I. La doctrine de l’Expiation est la clef naturelle des textes. — II. Reconnue dans le Nouveau Testament par la masse de l’Église, par la littérature étrangère à la foi, par le Rationalisme, ancien et moderne. — III. Tout y conduit dans les Livres saints interprétés par eux-mêmes : — Jésus-Christ y est Sauveur en tant que Médiateur ; c’est essentiellement par sa Passion qu’il nous sauve. — Les directions théologiques qui résolvent son sacrifice en un sacrifice moral enlèvent à toute une face de l’enseignement évangélique sa signification propre. — Ce dogme est le mieux documenté de tous les dogmes chrétiens. — IV. L’accommodation, la figure, le symbolisme, n’expliquent rien : — Il faudrait supposer deux christianismes, l’un pour le vulgaire, l’autre pour les intelligences supérieures. — V. Devoir de maintenir intégralement le témoignage des Écritures : — Elles attestent, d’un bout à l’autre, qu’ « Il fallait que le Christ souffrit… » — On ne saurait rationaliser la « folie de la Croix ». — Dieu seul est juge des garanties qu’exige l’ordre moral dans le pardon des pécheurs.
En résumé, l’étude exégétique motive la croyance commune. Elle donne, sinon cette croyance elle-même sous ses formes traditionnelles ou théologiques, du moins le fait divin sur lequel elle repose. Et c’est le fait qui importe. Je ne pense pas qu’il existe pour aucune des doctrines spéciales de l’Évangile des témoignages plus formels que pour celle-là. Que la science ramasse et classe les textes qui s’y rapportent, qu’elle en détermine l’authenticité et l’intégrité, qu’elle constate s’ils sont bien ou mal rendus dans les versions, qu’elle en établisse le sens usuel à l’époque et dans le milieu où ils furent écrits — ce qui est son office propre ; — puis, qu’elle en laisse l’interprétation à cette droiture d’esprit et de cœur qui veut simplement être enseignée de Dieu ; et l’on verra si le doute est possible.
La preuve est, je crois, complète pour qui se place et se tient avec docilité devant l’enseignement des Écritures. J’ajouterai cependant quelques observations subsidiaires, sans craindre les longueurs sur un article si capital, que le courant actuel tend à emporter et qu’on ne saurait trop assurer contre lui.
I. — Avec la doctrine commune, les divers ordres de passages y relatifs s’entendent et s’accordent parfaitement. Pris à part ou tous ensemble, ils donnent toujours une pensée identique ; ils s’éclairent et se complètent les uns les autres ; ils forment comme un système, dont toutes les parties portent une empreinte homogène et reflètent la vérité centrale sous des images ou des formes différentes. Tandis que lorsqu’on se refuse à reconnaître cette doctrine dans son contenu réel, il faut pour chaque classe de passages et presque pour chaque passage, une interprétation particulière qui, de plus, est généralement hasardée, forcée, marquée du désir de faire prévaloir une opinion préconçue, et ne dure d’ordinaire qu’autant que cette opiniona. Ce fait, qui ne saurait être contesté, a, selon nous, une grande signification.
a – Voy., par exemple, les tours de force de l’exégèse socinienne.
II. — Il est un autre fait, tout aussi significatif, sur lequel il vaut la peine de nous arrêter un instant. La doctrine de l’expiation a toujours été reconnue dans le Nouveau Testament par l’immense majorité des croyants, et par les incrédules eux-mêmes, quand aucune nécessité de position ou d’opinion ne les a prévenus contre elle.
a) Il serait plus qu’inutile de prouver que cette doctrine a existé à toutes époques au fond de la foi et de la vie chrétienne, et, pour ainsi parler, au cœur même de l’Église. Les premiers Pères conservent sur ce point comme sur les autres la terminologie apostolique, sans essai de systématisation. Clément de Rome dit et redit que Jésus-Christ a versé son sang pour nous. A propos du cordon cramoisi que Rahab avait reçu ordre de mettre à sa maison afin d’être préservée, il fait cette remarque : « Donnant visiblement à connaître que le sang du Seigneur servirait à racheter tous ceux qui croient et espèrent en Dieu » (Cor. § 12). Celle explication mystique fut admise par la plupart des Pères ; elle se trouve dans Irénée, dans Origène, etc. C’était une bien faible preuve et une assez pauvre illustration, je le veux ; mais elle montre quelle place tenait ce dogme dans des esprits qui le voyaient ainsi partout. On sait quelle religieuse vénération ces premiers temps attachaient déjà à la Croix, parce qu’ils y attachaient le salut du monde.
Universellement professée dans les âges suivants, la doctrine de l’expiation fut tenue pour fondamentale par la Réformation, qui se fit à la lumière et sous l’autorité des Saintes Écritures. Les seuls sociniens la rejetèrent, en s’appuyant pour cela sur des considérations essentiellement aprioristiques ou rationnelles, comme on les nomma plus tard. On sent dans tout ce qu’ils en ont dit l’action de leur grand principe herméneutique : « Ce dogme ne peut être vrai, donc il n’est pas dans la Bible. »
La doctrine dont nous nous occupons, et où la foi et la vie de l’Église ont de tout temps plongé leurs racines, est certainement une des données les plus générales et les plus constantes de la conscience chrétienne ; il en est peu d’aussi prononcées, d’aussi fermes, d’aussi universelles ; et l’on s’explique difficilement qu’elle puisse être écartée ou volatilisée, comme elle l’est, par des écoles qui font de la conscience chrétienne leur critère et leur principe suprême.
b) A côté de ces témoignages des hommes de foi savants ou simples fidèles, humbles disciples de la Bible, devant laquelle ils font taire leur idée propre comme leur volonté propre, nous avons le témoignage des libres-penseurs qui, en repoussant la doctrine pour eux-mêmes, s’accordent à reconnaître qu’elle est bien donnée par le Nouveau Testament, lorsqu’aucun esprit de parti, aucun intérêt de système ne les empêche de voir dans ce livre ce qui y est, ni de proclamer ce qu’ils y trouvent.
