C’est cette doctrine qui donna lieu à la querelle connue sous le nom de synergisme. Le libre arbitre était devenu pour Mélanchthon la faculté de se préparer à la grâce ; dans la conversion, il admettait à côté de la Parole et du Saint-Esprit une certaine action de notre volonté. Cette action semblait compromettre la grâce : voilà pourquoi Mélanchthon fut accusé de retomber dans le catholicisme. Cependant ce ne fut pas lui qui eut à subir les premières attaques. C’était un étranger qui, en publiant les Loci dans leur toute première forme, avait fait connaître Mélanchthon comme le défenseur de la foi protestante ; c’était un étranger aussi qui, en reproduisant les opinions de ce réformateur, le fit condamner plus tard comme hérétique. Cet étranger fut Pfeffinger ; en 1555, il publie un ouvrage de libero arbitrio dans lequel, d’après le texte de l’Intérim de Leipzig, il reproduit à ce sujet les opinions de Mélanchthon. Les attaques ne se firent pas attendre longtemps. Amsdorf le premier s’éleva contre Pfeffinger, il l’accuse de pélagianisme. Mélanchthon, il est vrai, avait cela de commun avec les Pélagiens, qu’il repoussait toute idée d’une grâce agissant sur la volonté de l’homme en la déterminant ou en lui faisant violence ; mais il était bien loin de dire comme eux que le libre arbitre, quand il est sérieux, peut éviter tous les péchés. Il y avait entre les Pélagiens et Mélanchthon une très grande différence. N’importe, Amsdorf trouva un aide en Flaccius, professeur à Iéna depuis 1557. On sait que cette Université fut fondée dans le but de défendre la théologie luthérienne, qui semblait perdre du terrain à Wittenberg. Flaccius y avait été appelé grâce à son pur luthéranisme ; il devait donc se montrer à la hauteur de sa tâche et justifier la grande confiance qu’on lui avait témoignée. L’occasion était unique ; Flaccius sut en profiter. Au lieu de s’attaquer à Pfeffinger, personnage trop peu connu, il s’adresse directement à Mélanchthon et aux Universités de Wittemberg et de Leipzig.
Mais hélas ! il eut des déceptions. Un de ses collègues de Iéna, Victorin Strigel, était lui-même entaché de synergisme, il avait refusé de signer le Confutations-buch dirigé contre les hérésies de Mélanchthon. Strigel fut enfermé au château de Grimmenstein près de Gotha ; au mois d’août 1560 il eut avec Flaccius une disputation à Weimar, mais les résultats furent nuls. Les deux partis conservèrent leurs opinions. Flaccius ne se décourage pas encore : aidé par Simon Musæus, Wigand, Matthias Judex, il s’élève avec plus de force encore contre les faux docteurs, excite contre eux la cour, s’attaque à la cour même et lui démontre qu’elle n’a pas le droit de défendre aux prédicateurs « l’inquisition espagnole. » C’était du zèle irréfléchi ; aussi ses espérances furent-elles vaines. La cour lui devint hostile, elle l’abandonna, lui et son parti. Musæus eut la bonne idée de partir de son propre gré ; Judex fut destitué en 1562 ; Wigand et Flaccius également. A leurs places furent nommés Selnekker, Freyhub Salmuth, tous disciples de Mélanchthon. La lutte cesse mais pour un peu de temps seulement. En 1567, Jean-Guillaume monte sur le trône ; c’était un zélé luthérien, il le montra sans tarder et chassa Selnekker et ses collègues pour les remplacer par les disciples de Flaccius, Wigand, Cœlestin et Kirchner. La lutte entre Wittenberg et Iéna se renouvela, mais elle se confondit bientôt avec les querelles sur la Sainte-Cène.
