur du soleil que d’essayer de la lui décrire ou de la lui démontrer.
Quand il s’agissait de gagner des hommes, le pasteur de Berne savait sortir de sa Chapelle où ils n’allaient pas. Il s’est beaucoup intéressé au Christlichsocialer Verein des ouvriers de Berne et à ses entreprises. Au mois de mai 1877, un cirque étant installé pour quelque temps dans la ville fédérale, il le loua pour y organiser des réunions d’appel. Tel citoyen n’a pas peur de s’asseoir sur les gradins poudreux, qui aurait honte d’être vu dans une église, et la qualité « d’homme » ôte parfois plus de courage qu’elle n’en donne. Les réunions du cirque eurent lieu pendant plusieurs jours et attirèrent de nombreux auditoires. Mais, pour conquérir réellement ce que le prophète appelle « des troupeaux d’hommes », il fallait une arme que Dieu préparait justement à Genève, que le pasteur Bovet ignorait encore à ce moment, et dont, comme on l’a vu, il devait bientôt apprécier l’efficacité : la Croix-Bleue.
Plein d’espoir pour les salons, plein d’espoir pour la place publique, l’homme social doit l’être aussi et Arnold Bovet le fut surtout pour ceux dont tout le monde désespère et qui désespèrent d’eux-mêmes. Sur la demande d’un conseiller d’État catholique, chargé du Département de Justice et Police, il consacra tous les mois un après-midi entier à la visite des détenus du pénitencier de Thorberg. Heureux de leur apporter quelques parcelles de vérité par sa parole, il voulut y joindre un peu de poésie et de jouissance. Dans ce but, il amenait parfois avec lui la fanfare, de la Croix-Bleue bernoise. Les délivrés faisaient retentir les louanges de Dieu et les prisonniers les entendaient (Actes 16.25). Dans plusieurs de ces cœurs endurcis, il y eut un ébranlement salutaire ; ils sentirent la chaleur de l’amour chrétien, et même ils devinrent capables d’en renvoyer quelques rayons. Quand leur ami leur fut enlevé ils tinrent à faire déposer sur son cercueil une couronne qui pour « sortir de prison » n’en était que plus splendide !
Arnold Bovet a encore été « l’homme social », en ce qu’il a su faire porter à son christianisme des fruits pratiques, tangibles, sociaux.
On retrouve chez lui, à cet égard, les restes sanctifiés de ses goûts primitifs. Enfant, on s’en souvient, il avait dit dans le jardin de Boudry, théâtre de ses exploits d’ingénieur : « Quand je serai grand, je bâtirai de belles maisons et de belles églises. » Dieu se plut à utiliser ces dispositions, et lorsqu’en Arnold Bovet il fit mourir le vieil homme, il respecta l’architecte et l’engagea à son service.
Un pasteur qui examinait son cœur tout en pédalant sur une bonne route, se posa un jour cette question : « Vas-tu à bicyclette pour visiter ce malade éloigné, ou bien visites-tu ce malade éloigné pour aller à bicyclette ? »
Peut-être Arnold Bovet s’est-il demandé parfois s’il construisait des bâtiments pour servir le christianisme pratique, ou bien s’il servait le christianisme pratique pour construire des bâtiments. Ceux qui le connaissent affirment que la première alternative est la seule vraie ; mais, pour être entièrement sincères, ils devront reconnaître que leur ami trouvait un réel et intime plaisir à construire. En réalité, il n’a jamais cessé de faire des plans. Les feuillets de son carnet de poche en sont pleins, et on en trouve jusque dans la marge de ses sermons. Ce détail est typique et montre bien chez lui la perpétuelle préoccupation de faire porter à sa piété des fruits visibles, pratiques, sociaux.
Quand il s’agissait de lui-même ou des siens, l’homme de Männedorf était toujours là qui, en lui, gênait l’architecte et le décorateur ; mais quand la construction concernait l’œuvre de Dieu, la collectivité, les deux hommes se mettaient d’accord, et le premier poussait le second à la dépense.
Comment décrire tout ce qu’il a bâti ou contribué à élever ? 1° À Sonvillier, l’Auditoire. 2° A Berne, le Vereinshaus de la Länggasse. 3° Le Chalet et les adjonctions au Presbytère. 4° Le « Mattenheim » (dans le plus pauvre quartier de Berne). 5° Le Pavillon du bord du lac, à Grandchamp. 6° Le Vereinshaus, à Berthoud. 7° L’Église de Holligen. 8° Le Café de Tempérance du Rüttli.
