1. Importance de la question — 2. Critique des Ecoles rationalistes — 3. Réponse aux objections — 4. Conclusions
C’est ici la grande controverse entre la raison et la foi, l’examen et l’autorité, la philosophie et la théologie, qui a tant occupé le monde chrétien et qui est loin d’être terminée. Dans l’extension qu’on lui donne, elle embrasse les questions que nous avons déjà traitées ; car l’idée qu’ils se forment des pouvoirs et des droits de la raison est ce qui porte le déiste à rejeter la Révélation, le rationaliste à n’en admettre qu’une médiate et naturelle, et certains supranaturalistes à n’en adopter les doctrines qu’après les avoir rattachées de quelque manière aux données de la conscience ou de la science. Mais, encore une fois, nous ne nous faisons nul scrupule de reprendre sous d’autres faces ces questions fondamentales dont l’importance semble s’accroître de jour en jour, car toutes les grandes discussions aboutissent là. La lutte entre l’Église et l’École n’est pas autre chose. Du reste nous n’avons pas à traiter dans cet article du débat de la philosophie et de la théologie ; il s’agit de la théologie seule, puisque nous supposons la Révélation admise. Mais peut-être serons-nous bien souvent contraints de toucher à la discussion générale, il importe de placer ici une observation qu’on semble oublier constamment. Il ne s’agit nullement de faire violence à la raison ou à la conscience, pour employer le mot que préfèrent certaines écoles. La raison ne peut se rendre qu’à elle-même. Aussi est-ce à elle qu’en appelle la foi pour constater et les titres de la Révélation et ses doctrines. On lui demande d’examiner pour croire. Si elle se soumet à la lumière et à l’autorité supérieures qu’on lui présente, c’est après les avoir reconnues, c’est en vertu de la preuve ; ce n’est pas aveuglément, c’est, librement ; ce n’est pas par contrainte, c’est par conviction. Et bien des phrases tombent devant ce simple fait.
Mais il n’en reste pas moins à savoir dans quelle position l’esprit humain se trouve vis-à-vis du Livre où est contenue la révélation divine. Cette étude est aussi nécessaire que jamais, redisons-le ; et si nous n’en pouvons attendre une solution rigoureuse et complète de la question, nous pouvons en espérer du moins quelques lumières et quelques directions générales.
Il s’est constamment, produit dans l’Eglise des vues très diverses sur le rapport de la raison et de la foi. Et cela devait être, dès qu’elles concourent l’une et l’autre à la constitution, de la Dogmatique dans des proportions qu’il est à peu près impossible de déterminer rigoureusement. Déjà, pendant les premiers siècles, il se manifeste une différence bien sensible à cet égard entre l’Orient et l’Occident, entre l’école d’Alexandrie et celle de Carthage. Là on donne plus à la spéculation, ici à l’autorité ; là on est plus idéaliste, ici plus positif. Dans les temps modernes l’opposition se tranche surtout entre le catholicisme et le protestantisme. Le protestantisme pose la Bible pour base et l’examen pour méthode. Le catholicisme, par la soumission absolue qu’il réclame, enchaîne l’examen et le jugement. D’après son principe particulier, le théologien doit recevoir de l’Eglise sa dogmatique, et le chrétien sa foi.
En nous renfermant dans le protestantisme, nous trouvons plus ou moins, à toutes les époques, des opinions antagonistes. Le dualisme inhérent à cette question existe sous des formes diverses dans le champ entier de la théologie, comme dans l’homme lui-même. L’antinomie de la raison et de la Révélation est la même au fond que celle qui traverse la Dogmatique : providence et liberté, grâce et responsabilité morale, etc.. part de Dieu, part de l’homme et leur rapport. La marche de l’esprit humain est comme une sorte d’oscillation entre les extrêmes ; la logique, au lieu de chercher l’unité dans la conciliation des deux termes donnés, préfère ordinairement ramener l’un des termes à l’autre, ce qui revient à annuler le premier. D’un côté on va jusqu’à soutenir que la raison ne connaît pas des choses spirituelles, et qu’elle doit être non seulement assujettie, mais immolée à la foi ; exagérations dont les incrédules se sont emparés et, qu’ils ont tournées contre le Christianismea. Cette espèce d’ostracisme théologique contre la raison se conçoit aisément, quand on se rappelle, soit les efforts que l’âme doit faire pour tenir ses pensées, comme ses affections, captives sous l’obéissance de Christ, soit les excès de la spéculation en matière religieuse. La levée de boucliers d’Hoffmann au xviie siècle, plus tard les attaques du piétisme, et, à toutes les époques, les répugnances des esprits plus soucieux de se pénétrer des objets de la foi que de les sonder, s’expliquent par les questions oiseuses, arides, téméraires qui ont trop souvent prédominé dans les écoles. En face des théories modernes, qui font disparaître par leurs négations ou leurs interprétations toutes les vérités chrétiennes, nous aurions vu certainement quelque chose de semblable, si l’autorité de la Révélation eût été plus générale et plus ferme. Les réactions ne savent pas toujours distinguer l’abus de l’usage, et les enveloppent fréquemment l’un et l’autre dans une même condamnation. La réprobation de la science humaine appliquée au Christianisme, ne s’est nulle part formulée de nos jours, mais on a pu la remarquer chez bien des hommes pratiques. Et, en vérité, elle serait bien quelque peu légitime.
a – « La foi la plus forte, dit Voltaire, est celle dont on n’a jamais cherché la preuve, » et ailleurs : « Quand la foi parle, il est bien connu que la raison doit se taire ». — Le Catholicisme a aussi attaqué par là le protestantisme en se fondant sur les deux dogmes de la Prédestination divine et de l’Adunamie morale que posaient les Réformateurs. — Sagesse de la maxime de Pascal : « Ce sont deux excès également dangereux, d’exclure la raison, de n’admettre que la raison. »
D’un autre côté, on a exalté la raisonb jusqu’à anéantir on fait la Révélation, dont elle devient, non seulement l’interprète mais l’arbitre et le juge. On érige un tribunal de principes où les doctrines révélées doivent comparaître avant d’être admises et où elles ne passent qu’après avoir été certifiées conformes aux idées reçues ; on égale les décisions de la philosophie à celles de l’Ecriture, ou, pour mieux dire, on ne reconnaît de valeur et d’autorité aux données de l’Ecriture, qu’autant qu’elles ont été marquées en quelque manière du sceau de la philosophie ; ce qu’on veut avant tout, et par-dessus tout, c’est un christianisme rationnel. Cette tendance générale se subdivise en plusieurs tendances particulières, parmi lesquelles nous pouvons noter le socinianisme, le rationalisme dans ses deux phases, et ce qu’on a nommé le supranaturalisme rationnel, ou rationalisme supranaturaliste, tendance indéterminée, qui tient une sorte de milieu entre les précédentes. Il y a là des nuances infinies, que nous ne pouvons exposer et discuter à part. Nous nous bornerons au principe qui leur est commun.
b – Nous prenons ici ce mot dans la large acception d’après laquelle il comprend et l’intelligence et la conscience.
Les deux opinions antagonistes se montrent aujourd’hui bien en relief dans la lutte engagée entre les écoles qui soutiennent, d’un coté l’autonomie de la raison ou de la conscience, de l’autre l’autorité suprême de l’Ecriture. C’est toujours la question des méthodes ; elle n’a fait que changer de forme. Abordons-là sous ce nouvel aspect et commençons par définir les termes.
Le terme le plus important ici est celui de raison, qui, étant très compréhensif, est par cela même vague et indéterminé. Aussi a-t-il dans la langue de la science des acceptions diverses, parmi lesquelles nous en pouvons distinguer trois ou quatre.
1° Il se prend pour la conscience, le sens intime ou sens commun, qui donne les notions universelles, les vérités premières, les principes « locus principiorum ».
2° Pour l’entendement qui perçoit, compare, juge et tire des données internes et externes les conséquences qu’elles recèlent. La raison est alors la faculté de connaître et c’est dans cette signification que ce mot avait été communément employé en France jusqu’à notre temps.
3° Pour l’ensemble des opinions qu’on tient pour évidentes ou pour certaines et dont on fait comme la mesure des choses.
4° Pour une facilité d’un ordre supérieur, qui saisit immédiatement l’absolu, l’infini, le divin, parce qu’elle lui est identiquec. Nous ne nous arrêterons pas à cette notion dont la philosophie transcendante a fait son principe fondamental et générateur, mais qu’elle n’a imaginée que parce qu’elle lui était nécessaire ; nous ne pouvons y voir qu’une pure assertion.
c – « Vision intellectuelle » de Schelling. — Jacobi. — « Raison impersonnelle » de M. Cousin, tout à la fois subjective et objective.
Il en est de même d’une cinquième opinion, celle de M. de Lamennaisd, qui pose la raison générale, le consentement unanime, la croyance universelle, comme le fondement et le critère suprême de la vérité.
d – « Essai sur l’Indifférence ».
Il importe donc de préciser, le sens dans lequel on prend le mot raison, et de ne pas passer alternativement d’une de ses acceptions à l’autre, comme on fait trop souvent, ce qui produit une foule de méprises, et contribue peut-être plus que toute autre chose à rendre la controverse interminable.
1° Au premier sens, la raison sert de base à la foi ; car la religion a sa racine dans ces instincts, ces principes, ces tendances natives qui constituent notre nature intellectuelle et morale ; la religion est un sentiment avant d’être une doctrine ou une science. Mais aucune des données nécessaires de la raison ou de la conscience humaine, aucune des vérités premières, n’a été mise en opposition avec la Révélation chrétienne qui les consacre toutes. Sous ce rapport, redisons-Le, la raison et la foi se confondent. Quand la raison, théorique ou pratique, la conscience religieuse, donne l’idée de Dieu, celles de la liberté et de la responsabilité morale, du juste et de l’injuste, des rétributions futures, etc., elle ne donne que ce que donne la foi. Aussi, le Christianisme a-t-il eu généralement pour disciples ceux qui ont admis cette sorte de révélation naturelle, et pour adversaires ceux qui l’ont niée, parce que le Christianisme a ses fondements dans ces intuitions ou ces pressentiments de l’âme. Si quelquefois des hommes qui les reconnaissaient, se sont déclarés contre lui, ils lui ont opposé, non une des vérités premières, un des principes universels, une des données natives de la conscience religieuse et morale, mais les déductions ou les inductions qu’ils en avaient tirées, ce qui est certes bien différent ; ils lui ont opposé, non la raison commune, cette lumière qui forme la loi et comme la condition de notre existence, mais leur conception particulière du vrai et du saint, leur raison individuelle, c’est-à-dire la raison au troisième sens. Ainsi quand certains déistes essaient de tourner contre le Christianisme la notion de la justice et de la bonté divines, ce n’est pas évidemment cette notion générale que donne la conscience ou le sentiment religieux, cette idée qui ne fait qu’un avec l’idée de Dieu, car Dieu est certes déclaré saint, juste et bon dans l’Evangile, autant au moins que dans aucune religion philosophique ; c’est de leur conception propre de ces attributs divins, ou de leur opinion sur la manière dont ils doivent se manifester et s’exercer, qu’argumentent les déistes. Evidemment la discussion entre eux et nous ne porte pas sur la bonté et la justice divines, prises en elles-mêmes et telles que les révèle la conscience ou la raison. Si la conscience dit que Dieu est juste et bon, l’Evangile ne le dit-il pas aussi d’un bout à l’autre ? La vraie question est de savoir si des actes que l’Evangile pose comme les manifestations les plus hautes de ces attributs divins sont, au contraire, incompatibles avec eux. Mais alors, je le répète, il s’agit de toute autre chose que des notions primitives de justice et de bonté qui sont également admises des deux parts, et les déistes ont tort de les invoquer, comme si elles étaient niées par les chrétiens.
2° Au second sens, la raison n’est que la faculté de connaître ; elle n’est pas règle, elle est seulement instrument ; elle est l’œil de l’âme, non son flambeau. A ce point de vue, ce n’est pas par une sorte de décision intuitive qu’elle peut déclarer une proposition, une doctrine, vraie ou fausse ; ce n’est qu’après examen. Elle s’assure de la réalité des faits intérieurs et extérieurs ; elle étudie la conscience, la nature, l’histoire ; elle explore le champ tout entier de la science ; elle juge des prémisses et des conclusions, des principes et des systèmes, etc. Elle aspire à la vérité en toutes choses ; la vérité est son élément, son but ; mais elle n’est pas la vérité elle-même ; elle est seulement le moyen de la découvrir ou de la constater. On ne saurait dire qu’une proposition quelconque est opposée à la raison ainsi entendue, car ce serait dire qu’elle est opposée à la faculté de connaître, ce qui n’aurait pas de sens. Ces expressions dont on a tant abusé : « les lumières de la raison », « les jugements de la raison », désignent simplement les décisions de l’intelligence sur tel ou tel sujet ; et elles se dépouillent dès lors du caractère mystérieux d’autorité et d’infaillibilité dont on les entoure ordinairement ; car les décisions de l’intelligence humaine peuvent, en bien des cas, être erronées. Personne ne révoque en doute la maxime proverbiale que nous a transmise l’expérience des siècles : errare humanum est.
