Ce serait une grande erreur de croire qu’un catalogue complet de toutes les vertus de Jésus pourrait rendre justice à son caractère. Il ne nous offre pas seulement l’ensemble de toutes les vertus qui le distinguent en propre de tous les autres hommes, mais encore leur proportion et leur harmonie parfaite. Ce trait achève le sublime tableau de sainteté et de grâce qu’il présente à notre admiration. Aussi a-t-il frappé avec une puissance particulière tous les hommes éminents qui ont écrit sur ce sujet16.
16 – Voy. Ullmann, Anamartésie de Jésus, p. 67. — J.-P. Lange, Vie de Jésus, vol. 1er, p. 27-34. — Ebrard, Dogmatique, vol. 2e, p. 33, 24. — Hase de même, dans sa Vie de Jésus, p. 63, place la beauté idéale du caractère de Christ dans le bel équilibre de toutes les forces, et dans l’amour accompli de Dieu, mis au jour dans l’humanité la plus pure, — L’évêque D. Wilson remarque, dans ses Evidences of christianity, vol. 2, p. 116, « qu’en Christ les grâces, les beautés de caractère les plus opposées et les plus contradictoires en apparence, à nos yeux, étaient dans une proportion parfaite. — W. E. Channing, unitaire, dit aussi, dans son remarquable discours sur le « caractère du Christ » : « Cette union de l’esprit d’humilité, dans sa forme la plus profonde et la plus délicate, avec la conscience d’une gloire incomparable et divine, est la marque distinctive la plus merveilleuse de ce merveilleux caractère. — M. Guizot, dans ses Méditations sur l’essence de la religion chrétienne, 1864, p. 274, écrit : « Rien ne me frappe plus, dans les Evangiles, que ce double caractère de sévérité et d’amour, de pureté austère et de sympathie tendre, qui apparaît et règne constamment dans les actes et dans les paroles de Jésus-Christ, en tout ce qui touche aux rapports de Dieu avec les hommes. » — J’ajoute encore un témoignage que j’emprunte à l’excellent livre apologétique du Dr Chr.-E. Luthardt, Leipzig, 1864, intitulé Discours apologétiques sur les vérités fondamentales du christianisme, p. 204, où l’on lit : « L’image de la vie de Jésus est empreinte de l’harmonie la plus sublime et la plus pure, qui est à la fois celle de sa vie naturelle et celle de sa vie morale. Chez tous les hommes, la vie intime est troublée par une disharmonie profonde ! Les deux pôles de la vie spirituelle, la connaissance, la connaissance et le sentiment, la tête et le cœur, les deux puissances de la vie morale, la pensée et la volonté, chez qui les trouvera-t-on d’accord, au contraire, l’harmonie la plus complète régna dans sa vie spirituelle ; son for intérieur est la paix même. Il nous est impossible de nous représenter en lui une faculté prédominante et les autres plus ou moins éclipsées ; nous ne pouvons que nous figurer, entre ces dispositions intérieures, une proportion parfaite qui se reflète aussi dans la réalité et dans l’ensemble de sa vie spirituelle et morale. C’est une vie humaine parfaitement harmonique ; il est tout amour, tout cœur, tout sentiment ; et il est tout autant esprit, clarté, élévation d’intelligence. Le sentiment et la pensée sont en lui inséparables. Dans l’un comme dans l’autre règne la plus, grande vivacité des sentiments et des émotions, des résolutions ; et des pensées ; et cependant cette vivacité ne dégénère jamais en une surexcitation passionnée ; tout, en lui et dans sa vie, est grandeur tranquille, douce simplicité, sublime harmonie. »
Le Christ fut affranchi de toutes ces étroitesses qui font la faiblesse et la force des grands hommes. Il ne fut pas l’homme d’une idée ou d’une vertu dominante ; chez lui les forces morales étaient si bien tempérées et modérées les unes par les autres, qu’aucune ne s’élevait outre mesure, qu’aucune n’était poussée à l’excès, ni affaiblie, par le défaut des autres. La grandeur de l’une limitait la grandeur de l’autre, et la préservait ainsi d’exagération. Son caractère ne perdit jamais la mesure et l’équilibre, et n’eut jamais besoin d’être modifié ou ramené à l’harmonie. Il était entièrement sain, toujours le même, du commencement à la fin. Il n’est pas aisé de parler en termes convenables d’un tempérament en Christ. Il n’était ni sanguin connue Pierre, ni irascible comme Paul, ni mélancolique