La construction où il a le mieux réalisé ses idées et donné sa mesure, est bien certainement le Vereinshaus de la rue de l’Arsenal, à Berne. Pour s’en faire une idée, il ne suffit pas d’en contempler la façade, il faut savoir ce que l’homme social a trouvé moyen de loger d’institutions diverses, bienfaisantes ou utiles, entre ces quatre murs.
Il vaut la peine d’y faire une visite. Le bâtiment, qui forme les n° 37, 39 et 41 de la rue, a trois entrées indépendantes et contient :
1° Quatre magasins.
2° Le « Bärenhofli », restaurant et café de tempérance dont la prospérité supplée aux déficits des autres.
3° Les locaux de la « Philadelphia », société de jeunes gens cultivant l’amitié sur le terrain chrétien.
4° L’Hôtel de la Croix fédérale. Sur le registre où les voyageurs s’inscrivent, on trouve ce nom : — « Thomas de Torquemada, grand inquisiteur, Madrid. » C’est une facétie de quelque touriste ; mais le grand inquisiteur peut venir à la Croix fédérale ; il s’y trouvera mieux qu’en beaucoup d’autres hôtels… moins hérétiques.
5° La salle de la Société de tempérance de la Croix-Bleue, attenante à une salle de gymnastique, avec laquelle on peut au besoin l’unir en un seul local, ainsi qu’avec l’Arbeitersaal, salle de lecture pour ouvriers où se tient également le culte italien.
Ce local sert aussi à trois Unions : a) l’Union chrétienne allemande de jeunes filles (Marien-Verein) ; b) l’Union chrétienne française de jeunes filles ; c) l’Union des demoiselles de magasin (Lydia-Verein).
6° Agence de la Croix-Bleue.
7° Magasin de bons livres.
8° Salle de réunions pour comités.
9° La « Salle des Rameaux » (Palmensaal), appelée ainsi à cause des palmes qui ornent les vitraux. Elle peut contenir de trois à quatre cents personnes, quand on y joint le couloir qui la sépare de la chapelle, et elle est perpétuellement utilisée pour toutes sortes de buts utiles et d’œuvres sociales (bazars, conférences, soirées familières, représentations, repas de noces, etc.).
10° La chapelle de l’Église libre qui sert au culte de l’Église allemande et à celui de la communauté française, dont les écoles du Dimanche respectives sont tenues dans la Salle des Rameaux. La Salle des Rameaux et la chapelle se distinguent par le bon goût de leur ornementation.
11° Local pour l’instruction religieuse (Conferenzzimmer).
12° Au deuxième étage, sur la cour, salle de l’Union chrétienne française de jeunes gens (avec chambre de comité).
13° Sur la rue, grande salle de l’Union chrétienne allemande de jeunes gens (avec deux chambres).
14° Au troisième étage. École chrétienne allemande de jeunes filles (Bärenhöflischule). Les élèves, pendant la récréation, peuvent s’ébattre sur la terrasse que forme le toit de la Chapelle.
15° Chambre pour Comités (Adlerzimmer). Elle, sert gratuitement à tous les comités philanthropiques.
16° Plusieurs logements réservés à des familles et aux sommelières de l’Hôtel et du Café de tempérance.
17° Par derrière, l’« Althof », asile-pension. pour tempérants célibataires (de 20 à 30).
18° Salle dite « Rothes Säali », pour petites réunions.
C’est Arnold Bovet qui a combiné l’assemblage de toutes ces institutions dans le bâtiment de la rue de l’Arsenal. Seulement, comme il tenait à joindre à l’utilité pratique la solidité et même un peu la beauté, il a eu recours pour la façade, la Chapelle, l’Althof et la cour ornée d’un portail « alt-deutsch », à l’art d’un architecte danois, habitant Francfort, M. de Kauffmann. Il y eut pendant la construction de grandes difficultés à vaincre, soit pour installer le tout sur des bases solides (gigantesques poutres en fer dans les sous-sols), soit pour assurer les garanties financières de la propriété ainsi que sa bonne gestion. On nous pardonnera cette interminable énumération : elle était nécessaire pour bien montrer que si le Vereinshaus de Berne est le christianisme social en pierre, son auteur l’était bien aussi en chair et en os.
Par dessus tout, Arnold Bovet a été « l’homme social », par la manière dont il a administré sa fortune.
« Faites-vous des amis avec les richesses injustes », a dit Jésus. À y bien regarder, toute richesse quelconque, même la plus légitime, pourrait être appelée « injuste ».