Nous pouvons diviser ces adversaires-témoins en deux catégories : ceux qui sont restés étrangers au Christianisme et ceux qui se sont fait un christianisme à eux.
Dans la première catégorie se placent les philosophes, les critiques, les hommes de lettres de toute dénomination, dont l’esprit et le cœur sont restés fermés à la vérité évangélique, et qui ont étudié le Nouveau Testament comme les livres sacrés des autres cultes, comme le Koran ou les Védas, uniquement pour en connaître le contenu réel, sans autre motif qu’un intérêt de science. Ces hommes-là déclarent généralement, avec les croyants de tous les siècles qui l’ont lu comme la Parole de Dieu, que la doctrine de l’expiation par le sang de Christ s’y pose dans une foule de textes formels, qu’elle s’y rattache à tout jusqu’à en former le fait central. Un des hommes qui, après avoir passé de longues années dans l’incrédulité ou l’indifférence la plus complète, voulut enfin s’instruire de la religion chrétienne à sa source, S. Jenyns, auteur d’un intéressant opuscule intitulé Evidence interne du Christianisme, exprime ainsi le résultat de ses études relativement à notre sujet : « C’est une doctrine si positive et si générale du Nouveau Testament que Jésus-Christ est mort pour nos péchés, que quiconque affirme, après avoir lu ce livre, qu’elle n’y est point contenue, pourrait soutenir avec autant de raison qu’il n’est question ni de la Grèce ni de Rome dans Thucydide ou dans Tite-Live. » Il se trouverait des observations analogues chez les libres-penseurs, déistes ou autres. Ces hommes-là ne peuvent assez s’étonner qu’il y ait eu et qu’il y ait encore de si vives discussions sur une chose si évidente. Distinguant entre le fait et le droit, entre la réalité du dogme biblique et sa vérité, ils approuvent sans doute les théologiens qui le rejettent, car ils le jugent irrationnel et absurde ; mais ils ne comprennent pas qu’on en conteste l’existence dans le Nouveau Testament, où il est si nettement accusé en mille endroits, et lié d’ailleurs à tout le fond doctrinal et vital.
Dans la seconde catégorie se placent les rationalistes de l’ancienne et de la nouvelle école. Leur notion de la Révélation leur permettant de se débarrasser à volonté des dogmes et des faits bibliques qu’ils ne parviennent pas à plier à leurs idées propres ; libres des exigences du semi-supranaturalisme, auquel cette ressource expéditive reste fermée, ils le sont aussi de ses préventions. Dès lors, leurs yeux n’étant plus sous le voile qui cache d’ordinaire le vrai sens des Écritures ni sous le prisme qui le change, ils y voient la doctrine orthodoxe, en particulier l’expiation, et ils se moquent de la vieille exégèse socinienne qui a fait tant d’efforts pour prouver qu’elle n’y est point. Entre les témoignages que nous pourrions emprunter au rationalisme ancien, citons seulement celui de Wegscheider : « Nos auteurs sacrés, et surtout saint Paul, présentent la mort du Seigneur comme réellement expiatoire. Ils affirment, de la manière la plus expresse, que ce n’est qu’en considération de cette mort que le pardon des péchés est accordé aux hommes. »
Au point de vue sous lequel nous consultons ici le rationalisme, sa marche mérite attention. Les rationalistes auraient préféré, sans doute, pouvoir établir que les doctrines qu’ils repoussent ne sont point données par le livre auquel ils conservent toujours un certain caractère normatif, et c’est à quoi ils ont en effet employé toutes les ressources de la dialectique et de l’herméneutique la plus subtile, aussi longtemps que, retenant à quelque degré le dogme de l’autorité divine des Écritures, ils restèrent sur le terrain du Socinianisme, car le rationalisme ne fut d’abord qu’une évolution du Socinianisme ou de la conception déistique de l’Évangile. Mais dès que de nouveaux principes de critique et d’exégèse les eurent mis à l’aise sur ce point, le nuage se dissipa pour eux avec les causes qui le produisaient. Ils trouvèrent dans le Livre saint ce qu’ils prétendaient ne pas y trouver auparavant ; et tout en continuant à soutenir, contre les orthodoxes, que leurs croyances ne sont pas l’expression du vrai christianisme, du christianisme rationnel et éternel, ils soutinrent, contre les sociniens et les unitaires, qu’elles sont pourtant dans le Nouveau Testament. N’étant plus, par suite de leurs idées concernant la Révélation, sous la nécessité logique de recevoir comme article de foi tout ce que porte la parole des apôtres, ils y virent ce qu’y ont toujours vu les humbles croyants et les incrédules décidés ; ils reconnurent en particulier que la doctrine de l’expiation y est positivement contenue : fait instructif, qui rend, sensible que ce sont les préoccupations dogmatiques qui voilent cette doctrine à ses opposants, puisqu’elle leur apparaît, comme à nous, dans les écrits sacrés, aussitôt qu’ils échappent à la crainte de l’y découvrir. Ainsi les Sociniens n’ont fait nulle difficulté d’en reconnaître la présence dans l’Épître aux Hébreux, depuis qu’on a mis en question l’authenticité et la canonicité de cette épître ; ils retireraient probablement leur concession si ce refuge venait à leur manquer.
Le nouveau rationalisme confesse, tout aussi explicitement que l’ancien, que notre doctrine constitue une des données positives de l’enseignement apostolique, qu’elle s’y montre au fond comme à la surface, qu’elle tient non seulement à la forme accidentelle et temporaire, ainsi que le disait l’ancien rationalisme, mais à l’essence même de la foi et de la vie. La dogmatique biblique de Strauss (et non sa dogmatique scientifique qui résout l’Évangile dans un panthéisme hégélien) ne diffère guère là-dessus, si je ne me trompe, de celle de Tholuck ou de celle d’Hengstenberg. Ce fait mérite d’être noté, répétons-le. Quand, après la tourmente actuelle, la Bible aura repris dans la science et dans l’Église son autorité divine (elle la reprendra certainement, si le Christianisme est une révélation), le rationalisme se trouvera avoir rendu un inappréciable service, car il aura prouvé, contre lui-même et contre le supranaturalisme socinien, que les grandes doctrines orthodoxes sont bien réellement scripturaires, par conséquent obligatoires pour la foi. Et là encore le bien sortira du mal.