comme Jean, ni dogmatique, comme on a nommé Jacques quelquefois, mais sans raison ; il réunissait en lui la vivacité du sanguin sans sa légèreté, la force du colérique sans sa violence, le sérieux du mélancolique sans son âpreté, et le calme, enfin, du flegmatique sans sa nonchalance. Il était également éloigné des exagérations des légalistes, des piétistes, des ascètes et des enthousiastes. Strictement soumis à la loi, il se mouvait cependant, au sein de la liberté ; quoique plein de zèle, il était sans cesse calme et maître de lui-même ; malgré son élévation constante et absolue au-dessus des choses, de ce monde, il conversait librement avec tout le monde, sans distinction de rang, d’âge ou de sexe ; il mangeait avec les péagers et les pécheurs, prenait part à une fête nuptiale, versait des larmes à un tombeau, jouissait des splendeurs de la nature, admirait la beauté des lis, et faisait de toutes les occupations champêtres les images transparentes des plus sublimes vérités du royaume céleste. Sa vertu était saine, virile, forte, et cependant cordiale, sociable, vraiment humaine, jamais sombre et repoussante, toujours en pleine sympathie avec les joies et les plaisirs innocents. Lui, le plus pur et le plus saint des hommes, il ne dédaignait pas de venir en aide à l’hôte embarrassé des noces de Cana, et il faisait recevoir l’enfant prodigue dans la maison paternelle, avec un veau gras tué au milieu des danses et de la musique, s’attirant, de la part de ses adversaires ce reproche railleur : « C’est un mangeur et un buveur. »
Son zèle ne dégénéra jamais en passion, ni sa constance en opiniâtreté, ni sa bienfaisance en faiblesse, ni sa tendresse en sentimentalité. Son esprit, affranchi du monde, ne savait pas ce que c’est que l’indifférence et la misanthropie, ni sa dignité ce qu’on appelle orgueil et prétention, ni sa condescendance ce qu’on flétrit du nom de confiance déplacée. Son abnégation n’avait rien de morose, et sa modération rien des mortifications monacales. Il unissait l’innocence de l’enfant à la dignité de l’homme, un zèle dévorant pour Dieu à une sympathie infatigable pour le bonheur de ses frères, un amour tendre pour le pécheur à une impitoyable sévérité pour le péché, une dignité imposante à la plus attrayante humilité et à l’absence de toute prétention, un courage intrépide à une sage prudence, et une fermeté sans faiblesse à une exquise douceur.
C’est à bon droit qu’on a comparé sa force à celle du lion, et sa douceur à celle de l’agneau. Il possédait également la prudence du serpent et la simplicité de la colombe. Il levait le glaive contre le mal sous toutes ses formes, et il apportait la paix que le monde ne peut donner. Il était le plus actif et cependant le moins bruyant, le plus radical et cependant le plus conservateur, le plus tranquille et le plus patient de tous les réformateurs. Il vint accomplir chaque lettre de la loi, et cependant il refit tout à neuf. La même main qui chassait du temple les profanes vendeurs bénissait les petits enfants, guérissait les lépreux, et soutenait le disciple qui enfonçait dans les flots. La même oreille qui entendait la voix de la bienveillance céleste était ouverte aux cris de la femme en travail d’enfantement. La même bouche qui criait aux hypocrites le terrible « malheur à vous, » et qui condamnait la convoitise impure et la simple pensée aussi bien que le crime manifeste, félicitait les pauvres en esprit, accordait à la femme adultère le pardon de ses péchés, et priait pour ses meurtriers. Les mêmes yeux qui contemplaient les mystères de Dieu, et qui pénétraient dans le cœur des hommes, versaient des larmes de compassion sur l’ingrate Jérusalem, et des pleurs de joie au tombeau de Lazare.
Ce sont là, sans doute, des traits de caractère opposés ; mais ils ne renferment pas plus de contradictions que les diverses révélations de la puissance et de la bonté divine, qui éclatent dans l’orage et dans les splendeurs du soleil, dans les Alpes élevées jusqu’aux cieux et dans les fleurs de la vallée, dans l’Océan sans limites et dans la goutte de rosée du matin ; séparés dans l’homme imparfait, ils sont réunis en Christ, le modèle universel de tous les enfants d’Adam.