A cette époque, les discussions semblaient être à l’ordre du jour. D’un côté, Agricole polémise contre la loi ; de l’autre, George Major (1551) cherche à prouver contre Amsdorf et Flaccius que les œuvres sont nécessaires pour le salut ; ici s’élève Andréas Osiander (1549) et jette le trouble dans l’Église en rejetant l’imputation du salut par Christ, l’actus forensis ; là renaissent (1552-1574) les querelles crypto-calvinistes ; en un mot, à droite se trouvent Flaccius, Amsdorf, Gallus, Wigand et Heshusius, avec Iéna ; à gauche Mélanchthon avec Wittenberg et Leipzig. La tendance des premiers me semble avoir trouvé son vrai représentant dans la personne d’Andréas Musculus (1587). C’est lui, en effet, qui eut le premier l’idée de soutenir que la Confession d’Augsbourg n’est pas l’œuvre de Mélanchthon, mais essentiellement celle de Luther ; c’est lui aussi qui, pour se défendre contre toute hérésie (Calvin, Mélanchthon ?), joint à la méditation journalière de la Parole de Dieu, la lecture assidue des écrits de Luthers. La désunion régnait partout, il fallait rétablir la concorde, comment ? Par une formule, répondit-on. Jacob Andreæ devait la rédiger. Chemnitz et Chytraeus l’assistèrent. Plusieurs essais furent publiés. La schwäbich-sächsische Concordie fut remplacée par la Formule de Maulbronn (1576). Au livre de Torgau succéda celui de Berg, et à l’aide de tous ces documents réunis on réussit à trouver l’introuvable savoir, la Formule de concorde (terminée mai 1579, publiée 25 juin 1588). Elle devait rejeter les erreurs semées dans l’Église par Mélanchthon, elle le fit. Le repudiamus et damnamus fut prononcé contre lui. Après les Manichéens et les Pélagiens et entre les Semipélagiens et les Enthousiastes se trouve placé l’auteur de la Confession d’Augsbourg, de l’Apologie, des articles de Smalcalden. Belle récompense pour tous ses services ! Ce que Luther seul a dit, voilà maintenant ce qu’il s’agit d’admettre recte et dextere. La doctrine de Mélanchthon, le libre arbitre fut donc regardée comme une hérésie. Pour ce qui concerne la question de la prédestination, les auteurs de la Formule de concorde la confondent avec l’élection, or l’élection s’étend sur tous les hommes, vu que les promesses de l’Évangile sont universelles. Nous n’avons pas le droit de prétendre avec Heppe (Dogm., p. 134) qu’à partir de cette époque il se forma une nouvelle dogmatique, qui demandait, non pas nomenclatura scripturæ, mais nomenclatura formulæ concordiæ ; ni avec Gass, que le christianisme devint une somme de formules précises, nettes et catégoriques ; mais il nous sera cependant permis de nous demander ce que Luther aurait dit en voyant repoussé par l’Église l’auteur d’un ouvrage que lui-même regarde comme un livre sans pareil, digne non seulement de l’immortalité, mais même du canon ecclésiastique. Il est vrai que cet éloge s’adresse à la première édition des Loci ; il est vrai aussi que Conradus Cordatus foule la seconde aux pieds, tellement il en fut scandalisét. Mais Luther n’imita pas ce dernier, et ce qui le prouve, c’est que dans la préface du premier volume de ses Œuvres (5 mai 1545) il dit que parmi tous les ouvrages de théologie qui existent, les plus célèbres et les plus utiles pour les théologiens et les évêques sont ceux de Philippe Mélanchthonu.
s – Heppe’s Dogmat., t. I, p. 95, note.
t – Voir C. R, p. 251.
u – « Nunc exstant methodici libri quam plurimi inter quos Loci communes Philippi excellant, quibus theologus et episcopus pulchre et abunde formari potest, ut sit polens in sermone pietatis. » D’après Heppe, Dogm., p. 21.
Notons qu’il s’agit de la dernière édition. N’avons nous donc pas le droit de nous demander quelle aurait été la manière d’agir de Luther, et ne pouvons-nous pas, en terminant, poser cette question : Les adversaires de Mélanchthon furent-ils les imitateurs de Luther ou de Cordatus ?