III. — Tout conduit donc au dogme ecclésiastique dans les Livres saints interprétés par eux-mêmes, tout y confirme la parole du Précurseur : Voilà l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde ! A part les textes qui le donnent, il ressort de l’esprit général de l’enseignement. Il est impliqué et dans le caractère de Médiateur sous lequel apparaît Jésus-Christ et dans le titre de Sauveur, devenu son nom propre. Jésus-Christ est le chemin, la vérité et la vie. C’est en lui, par lui, à cause de lui, que nous pouvons, nous pécheurs, nous approcher de Dieu avec confiance, avoir accès à la grâce et espérer que nos prières seront favorablement accueillies. On sait avec quelle étendue ces formules règnent dans les écrits apostoliques et à quelle profondeur elles ont pénétré dans le langage et le culte chrétien. On sait aussi de combien de manières elles se lient à la Passion du Seigneur, soit dans la terminologie de l’Écriture, soit dans celle de l’Église. Rappelons seulement cette finale consacrée de la prière : « au Nom et par les mérites de Jésus-Christ, Notre Seigneur. » Que dit cet humble et constant recours de la foi, si ce n’est que les bénédictions spirituelles ne nous sont accordées qu’en raison de ce que Jésus-Christ a fait et souffert pour nous, que le désordre moral où nous sommes tombés ne permet, pour ainsi dire, au Saint des saints de verser sur nous ses faveurs qu’en vertu de cette intervention, objet de l’adoration des anges eux-mêmes, qui seule concilie la miséricorde avec la justice dans le salut des croyants ? Cette grande médiation que remplit Jésus-Christ va se rattacher à sa mort, d’où tout émane et où tout ramène dans le système évangélique. Il y a un seul Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, etc. (1 Timothée 2.5-6). Jésus-Christ est Médiateur de la nouvelle Alliance, et c’est l’alliance en son sang (Matthieu 26.28. etc.) L’ordre de nous approcher en son Nom du trône de la grâce s’appuie aussi sur le mystère de la Croix : Puis donc que nous avons par le sang de Jésus la liberté d’entrer dans les lieux saints,… approchons-nous de Dieu avec une confiance pleine et parfaite. (Hébreux 10.19-22 ; Cf. Hébreux 2.17 ; 4.14 ; Éphésiens 2.13, 16, 18). Que deviennent tous les textes de ce genre quand on dépouille l’œuvre de Christ de sa vertu propitiatoire pour ne laisser subsister que son action régénératrice ? Tout cela est simple et clair pour la foi avec la doctrine ecclésiastique, tandis qu’en dehors de cette doctrine il reste plus ou moins inexpliqué pour la science.
Il en est du titre de Sauveur comme de celui de Médiateur. A vrai dire, ce titre, pris dans la haute et large acception sous laquelle l’Écriture et la chrétienté tout entière l’appliquent à Jésus-Christ, déciderait à lui seul la question. Il la tranche évidemment, tout le monde en conviendra aujourd’hui, contre le Socinianisme et le rationalisme ancien. Si Jésus-Christ n’était Sauveur qu’en tant que Révélateur ; s’il ne l’était que pour avoir ouvert la voie de la vérité et de la grâce, pourrait-on dire qu’il nous a rachetés, justifiés, réconciliés, dans le sens que l’Écriture et l’Église attachent à ces expressions ? A la simple lecture des Livres saints, il est impossible de ne pas sentir qu’il y a quelque chose de tout à fait spécial, quelque chose qui ne se retrouve et ne peut se retrouver nulle autre part, dans l’office de Sauveur tel qu’il est attribué à Jésus-Christ. Ce sentiment inhère si bien à l’économie évangélique ; il a passé si avant dans la conscience chrétienne, dans la foi de l’Église et jusque dans l’opinion du monde, qu’il persiste au sein des erreurs qui devraient logiquement l’éteindre (Pélagianisme, Socinianisme) ; et pour peu qu’on en cherche la raison, on la découvre dans l’intime rapport que l’esprit comme la lettre des Écritures établissent entre la Passion du Sauveur et son œuvre de réconciliation.
Dès lors ces remarques portent aussi contre le haut rationalisme et cette semi-orthodoxie qui s’est quelquefois qualifiée de rationalisme chrétien, quoique leurs explications aient plus de profondeur et par suite plus de vérité que l’explication socinienne. D’après cette tendance théologique, si commune aujourd’hui, Jésus-Christ est Sauveur à un titre supérieur et unique, tout autant que dans la dogmatique ancienne ; il l’est par l’infusion de sa vie ou de son Esprit dans les croyants ; il l’est par son incarnation qui l’a mis en communication avec l’humanité. « Jésus-Christ est la vie parce qu’il est Dieu, et il est notre vie parce qu’il s’est fait hommeb. » « La rédemption, c’est la vie de Christ en nousc. » Voilà le principe général, toujours le même sous des formules diverses. Eh bien ! d’après te Nouveau Testament, c’est essentiellement par sa Passion que Jésus-Christ nous sauve (Éphésiens 1.7. etc.) Ce déplacement du point de vue scripturaire dans les théories actuelles les juge à lui seul. Quand l’Évangile s’explique sur l’acte fondamental de la rédemption, quand il spécifie la cause méritoire ou efficiente du salut, il la montre dans la mort de Christ ; et quand ces théories sortent du nuage où elles s’enveloppent d’ordinaire, c’est dans la vie de Christ qu’elles placent la source immanente de la justification, qui se résout en dernière analyse dans la régénération. Quelque réelle et capitale que soit la donnée évangélique devenue le facteur de ces théories, elle n’est plus dans l’ordre et à son rang, elle usurpe un rôle qui n’est pas le sien, elle supplante et annule une donnée collatérale, non moins positive et non moins importante. Sur ce point central de l’économie chrétienne, au lieu, d’un accord, nous avons un contraste entre ces systèmes et les Livres sacrés. La différence est frappante. C’est une sorte de renversement. Ce que l’Écriture attribue à la Passion et à son effet expiatoire, se reporte sur l’incarnation et sur son effet moral ou mystique.
b – Olshausen, sur saint Jean.
c – Reuss, Hist. de la Théol. chret.