L’empire de la raison, prise pour l’instrument de la connaissance, est sans contredit fort étendu, mais il n’est pas illimité, bien s’en faut. Nous rencontrons de toutes parts des bornes, et dans la nature des choses, dont nous ne voyons que la surface, et dans la petite portion de l’espace et du temps soumise à nos observations ; nous ne sommes que des créatures d’un jour reléguées dans un coin de l’univers, et, au dedans comme au dehors de nous, il n’est rien que nous puissions comprendre entièrement. C’est surtout en religion, c’est quand elle essaie de pénétrer dans le monde spirituel et éternel, vers lequel elle est invinciblement attirée, parce que là se trouve cette vérité suprême où elle aspire, c’est alors que la raison doit sentir sa faiblesse et son insuffisance. La réflexion la plus simple peut lui apprendre qu’il y a là des limites qu’elle ne saurait franchir, des mystères qu’elle ne saurait sonder. « L’objet des croyances religieuses est inaccessible à la science humaine. Elle peut en constater la réalité, elle peut arriver jusqu’à la limite de ce monde mystérieux et s’assurer que là sont des faits auxquels se rattache la destinée de l’homme ; mais il ne lui est pas donné d’atteindre les faits eux-mêmes pour les soumettre à son examene ».
e – Guizot : « Revue française, no 1. »
Or, la Révélation a éclairé et rapproché en quelque sorte les objets religieux que nous n’entrevoyions auparavant que confusément et dans le lointain ; elle a dévoilé en partie le monde moral, comme le télescope et le microscope dévoilent le monde matériel. Elle est une lumière qui illumine, pour le croyant, ces régions supérieures qu’annonce la conscience, que pressentent l’esprit et le cœur, mais que jamais l’œil de L’homme n’a vues, et que nous avons cependant un si grand intérêt à connaître. Demander donc si nous devons nous en rapporter à la raison plus qu’à la Révélation dans l’étude des choses spirituelles, c’est demander si nous devons nous fier à l’œil nu, plus qu’au télescope et au microscope, dans l’étude des choses physiques, que ces instruments seuls nous découvrent. Ce serait manifestement, dans l’un et l’autre cas, nous priver du véritable moyen de connaissance.
A la vérité ces remarques ne porteraient point, si la raison. était ce que la fait l’idéalisme métaphysique et mystique, si elle était l’intuition immédiate, la vision intellectuelle des existences, si elle était Dieu lui-même en nous. Mais nous attendons, avant de l’admettre, qu’on légitime cette énorme prétention de l’esprit humain.
3° C’est ordinairement dans le troisième sens qu’on prend le mot raison, quand on l’oppose à la foi. Et c’est précisément alors que son autorité est moindre et que ses sentences peuvent toujours être révisées. Lorsqu’on dit qu’une proposition est « conforme à la raison » ou « au-dessus de la raison » ou « contraire à la raison », on veut dire en général, quoique peut-être on n’en ait pas toujours conscience, que cette proposition, est d’accord avec les idées qu’on a reçues comme certaines, ou qu’elle les dépasse sans leur répugner, ou qu’elle les choque et les contredit.
Nous nous formons en toute chose des opinions, des croyances, qui se changent pour nous en principes, et deviennent ensuite la règle générale de nos jugements. Elles finissent par être à nos yeux si certaines et, pour ainsi parler, si naturelles, que nous les considérons comme des données de la raison commune, comme des vérités premières, et, à ce titre, comme évidentes par elles-mêmes, quoiqu’elles ne soient que le produit de notre raison individuelle, que le résultat de notre étude ou de notre éducation et par cela même souvent très contestables. Presque sans examen, nous admettons ce qu’elles sanctionnent et nous repoussons ce qui les heurte. Pour qu’une doctrine en opposition avec ces convictions que nous tenons pour indubitables, se fasse jour dans notre esprit, il faut qu’elle se légitime par des preuves irrésistibles, car elle va tout déplacer en opérant une sorte de révolution ou de conversion intellectuelle. Avec quelle promptitude et quelle facilité chaque parti, soit religieux, soit politique, n’adopte-t-il pas les faits, les arguments et jusqu’aux préjugés qui lui sont favorables, tandis qu’il résiste à l’évidence elle-même quand elle le contrarie ? Et ce qui se passe dans le monde et dans l’Eglise, existe également dans la science ; ce qu’une école trouve rationnel est déclaré souverainement irrationnel par une autre, parce que chacun voit et juge d’après ses opinions antérieures, parce que chacun admet ou rejette d’après les principes qu’il s’est faits, et qui sont devenus pour lui le fondement de la certitude, la règle de la connaissance, le critère général des croyances et des doctrines. Une fois reçus, et aussi longtemps qu’ils se maintiennent, ces principes, quels qu’ils soient, sont la pierre de touche au moyen de laquelle l’intelligence éprouve toutes choses ; ils agissent comme l’aimant, attirant ou repoussant par leur vertu propre, par une puissance qui semble mystérieuse et fatale, et qui n’est que l’action de la logique naturelle.
On voit dès lors que la vérité de cette assertion si commune et si tranchante « cela est conforme ou contraire à la raison », dépend en dernière analyse de la vérité des idées sur lesquelles elle se fonde. Les idées érigées en norme pouvant être fausses, l’assertion qu’elles provoquent peut l’être aussi. Rien n’empêche sans doute d’appeler raison l’ensemble de ses opinions ou de ses sentiments, pourvu qu’on s’explique ; seulement il faut se souvenir que cette raison-là n’a nul droit d’en être crue sur parole, et qu’elle a besoin de se légitimer au tribunal de la raison véritable, c’est-à-dire de fournir ses preuves. Il y a ici une équivoque qu’il importe d’éclaircir. La raison en tant qu’expression des premiers principes, des notions universelles qui constituent les lois de l’intelligence et de l’existence humaine, n’est pas dans la nécessité de recourir à la démonstration, parce qu’elle a pour elle l’évidence, cette lumière qui éclaire tout homme venant au monde ; elle est au-dessus de l’argumentation, à laquelle elle fournit ses prémisses ou ses bases ; elle décide de son autorité propre, et son jugement est sans contrôle comme sans appel. Mais ensuite, à la faveur de la signification multiple du mot, on porte ce privilège sur une raison, toute différente, expression sommaire de certaines idées qu’on s’est faites, et qui peuvent être vraies, mais qui peuvent aussi ne pas l’être. Dès lors l’autorité qu’on invoque est usurpée, ou n’est du moins que provisoire. Si l’on posait en axiome que les idées transformées ainsi en principes, et consacrées par le nom de rationnelles, doivent être la mesure des choses et la règle de la vérité, le progrès des sciences serait arrêté à jamais, car toute découverte est la proclamation d’un fait nouveau, qui renverse ou déplace plus ou moins les opinions anciennes. L’homme illettré à qui l’on parle de la sphéricité de la terre, de son mouvement diurne et annuel, des antipodes, etc., répond que tout cela est contraire à la raison, et le genre humain tout entier l’a longtemps affirmé comme lui. Mais cette raison-là n’était pas la raison première, c’était une raison seconde et acquise, aussi sa sentence a-t-elle été réformée. Voulez-vous des exemples pris dans la science ? Placez le Christianisme devant des esprits nourris de la philosophie du xviiie siècle ; les principes généraux de cette philosophie, devenus la loi souveraine de leur intelligence et constituant pour eux la règle du vrai, ils déclareront contraire à la raison tout ce qui dans l’Evangile choque et blesse ces principes. Placez ensuite le Christianisme devant les disciples de la philosophie idéaliste, imbus d’autres principes, ils auront une autre raison, et relèveront de préférence dans le dogme chrétien, ce qu’avait condamné le xviiie siècle.
Ces exemples qu’on pourrait multiplier sans fin, nous montrent, comme à l’œil, ce qu’est et ce que vaut la raison, entendue dans la troisième acception que nous avons indiquée.
Il importe de se souvenir que c’est généralement en ce sens qu’on la prend, quand on l’oppose à la foi. Pourquoi les sociniens refusent-ils de croire la divinité de Jésus-Christ, la rédemption par son sang, et tant d’autres doctrines que l’Eglise a constamment professées, d’après les enseignements des Saintes-Ecritures ? Ce n’est pas, bien certainement, qu’à leurs yeux ces doctrines soient en opposition avec aucune des vérités premières ou des données fondamentales de la conscience ; elles n’y touchent pas même de loin. Ils les rejettent parce qu’elles blessent les notions religieuses qu’ils se sont faites, parce qu’elles ne concordent pas avec leur système théologique, parce qu’elles répugnent à leur raison propre qu’ils convertissent en raison générale.
En s’appuyant sur le même ordre de considérations, en argumentant d’après les mêmes principes, les rationalistes (anciens) ont retranché du Symbole d’autres dogmes que les sociniens y maintiennent aussi bien que nous : ces dogmes n’allaient pas non plus à la raison de ces théologiens, c’est-à-dire à leurs idées, et ils n’y ont vu qu’une enveloppe temporaire ou locale, que le Christianisme avait dû revêtir d’abord, mais dont notre siècle de lumières a mission de le débarrasser.
Partant des mêmes données aprioristiques, les déistes ont rejeté la Révélation tout entière. Leur raison la jugeait non seulement inutile, mais impossible, et remplie de doctrines et d’histoires pour lesquelles ils éprouvaient une profonde répulsion ; ils avaient d’ailleurs, disaient-ils, la certitude qu’une révélation divine eût été universelle, et environnée d’une évidence tellement éclatante que personne n’eût pu la méconnaître, etc. Ainsi décidés a priori sur la Révélation en général et sur la Révélation biblique en particulier, les preuves internes et externes du Christianisme, tous ses titres de crédibilité devenaient nuls pour eux ; se retranchant derrière leurs théories, converties en lois souveraines de la raison, ils n’auraient pas cru quand un mort serait sorti de son tombeau. Rousseau ne pouvait s’empêcher de reconnaître des caractères de divinité dans la parole et dans la vie de Jésus-Christ, et cependant, retenu jusqu’à la fin par ses préventions, il refusa d’incliner son esprit devant l’Evangile dont l’inexplicable supériorité sur tous les livres des hommes le frappait si fort.
Au nom de ses hautes spéculations, le nouveau rationalisme relève dans le Christianisme justement ce que l’ancien rationalisme et le déisme avaient rejeté, et rabaisse ce qu’ils avaient exalté.
Une fois constaté que cette raison, dont on fait l’arbitre et le juge de la Révélation, n’est qu’un ensemble d’opinions préconçues et érigées en principes, le différend est à moitié vidé. Car, il faut le répéter, ces opinions tenues pour certaines peuvent être inexactes et fausses ; la réflexion et l’expérience ne sauraient laisser de doute là-dessus. L’homme et la société avancent non seulement en ajoutant, mais en substituant des idées nouvelles aux idées anciennes. Les faits demeurent, les systèmes s’écroulent. Cela est vrai du monde moral comme du monde physique. Les idées théologiques ou philosophiques, les considérations empruntées à une métaphysique quelconque, et dont on se sert pour prononcer a priori sur l’admissibilité de l’Evangile et de ses doctrines, ne sont donc pas sans appel. La raison véritable déclare qu’elles peuvent toutes être révisées et l’expérience de dix-huit siècles nous en confère le droit et nous en impose le devoir.
Le mot Conscience, que certaines écoles préfèrent, exige aussi quelques explications, qui se trouvent implicitement dans ce qui précède, mais qu’il importe de préciser, afin d’être au clair, s’il est possible, dans les discussions du moment.
C’est encore un terme extrêmement compréhensif et, par conséquent, fort indéterminé, il est donc essentiel de le définir quand on l’emploie, de marquer nettement la signification qu’on y attache, l’acception spéciale dans laquelle on le prend, si l’on ne veut s’exposer à de graves méprises et à des luttes stériles.
Or, les écoles qui cherchent là leur principe, leur critère, leur facteur suprême, négligent ce soin, autant que celles qui s’appuient sur la raison. Le moindre examen nous fait distinguer d’abord la conscience générale, (le locus principiorum), désignée ordinairement sous le nom de sens commun, qui donne les notions universelles, lois fondamentales de notre intelligence et de notre existence.