Elle l’est par le seul fait de l’inégalité de répartition. Elle l’est, parce qu’il y a peu de fortunes dans la source ou l’emploi desquelles tout soit absolument pur. Elle l’est, à cause des iniquités qu’elle excuse chez celui qui la possède, et de celles qu’elle suggère à celui qui la convoite. Elle l’est, parce qu’en certains temps et en certains lieux, elle a substitué l’aumône qui avilit le pauvre à la juste rémunération qui élève le travailleur. Par là, elle a entraîné la justice et la charité dans un conflit terrible où toutes deux risquent de périr.
Mais si les richesses méritent d’être appelées injustes, à cause des iniquités dont leurs possesseurs se sont rendus coupables, elles le méritent aussi par celles dont ils sont parfois les victimes. Jadis, on s’est servi de la charité pour étrangler la justice ; il semble que maintenant on se serve de la justice pour étrangler la charité.
Il devient bien difficile au riche de gagner le cœur du pauvre par des marques d’amour, parce que dès qu’il s’y efforce, les « défenseurs de la justice » viennent salir ses plus purs sacrifices, en les attribuant à l’orgueil, à l’hypocrisie ou à la peur. L’offrande généreuse qui jadis faisait verser des larmes de reconnaissance et de joie, ne provoque plus chez beaucoup qu’un amer sourire ; n’est-ce pas la maigre restitution aux fils du bien volé aux pères ? Le riche essaiera de vivre simplement ? c’est pure ostentation. Telle jeune fille, distinguée d’esprit et de cœur, se voit condamnée par sa richesse à ne jamais savoir si elle est aimée pour elle-même, et celui qui la recherche échappera difficilement au soupçon d’avoir conclu, non une alliance, mais une affaire.
C’est ainsi que les richesses provoquent souvent l’injustice à l’égard de ceux qui les possèdent aussi bien qu’à l’égard de ceux qui en sont privés, c’est ainsi qu’elles méritent largement l’épithète que Jésus leur a appliquée.
Comment donc Arnold Bovet a-t-il échappé à la malédiction qui semble reposer sur l’or ? Pourquoi sa mémoire est-elle bénie de tout un peuple, sans distinction de classes ? Pourquoi des socialistes militants ont-ils suivi son cercueil comme celui d’un ami ? Comment cet homme a-t-il obtenu ce miracle ?
Tout d’abord, par la simplicité de sa personne et de sa vie. Son mépris du luxe et ses allures populaires ont éteint toute jalousie et toute haine. Avant d’espérer se faire des amis avec les richesses, il faut éviter qu’elles vous fassent des ennemis. À l’heure actuelle, il suffit de très peu de luxe pour provoquer la colère ; l’atmosphère sociale est saturée de haines, ce n’est pas le moment de jouer avec le feu.
Arnold Bovet n’a pas eu de peine à éviter cet écueil. Ayant découvert la perle de grand prix chez cette Dorothée Trudel qui n’avait pas même de lit, il n’était pas tenté de désirer d’autres joyaux, et il avait appris à apprécier les immenses richesses qu’on peut trouver dans la pauvreté.
Comme étudiant, et malgré les tendres soins auxquels il avait été accoutumé pendant son enfance maladive, il continua à pratiquer l’ascétisme de Männedorf ; le matin, il se contentait d’un œuf cru, le soir il faisait lui-même son modeste repas, et bien souvent il cira ses chaussures.
Son mariage ne changea rien à la simplicité voulue de la cure de Sonvillier et les objets d’art reçus en cadeaux de noce furent ignominieusement relégués dans une armoire. Sur ce point, comme sur bien d’autres, Dieu lui avait donné « une aide semblable à lui ». D’avance, les époux étaient convenus de résister aux tentations de la fortune. Le 12 novembre 1869, le jeune pasteur écrivait à sa fiancée : « Que Dieu nous préserve de voir jamais notre foi diminuer si notre argent augmente. Il y a entre ces deux éléments un antagonisme dangereux et funeste qui m’effraie souvent beaucoup et contre lequel il faut que Dieu nous donne des armes puissantes et victorieuses, afin que nous ne tombions dans aucun des nombreux pièges que le diable nous tendra par ce bout-là. »
La légende qui s’empare des hommes, même de leur vivant, raconte qu’à l’arrivée de la jeune Mme Bovet, quelques paroissiens lui dirent : « Nous sommes des gens tout simples ; il faudra être comme nous et ôter cette chaîne d’or. » Ce trait respire l’inauthenticité, car les gens de Sonvillier sont trop intelligents et polis pour se permettre une remarque aussi indiscrète ; et puis, ils eussent été fort embarrassés de la faire ; bien longtemps avant son mariage, Mlle Bernus avait, par goût autant que par principes religieux, renoncé à porter aucun ornement. La vérité, c’est qu’à peine arrivée dans la paroisse, elle enleva le seul volant de sa robe, afin de réagir contre le goût des jeunes filles du village pour la toilette.