La face de l’Évangile qu’on relève, cette vertu vivifiante de la rédemption, cette union des âmes avec le Dieu-Sauveur, cette renaissance spirituelle qui nous fait une même plante avec lui, nous la voulons certes aussi, car sans elle tout n’est rien ; mais nous la voulons à sa place. La vérité générale, la vérité qui est la vie, consiste essentiellement dans la proportion des vérités particulières dont elle se compose, comme le corps vivant dans le rapport et le jeu normal de ses différents organes. Gardons l’ordre divin. Retenons religieusement le mystère de la communion des fidèles avec le Dieu-Sauveur, Christ en nous ; mais retenons, avec la même piété, le mystère de la Croix, Christ pour nous. Or, cette importante règle d’herméneutique et de dogmatique fléchit évidemment dans ces écoles qui, tout en admettant la donnée biblique, la travaillent en des sens divers par le principe explicatif du moment, et absorbent en fin de compte l’élément expiatoire de la rédemption dans son élément moral.
Rappelons deux ou trois de ces explications en les rapprochant du résultat que nous a donné l’étude des textes.
a) Comme Jésus-Christ est entré en communion de notre péché par ses souffrances, nous entrons en communion de sa sainteté par la foi : sa justice devient notre justice, parce que nous l’acceptons d’abord objectivement, comme l’idéal du bien, et que nous nous l’approprions ensuite subjectivement, à mesure que notre sanctification rétablit en nous l’image de Dieu (Néander, Tholuck, Nitsch). — Il y a là du vrai sans doute. Mais est-ce une exacte représentation de l’enseignement sacré ? n’en voile-t-on pas, jusqu’à l’effacer, un des côtés les plus, saillants, et ne le fausse-t-on pas par cela même ? La réponse peut-elle être douteuse après notre étude des textes ?
b) Jésus-Christ nous a sauvés par sa mort, parce qu’elle a amené l’épanchement de l’esprit nouveau qu’il apportait du Ciel et qui restait enfermé en lui durant son existence terrestre (Olshausen, Ecole mystico-panthéistique). Cette exposition du mystère évangélique est-elle plus fidèle que la précédente ? Est-ce dans le sens dont on parle que la mort de Jésus-Christ a été le salut du monde, selon les Livres saints ?
c) A cette classe d’interprétations se rattache, selon M. Reuss, celle de la Sotériologie de saint Pauld. « Il faut, dit-il, qu’entre Christ et l’homme il s’établisse une intime communauté de vie ; il faut que l’homme meure avec Christ pour ressusciter avec lui. C’est là le point capital du système ». Le moi du pécheur chargé de la coulpe qui l’exposait au châtiment, venant ainsi à s’effacer, à s’anéantir quant à son existence propre, l’objet de la colère divine disparaît avec lui. C’est la foi qui, d’une manière toute mystique, transforme la mort physique de Christ en un équivalent de la mort spirituelle de l’homme. La substitution, et avec elle la rédemption, s’accomplissent donc, à vrai dire, en tant que le vieil homme est mort par la communion mystique avec la mort du Sauveur. Dans la théologie de saint Paul, la mort de Christ n’est pas la chose principale, le pivot du système, mais bien la foi de l’homme. La foi est en quelque sorte une abdication du moi ; c’est une subordination absolue de toute la personne humaine à la personne du Sauveur, une identification avec son existence idéale, etc. »
d – Hist. de la Théol. chrét. T. II. p. 126.
En dernier résultat, si je comprends bien, d’après cet exposé de la doctrine de saint Paul la foi seule opère la rédemption en opérant la substitution mystique qui transforme les âmes, et cette substitution porte moins en réalité sur la mort de Christ pour nous, que sur notre mort à nous-mêmes en Christ ; l’union spirituelle dans laquelle nous entrons alors avec lui change notre personne morale, et nous affranchit par là de la peine comme de l’empire du péché. La vie de Christ passant ainsi dans le croyant est le fait central, le principe constitutif et générateur de la rédemption ; sa mort n’y contribue qu’en tant que symbole ou gage de la destruction du vieil homme, de même que sa résurrection l’est de l’homme nouveau.
Est-ce bien là la doctrine de saint Paul ? Est ce sous ce jour que la Passion s’y présente dans son rapport avec le salut du monde ? N’en sort-il pas tout d’abord, et à un autre titre que ceux qu’on indique, le pardon qui nous ouvre le Ciel ? N’est-ce pas cette grâce, dont toutes les autres dépendent, que l’apôtre y attache constamment, selon sa propre définition Éphésiens 1.7 ?
Que la foi nous unisse à Jésus-Christ, et nous fasse vivre de sa vie en nous faisant participer spirituellement à sa mort et à sa résurrection ; qu’en nous pénétrant de son Esprit, elle nous rende tout ensemble l’image divine et la faveur divine ; que les deux grâces qui nous ouvrent le Ciel, la justification et la régénération, y soient comme suspendues ; qu’en ce sens elle soit le pivot du système chrétien, d’après saint Paul aussi bien que d’après tous les écrivains sacrés, cela ne fait pas question. Mais la foi suppose la réalité objective des fait divins qu’elle embrasse, puisqu’elle n’est qu’en eux et par eux, et le grand fait est ici celui de l’expiation ; c’est évident pour qui écoute saint Paul au lieu de l’expliquer ; c’est reconnu par M. Reuss lui-même, nous avons eu occasion de le montrer ; dès lors, c’est bien l’objet de la foi qui est l’essentiel et le fondamental. On confond deux choses bien différentes : l’accomplissement du salut ou la rédemption, et l’appropriation du salut ou la justification.