Ensuite la conscience religieuse et morale, qui est la même faculté d’intuition, mais restreinte au domaine spirituel. Les notions qu’elle donne sont celles de la Divinité, de la Providence, du bien et du mal, de l’existence et des rétributions futures, etc. Ce sont des sentiments plutôt que des dogmes.
Enfin la conscience chrétienne, trop souvent identifiée avec la conscience naturelle, dont elle diffère pourtant beaucoup. C’est toujours elle, sans doute ; mais éclairée, développée, complétée par une autre lumière que la sienne ; et il y a abus à confondre cette lumière venue du dehors avec celle qui vient du dedans.
La distinction que nous indiquons se légitime d’elle-même à tout esprit attentif ; il serait donc inutile d’y insister. Il suffit de se la rappeler pour l’appliquer dans l’occasion, qui ne manquera pas.
Ces remarques dissipent en grande partie les ténèbres et les incertitudes amassées sur cette question par l’équivoque des termes. Mais examinons de plus près l’emploi du principe aprioristique dans l’étude des Ecritures. Les uns le poussent jusqu’à rejeter tout ce qu’ils trouvent incompréhensible, affirmant que l’homme ne peut croire, même sur l’autorité de la Révélation, ce qui est au-dessus de sa raison, parce qu’il ne saurait, disent-ils, y attacher nulle idée réelle ni en retirer aucun fruit, la connaissance étant impliquée dans la foi. D’autres, distinguant entre ce qui est au-dessus de la raison et ce qui est contre la raison, font profession d’admettre l’incompréhensible et de l’ rejeter que le contradictoire.
En appliquant le principe sous sa première forme, on finit par retrancher de la Bible tous les mystères et tous les miracles, ou, ce qui revient au même, par les faire rentrer dans les idées du jour à l’aide, d’interprétations critiques et philosophiques. C’est ce qu’a fait le rationalisme. Mais une simple réflexion montre ce qu’il y a là de présomptueux et d’erroné. Le mystérieux, l’incompréhensible nous environnent de toutes parts ; nous ne saurions le nier sans nier le monde, sans nous nier nous-mêmes ; il marque l’univers entier de son empreinte ; loin de disparaître, il ne fait, à vrai dire, que grandir et s’étendre avec le progrès des lumières. Or, si le mystère caractérise toutes les œuvres de Dieu, ne doit-il pas se trouver, à plus forte raison, en Dieu lui-même, dans ses conseils éternels, dans les voies de sa Providence et de sa grâce ? S’il règne partout dans le monde matériel, ne doit-on pas s’attendre à le rencontrer aussi dans le monde spirituel ? et faut-il s’étonner dès lors qu’il existe dans la Révélation ? ou plutôt ne faudrait-il pas s’étonner qu’il n’y fut point ?
Dire que l’homme ne saurait croire ce qu’il ne peut comprendre, c’est s’inscrire en faux contre l’évidence et contre les faits, car, de tout ce que nous croyons, qu’est-ce que nous comprenons réellement ? A mille égards ne sommes-nous pas dans la nécessité de marcher par la foi en science comme en religion ? Nous vivons au milieu des mystères, et nous en sommes nous-mêmes un des plus étonnants ; l’incompréhensible reste malgré nos découvertes, elles ne font que le déplacer et le pousser de la circonférence au centre. (Bien entendu toujours que nous nous tenons au point de vue du bon sens. Nous laissons sur ses hauteurs spéculatives cette philosophie transcendante qui, identifiant la connaissance et l’existence, la pensée et l’être, n’a pas de peine à tout comprendre, puisqu’elle substitue en tout ses idées aux réalités.)
Dire que l’homme ne peut être enseigné de Dieu dans ce qui dépasse sous certains rapports son intelligence, c’est soutenir que l’enfant ne peut être enseigné par son père, ni l’élève par son maître. Que de choses l’enfant ne doit-il pas recevoir sur parole avant de pouvoir s’en rendre compte !
Dans le mystère, il faut distinguer entre le fait et sa nature ou sa raison. La nature du fait nous est inconnue ; mais nous connaissons le fait lui-même, sa réalité, ses rapports avec nous, c’est-à-dire ce qui nous importe réellement ; le mystère a toujours des faces par lesquelles il nous touche et s’ouvre en quelque sorte à nous. Ainsi dans la Rédemption, l’union de la divinité et de l’humanité en Jésus-Christ, les raisons et les fins dernières de son sacrifice expiatoire, nous restent à beaucoup d’égards cachées ; mais le fait de son incarnation, mais l’efficacité de sa mort, nous sont positivement assurés, et c’est ce qu’il nous est essentiel de savoir. Ainsi dans le dogme de la Grâce, le mode d’action du Saint-Esprit nous échappe complètement, mais cette action elle-même nous est affirmée d’un bout à l’autre des Ecritures ; et que faut-il de plus pour alimenter la confiance et la prière ? Il en est de même des mystères naturels, comme la mutuelle dépendance de notre corps et de notre âme, l’unité et l’identité de notre être, la vision, l’audition, la nutrition, les propriétés intimes des choses et leurs forces secrètes, etc., etc., nous en vivons sans les comprendre. Quoique nous en ignorions le comment et le pourquoi, il ne nous vient pas à l’esprit d’en révoquer en doute la réalité ou l’utilité. Admirons les étranges exigences de la raison ; elle est forcée de reconnaître partout le mystère dans le monde et dans l’homme, et elle se refuse à le reconnaître en Dieu ; elle les rencontre dans les faits les plus simples de la nature et de la vie, pour peu qu’elle les sonde, et elle ne voudrait pas les rencontrer dans ces hautes dispensations appartenant à l’univers spirituel, qui embrassent l’éternité et l’immensité et ne se dévoilent d’ailleurs à nous que par quelques-unes de leurs faces, parce que nous étions probablement incapables de supporter une pleine lumière dans notre état actuel ! Sachons recevoir les révélations bibliques avec la gratitude et l’humilité de la foi. Elles sont ce qu’il faut, sinon pour la curiosité de l’esprit, du moins pouf la nourriture et la guérison des âmes. Repousserions-nous l’aliment et le remède dont la vertu serait assurée, sous le prétexte que leur essence oNu leur opération nous échappe ? Eh bien, voilà ce que sont les mystères du royaume des Cieux : nous ne pouvons les sonder, mais nous y trouvons la vie.
Sous sa seconde forme (socinianisme, supranaturalisme rationnel), le principe que nous examinons, parfaitement vrai en soi, devient souvent faux dans l’application. Il est bien clair que nous ne saurions croire des impossibilités, des contradictions réelles, c’est-à-dire ce qui ne saurait être. Mais on passe de ce qui est impossible ou contradictoire à ce qui le paraît, et en étendant ainsi le principe on le dénature et on le change. On s’en sert pour déclarer inadmissible dans l’Evangile tout ce qu’on trouve en désaccord avec ses propres idées ; la raison individuelle, devenue juge suprême de la Révélation, n’en reçoit dès lors que ce qu’elle veut. On désavoue le principe du rationalisme, et l’on en fait constamment usage par la seule conversion de l’incompréhensible en contradictoire, oubliant que l’incompréhensibilité engendre aisément des énantiophanies, mais qu’elle rend en même temps la preuve de la contradiction impossible, et que dès lors elle ne permet pas de la déclarer certaine. Pour démontrer que deux faits, deux principes sont contradictoires, il faut avoir une vue complète des deux faits, des deux principes ; car le rapport, le lien, le point de contact peut se trouver dans les parties qui demeurent cachées. Or, cette connaissance entière manque nécessairement dans les choses incompréhensibles ; elles ne sont incompréhensibles ou incomprises que parce qu’elles sont imparfaitement connues. Rien de plus facile que d’y transformer les obscurités en contradictions, mais aussi rien de plus présomptueux et de plus périlleux tout ensemble. Que de choses jugées universellement contradictoires et impossibles pendant des siècles, dont l’observation a constaté la parfaite vérité ! un degré de lumière de plus y a fait cesser l’opposition apparente, et l’on a vu qu’elle ne venait que d’ignorance.
Les sciences physiques en fournissent des exemples sans nombre, qui, quoique la haute raison de notre âge les passe comme des vieilleries, n’en sont pas moins là pour nous instruire. Est-il rien qui ait paru plus décidément impossible que la rotation de la terre et les antipodes ? Chacun connaît l’histoire de Galilée. Lorsque Eudoxe annonça que, dans son voyage autour de l’Afrique, il avait vu son ombre du côté du Midi, Strabon, s’appuyant sur les principes universels du temps, s’inscrivit en faux contre cette assertion ; tout le monde la repoussa ; elle a pourtant été pleinement justifiée. On accusa longtemps de crédulité superstitieuse les récits de pierres tombées du ciel, et l’existence des aérolithes n’est plus contestée aujourd’hui. L’histoire des sciences naturelles est remplie de semblables leçons. Le magnétisme animal présente des faits fort extraordinaires ou s’unissent en apparence l’incroyable et l’impossible, et plusieurs de ces faits semblent bien démontrés. La série des découvertes est comme une suite de démentis donnés aux anticipations aprioristiques. A mesure que le monde réel, le monde de Dieu, laisse soulever quelques-uns de ses voiles, il se montre tout autre que le monde idéal de l’homme ; à chacune de ses manifestations, il met en lumière des choses que la raison déclarait inconcevables, et, en tant qu’inconcevables, impossibles et contradictoires. Sans doute, ce sont là des observations devenues vulgaires ; mais elles n’en sont pas moins vraies pour être communes, et l’induction ou la leçon qui en sort n’en est que plus certaine. J’aime mieux une argumentation basée sur ces données éprouvées de l’expérience que celle qui cherche sa force dans la nouveauté et la singularité de ses prémisses.
Les sciences métaphysiques nous donnent un enseignement analogue. C’est la fatalité de ces sciences que le raisonnement et la spéculation, poussés à outrance, s’y sont presque toujours montrés en contradiction formelle avec l’observation et le sens commun. Parmi les grands systèmes qui ont régné tour à tour, je ne citerai que le matérialisme, le spiritualisme extrême ou idéalisme et le panthéisme. Dans les deux premiers, la raison, prenant pour source ou pour fondement unique de la connaissance, d’un côté la sensation, de l’autre la conscience, nie dans un cas précisément ce qu’elle affirme dans l’autre ; pour Berkeley, il n’existe que l’esprit ; pour Hobbes et pour Cabanis, que la matière. Des deux parts on déclare impossible tout un monde, sur la foi du principe suprême qu’on s’est posé. Dans la troisième doctrine, partant de l’absolu, de cet un indéterminé dont la spéculation a fait la donnée primitive et génératrice, on ne peut concevoir les êtres particuliers, c’est-à-dire les seules réalités véritables ; il n’y a pas place pour eux dans le système, et on les transforme en simples phénomènes, en pures apparences. Et l’univers, et Dieu, et le moi lui-même deviennent comme des ombres que rien ne projette. C’est le résultat où aboutissent nécessairement toutes les écoles qui adoptent ce principe métaphysique, depuis celle d’Elée jusqu’à celle d’Allemagne. Mais ce jugement d’incompatibilité contre des faits que tout atteste, et auxquels sont forcés de croire ceux-là mêmes qui les nient, empêche-t-il le moins du monde que ces faits ne soient ?
Il sort de là, répétons-le, un sérieux avertissement, que nous sommes certes autorisés à porter dans les études théologiques, où l’on a tant usé et abusé du principe d’impossibilité et de contradiction. Ainsi on a déclaré inconciliables la liberté et la prescience, l’action de Dieu et la responsabilité morale de l’homme, la Providence et l’existence du mal, la prière et l’immutabilité des lois de la nature, le salut par grâce et la nécessité des œuvres, etc., et l’on a rejeté tantôt l’un, tantôt l’autre, des deux termes de l’antinomie. Nous ne finirions pas si nous voulions énumérer les décisions semblables portées par la raison humaine dans la sphère de la religion, et toujours en vertu de principes qu’elle disait irréfragables, malgré leur variation incessante. Car un des traits les plus instructifs de ce procès intenté à la Révélation ou à la foi, c’est la diversité ou, pour mieux dire, l’opposition des jugements correspondant à la diversité des principes. Ce que la raison condamne dans une école est justement ce qu’elle approuve et exalte le plus dans l’école voisine. Il n’y a que quatre jours, les dogmes de l’Incarnation, de la Divinité de Jésus-Christ, de la Trinité, étaient universellement rejetés par la science comme impliquant des contradictions et des impossibilités manifestes ; à peine consentait-on à les discuter, tant il était convenu qu’ils ne pouvaient qu’être faux. Et maintenant la philosophie n’est pas éloignée de proclamer que ces mêmes dogmes, qui ont fait si longtemps le scandale de la sagesse humaine, sont la partie la plus intelligible, la plus rationnelle, la plus évidemment divine de l’Evangile, pourvu qu’on sache les entendre. Parmi les nouvelles théories métaphysiques et religieuses, il n’en est pas une peut-être qui ne s’arrange pour les attirer à elle et se les assimiler en quelque manière. Bien plus, les écoles les plus puissantes font fi de ce principe de contradiction, dont le xviiie siècle avait fait son grand cheval de bataille contre l’Evangile. L’une pose pour point de départ et d’arrivée, pour axiome fondamental et générateur, l’identité des contraires (Schelling) ; les autres créent toutes choses au moyen d’une série de thèses, d’antithèses et de synthèses, c’est-à-dire de contradictions et de conciliations (Fichte et Hegel).