La vérité, c’est aussi que pendant longtemps M. et Mme Bovet, ainsi que leurs enfants, firent eux-mêmes leurs lits le dimanche matin, pour diminuer l’ouvrage de la bonne et que plus tard, à Berne, le pasteur couchait sur un simple canapé « pour ne pas se gâter » ; la vérité, c’est qu’il ne s’accorda jamais une voiture à lui, malgré l’état de sa jambe ; qu’il ne s’habitua jamais à porter des gants, ni une fourrure, même en Allemagne, même au cœur de l’hiver ; qu’en chemin de fer il voyageait habituellement en troisième classe, et qu’enfin il a souvent exprimé le désir, une fois ses enfants élevés et dispersés, de quitter le Presbytère pour aller demeurer « à la Matte », au milieu des ouvriers.
Cette existence simple et modeste n’aurait pas suffi à rendre populaire même un homme de Dieu, si ses largesses pour autrui n’eussent contrasté avec l’exiguïté de ses dépenses pour lui-même.
On se plaît dans certains milieux à écraser les chrétiens d’aujourd’hui sous l’exemple de ceux de Jérusalem dont il est rapporté que « nul ne disait que ses biens lui appartinssent en propre, mais tout était commun entre eux. »
Ou encore sous la Parole du Sauveur : « Vendez ce que vous avez et le donnez aux pauvres. » Il y a deux manières de suivre cet exemple et d’obéir à cet ordre. La première consiste à faire l’abandon complet et immédiat de ses biens à la collectivité, pour aller vivre dans la pauvreté. D’après l’autre, le riche cesse de se considérer comme le propriétaire de sa fortune, simple dépôt que Dieu lui a confié pour l’administrer en vue du bien de tous. La première fera peut-être plus d’impression, la seconde peut-être plus de bien ; c’est celle qu’adopta le pasteur de Berne.
En cette matière, si le principe juste est difficile à trouver, plus délicate encore en est l’application.w
« J’ai appris à être dans la disette et j’ai appris à être dans l’abondance », écrivait saint Paul. « La dernière tâche n’est pas très pénible, disent beaucoup de personnes, nous ne demandons qu’à y être condamnées. » En êtes-vous bien sûrs ? N’interrogez pas sur ce point le riche égoïste et mondain, il est de votre avis ; mais si vous pouviez lire dans le cœur du vrai chrétien, détenteur d’une fortune, vous y découvririez des luttes, des perplexités et des souffrances qui vous inspireraient non la jalousie, mais la compassion.
Il est très facile de dépenser l’argent quand on s’en croit le possesseur ou qu’on le méprise ; mais il n’en va plus de même pour qui en connaît le réel propriétaire et la vraie valeur. En présence de l’argent, le chrétien éprouvera de la crainte — car il sait ce qu’une seule pièce d’or peut contenir de péché en puissance, —, mais non du mépris, car il n’ignore pas ce que cette même pièce d’or, bien employée, peut procurer de joies, de délivrances, de relèvements. Cette petite chose brillante deviendra bénédiction ou malédiction, suivant la main dans laquelle elle va tomber.
Comment en faire toujours un bienfait ? C’est là que commencent, surtout pour un pasteur, les difficultés, les incertitudes, les angoisses. Il ne suffit pas d’être généreux pour être bienfaisant. Comment exercer la charité sans blesser la justice, caresser l’hypocrisie, encourager la paresse ? Petit-Senn a écrit : « Si un ami veut vous emprunter de l’argent, voyez lequel des deux vous voulez perdre. » Hélas ! il n’a pas assez dit, car, bien souvent, prêter de l’argent à un ami, c’est s’exposer à perdre l’un et l’autre. De là l’extrême beauté de cet acte.
Pour un pasteur, c’est encore plus délicat. Il est sollicité, supplié, sommé presque de faire une avance, et ses moyens peut-être le lui permettent. Tout heureux de pouvoir obliger un malheureux, il s’empresse de lui venir en aide espérant s’en faire un ami. O déception ! en voulant gagner son paroissien, il l’a perdu et il ne tarde pas à s’en apercevoir. Auparavant, le pauvre accueillait avec joie son pasteur, maintenant il n’y a plus qu’un débiteur qui fuit son créancier. Tu le visites en pensant à son âme, il te subit en pensant à sa dette. Le billet, l’affreux billet sépare vos deux cœurs.