Ces directions théologiques qui tendent et aboutissent à résoudre le sacrifice de Jésus-Christ en un sacrifice moral substituent, il faut le redire, au but immédiat de la rédemption, à son effet direct, un autre but, un autre effet, vrai à sa place, mais non à cette place-là ; elles enlèvent à toute une face du langage et de l’enseignement biblique sa signification propre ; une des grandes données de la Révélation disparaît ou ne reste que nominalement.
Prenons garde de fausser et de stériliser peut-être pour nous le grand mystère de piété en mettant notre notion des faits divins à la place des faits eux-mêmes. Là est un écueil où la science s’est heurtée dans tous les temps, et où elle donne de nouveau autant que jamais. En Christologie et en Théodicée, en Sotériologie et en Eschatologie, en tout et partout, elle semble dire : c’est comme je l’entends, comme je le comprends, c’est-à-dire comme je le fais, ou ce n’est pas ; toujours à quelque degré le moi de Fichte, se figurant créer en construisant ou en imaginant. O vanité ! Tenons-nous humblement et fermement à ce qui est écrit, dans ces choses de Dieu et du Ciel. Il est certain que la Bible rapporte le salut, la rémission des péchés, à la Passion de Jésus-Christ. Voilà le fait qu’il faut recevoir tel quel, sans le rendre solidaire d’aucun système ; car c’est le fait évangélique, non le système théologique qui intéresse la foi et la vie.
Ce fait ressort, nous l’avons vu, non de quelques textes isolés, de quelques traits douteux, ainsi qu’on l’affirme de bien des côtés, mais de déclarations aussi expresses que nombreuses ; il se mêle à tout l’enseignement dogmatique et moral ; il est à la base de la dispensation de grâce (Romains 3.23-24) ; il la résume en quelque manière (1 Corinthiens 2.2).
De plus, — et ces considérations subsidiaires, qu’il peut être bon de rappeler, ont une haute valeur comme contre-épreuve du résultat exégétique —, ce fait ou ce dogme éclaire une foule de passages qui le reflètent ou l’impliquent ; il en donne l’intelligence aux simples, de telle sorte qu’avec lui ils se comprennent sans effort, presque en courant, tandis que sans lui la plupart de ces passages présentent des difficultés insurmontables à l’herméneutique la plus habile, réduite à des interprétations arbitraires et violentes.
Ce dogme a été reconnu biblique et par la masse des croyants qui ont fait des Écritures leur lumière et leur règle, et par cette classe d’érudits qui, restant étrangers au Christianisme, le sont par cela même à toute prévention, et par les théologiens les moins disposés à l’introduire ou à le laisser dans leur credo, toutes les fois que leur théorie de la Révélation les a soustraits à la nécessité de l’admettre s’ils le reconnaissaient dans les écrits apostoliques (ancien et nouveau rationalisme).
Je le demande encore, lequel des dogmes chrétiens est mieux documenté que celui-là ?
Or, pour le disciple de la Bible, la présence bien constatée de la doctrine de l’expiation dans le Nouveau Testament est la pleine démonstration de sa vérité. Elle fait partie du témoignage de Dieu (1 Jean 5.9), de l’Évangile de Dieu touchant son Fils (Romains 1.1-3) ; et nous inclinons notre esprit et notre cœur devant le témoignage divin.
IV. — Du reste, pour bien des gens, nous avons pris une peine inutile en établissant si longuement que cette doctrine est donnée par les Livres saints ; ils accordent qu’elle s’y trouve en effet et qu’elle y tient même une large place. Mais ils ne la rejettent pas moins, sans mettre en question l’autorité des Écritures. Ils y voient une accommodation ou une condescendance à l’esprit de l’époque, qu’il fallait ménager pour l’attirer ; de sorte que, quoique partout répandue dans la parole apostolique, cette forme de doctrine n’appartient pas à la vérité évangélique ; elle n’est qu’un symbole qui, après avoir abrité et reflété le vrai, le saint, le divin dans les temps où il ne pouvait qu’être entrevu à travers des ombres, doit tomber devant le développement graduel de l’idée et de la conscience chrétiennes. Il existe ainsi deux faces de la rédemption : l’une extérieure et populaire qui lie le salut à la mort de Christ, représentée comme un sacrifice propitiatoire, et qui n’est qu’une concession à des sentiments ou à des préjugés religieux alors universels ; l’autre plus intime, plus profonde, qui le lie au renouvellement de l’âme et de la vie par la foi, et qui, étant la seule vraie au fond, doit rester seule à la fin. Sans rejeter ni brusquer le symbole, aussi longtemps qu’il demeure nécessaire ou utile à certains esprits, il faut, dit-on, savoir le distinguer de la réalité et ne plus le prendre pour elle. C’est là maintenant l’œuvre principale de la théologie, ou de la raison et de la conscience, éclairées par l’Évangile lui-même.
Le principe d’accommodation survit à l’ancien rationalisme qui en a tant usé et abusé, et avec lequel on l’avait cru trépassé. Çà et là on le relève comme dernière ressource contre les données scripturaires rebelles à tous les autres expédients. Il est tout simple qu’on l’emploie pour arracher de la rédemption le caractère expiatoire, si antipathique aux idées actuelles. Ce principe, nous l’avons déjà rencontré et discuté en divers endroits ; nous le rencontrerons encore. Examinons rapidement ce qu’il vaut ici.