Tout cela n’est-il pas de nature à rendre un peu plus circonspect dans le jugement des doctrines et des faits de révélation, dont l’intelligence ne peut saisir la pleine harmonie ? Tout cela ne devrait-il pas nous apprendre à appliquer, avec un peu plus de réserve et de défiance, ce que nous nommons notre raison, nos principes, aux mystères du Royaume des Cieux ? du moins quand la divinité des Ecritures est admise, et nous supposons qu’elle l’est.
Dira-t-on que dans les exemples cités, particulièrement dans ceux de l’ordre physique qui frappent le plus, parce que l’opposition ou l’impossibilité prétendue s’y est complètement dissipée au su et au vu de tout le monde, dira-t-on que la contradiction ne naissait là que d’une erreur, et que, par conséquent, ils ne prouvent rien ?
Sans doute les principes d’où l’on partait étaient erronés ; sans doute la contradiction, l’impossibilité n’était pas réelle ; le contradictoire, l’impossible ne saurait être. Mais c’est à cause de cela même que la contradiction était purement apparente et que les données, jugées si contraires, d’où on la déduisait, se sont trouvées fausses, c’est à cause de cela précisément que ces exemples renferment une grave instruction. Car, d’après toutes les opinions alors admises, d’après tous les faits alors connus, la contradiction, l’impossibilité dans ces divers cas était aussi positive, et plus positive, que dans aucun des cas relatifs à la Révélation.
Est-il une intelligence d’homme qui puisse se prononcer contre un seul des dogmes évangéliques avec autant d’assurance que la raison de l’humanité se prononçait avant Galilée contre l’existence des antipodes ? La raison générale se trompait, dites-vous, parce qu’elle partait de faux principes, ou, en d’autres termes, parce qu’elle tranchait le problème avec des données insuffisantes et une science imparfaite. — D’accord ; mais c’est justement ce que nous voudrions vous faire remarquer et peser. Car qui vous garantit que, dans ces hautes doctrines de la Révélation dont vous vous constituez le juge, votre raison individuelle ou la raison philosophique du moment ne se trompe pas aussi ? Qui vous donne la certitude qu’elle n’accorde pas une valeur trop absolue aux notions qu’elle érige en critère suprême de la vérité ! Qui vous répond que ces notions ne sont pas fausses à certains égards ou, ce qui revient au même, incomplètes ? Le jugement aprioristique, si souvent démenti dans l’ordre naturel, serait-il donc infaillible dans l’ordre surnaturel qui nous est infiniment moins connu ? Remarquons comment s’est opéré le changement d’opinion dans les questions physiques. Ce n’est pas par la rectification ou le développement rationnel des principes communs ; non, c’est par la constatation des faits ; les faits ont renversé les principes ; les faits, déclarés incroyables et impossibles, ont été prouvés, et on les a crus alors sur l’autorité de la preuve, et une fois crus on en a déduit d’autres notions, d’autres lois au moyen desquelles on se les est expliqués ; dès lors on en a vu, non seulement la possibilité, mais la nécessité ; d’absurdes qu’ils étaient ils sont devenus les plus simples du monde. Du reste bien des gens les admettent uniquement parce qu’ils sont reçus, par autorité, sur parole, d’après le témoignage de la science ; ils les admettent indépendamment des principes et des arguments qui les légitiment ; ils les croient sans les comprendre. Pourquoi ne croirions-nous pas de même, sur la parole et le témoignage de Dieu, les dogmes ou les faits de révélation ? Ne devons-nous pas marcher par la foi dans cette existence préparatoire où nous ne connaissons qu’en partie (1Cor.13.12), en attendant que la lumière de l’éternité nous manifeste plus complètement les profondeurs divines et les dispensations providentielles, les mystères de la grâce et les lois du Royaume des Cieux ? L’enfant n’est-il pas appelé tous les jours, à croire ainsi sur la déclaration de ses parents ou de ses maîtres ? L’obligation de faire plier sa courte et faible intelligence devant des intelligences supérieures, n’est-elle pas une condition essentielle de ses progrès ? Et notre vie n’est-elle pas une grande éducation ? Ne faut-il pas nous placer comme des enfants en présence du Livre de Dieu ? Ne savons-nous pas d’ailleurs que l’Evangile est, à bien des égards, une folie pour la sagesse du siècle ? « Les principes de la théologie, dit Pascal, sont au dessus de la nature et de la raison ; l’esprit de l’homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences, s’il n’y est porté par une force toute puissante et surnaturelle. » C’est tout à la fois la réponse aux prétentions de l’empirisme et à celles de l’idéalisme.
La nécessité de la Révélation entraîne la nécessité d’une soumission humble et sincère. C’est dans ce sentiment que l’homme doit se placer devant la Parole de Dieu et le message du Ciel. La raison nous mène sur le seuil du monde spirituel, la Révélation nous le dévoile, autant du moins qu’il nous est bon ou possible de le connaître ; la foi nous y introduit ; c’est donc à la lumière de la foi que nous devons le contempler. Il y a là des choses que l’intelligence ne peut ni saisir pleinement, ni mesurer et sonder, un ordre de faits qu’elle ne saurait atteindre ni par l’observation immédiate, ni par le témoignage humain, ni par le raisonnement, et qu’elle ne connaît que sur le témoignage divin. Il lui est impossible de les juger en elles-mêmes, puisqu’elle manque des données nécessaires ; elle est hors d’état de décider de leur vérité ou de leur réalité par leur nature, puisque leur nature est impénétrable pour elle. Si elle ne veut les admettre qu’autant qu’elle pourra les concevoir parfaitement, s’en rendre compte, d’après ses principes ordinaires, les concilier avec ses idées antérieures, il faut qu’elle les rejette ; car, à bien des égards, ces faits, d’un ordre supérieur, sont incompréhensibles, et, en tant qu’incompréhensibles et imparfaitement connus, ils peuvent bien souvent paraître contradictoires.
La méthode rationnelle ou aprioristique, déjà si incertaine, si défectueuse, si stérile pour les choses d’ici-bas, où elle a été généralement remplacée par la méthode d’observation et d’induction, manque évidemment de base et, par conséquent, de certitude quand on l’applique aux choses d’En-haut. Ces choses-là, il faut, 0U4se condamner à les ignorer pour la plupart, ou consentir à les apprendre par la Bible. La lumière de la raison doit céder à celle de la Révélation sur ce point, comme la lumière d’un flambeau cède à celle du soleil…
L’application du principe aprioristique à la Révélation est non seulement irrespectueuse, mais irrationnelle ; c’est une violation manifeste des saines méthodes philosophiques et théologiques. Pour s’en convaincre, qu’on l’essaie dans les recherches naturelles et historiques ; que là aussi on laisse de côté l’observation et le témoignage pour n’en appeler qu’au raisonnement, ou que du moins on place les données du raisonnement au-dessus des données du témoignage et de l’observation, qu’on fasse prédominer en toutes choses la dialectique, qu’on soumette tout au tribunal des principes, l’on verra bientôt où cette méthode conduit les sciences : ou plutôt on l’a déjà vu, et la méthode aprioristique, jugée par ses effets, a été universellement condamnée et abandonnée dans l’étude de notre monde. Ne doit-il pas en être ainsi, et à plus forte raison, dans l’étude du monde invisible ? Les quelques notions vagues, partielles, incertaines que nous en avons, peuvent-elles être mises en balance avec les enseignements formels du message divin ? Devons-nous rectifier ces enseignements supérieurs par nos idées propres, ou nos idées par ces enseignements ?
Si nous ne possédions pas les Saintes Ecritures, alors certes nous ne saurions trop tenir à ces notions naturelles, à ces révélations de la conscience et de la raison, quelque imparfaites et douteuses qu’elles soient, puisqu’elles seraient la seule lumière de notre âme, la seule base de notre espérance ; l’aliment le plus pauvre et le plus insalubre est d’une valeur immense pour l’homme qui n’en a pas d’autre ; la lueur la plus faible et la plus terne est d’un prix infini quand les ténèbres nous environnent. Mais depuis que l’Orient d’En-haut s’est levé sur nous, mais en présence de la parole de Jésus-Christ où sont renfermés tous les trésors de la science et de la sagesse, nos obligations ont changé avec notre position et nos ressources.
La méthode que nous examinons est donc jugée par la raison aussi bien que par la foi ; elle l’est aussi par l’expérience, les résultats qu’elle donne logiquement et forcément en démontreraient à eux seuls l’illégitimité. Soumettant la Révélation au contrôle et au jugement de la raison, concédant en droit et en fait la faculté de rejeter telles ou telles doctrines de la Bible, sous prétexte qu’elles ne sont pas conformes à la philosophie, on érige par cela même l’esprit de l’homme en arbitre des enseignements et des témoignages de l’Esprit de Dieu ; l’autorité de l’Ecriture, ruinée dans ses fondements, est anéantie ; malgré les respects dont on l’entoure, elle ne reste que comme document ancien et non comme document divin dans le véritable sens du mot ; on n’en prend et l’on n’en retient qu’autant qu’on veut.
Cela est nécessaire ; le principe une fois posé et appliqué, il doit, tôt au tard, produire au dehors les conséquences qu’il renferme. Les restrictions, les limitations dont on l’environne tomberont l’une après l’autre devant la dialectique et la critique rationalistes ; il ne restera des doctrines bibliques que ce que la raison individuelle ou les théories particulières trouveront, convenable de conserver. Vous ouvrez une porte qu’il ne dépend pas de vous de fermer ; l’ennemi est dans la place, et, que vous le vouliez ou non, la brèche que vous faites entraînera une ruine totale. Il n’est pas en votre pouvoir d’arrêter les autres dans la voie où ils vous suivent, et de leur dire : vous irez jusque-là, mais vous ne passerez-pas plus loin. Les bornes que vous élevez seront bientôt renversées ou franchies, car vous n’avez pas le droit de les poser. Pourrez-vous vous plaindre quand on se servira du même moyen, du même procédé que vous pour retrancher du Nouveau Testament : les dogmes et les faits que vous respectez encore ; quand on tournera contre vous vos propres armes ? Pourrez-vous résister quand on emploiera votre méthode pour faire disparaître de la Bible tous les mystères et tous les miracles, tout ce que la philosophie du jour ne trouvera pas marqué de son empreinte ? Pourrez-vous opposer une digue solide à cette incessante démolition du système chrétien ? Car, enfin, si Je principe est valable, si le procédé est légitime sur un point, il est clair qu’il, l’est aussi sur tous les autres points auxquels il peut également s’appliquer. S’il vous sert à vous débarrasser d’une doctrine qui règne d’un bout à l’autre de l’Ecriture, je puis m’en servir avec le même droit pour me débarrasser de telle autre doctrine qui n’est pas plus formellement enseignée que la première et contre laquelle il m’est aisé d’en faire le même usage. Vous trouvez peu rationnelle et peu utile la doctrine que vous repoussez, il en est de même de celle que je rejette ; vous présentez des considérations plus ou moins plausibles pour renverser le fait qui vous gêne, j’en ai tout autant pour reléguer dans l’ombre ceux dont mon esprit ne peut s’accommoder. Où s’arrêtera l’œuvre de destruction ! Vous avez porté la main sur l’Arche sainte, et les Tables de la Loi se sont brisées ; vous avez frappé à sa base l’édifice de la foi ; vous en avez enlevé la pierre angulaire, l’autorité suprême de la Bible, et l’édifice entier s’est ébranlé, et vous le voyez tomber, pièce à pièce, devant vous, sans qu’il vous soit possible d’en soutenir aucune partie, et bientôt il ne vous y restera plus le moindre asile où vous puissiez vous retirer avec confiance…
La raison ne doit pas s’étonner de rencontrer des mystères dans la Révélation ; l’étonnant, redisons-le, serait qu’il n’y en eût pas et que les choses de Dieu et du Ciel ne dépassassent sous aucun rapport les idées actuelles de l’homme. Mais dès que la raison ne peut tout comprendre elle ne saurait non plus tout contrôler, tout juger ; et la sagesse lui impose le devoir de se tenir, en face du message céleste, dans une respectueuse défiance d’elle-même.