Instruit par cette expérience, tu renonces au prêt pour faire un simple don ? Te voilà coupable d’avilir le pauvre, d’acheter sa liberté ou de payer son hypocrisie ! Ce n’est pas tout : Comment exercer soi-même la bienfaisance, sans la tarir chez autrui ? Quand dans une localité il y a, de notoriété publique, une très grosse bourse, les autres, les petites, sont tentées de se fermer, comme inutiles, et voici compromise la sainte loi de la solidarité, éteinte la flamme du sacrifice, enlevée la joie de donner !
Bénies soient les institutions nouvelles qui s’efforcent d’obvier à tous ces inconvénients ! Bénies soient les caisses de prêts gratuits, bénis les établissements d’assistance par le travail !… La charité humaine a traversé de mauvais jours, des temps meilleurs lui sont réservés.
Arnold Bovet a connu toutes ces difficultés et il en a souffert. Il a reçu les visites et les supplications des emprunteurs ; il a éprouvé la douleur de ne pas toujours réussir à venir en aide aux vrais malheureux, et d’avoir été parfois trompé par les faux. À deux reprises il fallut arracher leur pistolet à des insensés.
Mais, avec les peines, il a connu aussi des joies. Quel bonheur de pouvoir largement subventionner les hommes et les entreprises vraiment utiles ! Quelle joie de voir se transformer en puissance de relèvement et de bénédiction ce qui si souvent abaisse l’homme et séduit la femme ! Quelle allégresse, en joignant à l’aide pécuniaire un peu de bonne sagesse et beaucoup d’amour, de réussir à remonter une famille désemparée, à se faire le réparateur des brèches, à rebâtir sur d’anciennes ruines un avenir heureux !
Quel privilège de pouvoir lancer partout de nouveaux ouvriers pour le grand travail et de nouvelles troupes pour la bonne guerre, quand on peut leur assurer non seulement la mise de fonds, mais encore les munitions de route !
Arnold Bovet avait, pour entreprendre toujours de nouvelles choses, un entrain, une audace incroyables. Avec le talent de donner, il avait reçu celui de faire donner. Sous son impulsion, les plus timides se sentaient courageux, les plus faibles devenaient vaillants, les plus serrés devenaient généreux.
Il y eut jadis à Bâle un chrétien que ses compatriotes appelaient avec un peu de malice et d’humeur : « le Coucou », parce qu’il pondait des œufs que d’autres devaient couver ; il consacrait en effet sa vie à fonder des œuvres, puis s’empressait de les confier à ses frères. Arnold Bovet était un admirable initiateur ; mais, après avoir fondé, il s’entendait à suivre les choses, et pour faire travailler autrui, il donnait toujours l’exemple.
Parfois, il invitait quelques « Messieurs », sous le fallacieux prétexte de leur offrir « une tasse de café ». En même temps que l’innocent breuvage apparaissaient des propositions qui l’étaient moins. Encore une entreprise, encore une construction ! On se récriait tout d’abord ; mais il savait si bien réfuter les objections, assumer la plus lourde charge, combiner les bonnes volontés, utiliser le présent et assurer l’avenir, qu’au bout d’un quart d’heure, le projet était adopté et presque aussitôt mis à exécution.
Écoutons M. le professeur G. Godet : « Arnold Bovet avait le don de stimuler les efforts, un grand talent d’organisation, une vue juste des aptitudes de chacun et de ce qu’il était possible et opportun de tenter. Doué, comme on l’a bien dit, « d’une grande fraîcheur de sentiment, d’une ardeur juvénile et d’un généreux optimisme », il était cependant très pratique et habile à profiter des occasions ; entrant dans tous les détails, qu’il s’agît de constructions ou d’arrangements financiers, il savait préparer et calculer ses entreprises ; très confiant de sa nature, il ne s’illusionnait pas, il était rarement dupe. Mais sa générosité était inépuisable là où il voyait du bien à faire. »
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La ville de Berne a vu avec respect et reconnaissance cet étranger la combler aussi généreusement que si elle avait été sa mère, et plus libéralement qu’il ne traitait ses propres enfants. Avant même d’honorer son bienfaiteur par des funérailles dignes d’un chef d’État, elle l’adopta comme son fils en lui accordant, à lui et à sa femme, ce qu’elle pouvait leur offrir de plus enviable : la bourgeoisie d’honneur.