On suppose en fait deux christianismes. On suppose une vérité en quelque sorte mythologique pour les simples, et une vérité plus haute et plus pure, une vérité plus vraie, pour les esprits cultivés. On suppose une doctrine du salut pour le vulgaire, et une autre pour les intelligences qui savent pénétrer par delà la lettre et l’écorce ; ici la foi, là la science ; à ceux-ci l’apparence, la figure, à ceux-là la réalité. C’est comme un retour au point de vue gnostique.
Il ne s’agit pas, quoi qu’on en dise, d’une simple diversité de forme qu’on peut maintenir ou écarter en laissant le fond toujours semblable à lui-même. Il s’agit de deux dogmes très différents qui atteignent jusqu’au cœur du christianisme théorique et pratique. Selon qu’on s’attache à l’un ou à l’autre, tout change et dans la direction théologique et dans la direction religieuse, et dans la notion de l’œuvre rédemptrice et dans le moyen par lequel on y participe. Ce sont en réalité deux Évangiles, parce que ce sont deux conceptions opposées de la doctrine centrale de la rédemption et de la justification, fondement de la dispensation de grâce.
Cette conception, dite rationnelle ou spirituelle, qui résout le sacrifice propitiatoire en un sacrifice moral, et qui a besoin, pour aboutir, de se placer d’une ou d’autre manière sous le patronage du principe d’accommodation, obligée de raviver ce vieux cheval de bataille que l’ancien rationalisme avait mené si vite et si fort qu’il semblait mort sous l’éperon ; cette conception que chacun travaille et façonne à son gré, qu’est-elle, sous toutes ses formes, qu’une assertion gratuite, et une assertion fort peu vraisemblable en elle-même, car elle est en désaccord manifeste avec l’esprit de la nouvelle Alliance ? L’Évangile a été annoncé aux pauvres (Matthieu 11.5). Ses promesses sont pour les humbles et les petits (v. 25 : Je te loue, ô Père, etc.) : fait principe, fort peu en harmonie, on en conviendra, avec ces hypothèses d’un christianisme exotérique, apanage des masses et d’un christianisme ésotérique, privilège de la science.
De plus, on accordera sans doute que les hommes inspirés ou, si l’on veut, les témoins de Christ, les dépositaires de sa pensée, les continuateurs de son œuvre, connurent cette vérité qu’on représente comme le fond essentiel et éternel de l’Évangile, qu’ils ont su la séparer des images ou des enveloppes dont elle avait su se revêtir pendant un temps. S’ils ne l’ont pas fait, avec des lumières et des prérogatives si hautes, qui pourrait se flatter de le faire après eux et sans eux ? Quel critère pour l’accomplir, quel droit de le tenter ? Cependant rien ne révèle dans leurs écrits cette vue supérieure qui aurait dû, ce semble, s’y poser ou s’y trahir de quelque façon. Ils s’en tiennent à la doctrine commune, à ce qu’on nomme la lettre, la figure, l’accommodation. C’est le caractère général de leur enseignement aux églises, où rien ne fait soupçonner que la foi qu’ils prêchent ne fût pas leur foi. Dans leur correspondance intime avec des hommes participants des dons extraordinaires du Saint-Esprit, capables conséquemment de recevoir la vérité sans alliage, de contempler la réalité sans voile, ils leur parlent comme à tout le monde. Saint Paul dit à Timothée : Il y a un seul Médiateur qui s’est donné lui même en rançon pour tous (1 Timothée 2.6). Il dit à Tite : Jésus-Christ s’est donné lui-même pour nous, afin de nous racheter de l’iniquité (Tite 2.14). Ne serait-il pas inconcevable que le grand apôtre et les deux grands évangélistes auxquels il écrit se fussent arrêtés à l’écorce de l’idée chrétienne ?
Bien plus encore, quand Jésus-Christ touche à ce point dans ses entretiens particuliers avec ses disciples, il en parle dans les mêmes termes, il le présente sous les mêmes formes, sans distinguer entre l’idée et son vêlement temporaire, entre la réalité et la figure ; il expose le christianisme vulgaire. Il est seul avec eux quand il leur dit (Matthieu 20.17-28) : v. 28, Le Fils de l’homme est venu… donner sa vie en rançon pour plusieurs. Il est seul avec eux lorsqu’il leur dit en instituant la Cène : Ceci est mon sang, le sang de la nouvelle Alliance répandu pour la rémission des péchés. Tandis qu’au dehors du cercle apostolique, lorsqu’il s’adresse au peuple, c’est la voie de la repentance, de la sanctification, qu’il ouvre dans sa plénitude. Il aurait donc gardé, chose étrange, le symbole, le mythe pour ceux de dedans, et donné à ceux de dehors la pure doctrine, offrant aux forts le lait de la parole, aux faibles la nourriture solide, contre toutes les règles et contre les principes de l’hypothèse elle-même. Ce qu’elle suppose est justement l’inverse de l’ordre d’enseignement suivi par le Seigneur et par les apôtres.
Que si l’on dit que la distinction, l’épuration ne devait pas être faite alors, nous demanderons, encore une fois, d’après quel critère, à quel titre, de quel droit on la fait aujourd’hui ? Si elle n’est pas faite dans le Nouveau Testament, il est clair qu’elle n’y est pas ; et si on l’y trouve, c’est qu’on l’y met.
L’hypothèse pèche d’ailleurs par la base même qu’elle se donne. Cette prétendue accommodation, dont elle fait l’attrait temporaire de la foi, est précisément ce qui soulevait contre le Christianisme de vives et fortes répugnances. La prédication de la Croix, en particulier, était un scandale pour les Juifs et une folie pour les Grecs. Singulière accommodation qui aurait été à l’encontre de son but ! Evidemment rien ne légitime, rien n’autorise dans les faits l’opinion que nous avons dû discuter ; tout, au contraire, la repousse ; elle n’en vient pas, elle y passe et s’y impose du dehors !