A cette manière de voir, qui est celle du sens commun, de même que du sens chrétien, et qu’a toujours recommandée la foi humble et docile, on fait une objection très plausible au premier abord. On dit : refuser à la raison le droit de juger des doctrines de la Révélation, c’est oublier qu’elle est appelée à juger de ses preuves. Si elle est compétente sur un point, elle l’est aussi sur l’autre, et vice versa ; en réalité ces deux questions n’en font qu’une, ce sont deux faces d’un seul et même sujet. Réfléchissez donc à la portée de votre principe avant de le poser ; il ne va à rien moins qu’à ébranler la foi sous ombre de l’affermir, car, en dernière analyse, la foi a pour base la raison, qui seule examine les titres de la Révélation et seule en constate la validité.
Cette argumentation est-elle aussi solide qu’on paraît le croire ? Le droit de juger des preuves de la Révélation emporte-t-il celui qu’on s’attribue de juger souverainement de ses doctrines ? En d’autres termes, la compétence ou l’incompétence de la raison sont-elles les mêmes sur les deux points et dans les deux cas ? Nous répondons, sans hésiter, que non.
Autre chose est de démontrer l’authenticité d’un message, d’un document, autre chose de déterminer a priori ce qui doit s’y trouver, c’est-à-dire d’en juger le contenu. C’est une distinction que l’expérience et la réflexion recommandent de concert, et qui se pose ici en quelque sorte d’elle-même. S’il m’arrive une lettre sous le nom d’un de mes amis occupé à parcourir une contrée étrangère, je puis m’assurer, soit par le témoignage des personnes qui me l’ont remise, soit par les principes et les sentiments qu’elle respire, soit par la forme de l’écriture, soit par des caractères et des signes particuliers, soit par d’autres moyens encore, qu’elle me vient bien réellement de celui dont elle porte le nom ; mais suit-il de là que je puis prononcer, avec certitude et à tous égards, sur ce qu’elle contient relativement à la contrée inconnue qu’elle me décrit ? — Bien s’en faut. — Si je suis convaincu que l’auteur n’a pu ni se tromper, ni vouloir me tromper, je croirai à ses communications malgré ce qu’elles pourront me présenter d’insolite, d’étrange, d’inconcevable, ou même en apparence d’impossible ; j’y croirai, quelque opposées qu’elles soient à mes idées ou à mon attente, me souvenant que la nature recèle encore bien des secrets, et qu’à mesure qu’elle nous ouvre son sein nous marchons d’étonnement en étonnement et de merveille en merveille. — Voilà donc un cas où je suis juge, et juge compétent, de l’authenticité d’un écrit, sans l’être de son contenu.
Supposez qu’au lieu d’une lettre venue d’un être semblable à moi et d’une des parties du globe que j’habite, il s’agisse d’un message relatif à un autre monde, apporté par un ange, et revêtu d’ailleurs de caractères et de titres formels d’authenticité ; ma raison pourra être parfaitement à même de juger de la validité de ces caractères et de ces titres : le sera-t-elle également de juger de la teneur d’un document si extraordinaire ? Aura-t-elle le droit, ou d’en faire disparaître par ses interprétations tout ce qui la passe et la choque, ou de révoquer en doute, à cause de cela, l’authenticité du document lui-même, sans égard aux preuves et malgré les preuves ? La raison ne reconnaîtra-t-elle pas plutôt qu’agir ainsi, ce serait manquer à tous les principes sur la foi de ses principes ? Car qui ne verrait une présomption extrême à vouloir déterminer absolument ce que sont les autres mondes par des inductions analogiques tirées de ce monde-ci ? Dans notre monde même, n’avons-nous pas fait assez d’expériences pour convaincre de témérité, et presque de folie, une pareille prétention ? — Voilà encore un exemple où les deux questions se séparent de telle sorte que la raison se reconnaît le droit de prononcer positivement sur la première, sans se le reconnaître à beaucoup près sur la seconde.
Or, ne peut-il pas, ou, pour mieux dire, ne doit-il pas en être de même pour la Révélation ? Le Livre divin n’est-il pas, quant à son contenu, un message du Ciel des Cieux ? Si nous sommes aptes à constater son origine supérieure par les caractères surhumains qu’il présente et les témoignages qui l’établissent, le sommes-nous également à juger les enseignements et les informations qu’il contient ? Non, bien certainement. Le droit de peser ses preuves n’emporte donc pas, du moins d’une manière absolue, celui de contrôler ses doctrines.
Mais, nous dira-t-on peut-être, ne faites-vous pas des doctrines elles-mêmes une des preuves de la Révélation ? Or, qu’est-ce que cela, sinon convier au jugement de ces doctrines, c’est-à dire reconnaître en principe le droit que vous contestez, et l’autoriser en fait, puisque vous en provoquez l’exercice ?
En réponse à cette objection, il suffit de démêler la vraie nature de la preuve dogmatique. Sur quoi porte-t-elle ? C’est manifestement sur la portion des doctrines révélées que la raison peut rapprocher des siennes ; c’est sur les dogmes mixtes, non sur les dogmes purs, ou les mystères. Si ces derniers entrent quelquefois dans la preuve, ce n’est qu’indirectement et par leurs rapports avec nos besoins religieux et moraux ; c’est moins par le fond qui les constitue que parleur point de contact avec notre âme ; c’est en quelque sorte par leurs faces externes. Ce que je vois dans la doctrine de la Rédemption par Christ, c’est sa merveilleuse correspondance avec mon état de péché, mais je n’en puis sonder les profondeurs. Ces dogmes-là, on ne saurait appeler la raison à les apprécier en eux-mêmes, puisqu’elle ne possède à leur égard d’autre principe de connaissance et de certitude que la Parole divine. De plus, à nos yeux, les considérations rationnelles ne constituent que des présomptions ; le Christianisme a ailleurs sa démonstration réelle. L’objection aurait plus de force si nous ne possédions ou n’employions que la preuve interne, mais, à côté d’elle et au-dessus, nous plaçons les preuves externes.
Ainsi expliqué et circonscrit, l’argument dogmatique laisse absolument intactes les vues que nous avons exposées et qui découlent de l’idée même de révélation.
En un sens, l’examen des doctrines révélées est un des moyens de conviction dont l’homme peut et doit faire usage ; dans un autre sens, le jugement de ces doctrines n’appartient pas à l’homme. Et cette assertion n’est pas contradictoire. Il y a là un droit, mais un droit limité ; l’erreur est d’en contester la réalité, d’en méconnaître les limites. Dans la vérité chrétienne, d’un côté est la lumière, l’évidence naturelle, pour que l’intelligence soit satisfaite et que l’homme marche par la vue ; de l’autre côté est l’obscurité, le mystère, et là il faut apprendre à marcher par la foi. La Révélation est comme la colonne qui guidait Israël vers la terre promise, colonne de feu et de nuée tout ensemble. Quoi que nous fassions, nous ne parviendrons jamais à lever, de ce côté de la tombe, le voile qui nous cache en partie les choses de Dieu et du Ciel. Nous sommes donc, du moins à beaucoup d’égards, incompétents pour les juger.
On insiste pourtant ; car, pour une tendance théologique fort accréditée, céder ce point ce serait céder son principe. On soutient que la coordination de la méthode subjective et de la méthode objective, l’union de l’examen et de la soumission est logiquement impossible, — qu’il n’y a pas de milieu tenable entre l’autonomie absolue de la conscience et de la raison et leur sujétion absolue, — que les faire plier à certains égards, c’est en réalité les supprimer, — que dès qu’on établit une autorité en matière de foi, il faut pousser jusqu’au Judaïsme ou à l’Ultramontanisme, et même au delà, etc., etc. Voilà ce qu’on répète sous mille formes ; voilà le thème à la mode et que se plaisent à développer les esprits les plus sérieuxa.
a – V. Art. sur « les Méthodes ». Revue de Théol. et de Phil. chrétiennes. Avril 1852.
Mais, en vérité, quelque grands noms qui le recommandent, pouvons-nous y voir autre chose qu’un de ces abus de raisonnement, dont les controverses théologiques, de même que les discussions politiques, offrent tant d’exemples ?
Si la Bible est une révélation comme l’a cru jusqu’ici le monde chrétien ; s’il existe une autorité, elle est un fait qui se détermine par lui-même. Nous n’avons pas le droit de dire d’avance : elle doit être ceci ou cela, ou elle n’est point. Notre devoir est de constater simplement si elle est et ce qu’elle est. La vraie science, comme la vraie piété, veulent que nous nous assurions d’abord si Dieu l’a établie, et que nous l’admettions ensuite telle qu’il l’a faite. Or, Dieu n’a-t-il pas pu la constituer de manière à laisser subsister à côté d’elle la liberté, la spontanéité, la responsabilité morale ? N’a-t-il pas pu calculer l’étendue et la forme de ses révélations, de telle sorte que la conscience ou la raison conservât son plein, exercice, et que l’épreuve, à laquelle l’homme est soumis, restât tout entière dans la recherche de la vérité aussi bien que dans la recherche de la sanctification ? N’a-t-il pas pu ajouter à la lumière naturelle une lumière surnaturelle sans changer la loi fondamentale, l’ordre général de sa providence et de sa grâce ? Nous savons assez que nos idées ne sont pas la mesure de ses œuvres et de ses voies, ni nos sentiments la règle de ses conseils.
Au lieu d’imaginer, examinons ; au lieu de prétendre déterminer ce qui peut ou ne peut pas être, par une marche aussi vaine que présomptueuse, cherchons sans prévention ce qui est. Dieu a-t-il parlé au monde par ses prophètes, et plus tard par son Fils lui-même et par les apôtres ? (Hébr.1.1-2 ; 2.4). La Bible contient-elle, oui ou non, une révélation du Ciel où la terre doit aller puiser la vérité et la vie ? C’est à votre esprit et à votre cœur, à votre conscience et à votre raison, c’est à l’ensemble de vos facultés intellectuelles et morales que cette question s’adresse ; car c’est vous qui devez la décider par vous-même. Y avez-vous fait une réponse affirmative ? Avez-vous, en effet, reconnu dans la Bible une révélation ? vous devez y reconnaître par cela même une autorité. Car évidemment si Dieu s’est révélé à l’homme, l’homme est appelé à croire et à se soumettre ; c’est la donnée immédiate du sens commun, c’est celle de la conscience religieuse. Quand Dieu nous fait connaître les desseins de sa justice et de sa miséricorde, quand il nous découvre par quelques côtés ce monde supérieur où nos destinées doivent s’accomplir, nous fierions-nous à nos raisonnements plus qu’à ses attestations ?
Du fait de la révélation sort donc le fait de l’autorité ; le premier emporte le second ; mais tous les deux dépendent entièrement de Dieu, et nous ne pouvons savoir ce qu’ils sont qu’a posteriori. La seule chose que nous puissions dire, c’est que le degré de l’autorité sera proportionnel au degré de la révélation, puisque c’est la révélation qui fonde l’autorité. Or, la révélation laisse à la raison et à la conscience leurs droits, quant à ses preuves ; ne les leur a-t-elle pas laissés aussi, d’une ou d’autre manière, quant à ses doctrines ? C’est ce qu’il faut déterminer, et déterminer comme un fait, car c’en est un. Il est d’abord deux points qui restent en entier sous leur contrôle et, si je puis ainsi dire, à leur charge, savoir la constatation des enseignements dogmatiques et moraux du Livre divin, et puis l’application qui doit en être faite aux circonstances changeantes de la vie individuelle et sociale. Ces deux points sont nécessairement accordés, à moins qu’on ne place à côté de la révélation écrite, une sorte d’oracle vivant qui en fixe le sens et l’emploi ; et alors c’est de l’existence de cette institution providentielle qu’il s’agit avec ceux qui la posent ou la supposent. Il est un troisième point, qui est ici l’article délicat et capital, je veux dire celui de la vérité intrinsèque des doctrines révélées. Se soumettent-elles encore à cet égard à l’appréciation du sens intime ? Elles le font en thèse générale : et, prises dans leur ensemble, par leurs points de rencontre avec l’esprit ou le cœur humain, elles ont pour elles les dispositions les plus irréfragables de l’expérience et de la science. Mais il est bien clair que si sous certains rapports, elles peuvent être saisies par une sorte d’aperception directe, d’intuition immédiate, elles ne sauraient l’être en tout, puisqu’elles tiennent à un ordre de choses sur lequel nous n’avons souvent que des pressentiments obscurs et incertains, des inductions lointaines et trompeuses, de vagues analogies, qui peuvent donner l’erreur au lieu de la vérité que nous croyons y voir ; il ne nous appartient pas dès lors d’en porter un jugement absolu ; en bien des cas nous devons faire plier nos idées et nos sentiments devant les attestations de la Parole divine. La Raison abdique alors par raison entre les mains de la Foi. L’autorité qui contrôle et confirme tout le reste, garantit seule cette partie des doctrines révélées, elle en fonde seule la certitude et l’obligation.
Mais, nous crie-t-on, si la raison, si la conscience se trouve en présence de doctrines absurdes, immorales, se soumettre alors ce serait pour elle se suicider. A cela nous nous bornons à répondre qu’il ne sert de rien de se jeter sur le terrain des hypothèses, quand il s’agit de faits. La seule révélation en cause est la Révélation chrétienne, et, placés devant les simples enseignements évangéliques, en dehors des systématisations dont on les rend solidaires, nous attendons qu’on nous montre lequel d’entre eux mérite décidément les épithètes susmentionnées.
On peut sans doute, dans telle direction métaphysique, politique ou morale, les appliquer à celui-ci ou à celui-là, mais les appliquer et les justifier sont deux choses différentes, et l’on sait combien de fois la vraie philosophie a vengé elle-même le Christianisme d’accusations de ce genre lancées contre lui par des esprits systématiques ou passionnés.
Mais il est tel précepte, tel dogme que je ne puis me légitimer ou m’assimiler. Ma conscience le repousse invinciblement. — Mon frère, vous savez-vous, vous croyez-vous en face d’une révélation ? Je déplore ce redoutable conflit entre une pensée, un sentiment que vous ne pouvez arracher de votre âme, et une parole de Dieu que vous ne pouvez contester. Redoublez d’étude et de prières, et puis décidez à vos risques et périls. Et ne vous étonnez point comme s’il vous arrivait quelque chose d’extraordinaire. Ce n’est là qu’une des formes de l’épreuve à laquelle nous sommes tous soumis. Ceux-là mêmes qui n’en ont pas conscience traversent des situations, moins graves peut-être, mais semblables au fond. Qui n’a à opter, de temps à autre, entre des vérités et des obligations en apparence contraires ? Seulement, prenez garde d’abonder dans votre pensée en présence de la Révélation, comme on abonde si fréquemment dans son inclination secrète en présence du devoir. Les pièges de l’esprit sont aussi à craindre que les pièges du cœur ; ils le sont plus peut-être, ne fût-ce que parce qu’ils sont moins remarqués et moins redoutés. En général, les antinomies qu’on élève, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, entre les données de l’Ecriture et celles de la conscience ou de la raison, naissent d’une confiance excessive en des idées qui sont loin d’avoir la certitude et la valeur qu’on leur accorde. Prenez les dogmes contre lesquels on se soulève le plus aujourd’hui, ceux de l’Expiation et de l’Eternité des peines. Sondez les deux termes qu’on oppose, vous vous convaincrez que l’incompatibilité est affirmée et non démontrée, vous trouverez plus d’assertions que de preuves, plus de répugnances que de raisons. Quant à l’Expiation, par exemple, s’il y a quelque chose qui étonne dans cette sorte de substitution du Saint des Saints à un monde coupable, il y a aussi quelque chose qui répond merveilleusement aux instincts et aux vœux de la conscience religieuse, quelque chose qu’invoquaient les secrètes aspirations et les vagues espérances du cœur humain, quelque chose qui concorde pleinement, d’un côté, avec une grande loi providentielle, de l’autre, avec un principe, un sentiment aussi invincible qu’universel. Cette loi est celle de la réversibilité, partout visible dans l’histoire, et base de la prière d’intercession ; ce principe, ce sentiment moral, plus fort que tous les raisonnements, est celui qui nous atteste que la peine du péché ne saurait être écartée par le seul repentir. Si ce n’est point assez pour dissiper le mystère, c’est assez du moins pour légitimer le fait central de l’Evangile, malgré les ombres qui le recouvrent aux yeux des Anges eux-mêmes (1Pi.1.12), et pour rendre au témoignage divin toute son autorité.
Quant à l’Eternité des peines, je sais tout ce que ce dogme peut présenter d’anormal à côté de celui de la Rédemption et de cette parole, qui résume en quelque sorte l’Evangile : Dieu est amour. Mais, si Dieu est charité, il est aussi sainteté ; si la rédemption est la manifestation d’une miséricorde infinie, elle est aussi la manifestation d’une justice infinie. Et sommes-nous juges compétents de ce qu’exige l’ordre moral de l’univers ? Aurions-nous imaginé qu’il fallût l’intervention du Fils de Dieu et son abaissement jusqu’à la mort pour que l’amnistie céleste pût s’étendre aux fils d’Adam croyants et repentants ? Savons-nous quels dangers le péché peut créer dans le monde, et quels ravages il peut faire dans les âmes qui en sont devenues les esclaves ? Savons-nous si la grâce n’a pas cessé d’être possible là où finalement frappera la loi ? N’entrevoyons-nous pas de graves indications dans ce fait que le Juge sera le Sauveur lui-même ? Ne nous est-il pas dit expressément que les degrés de félicité et de misère seront proportionnés aux divers degrés de sanctification et de corruption ? Que de motifs de défiance et de retenue ! Que de motifs de nous incliner, dans un esprit d’humilité et de docilité, devant la lumière d’En haut, quelque incomplète qu’elle soit ! Rappelons-nous cette parole, qui s’applique à l’esprit comme au cœur, à la pensée comme à la vie : Celui qui ne recevra pas le Royaume des Cieux comme un petit enfant n’y entrera pas.
Parmi les mille formes de la tendance que nous examinons, il en est une fort accréditée aujourd’hui et à laquelle nous devons consacrer encore quelques remarques (quoiqu’elle nous retienne dans le même ordre d’idées). — On fait profession de respecter toutes les doctrines de la Révélation, les plus mystérieuses aussi bien que les autres ; on veut seulement les dégager de leur enveloppe temporaire et accidentelle, les saisir dans leurs éléments et leurs principes constitutifs, les pénétrer dans leur profondeur interne, afin de les légitimer par elles mêmes aux yeux de la science, et indépendamment de leurs preuves extérieures. On dit que c’est là un besoin de l’esprit humain, et, par conséquent, un de ses droits : on affirme que c’est une nécessité dans l’état actuel du monde et de l’Eglise, où la démonstration remplace de plus en plus l’autorité ; et que, dès que c’est une nécessité c’est par cela même une obligation. Distinguant entre la théologie biblique et la théologie systématique ou scientifique, on assigne pour rôle à la première de recueillir les données dogmatiques de la Révélation, de les extraire des Livres saints, au moyen de l’exégèse, et puis de les coordonner simplement d’après leurs affinités, sans les soumettre en aucune manière à la réflexion philosophique et critique ; la théologie biblique ne faisant que ramasser les matériaux de la science, en constatant les objets de la foi.
Quant à la théologie systématique, son office est d’élaborer les doctrines ainsi obtenues dans leur élément scripturaire, de les faire passer de leur forme historique et populaire à leur forme spéculative et scientifique, de les réduire à leur partie essentielle et éternelle en les dépouillant de tout ce qu’elles ont emprunté de local, de passager, d’accidentel, de terrestre, soit à l’époque où elles parurent, soit à l’individualité de leurs promulgateurs. Le but de la théologie systématique est de fonder la foi sur une base rationnelle, de l’élever à l’état de science, de la démontrer définitivement en établissant que la vérité révélée, dans son expression pure, est identique à la vérité philosophique. La raison étant nécessairement l’instrument de ce travail, elle acquiert dès lors, nous dit-on, cette autorité normale que nous lui refusons. Autant cette grande œuvre, qui ne saurait être confiée qu’à elle seule, est indispensable et obligatoire, autant cette autorité lui appartient légitimement.
Nous avons là, sous des couleurs rajeunies, la vieille prétention de l’intelligence humaine. Toujours elle a voulu avoir la démonstration et la conception rationnelle du Christianisme ; toujours elle a cru l’avoir trouvée. Cette prétention n’a manqué à aucune époque ; et nous pouvons la suivre à la trace de siècle en siècle, depuis l’Ecole d’Alexandrie, jusqu’à la Scolastique, et depuis la Scolastique jusqu’à l’Ecole actuelle de l’Allemagne. Elle ne fait que changer de procédés et de formes. Elle peut se montrer pleine de respect envers la Révélation, comme chez Anselme, par exemple, mais elle peut aussi devenir d’une extrême témérité et renverser et pervertir tout, sous prétexte de tout expliquer, comme dans une foule de dogmatiques contemporaines. Ses partisans font plus ou moins grande la part respective de la science et de la foi, de la raison et de la révélation. Nous les diviserons en trois catégories principales, pour ce qui concerne les Temps modernes : les philosophes purs, les philosophes-théologiens et les théologiens-philosophes. Les philosophes (Kant, Schelling, Hegel et leurs disciples) ont appliqué en passant leurs théories spéculatives au Christianisme, et annoncé qu’elles en contenaient l’explication et la preuve directe. — Ce que les philosophes proprement dits n’avaient guère fait qu’indiquer, les philosophes théologiens ont essayé de l’accomplir ; prenant les dogmes évangéliques un à un, ils en ont cherché l’éclaircissement et la démonstration dans les principes philosophiques qu’ils avaient adoptés, et ils sont arrivés ici à une sorte de théisme, là à une sorte de panthéisme (Wegscheider, Mareineke, Strauss). Les théologiens-philosophes, croyants plus humbles et plus sincères, se tiennent plus fermement attachés aux doctrines et aux faits de la Révélation, mais ils en veulent trouver plus ou moins l’intelligence dans les idées dominantes ; c’est à la faveur de ces idées qu’ils pensent les pénétrer et les justifier. (Ecole orthodoxe d’Allemagne.) — Une autre classification est celle qui se base sur les deux maximes : « Comprendre pour croire », et « Croire pour comprendre ». Malgré leurs différences fondamentales, ces écoles veulent toutes éclairer, interpréter la Révélation par la philosophie et élever sur la théologie biblique une théologie scientifique, expression rationnelle et pure de la vérité religieuse. — Sans tenir compte de ces diversités, quelque profondes qu’elles soient, nous nous bornerons à quelques brèves observations sur la tendance commune.
Il y a là, selon nous, de grandes illusions et de grands périls. Eriger la philosophie en arbitre de la Révélation, comme on le fait, c’est renverser l’ordre réel des choses, c’est mettre celui qui est enseigné à la place de Celui qui enseigne, c’est élever la raison humaine au niveau, sinon au-dessus, de la raison divine. Mais accordons un instant le principe qu’on réclame, et voyons s’il donnera du moins les résultats qu’on en attend.
1° D’après quelle règle la raison discernera-t-elle dans la doctrine biblique l’essentiel, l’éternel, le vrai absolu qu’il faut seul retenir, de l’accidentel, du temporaire, qu’il faut laisser tomber ?
Comment dégagera-t-elle la réalité du symbole ou du mythe ? Faute de critère certain, tout se trouvera livré aux écarts ou aux caprices du jugement individuel, et l’une des principales accusations du catholicisme sera pleinement justifiée.
2° Quelle est la vérité philosophique avec laquelle la vérité révélée doit être identique, pour la démonstration rationnelle de la foi ? C’est un autre point à décider ; car nous voyons la vérité philosophique changer, de contrée en contrée et de siècle en siècle, avec les systèmes. Les doctrines et les tendances se succèdent, aussi différentes que le sont la lumière et les ténèbres. Il est clair que chacun tirera la Révélation à ses propres idées, dans l’inconstance de l’opposition infinie des opinions humaines, car ce sont ses idées propres que chacun tient pour vraies, certaines, éternelles : et que gagnera le Christianisme à être taillé successivement à l’image de ces théories diverses ? (Dogmatique gnostique, platonicienne, néo-platonicienne, etc., dans les temps anciens. Cartésisme, wolfisme, condillacisme, kantisme, hégélisme, etc., dans les temps modernes. Doctrines, non seulement diverses, mais contraires, qui toutes, en s’unissant au Christianisme, se sont plus ou moins données pour en être l’exposition et la preuve scientifique). Avant de se mettre à l’œuvre dont on nous parle en termes si magnifiques, on devrait du moins attendre que la philosophie ait résolu pour son compte la question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » Aussi longtemps que cette question préalable reste pendante devant le tribunal de la haute métaphysique, — et elle l’est certes aujourd’hui autant que jamais, — la méthode proposée est inapplicable. Dépourvue de principe fixe, elle ne peut amener de résultat certain. Nous avons assez vu ce qu’elle donne pour avoir le droit de nous en défier un peu. Elle aboutit forcément au rationalisme, puisque son caractère propre, son but avoué, est de rationaliser l’Evangile. Ce qu’elle veut, ce qu’elle cherche, le rationalisme l’a constamment voulu et cherché. Le rationalisme, dans ses intentions premières, n’était pas hostile au Christianisme ; loin de vouloir l’attaquer, il croyait au contraire le protéger et l’affermir. Il se proposait de l’épurer par la science afin de le légitimer devant elle ; or, voilà exactement ce qu’on nous propose. Le principe, le procédé, le but étant du pur rationalisme, on ne peut obtenir qu’un rationalisme pour résultat final, rationalisme qui suivra tous les revirements de la pensée philosophique, n’en sera pas moins du rationalisme.
3° Enfin c’est une vaine entreprise que de prétendre séparer la vérité chrétienne de ses éléments historiques, et la réduire à ses éléments purement rationnels ; c’est tenter l’impossible. Il faut le répéter, car, en thèse générale, dans l’Evangile, la doctrine et l’histoire ne font qu’un, les dogmes ne sont que les faits eux-mêmes, ils se rattachent tous ou presque tous à la Christologie. Quel est l’objet direct et spécial de la foi ? N’est-ce pas l’incarnation du Fils de Dieu, sa mort expiatoire, sa résurrection, son ascension, son règne médiatorial, sa seconde venue, etc ? Et qu’est ce que cela ? sinon une série de faits divins, d’où sort la rédemption du monde. Et qu’est-ce qu’élaguer ces faits, après avoir extrait l’idée ? sinon élaguer ou anéantir du même coup le fond substantiel de l’Evangile. Qu’est-ce que les expliquer par une doctrine étrangère ? sinon substituer une pure supposition à la réalité. Il y a là une progression fatale, parce qu’elle est logique.
A notre avis, la seule théologie chrétienne véritable est la théologie biblique ; puisque, pour la plupart des dogmes, la Bible est l’unique source de connaissance et de certitude, et que pour les autres elle est encore la source la plus haute et la plus sûre. Nous n’acceptons pas le rang subordonné, le rôle secondaire, l’office purement préparatoire qu’on assigne à la théologie biblique. Il faut la maintenir à la place élevée que lui fit la Réformation ; le principe protestant, ou, pour mieux dire, le principe chrétien l’exige.
Quant à la théologie systématique, ou spéculative, nous nous sommes déjà expliqués sur son utilité et sa nécessité, sur les dangers qu’elle crée comme sur les services qu’elle peut rendre. Elle a, à certaines époques, une haute valeur apologétique, mais nous ne saurions lui reconnaître une grande valeur dogmatique. Nous concevons que la théologie essaie une appréciation logique ou critique du Nouveau Testament, d’après les idées de la raison, les données de la conscience, les principes de la philosophie régnante, et qu’elle arrive par là à en légitimer, à quelque degré et sous quelques rapports, les doctrines générales. L’avantage véritable de ce travail est de relier l’Evangile au mouvement de la science, de prédisposer la raison à en admettre le contenu, en le lui faisant découvrir à certains égards par elle-même et en elle-même. Certes, cet avantage peut être grand, surtout de nos jours. Mais c’est essentiellement de l’apologétique. Il y a abus à y voir une dogmatique réelle, ou même, car on va jusque-là, la seule dogmatique vraie et pure. C’est, si l’on veut, la philosophie du Christianisme ; ce n’est pas le Christianisme lui-même, car le Christianisme n’est pas une philosophie.
Rappelons : 1° que l’on n’élève d’ordinaire ces constructions logiques ou psychologiques qu’en dépouillant la foi d’une partie plus ou moins considérable de ses éléments constitutifs et en y substituant des éléments étrangers ; 2° qu’on n’obtient encore, en réalité, qu’une ombre décolorée, qu’une esquisse pâle et fragmentaire du dogme évangélique, qu’un christianisme altéré, tronqué, quintessencié, le principe d’où l’on part ne pouvant donner en entier le Christianisme réel, et laissant d’ailleurs problématiques les faits scripturaires, fondement et objet direct de la croyance. Tout ce que dépose la conscience, tout ce que donne la raison pure, quant à ces faits divins, c’est uniquement leur rapport avec les instincts du cœur ou les résultats de la spéculation ; elles n’en sauraient garantir, ni l’une ni l’autre, la certitude, la vérité religieuse.
Si l’on transporte ces constructions systématiques dans la sphère de la dogmatique proprement dite, si l’on présente ces doctrines philosophico-théologiques comme le fond positif et la forme la plus élevée de la doctrine chrétienne, on fait alors, nous le croyons, plus de mal que de bien. On enlève la foi à la base qu’elle a reçue du Ciel, et qui est la seule solide, et, en l’arrachant à sa véritable base, on l’arrache aussi à son objet propre : un Christ, un salut idéal viennent se substituer au Christ et au salut réel.
Schelling nous donne un grand exemple dans cette troisième phase de sa doctrine, qu’il nomme la philosophie de la Révélation. Schelling fait là précisément l’œuvre assignée à la théologie scientifique. Il pose d’abord la Bible. « Je reconnais, dit-il, le Fils de Dieu fait homme et tout le contenu de la Révélation comme autant de faits. Je les admets, quoique ce soient des mystères ; seulement, je cherche à les expliquer. » De plus, Schelling appuie ses investigations sur l’exégèse ? Qu’arrive-t-il cependant ? Son explication du Christianisme n’est guère que son ancienne philosophie sous la terminologie évangéliqueb.
b – « Schelling », par J. Matter.
On pourra dire sans doute que cela tient aux préoccupations de son intelligence, et l’on aura raison. Mais cela tient aussi au fond même de la méthode. Chacun tirera le Christianisme à la philosophie qu’il aura adoptée, comme Schelling le tire à celle qu’il a créée. Il n’en peut être autrement, puisqu’on poursuit l’identification de la vérité chrétienne et de la vérité philosophique. Celle-ci étant présupposée, servant de principe et de critère suprême, mise d’entrée et constamment maintenue en première ligne, doit se trouver dans l’autre qu’elle ne légitime qu’à cette condition ; et pour l’y trouver toujours, on l’y met quand elle n’y est pas.
Du reste, Schelling, lui-même, a des paroles qu’il peut être difficile de concilier avec ses théories et qui sont la consécration et comme le résumé de cet article. « Il faut être sincère, dit-il, la sincérité est la première condition de la science. Dès lors, il faut ou rejeter la Révélation ou convenir qu’elle contient ce que ne contient pas la raison. Et à quoi bon une révélation, si l’esprit humain peut tenir de lui-même ce qu’elle lui donne ?… La Révélation est au-dessus de la raison autant que Dieu est au-dessus de l’homme. La science suprême est la foi. C’est le port assuré qui est offert à la raison errante sur l’océan agité par la tempête. C’est donc là qu’il faut diriger ceux qui cherchent la science. La science est consommée dans Jésus-Christ, et saint Augustin a eu raison de dire : Præter Christum scire, est nihil scirec. »
c – « Schelling », par J. Matter. (En supplément de connaître Christ, il n’y a rien à connaître.
Il est une autre opinion qui touche par bien des points à celle que nous venons d’exposer, mais qui s’en sépare pourtant au fond. Ce n’est pas à la simple raison, c’est à la raison régénérée par la foi, et appuyée sur la conscience chrétienne qu’elle attribue la conception et la démonstration logique des doctrines révélées, l’intelligence véritable des choses spirituelles. Une idée analogue a toujours existé plus ou moins dans la théologie catholique et dans la théologie protestante. C’est, en fait, l’idée des anciens Pères : Crédite, ut intelligatis (Clément d’Alexandrie, Tertullien, etc.), celle d’Anselme et des scolastiques. Les Réformateurs la retiennent généralement, tout en accordant peu de faveur et d’intérêt à l’esprit spéculatif qui en fait son fondement ou son principe. Les Réformateurs distinguèrent la raison naturelle de la raison restaurée ou illuminée par l’Evangile. Rabaissant souverainement la première, et la considérant comme aveugle dans les choses de Dieu, ils lui refusèrent toute espèce d’autorité en théologie. « Le Diable, dit Luther (sur 1Pi.5.8), cherche à renverser notre foi au moyen de ses belles fables, qu’invente la raison humaine, cette épouse du Diable, qui veut toujours être savante et bien avisée dans les choses divines, et pense que ce qu’elle trouve juste et bon doit passer pour tel devant Dieu. »
Mais Luther élevait quelque fois très haut la raison pénétrée des lumières évangéliques. Chez un fidèle, la Raison régénérée par l’Esprit-Saint et par la Parole est un bel et magnifique instrument de Dieud. ». Grotius a dit quelque part : « Ratio fide perficitur, non destraitur. » Huet attribue à la raison un triple usage dans les objets de la foi. D’abord la raison précède la foi et en prouve la nécessité ; puis, la raison s’allie à elle et l’emploie ; enfin, elle est elle-même restaurée et fortifiée par la foi dans ses parties défectueuses, et elle devient dès lors pour l’homme d’un usage d’autant meilleur.
d – Propos de table.
La nouvelle Ecole allemande a rajeuni cette idée ; elle y attache une importance qu’elle n’avait jamais eue au sein du protestantisme ; elle en fait son principe théologique et sa base de la Dogmatique chrétienne (Twesten, Tholuck, Néander, etc.) Partant du sentiment, qui est pour elle la racine de la connaissance et de la sainteté, elle place dans le changement du cœur par l’Evangile la source première de toute notion religieuse pure. « Sans la régénération, dit Twesten, qui nous élève à une vie nouvelle, nous nous sentons aussi incapables de connaître véritablement les choses divines, que de les aimer et de les vouloire. »
e – Cité dans Guido et Julius.
Sans adopter ces théories (voir plus haut), nous reconnaissons la réalité du fait sur lequel elles reposent. Nous avons montré ailleurs l’influence du cœur sur la volonté et sur la raison, et par suite sur la formation de la croyance religieuse : nous avons vu que la disposition intérieure est pour beaucoup dans l’admission et l’intelligence de la vérité. Le goût des choses spirituelles en rend la méditation plus douce et plus impressive, la compréhension plus facile et plus profonde, le jugement plus exact et plus sûr. C’est de là que nos anciens avaient tiré leur distinction entre la théologie des régénérés et celle des irrégénérés, ainsi que leur grand principe dogmatique de l’analogie de la Foi. Ce fait, important au point de vue religieux, de même qu’au point de vue scientifique (je veux dire le rapport de la vérité et de la sainteté), est attesté par la Bible aussi bien que par l’expérience des fidèles et l’histoire de l’Eglise. « Heureux ceux qui ont le cœur pur, dit Jésus, car ils verront Dieu » (Matth.5.8). « Comment pourriez-vous croire, puisque vous cherchez la gloire qui vient des hommes, et non… etc. » (Jean.5.44). « Si quelqu’un veut faire… etc. » (Jean.7.17). Saint Paul place le principe de la vraie connaissance dans la charité (1Cor.8.3). Il dit (1Cor.2.14) que l’homme animal ne comprend point les choses qui sont de l’Esprit de Dieu, parce que c’est spirituellement qu’on en juge, mais que l’homme spirituel juge de toutes choses. Il dit (2Tim.2.25) que c’est par la repentance qu’on arrive à la connaissance de la vérité.
Par l’Evangile, l’Esprit de Dieu restaure, épure, vivifie toutes les facultés de notre âme, et la raison, éclairée et régénérée, devient certainement un guide plus sûr pour la foi. C’est la lumière dégagée des ténèbres qui la recouvraient, c’est l’œil malade rendu sain (Matth.6.22-23). Mais alors même on ne doit lui reconnaître, dans la détermination des doctrines, qu’un usage instrumental et non un usage normal, comme on le voudrait. La raison régénérée discerne mieux la vérité dans les Ecritures, mais elle ne la trouve pas en elle-même et par elle-même ; elle distingue et goûte mieux la doctrine sainte, mais elle ne la juge pas. La bonne conscience est pour elle un gardien, un moniteur plutôt qu’un flambeau ; elle la sert surtout en la ramenant sans cesse à la Loi et au témoignage ; dès qu’elle se détourne de la Parole divine pour s’abandonner à ses pensées propres, elle peut, là même où il existe une vie spirituelle très intense et très pure, jeter dans les plus grands écarts et les plus tristes illusions ; l’histoire ecclésiastique ne le prouve que trop (Illuminisme). Le principe fondamental de la dogmatique protestante, qui fait de la Bible l’autorité souveraine, en lui soumettant d’un côté la raison, de l’autre la tradition, ce principe que nous avons vu sortir mille fois des divers points de notre recherche, vient se poser ici comme conséquence finale et comme règle définitive. Quoique nous soyons tenus de croître continuellement dans la connaissance et dans la grâce (2Pi.3.18), nous devons nous souvenir que c’est par la foi que nous marchons et non par la vue (2Cor.5.7), et que ce sera toujours notre position ici-bas. Nous devons nous souvenir aussi que les promesses de l’Ecriture se rapportent à l’intelligence vivante et pratique de la vérité bien plus qu’à sa conception rationnelle, et qu’elles concernent par conséquent les pauvres en esprit plus que les théologiens.
Essayons de résumer les résultats de cette étude. Les rapports de la raison à la Révélation donnent lieu à trois opinions principales, aussi tranchées aujourd’hui qu’elles l’aient jamais été, malgré les vifs débats des derniers temps. Les uns refusent à la raison tout droit de juger le contenu de la Révélation (supranaturalisme rigide) ; les autres lui accordent un droit absolu (rationalisme pur) ; d’autres ne lui reconnaissent qu’un droit restreint, qu’ils conçoivent et déterminent très diversement (supranaturalisme-rationnel ou rationalisme-supranaturaliste, selon qu’on donne plus de place à la raison ou à la Révélation.)
Si nous remontions à la source de ces vues antagonistes, nous trouverions qu’elles tiennent essentiellement à la notion qu’on se fait de l’autorité de la Révélation, comme cette notion tient elle-même à celle qu’on se forme de sa nature. Cela est manifeste dans l’opposition radicale du supranaturalisme et du rationalisme, qui tend à devenir la grande controverse de notre époque, et au sein du supranaturalisme ou chaque théorie théopneustique amène une solution particulière de la question que nous examinons.
Nous n’hésitons pas (et nous n’aurions nul besoin, de le dire), à nous prononcer pour le principe supranaturaliste. Il est, à nos yeux, le principe protestant, le principe chrétien. A ce point de vue, il est aisé de déterminer, en thèse générale, l’usage ou l’office de la raison à l’égard de la Révélation. Son rôle est marqué par la nature même des choses. — Est-il vrai que la Parole divine se soit fait entendre sur notre terre ? qu’a-t-elle annoncé ou ordonné ? Voilà les deux questions que la raison est appelée à résoudre. Mais, dès qu’elle a reconnu la Parole de Dieu et constaté les instructions qu’elle renferme, il ne lui reste qu’à croire et à obéir ; elle doit remettre l’homme et passer elle-même sous la direction de la foi ; elle n’est pas plus autorisée à dire, pour les enseignements dogmatiques : « Je n’admettrai que cela, » que, pour les enseignements pratiques : « Je ne ferai que ceci. » En agissant ainsi, elle se manquerait à elle-même, puisque c’est certainement un de ses premiers principes qu’on doit se fier aux déclarations de Dieu plus, qu’aux systèmes de l’homme.
La raison examine et les fondements et les objets de la Révélation ; elle recueille les enseignements divins, elle les coordonne entre eux, elle les environne des lumières de la science, elle les applique aux relations de la vie, elle s’en sert pour décider les controverses de l’Eglise, etc. Mais elle outrepasse ses pouvoirs et ses droits lorsqu’elle appelle à son tribunal ces enseignements eux-mêmes, qu’elle prétend juger dans tous les cas de leur vérité par leur nature, qu’elle s’attribue la faculté de les admettre ou de les rejeter selon qu’ils lui semblent en harmonie ou en opposition avec ses idées décorées du nom de principes. Les faits de révélation tiennent dans l’étude du monde spirituel la même place que les faite d’observation dans l’étude du monde matériel ; là, comme ici, les données positives doivent dominer toutes les théories aprioristiques ; il n’est pas de conjectures, d’analogies, de probabilités, qui puissent être placées sur la même ligne que les informations venues d’En haut. (1Cor.2.1-5,9-12) Sur la grande base fournie par la Révélation, s’appuient également la raison et la foi : là elles se rencontrent, s’unissent et se confondent ; une même lumière les éclaire et les conduit. Pour le théologien, comme pour le simple fidèle, tous les raisonnements humains tombent devant les assertions formelles du Livre de Dieu.
Voilà en thèse générale, répétons-le, notre principe théologique ; et avec notre idée de la Révélation, il est parfaitement rationnel, puisqu’il n’est autre chose que la soumission de l’esprit de l’homme à l’Esprit de Dieu. Mais on pourrait l’entendre dans un sens plus absolu que nous ne le faisons. Il n’exclut pas l’examen des doctrines ; il suppose même jusqu’à un certain point le droit de les juger, puisqu’il admet la preuve dogmatique ; il est, en effet, des vérités primitives, lumières de l’intelligence, sorte de révélation intérieure, avec lesquelles doit s’accorder la révélation extérieure ; la Révélation chrétienne, on l’a montré mille fois, n’a rien à craindre de ce côté, pourvu qu’on ne substitue pas à ces vérités premières elles-mêmes les notions qu’on en a tirées, et qui ne sauraient avoir la même valeur, parce qu’elles n’ont pas la même certitude. Les faits de conscience sont, à vrai dire, le terrain où l’Evangile trouve sa racine et son point d’appui. Ce que notre principe interdit, c’est uniquement la prétention de ramener toutes les doctrines révélées aux proportions de l’intelligence humaine ou des idées du jour. Il laisse pleine liberté de sonder les mystères, pourvu qu’on respecte toujours les données bibliques, seules certaines en dernière analyse, et qu’on les tienne soigneusement à part des conceptions qu’on s’en forme, des inductions qu’on en tire, ou des hypothèses au moyen desquelles on cherche à les systématiser et à les expliquer.
Mais c’est là, nous dira-t-on, imposer l’obligation d’admettre en bien des cas l’incompréhensible et même le contradictoire. L’incompréhensible, oui ; le contradictoire, non ; car le contradictoire c’est l’impossible, c’est l’union de deux termes qui s’entredétruisent. Mais ne réclamez-vous pas la foi, ajoutera-t-on peut-être, pour cela même qui nous répugne et nous choque, lorsque la Révélation le donne formellement ? Oui, sans doute ; et nous distinguons entre la contradiction apparente et la contradiction réelle. Nous nommons contradiction apparente celle dont on ne fait pas, dont on ne saurait, faire la preuve, et qui, par conséquent, peut ne pas être. Nous demandons qu’alors la raison s’incline. Nous le demandons, au nom de l’autorité qui parle et qui est souveraine dès qu’elle est reconnue, au nom de cette considération toute simple que l’esprit humain n’est pas la mesure des choses, au nom de cette expérience si souvent renouvelée même dans l’ordre naturel, même dans les sciences physiques, où le contradictoire, l’impossible apparent s’est trouvé finalement le vrai. Et puis, la raison de notre âge a-t-elle bien le droit de faire tant la sévère et la difficile sous ce rapport, elle qui, dans ses spéculations les plus hautes, décrète l’identité des contraires, l’unité des multiples, l’indifférence des différents ?
Nous n’ignorons pas que notre principe a deux faces, puisqu’il impose la soumission comme un devoir et qu’il concède l’examen, et par cela même le jugement, comme un droit. Nous n’ignorons pas non plus qu’il n’est pas aisé de marquer exactement les limites du droit et du devoir. Mais ils coexistent, et pour peu qu’on les isole en pressant rigoureusement l’un ou l’autre, on arrive à des conséquences qui heurtent ou la raison ou la foi.
Remarquons que les deux mêmes termes (droit et devoir — autorité et liberté — obéissance et indépendance, etc.) s’unissent également en politique, et que là aussi on ne peut les arracher à leur relation nécessaire, non plus qu’à leur opposition apparente, qu’en compromettant ou l’ordre ou la liberté, qu’en intronisant ou l’absolutisme ou l’anarchie. L’analogie est frappante à cet égard entre la sphère religieuse et la sphère sociale (souveraineté nationale, droit divin). On la retrouverait dans la sphère physique (attraction et répulsion — concentration et expansion). Prenons donc garde, pour appliquer une de ces paroles dont la simplicité nous voile souvent la profondeur, prenons garde de séparer ce que Dieu a joint.
Ce dualisme, ou pour mieux dire, cet antagonisme constitutif des choses dans leurs trois grandes sphères (physique, politique, religieuse) répugne à l’esprit de l’homme et surtout à l’esprit du jeune homme. Mais la sagesse et la raison veulent qu’on le reconnaisse puisqu’il existe ; on ne le détruit pas en le niant. On ne fait que s’égarer par l’abandon de la vérité réelle qu’on sacrifie à une vérité chimérique, dans cette recherche de l’unité absolue, leurre éternel de l’intelligence humaine.
Si maintenant, embrassant dans sa généralité la question des rapports de la raison et de la foi, nous l’envisagions telle qu’elle se pose entre la philosophie et la théologie, nous insisterions sur une question préalable qui domine tout ce débat, et qu’on laisse pourtant d’ordinaire de côté, savoir celle de la réalité d’une révélation surnaturelle. Il peut se présenter trois cas : ou la révélation est niée des deux parts, ou elle est des deux parts admise, ou elle est admise d’un côté et niée de l’autre. Dans les deux premiers cas il y a lieu à discussion, parce qu’il y a possibilité d’accord. Dans le premier, la théologie n’étant que la philosophie, la lutte ne saurait être ni très vive, ni très longue, à moins qu’elle n’existe entre deux philosophies contraires ; et alors elle n’est plus entre la raison et la foi. Dans le deuxième cas, la réalité de la révélation entraînant la vérité de la doctrine qu’elle enseigne, le différend ne peut porter que sur son contenu ou sur la systématisation qu’on en déduit ; on est également sur le terrain du supranaturalisme ; il ne s’agit que de la part respective qui revient aux données révélées et aux données rationnelles dans les constructions de la Dogmatique générale ; il n’y a que du plus ou du moins. Dans le troisième cas, le plus commun de beaucoup, où l’on retient la révélation d’un côté, tandis que de l’autre on l’a rejette, le débat n’est qu’une logomachie ; l’accord cherché est une pure chimère. On n’est pas sur le même terrain ; on part de principes opposés ; comment se rencontrer et s’entendre ? Il n’y a là qu’un point réel de discussion, précisément celui qu’on néglige, savoir le fait de la révélation, ainsi que nous le disions tout à l’heure.
C’est ce point qu’il faut décider d’abord pour que l’accord devienne possible entre la philosophie et la théologie. Aussi longtemps qu’il reste irrésolu, il ne peut pas y avoir d’union entre elles (et il ne devrait pas y avoir de discussion) ; leurs transactions mutuelles ne seront qu’apparentes et par cela même éphémères, leur fusion ne sera qu’un compromis, leur paix qu’une trêve. Jamais la raison ne tirera d’elle-même les faits que donne la Révélation ; jamais par conséquent la Révélation ne reconnaîtra dans une philosophie son contenu réel et intégral.
Le débat ne peut se clore que par la méthode positive ; car si la Révélation atteste des faits, elle est elle-même un fait. C’est donc une question de fait à résoudre, et à résoudre par les moyens que comportent et appellent les questions de ce genre. Ne vous obstinez pas à dire : cela ne peut être ; voyez si cela est. Et s’il se trouve que le Christianisme est, en effet, une intervention divine immédiate, placez alors, comme source de connaissance et de certitude, la révélation surnaturelle des Ecritures à coté de la révélation naturelle de la conscience ou de la raison. Ne prétendez pas les absorber l’une dans l’autre, ni faire rendre à la seconde ce que la première peut seule donner. Possédons-nous réellement une parole de Dieu, un message, un document céleste ? Si, après examen, vous dites oui, soumettez-vous avec nous, car c’est le devoir de l’homme de s’incliner devant une telle lumière et une telle autorité. Si vous dites non, restez dans votre indépendance, mais ne vous étonnez pas, qu’aussi longtemps que nous croirons, nous préférions ces informations d’un ordre supérieur, à vos théories les plus attrayantes et les plus liantes ; ne vous étonnez pas non plus que’ nous vous ramenions sans cesse du jugement de nos doctrines à l’examen de leurs bases, à la vérification de leurs titres. Si notre foi a d’autres éléments que la votre, c’est qu’elle a d’autres principes. C’est donc de la validité de ces principes qu’il s’agit entre nous.