Dans ces systèmes, qu’on voit sans cesse s’écrouler et se relever en changeant de forme, la dogmatique ne naît pas de l’exégèse, c’est l’exégèse qui naît de la dogmatique. On décide d’avance, sur le verdict de telle ou telle philosophie religieuse, que la doctrine de l’expiation est inadmissible pour la raison et pour la conscience ; on la déclare a priori incroyable, injuste, impossible ; et l’on s’arrange après cela pour l’arracher des Écritures par un procédé ou par l’autre, car il faut bien l’en faire disparaître afin de pouvoir la rejeter, en tenant à quelque degré les Écritures comme norme de la foi ; et l’on varie, selon les temps, les hypothèses explicatives de même que les expédients critiques.
On nous demandera peut-être si nous nions absolument qu’il y ait de la figure et, par cela même, une certaine accommodation dans cette partie de l’enseignement sacré. — Nous répondrons sans hésiter qu’il y en a. Il en existe dans la doctrine de la rédemption comme dans toutes (théodicée, eschatologie, etc). Il ne pouvait pas ne pas y en avoir. Nous ne saurions, suivant une remarque qui reviendrait partout, exprimer les choses du monde invisible qu’en empruntant à notre monde des analogies et des symboles. Mais c’est une accommodation purement formelle, qui revêt les faits divins d’images et de locutions humaines pour les mettre à notre portée. Ce n’est pas cette accommodation matérielle qu’on suppose, et qui sanctionnerait l’erreur, la superstition pour en faire l’appât de la vérité, son passeport ou son passe-droit. Il en est de la sacrificature de Jésus-Christ comme de sa royauté, qui n’est pas de ce monde, et qui est pourtant décrite avec la terminologie consacrée aux royautés terrestres. Il n’y a pas identité entre les rites expiatoires et la Passion du Seigneur, les uns n’étant que la représentation de l’autre, que son ombre, selon l’expression de saint Paul. Mais pour peu qu’on tienne compte de la doctrine et de la langue des Écritures, il reste que le sacrifice est de toutes les choses d’ici-bas celle qui répond le mieux à ce qu’a été pour le monde la mort de Jésus-Christ. La mort de Jésus-Christ a réalisé ce que préfigurait le sacrifies en vertu d’une institution divine. Les déclarations ou, si l’on veut, les images scripturaires ne sauraient être illusoires et vides. A moins de les mettre arbitrairement et totalement de côté, elles montrent l’ordre providentiel du salut s’appuyant sur le Calvaire. Dispensation surnaturelle, — ne nous lassons pas de le redire, — dont les raisons et les fins nous passent à mille égards, mais que nous n’avons pas le droit de jeter à l’écart à cause du mystère qui l’environne.
La doctrine de l’expiation règne dans les épîtres de saint Pierre et de saint Jean comme dans celles de saint Paul ; elle se fait jour dans la parole de Jésus-Christ et déjà dans la prophétie ; elle se montre au centre de la foi générale dans l’Église primitive de même que dans l’Église postérieure. Quelque symbolisme qu’on y suppose, il faut bien y reconnaître un fait réel et un fait de la plus haute importance, puisqu’il fonde le salut (Matthieu 26.28 ; Romains 3.23-24).
V.— Il fallait que le Christ souffrit. — Nous avons la rédemption par son sang, savoir la rémission des péchés ; — Il est l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. Voilà le fait qu’annoncent les prophètes, que proclament les apôtres, qu’adorent les anges, que l’Église a constamment placé au cœur de ses croyances. Quant aux théories théologiques qui ont prétendu en donner la définition ou l’explication, depuis celles des premiers temps jusqu’à celles de nos jours, nous ne prenons la responsabilité d’aucune. Toutes vont au-delà du fait biblique ou restent en-deçà. Que la science cherche à se rendre compte de ce fait sur lequel porte le système chrétien, permis à elle ; la foi n’a besoin que de le constater et de le contempler. Pourquoi a-t-il fallu une telle dispensation ? Comment en est-il sorti le salut du monde ? A quel titre, pour quel motif les grâces et les espérances évangéliques y sont-elles ainsi suspendues ? Je ne sais ou je ne puis qu’entrevoir, parce que le Livre des révélations ne me le dit pas. Mais ce que je sais, ce que je puis, ce que je dois croire avec une pleine assurance d’esprit et de cœur, parce que le Livre divin l’atteste de la manière la plus formelle, c’est que Celui qui n’avait point connu le péché a été traité à cause de nous comme un pécheur, afin que nous devinssions justes devant Dieu par lui, c’est qu’il est notre propitiation.
Que Jésus-Christ nous sauve aussi par sa parole, par sa vie, par son Esprit, par son union avec nous, par sa résurrection, son ascension, son intercession, son règne médiatorial ; que le racheté meure et renaisse spirituellement en lui ; que sans cela il n’y ait point de salut, c’est certain. Mais le mystère de la Croix n’en demeure pas moins dans le mystère de piété ; et toutes les interprétations qui l’annihilent ou le volatilisent pour se concilier le monde et la science, font violence au texte sacré et passent à un autre Évangile.
Au fait, ce n’est pas l’insuffisance des attestations scripturaires qui soulève les doutes et motive les négations ; ce sont les préoccupations systématiques, les préventions intellectuelles ou morales qui se refusent à l’évidence, se figurant enlever le scandale de l’Évangile en rationalisant la folie de la Croix ; c’est, au fond, un défaut de foi et de soumission à la Parole de Dieu. Le dogme de l’expiation présente, de prime abord, quelque chose d’étrange ; ses rapports avec les rites des anciens cultes lui nuisent peut-être dans l’opinion autant qu’ils le servent, et, avant d’avoir appris à s’incliner devant les voies divines, on est toujours prêt à en dire comme les Capernaïtes : Cette parole est dure, qui peut l’ouïr ? Ce dogme a toujours scandalisé la sagesse du siècle ; il la scandalisera toujours. L’esprit de notre temps met tout en œuvre pour y échapper, alors même qu’il ne met point en cause la rédemption. On comprend mieux la vertu céleste que Jésus-Christ a communiquée à l’humanité en s’unissant à elle ; et l’on s’efforce d’y tout ramener. Au lieu de prendre intégralement le témoignage scripturaire, on en efface ceci, on y ajoute cela, on en recouvre une partie par une autre, selon les exigences du principe ou du système qu’on s’est formé. Les hypothèses les plus hasardées sont admises, dès que, sous le patronage de quelqu’une des idées du jour, elles paraissent ôter au dogme le caractère qui blesse et qu’on veut faire disparaître à tout prix.
Mais c’est entrer dans une voie pleine d’illusions et de périls. Dieu seul est juge des garanties qu’exige la justice dans l’exercice de la miséricorde, et l’ordre moral dans le pardon des pécheurs. Savez-vous si vos interprétations arbitraires, en élaguant de la Parole Sainte ce qui vous répugne, n’enlèvent pas à la Rédemption ce qui la constitue et la fonde ? Qu’est-ce qui vous répond que vous n’altérez pas le moyen de salut en croyant le simplifier, que vous n’obstruez pas le nouveau chemin du Ciel en vous figurant l’aplanir ? Avez-vous réfléchi au jugement de saint Paul contre les judaïsants, qui mêlaient la justification légale à la justification évangélique, ajoutant au lieu de retrancher comme vous faites ? Il leur déclare qu’ils passent à un autre christianisme, que Christ ne leur sert de rien, qu’ils sont déchus de la grâce. Joignez à cela son anathème contre quiconque changerait quelque chose à son Évangile. Relisez 1 Corinthiens 15.2-3 où il dit que cet Évangile annonce, avant toutes choses, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Saint Jean aurait certainement dit aussi à ce sujet : Si quelqu’un vient â vous et n’apporte pas cette doctrine, ne le recevez point (2 Jean 1.10). ainsi que le prouve son accusation d’anti-christianisme contre ceux qui révoquaient en doute que Jésus Christ soit venu en chair (1 Jean 1.4) ; accusation en apparence excessive, qui ne s’explique et ne se légitime que lorsqu’on a compris que le Docétisme implique la négation de l’expiation. Ces redoutables avertissements laissent entrevoir — ce que l’histoire de la dogmatique a d’ailleurs démontré de tant de manières — que la moindre déviation, le moindre écart sur ce point peut pervertir le système chrétien tout entier. A la Sotériologie, se rapporte et se termine le divin de l’Évangile. Que pouvons-nous en savoir que par la Révélation ? Craignons de rendre inutile le dessein de Dieu à notre égard, en substituant au témoignage de son Esprit et de sa Parole les conceptions de notre esprit propre. Tout ne nous dit-il pas que ses voies ne sont pas nos voies ? Quand la science en acquiert de plus en plus la conviction, à mesure qu’elle pénètre les mystères de la Nature et de la Providence, l’oublierions-nous en présence du mystère de la grâce : Dieu en Christ réconciliant le monde avec soi ?
Et si nous admettons, sur les attestations de l’Écriture, cette ineffable dispensation que le Ciel lui-même ne peut sonder, y croyons-nous véritablement ? Est-elle pour nous une sainte réalité qui engage notre âme et notre vie, ou seulement une opinion, une pure notion spéculative ? Notre foi est-elle de la foi au sens évangélique du mot ? Le grand dogme chrétien veut se soumettre notre conscience, non moins et plus encore que notre intelligence. Ouvrons-lui notre cœur comme notre esprit, car c’est à notre âme entière qu’il s’adresse pour opérer sa délivrance spirituelle. Il est, tout ensemble, moyen de justification et principe de régénération ; et il produit ces deux effets à la fois ou il n’en produit aucun. Christ ne se donne qu’à qui se donne. Si nous devons maintenir la doctrine scripturaire contre les tendances qui, enlevant la Croix de la place qu’elle occupe dans le Nouveau Testament, annihilant ou à peu près l’œuvre de Christ pour nous, portent une grave atteinte à l’ordre divin du salut ; unissons-nous à elles en tant qu’elles relèvent l’œuvre de Christ en nous et s’attaquent à ce formalisme de la lettre qui, prenant une croyance morte pour la croyance évangélique, une profession de foi pour la foi, changerait la vérité sainte en un oreiller de sécurité : déplorable illusion, qu’évoque incessamment le cœur naturel et contre laquelle on ne saurait trop veiller ! Mais qu’on ne s’y trompe pas, aucun système n’en met à l’abri. Il ne suffit pas de stigmatiser ce qu’on nomme aujourd’hui l’intellectualisme, il faut inspirer ce don de soi-même qui est le premier pas vers Christ ou en Christ. Et il naît de la doctrine commune mieux que de celles que la sagesse du siècle essaye d’y substituer. Rien n’est propre à produire le sacrifice moral exigé de l’homme, comme le sacrifice propitiatoire accompli par le Sauveur, ainsi que le montre la nature des choses et l’expérience des âges. C’est, il est vrai, une dispensation qui confond la pensée, tant elle la dépasse et l’étonne. Mais que ne peut-elle pas chez ceux qui, la croyant pleinement, la contemplent religieusement et constamment ? N’est-il pas visible que ces théories théologiques qui la transforment, se figurant sauvegarder par là la vie de la foi, font une œuvre trompeuse ? En enlevant à l’Évangile un de ses aspects les plus saillants, elles lui enlèvent un de ses plus puissants ressorts, en lui ôtant son scandale elles lui ôtent sa prise et sa force. Elles le rationalisent, je le veux, et le siècle applaudit ; mais elles l’atrophient dans la même proportion ; et il ne répand que faiblement cette vertu d’En haut d’où dépend le renouvellement spirituel.
Heureuses nos Églises quand, humbles disciples de l’Écriture, leurs pasteurs diront avec le grand apôtre : Je n’ai voulu savoir parmi vous que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié !