Jérôme Savonarole, chevalier du Christ

IX
Le Christ roi de Florence

Savonarole et les jeunes. — Souffles nouveaux dans l’art et dans la poésie. — Le retour à la chaire du Dôme.

Savonarole et les jeunes.

Ayant retrouvé avec l’automne, on n’ose dire intactes, mais certes restaurées, des forces qu’il entendait mettre entièrement au service de Dieu, Savonarole résolut de porter désormais son effort vers des réformes qui toucheraient moins au domaine politique qu’au domaine moral.

Mais, de ce chef et bien contre son gré, on vit se rallumer à Florence un brandon de discorde. A l’affût de toute occasion de rentrer en maître dans la ville qui l’avait ignominieusement rejeté, Pierre de Médicis, appuyé par la Ligue, voulut préparer une expédition militaire. Écarter l’homme en qui s’incarnait l’esprit de résistance, tel était son dessein. Dans ce but, il intrigua de nouveau auprès du Vatican pour qu’on réduisît définitivement au silence le Prieur de Saint-Marc.

Rome usa cette fois d’une mesure administrative : elle rattacha proprio motu la communauté dominicaine de Florence au vicariat de Lombardie. On ne pouvait mieux s’y prendre pour saper à sa base l’autorité du chef.

Évitant, sur le conseil de ses médecins, une rébellion qui eût déchaîné le conflit, Savonarole se défendit avec modération et, fort de son intégrité morale, qui, même à ses ennemis, s’imposait fortement, il n’accepta qu’une limitation : celle du silence momentané, conforme du reste à la règle de son Ordre. Habile, quoique muette réplique, cet acquiescement donna à la Seigneurie le temps de déjouer les manœuvres du Médicis en mettant sa tête à prix, et au Frate celui de méditer, dans un calme auquel tout son être aspirait, sur le programme d’un ordre nouveau. Après les épurations du couvent et les réformes de l’État, il s’attaquerait au domaine que l’homme naturel défend avec le plus d’âpreté : celui de la vie privée.

On sait combien, dans le tourbillon de ses luttes intestines et dans la fièvre de sa libération politique, Florence s’était peu souciée de hausser son niveau moral.

Tout au contraire (un annaliste du temps, Jean Michel Bruto, et bien d’autres avec lui l’ont nettement démontré), elle était descendue à un tel étiage qu’on a peine à mesurer l’ampleur de cette chute. C’était d’ailleurs le cas pour l’Italie entière. L’historien moderne François-Tommy Perrens déclare avec non moins d’assurance : « L’impiété et l’obscénité dans les propos ou dans la conduite, l’indécence dans la tenue et dans le costume, l’amour effréné du jeu, la promiscuité dans les familles étaient les plaies saignantes qu’il s’agissait de guérir ». Elles faisaient dire à Savonarole apostrophant les Florentins : « Votre vie se passe toute au lit, dans les commérages, sur les promenades, dans les orgies et la débauche. Votre vie est une vie de porcs ! … »

Pour s’être affranchis des préceptes de l’Évangile réaffirmés par le moyen âge chrétien, les hommes de ce temps donnaient, une fois de Plus, la preuve que « toujours et partout, lorsqu’on brise la grande paire d’ailes qui soutient l’humanité, les mœurs s’abaissent et se dégradent… (Hippolyte Taine) »

D’une telle perversion, on ne saurait fournir exemple plus probant que les vices contre nature. Ils sévissaient de façon si générale que Savonarole avait dû réclamer du gouvernement les peines les plus sévères : le pilori à la première ou seconde infraction, le bûcher à toute récidive.

« Fais justice, ô Florence », s’écriera-t-il un peu plus tard, « de ce vice infâme. Le Tout-Puissant demande justice. Il faut agir et faire un exemple, s’emparer d’un coupable, l’exposer aux yeux de tous et dire : — Cet homme mérite la mort ! Autrement, c’est la désagrégation… (Sermon du 28 juillet.) »

Et ce qu’il exigeait à l’égard de la sodomie, Savonarole le réclamait avec non moins de vigueur à l’égard du blasphème : la mort par le feu. Mais il est juste de dire que le Prieur espérait s’en tenir à la seule menace. Par malheur, lorsqu’on veut restaurer l’ordre moral, la menace est insuffisante. Fra Girolamo, comprit que, pour créer une génération moins dépravée, il faudrait reprendre par la base toute l’éducation des jeunes. A ce titre, on peut le ranger parmi les grands pédagogues.

L’occasion se présenta lors du carnaval de 1496. Presque fatalement, les réjouissances de cet ordre tournaient aux saturnales. De tout temps, à Florence, magistrats et citoyens soucieux de la bonne tenue avaient essayé d’en réprimer la violence, pour ne pas dire l’ignominie. Mais en vain ! L’amour immodéré de la liberté, qui fut toujours de mode, tournait alors à la licence. Mascarades et jeux sur les places, au coin des rues feux de joie et danses échevelées, partout exigences indiscrètes à l’égard des passants, souvent même turpitudes et cruautés, tout était toléré, car, répétait-on, ne faut-il pas que jeunesse se passe ?

Divisés en compagnies, les adolescents, un bâton à la main, envahissaient rues ou venelles ; une femme riche n’obtenait la permission de passer qu’au prix d’un tribut payé à leur soif sous le nom de beveraggio. Et comme les fêtes de quartier suscitaient des rivalités, on voyait, après échanges de coups de trique ou jets de pierres, ces divertissements finir parfois dans le sang. L’ébriété et le dévergondage élisaient domicile dans la cité du Lys.

Chose admirable, là où dès longtemps les prières et les défenses de l’autorité étaient restées sans effet, la voix du Frate suffit d’emblée à débusquer d’aussi fâcheux usages. Il n’eut qu’à les désapprouver pour qu’immédiatement la jeunesse s’en retirât confuse.

« Un seul homme », remarque encore Perrens, « fit plus par la persuasion qu’en tant d’années tous les édits des magistrats. » Et, comme l’a également rappelé Villari, le mérite de Savonarole fut de montrer une fois encore qu’on ne détruit que ce que l’on remplace. N’était-ce point de sa part un vrai trait de génie que d’employer au service du bien toutes les forces jusqu’alors déchaînées contre lui ?

A l’exemple de Laurent le Magnifique, qui, païen de nature et de goûts, avait ressuscité les cortèges mythologiques, le Prieur résolut d’en créer qui s’inspirassent de l’esprit du Christianisme. Aux chansons licencieuses, on substitua, sur des airs populaires, des paroles exprimant la pureté, la beauté. A l’exubérance excessive, on opposa la discipline librement consentie.

Plusieurs semaines avant la période carnavalesque, Fra Girolamo, chargea le frère Dominique de recruter dans chaque quartier des escouades d’enfants que l’on engageait à choisir chacune son propre chef, jeune capitaine de qui la Seigneurie voudrait bien reconnaître l’autorité. Au coin des rues, devaient être élevés des autels dont ces jeunes cohortes se feraient les gardiennes. Là, sans importuner la foule, on solliciterait, comme jadis on le faisait pour des buts futiles ou coupables, sa générosité en faveur d’œuvres pies. Ainsi, des sébiles tendues remplaceraient les implorations trop péremptoires et leurs tintements métalliques succéderaient au bruit des cannes et des gourdins frappant impérieusement le sol… en attendant de frapper les récalcitrants ! Dès lors, plus n’est mention du « jeu déchaîné et bestial » dont parlait un auteur de ce temps.

Au dernier jour de carnaval, on vit défiler à travers la ville, précédé de tambours et de cornemuses, un cortège de plus de dix mille enfants entre six et seize ans, bon nombre sonnant de la trompette et agitant des oriflammes. Parti de la place de l’Annunziata, devant l’Hospice des Innocents où resplendissent les adorables bambini d’Andrea del la Robbia, il passa devant Saint-Marc, traversa le fleuve sur le Ponte Vecchio, revint à la place de la Seigneurie pour se déployer enfin autour du Dôme, tandis qu’au pied du Campanile et dans toutes les rues avoisinantes, une foule immense acclamait les participants et répondait généreusement à l’appel des collecteurs. Lorsqu’on a pu voir, comme ce fut notre cas, certain dimanche de juin, en ce même Dôme de Florence, un rassemblement de jeunesse formé de milliers d’adolescentes vêtues de blanc qui défilaient allégrement devant le cardinal-archevêque en brandissant, elles aussi, banderoles et fanions, on évoque sans peine la splendeur du spectacle ordonné par le Frate et l’on comprend les espoirs qu’il dut alors éveiller.

Que nul donc ne qualifie cet enthousiasme de mouvement factice : la cérémonie eut de nombreux lendemains. Savonarole, organisateur autant qu’homme peut l’être, fit appel à la légitime fierté de ses juvéniles adhérents. Il voulut les grouper en une sorte de corps de police volontaire qui, par serment, s’engagerait à observer diverses règles : s’habiller et se coiffer avec simplicité, fuir les mauvaises compagnies, les écoles de danse, les spectacles publics. Et, de plus, fréquenter assidûment l’église. Ne fallait-il pas réagir avec énergie contre les livres obscènes, contre les courses ou les combats violents, par dessus tout contre les mœurs équivoques de certains adolescents aux chevelures douteusement blondes ? Or, chose qui ne saurait surprendre ceux qui aiment et comprennent les jeunes, ce programme austère eut pour eux un très réel attrait.

Puis, leur embrigadement fut l’objet de mesures précises. Contrôlé par quatre conseillers, chaque capitaine élu par la troupe dirigeait une escouade, elle-même divisée en cinq sections : les Correttori, ces aumôniers préposés aux corrections fraternelles (si l’on peut nommer ainsi les punitions qu’ils administraient !) ; les Inquisitori, chargés de découvrir les abus ; les Limosinieri, quêteurs qui demandaient l’aumône pour les pauvres honteux ; les Lustratori, purificateurs ou nettoyeurs occupés à passer à la chaux les murailles et lieux souillés d’inscriptions ou de malpropretés ; enfin, les Pacieri ou pacificateurs, appelés à opérer des réconciliations. C’était là mettre à profit de façon ingénieuse l’initiative et le zèle des néophytes, quand bien même des excès pouvaient être commis, dans le bien comme dans le mal : l’équilibre et la pondération n’ont jamais été, on le sait, et ne peuvent être le fort des « moins de vingt ans ».

Appartenant pour la plupart aux classes dirigeantes, voire à la noblesse de la cité, les membres de cette jeune garde, fière de l’appui de la Seigneurie autant que de la confiance du Frate, prirent au sérieux leurs prérogatives. Ramener à la simplicité les femmes enduites de fards ou trop pompeusement ornées, disperser les joueurs de dés, poursuivre les blasphémateurs ou épurer les tavernes, tels furent leurs mots d’ordre. Aux joueurs, il enlevaient non seulement leurs dés mais aussi leur argent, afin de le donner aux pauvres. Aux femmes et aux jeunes filles, ils s’adressaient « avec égards et même (affirme le Père Burlamacchi, porté de bienveillance à leur endroit) avec une douceur et une amabilité qui arrachaient des larmes » : — « De la part de Jésus-Christ, roi de notre ville, et de la Vierge Marie, notre reine, nous te sommons, déclaraient-ils, de déposer toutes ces vanités ! … »

Souvent, ils se faisaient ouvrir les maisons pour en enlever cartes, parfums, masques et miroirs en lesquels ils ne voyaient qu’objets de perdition.

Les « garçons du Frate », comme on les appelait, rivalisèrent ainsi de zèle au point que, pour les préserver de réactions violentes, il fallut désigner un représentant de l’État. Parfois, dans leur fougue, certains en arrivaient-ils à porter atteinte à l’intimité des foyers. « Ce fut », croit pouvoir affirmer Perrens, « une véritable tyrannie, et la pire de toutes, car les tyrans n’avaient pas l’âge de raison. »

Le mot est plaisant ! On peut demander, en effet, si la tyrannie exercée par des adultes perd de ce fait son caractère odieux ? Mais surtout, il est injuste. Faut-il donc blâmer ces « garçons » de préférer aux jeux de leur âge le chant des hymnes et la ferveur pour la cause du Maître ? Une jeunesse éprise d’idéal peut dépasser la mesure, soit. Mais quelle force n’aura-t-elle pas quand au zèle elle ajoutera la sagesse, celle qu’on lui inculquera. Savonarole l’avait compris : aussi est-ce en une jeunesse éprise de Dieu qu’il plaçait ses plus chères espérances.

Souffles nouveaux dans l’art et dans la poésie.

Après les jeunes, dont dépend l’avenir, il fallait aussi gagner les penseurs et les artistes qui façonnent à leur gré l’âme et le cerveau des masses. C’est encore cela qu’en dépit de son austérité, et parce qu’il fut un esprit créateur, avait nettement saisi Savonarole.

Nul n’ignore combien brillante était alors la pléiade de peintres, de sculpteurs, d’architectes, d’écrivains dont les noms ont fait à Florence une couronne de gloire. L’essor prodigieux qu’un retour à l’antiquité devait donner à l’art du Quattrocento s’était manifesté par une floraison de chefs-d’œuvre. Il est vrai qu’on inclinait davantage du côté des grâces païennes que vers les vérités profondes de l’Évangile. A la cour des Médicis, où s’épanouirent de si nombreux talents, on voyait parfois l’humanisme tourner à l’idolâtrie.

Devant certaines œuvres de la statuaire ou de la peinture, la sensibilité délicate mais souvent exclusive de Fra Girolamo devait réagir avec quelque vigueur. Toutefois, ne serait-ce pas méconnaître l’art d’un siècle sans égal que de le croire uniquement inspiré des Grecs ou des Romains et par cela même dépourvu de mysticisme ? Plongeant ses racines dans un moyen âge encore proche, il demeurait profondément religieux, ainsi qu’en témoignent tant d’œuvres inoubliables d’un Filippo Lippi ou d’un Ghirlandajo. Comme l’a dit un bon juge, Salomon Reinach, qui d’ailleurs n’est point chrétien, la différence est grande entre l’Athènes d’un Périclès et Florence, l’Athènes du xve siècle, « c’est qu’entre Athènes et Florence, il y a le Christianisme, religion tout intérieure… »

Il était donc moins difficile qu’on ne pouvait le croire de ramener aux sources de la foi ceux qui, par leurs dons naturels, cherchaient loyalement à servir la beauté.

Sans doute fallait-il réagir contre de funestes habitudes, éviter qu’on ne prit pour modèles de la Vierge des créatures, belles sans doute mais de petite vertu, ou qu’on ne les habillât de riches ornements.

« Dans l’Église », s’exclamait avec véhémence le Prieur, « vous introduisez toutes les vanités ! Pensez-vous que Marie fût vêtue comme vous la représentez ? Elle était, je vous le dis, habillée comme une mendiante… »

Mais pour qu’on ne l’accusât point d’être un iconoclaste, il exposa plus d’une fois ses principes en matière d’esthétique : « En quoi consiste le beau ? Dans les couleurs ? Non. Dans les traits ? Non. La beauté est une qualité qui résulte de l’harmonie et de la correspondance de tous les membres et de toutes les parties du corps. D’où vient cette beauté ? Si vous cherchez bien, vous verrez qu’elle vient de l’âme… »

De plus, poète à ses heures, Savonarole a souventes fois dans ses canzoni, tantôt avec rudesse, tantôt avec élégance, donné libre cours à ses aspirations poétiques, si bien qu’on peut, à certains égards, lui appliquer le distique qu’il dédiait à Marie-Madeleine :

E tutio il suo cor arde
E nell’ amor di Dio non si raffrena

Et son cœur tout brûlant
Ne retient plus pour Dieu un amoureux élan…

Ce ne sont certes pas les premiers venus qu’attirait — que fascinait même — l’impressionnante personnalité du Frate. Andrea et Lucca della Robbia, incomparables céramistes et interprètes inégalés de l’enfance innocente, à son appel se firent Dominicains. De même, Baccio della Porta, l’un des plus brillants génies qu’ait produit l’école italienne. Un jour, à la suite d’un sermon du frère Jérôme sur les mauvais livres et les peintures licencieuses, il alla chercher ses études faites d’après le nu et sur la Piazza décida de les livrer aux flammes. Bientôt on le vit revêtir à Saint-Marc l’habit des frères prêcheurs, et c’est par son pinceau qu’il voulut glorifier Dieu dans la suite. On a de lui le meilleur portrait qui existe du Frère, et la mort de ce dernier l’affecta de façon si poignante que, quatre années durant, on le vit délaisser et palette et couleurs.

Botticelli, que certains ont baptisé le divin Sandro, ne fut pas insensible non plus à la voix du Prieur. Esthète volontiers sensuel que Laurent le Magnifique combla de ses faveurs, il s’était surpassé dans son Printemps célèbre, où s’exalte la maîtrise d’un art subtil et tendre. Tout à coup, on assista à un changement complet de sa manière de vivre qui stupéfia ses contemporains. On sait aujourd’hui qu’il venait de subir l’influence de son frère, Simone Filipepi, dont on retrouve le nom avec celui de trois cents autres Florentins en bas de la pétition qui devait être envoyée à Rome en faveur du moine menacé d’excommunication. Avec Della Porta, Lorenzo di Credi, la Cronaca, avec d’autres artistes encore, il se considérait comme l’un des plus fidèles interprètes de la pensée hiéronimienne et, bien longtemps après la disparition du Frate, il prit sa défense contre des adversaires tels que Doffo Spini. Comme l’a écrit un esthète italien, Carlo Gamba, « après sa conversion, une nervosité réprimée, une tristesse ardente et passionnée spiritualisèrent de plus en plus ses compositions, qui s’inspireront désormais de sujets religieux et morauxa… » Exclusivement tourné vers les réalités intérieures, ce furent des nativités, des crucifixions, voire des visions d’Apocalypse qu’il tira de l’Écriture. A qui pourrait lui reprocher d’avoir ainsi tari, étriqué ou mutilé son génie, rappelons simplement son adorable Vierge au Musée Ambrosien. Au service de Dieu jamais ne s’est appauvri le talent !

a – Carlo Gamba, Botticelli, traduction de Jean Chuzzeville.

Mais le plus grand de tous, ce Titan qu’est Michel-Ange donne l’exemple magistral de l’enrichissement d’un artiste au contact de l’Évangile. Au moment où Fra Girolamo s’imposait à Florence, Buonarotti avait, comme Bartolomeo, un peu plus de vingt ans. Or, qui dira ce que la force méditative et attristée qu’expriment ses plus belles œuvres — les Esclaves du Louvre ou l’Aurore au tombeau des Médicis — doivent à l’inspiration d’un Savonarole ? On assure que, dans sa vieillesse (il vécut quatre-vingt-huit ans), Michel-Ange lisait et relisait encore les sermons du Prieur. Mieux que cela, le contact avec l’orateur du Dôme eut sur son génie une influence indéniable : « Il en résulta pour son art », déclare un juge peu suspect de complaisance, « une vitalité héroïque : il se créa un monde à lui, un monde surhumain, plein de prophéties grandioses et, dans les convulsions pantelantes de son Jugement dernier, il fit pénétrer au Vatican les fulminations du Frate… (Roeder) »

Qu’après cela, Savonarole ayant gagné à la foi un Pic de la Mirandole ou un Ange Politien ait pu mépriser les contes licencieux de Boccace ou la poésie sans élan du Morgante de Pulci, ce dédain ne suffit pas à justifier les reproches de barbarie ou de fanatisme que trop souvent on lui jette à la face.

Eugène Müntz est-il juste qui, doctement, déclare : « Un lustre durant, on put craindre que l’Athènes de l’Italie ne devînt une nouvelle Thébaïde et que la marche de la civilisation n’en fût compromise… ? »

La civilisation à laquelle Florence avait trop sacrifié présentait des tares profondes et tout en elle, avouez-le, ne méritait pas de survivre ! Aussi bien, avoir arraché à sa stérile indolence la jeunesse florentine, avoir vivifié l’inspiration d’un Della Porta, guidé le pinceau d’un Botticelli ou le ciseau d’un Michel-Ange, cela suffit à démontrer la profondeur d’une action. Il faut dans le frère Jérôme voir autre chose qu’un lourd Béotien.

Le retour à la chaire du Dôme.

Mais que de réformes restaient à accomplir parmi les représentants d’une génération dès longtemps contaminée ! Prenez un couvent comme celui de Saint-Dominique dans la petite ville toscane de Prato : il avait sombré dans une corruption telle que, d’autorité et malgré le Pape, le Prieur résolut de le placer sous la direction d’un de ses meilleurs auxiliaires. Désarmé par d’aussi notoires scandales et certain que, sur le terrain doctrinal, Savonarole demeurait inattaquable, le faible et rusé vicaire de Saint-Pierre crut l’occasion bonne de se concilier celui dont l’intégrité forçait le respect de tous. A condition que le Frate voulût bien modifier son langage, il lui fit offrir le chapeau de cardinal. Un peintre moderne a cru devoir retracer la scène en montrant un dignitaire de l’Église qui présente officiellement la robe pourpre et les insignes du rang. Ce n’est pas ainsi que se passèrent les choses : Rome, on le sait, n’aime point à encourir les refus ; seul un moine dominicain, Fra Luigi, fut chargé de l’ambassade. Mais la réponse devait être brève : — « Viens à mon prochain sermon ! … » répliqua Fra Girolamo.

Bientôt en effet, en présence du peuple et de ses magistrats, on l’entendit clamer sous les voûtes du Dôme : « Je ne veux ni chapeau, ni mitres grandes ou petites ; je veux seulement, ô Seigneur, ce que tu as donné à tes saints : la mort. Un chapeau rouge, un chapeau de sang, voilà ce que je désire ! … » (Sermon sur Ruth et Michée, 20 août 1496.)

Car, à la demande du gouvernement, Rome avait tacitement autorisé le Prieur à remonter dans la chaire de Sainte-Marie des Fleurs. Aux calomnies de ses ennemis, à la timidité de ses partisans et surtout à la mollesse du plus grand nombre, il fallait opposer la force d’une parole indomptée. Après le silence qu’il s’était imposé, Savonarole éclata : dédaignant une prudence que réclamaient les événements, il fit preuve de témérité et l’on a pu qualifier d’incendiaires les prêches qui suivront. Rare et émouvant symbole que ce carême de 1496 succédant à un carnaval si différent de ceux d’autrefois !

En dépit de ses vastes proportions, le Duomo, d’où l’on avait encore écarté les femmes, s’avérait trop petit. La jeunesse ne voulait perdre aucune parole de son chef et, pour elle, avaient été dressées des estrades de bois comptant dix-sept gradins. Arrivant en troupe, encore de vive nuit, elle employait aux chants de louanges les longues heures d’attente, jusqu’à ce que, dominant une foule compacte et pas toujours recueillie, surgît de la chaire la blanche silhouette du père dominicain.

Si forte est l’emprise d’un grand caractère et si puissant le prestige de l’éloquence qu’aussitôt le verbe clair et vibrant du prophète semblait ébranler les voûtes, et, mieux que les rayons de soleil pénétrant par les fenêtres circulaires, en bannir toute froideur. C’est, effectivement, par sa familiarité sans apprêt et tout autant par sa robuste franchise que Fra Girolamo s’emparait de l’auditoire.

Ouvrant donc ce carême par une apostrophe à lui-même adressée : — « Que signifie, Frate, ce long repos ? As-tu craint la mort ou l’excommunication ? … »

L’orateur expliquait ainsi sa retraite : « Avant de poursuivre, j’ai voulu m’examiner, savoir si j’étais pur de toute contamination. En voyant de toutes parts une si grande opposition à un petit homme qui ne vaut pas trois sous (certains ont traduit : trois chèvres), je me suis dit à moi-même : peut-être que tu ne t’es pas bien surveillé et que ta langue a failli. Mais je n’ai considéré que la foi et le me suis trouvé intact… »

Là était, en effet, sa force : en face d’une Église étrangement accommodante en matière de morale, mais toujours inquiète à l’article du dogme, il ne pouvait être accusé d’aucun propos flairant l’hérésie. Même Rome en demeurait coite. « Je suis toujours prêt », ajoutait-il, à l’obéissance envers l’Église romaine et je déclare que désobéir, c’est se damner pour l’éternité… »

Néanmoins, le principe comportait une réserve : c’est que l’Église et singulièrement son chef ne s’obstinassent pas à agir contrairement à l’Évangile. Or, on a vu combien, sur ce terrain, la Papauté en prenait à son aise. Cette seule évocation mettait le prédicateur hors de lui et inspirait à son talent des périodes dont la violence explique amplement les réactions du Saint-Siège :

« Rome, tu as perdu la santé, tu as abandonné Dieu, tu es corrompue de péchés et de tribulations. Si tu veux guérir, change de régime, trêve de vanités, d ’ambitions, de fornications, de convoitises ! c’est cela qui t’a rendue malade et conduite à la mort… Le Seigneur a dit : Puisque l’Italie est repue d’iniquités, de prostituées, de bandits et de crapules, Je renverserai ses princes et mettrai fin à l’orgueil de Rome… » (Sermon sur Amos.)

Passons sur quelques épithètes assez vives, car leur verdeur étonnerait aujourd’hui dans la chaire chrétienne, mais arrêtons-nous au genre caractéristique du Frate, ce style prophétique dont, maintes fois, on lui fit grief :

« O Italie, tu ne veux pas croire : — Bah ! dis-tu, Amos, berger de Thékoa, parlait pour son temps, et nous pour le nôtre ! Et moi, je vous répète que les paroles d’Amos s’accompliront de nos jours exactement comme je vous l’ai annoncé : car, sachez-le bien, si Amos avait alors la mission de prédire ces choses, moi je l’ai aujourd’hui. Je parle comme lui, avec une entière certitude, et c’est avec le secours des lumières mêmes dont il était éclairé que je vous prédis des malheurs ; mais vous ne voulez rien croire, vous ne voulez rien comprendre ! … » (Sermon du 9 mars 1496.)

Puis, après avoir légitimé la vivacité de ses dires, il passait à ce qu’on appelle ses « prédictions » alors que ce sont plutôt des paraphrases du style biblique :

« … Écoutez maintenant, Italie et Rome, ce qui est prononcé contre vous : — je vous annonce, dit le Seigneur, que lorsque je viendrai visiter vos péchés par l’épée je frapperai Rome et tous les autres hommes de Béthel, c’est-à-dire de la maison de Dieu ; je ferai que Saint-Pierre de Rome et les autres sanctuaires seront changés en écurie de porcs et de chevaux ; on y mangera, on y boira et l’on y commettra toutes sortes d’impuretés. J’abattrai, dit le Seigneur, les cornes de l’autel ; les cornes, c’est-à-dire les mitres des évêques et les chapeaux des cardinaux ; j’abattrai la puissance des prélats, j’abattrai les chefs, je renverserai leurs belles maisons et leurs beaux palais ; je renverserai leurs maisons d’hiver et leurs maisons d’été ; tant de lieux décorés avec luxe, tant de choses vaines, tant de délices, tant d’ornements, tant de richesses, tout cela sera jeté par terre… (Sermon sur Amos.5.12.) ».

A la couleur, au mordant de telles adjurations, on se croit ramené à l’époque des nâbis, des prophètes d’Israël auxquels il avait été dit : « Parle et ne te tais point. » Amos (à qui est emprunté le texte initial), Osée, Habakuk, Malachie, et surtout le Baptiste n’ont pas admonesté le peuple élu avec vigueur plus grande. C’est établir une fois encore que Savonarole suivit leur ligne, on pourrait dire fut de leur race.

A ces attaques directes, qui ne laissaient pas d’être relevées en haut lieu, s’ajoutaient des paroles de confiance et presque de tendresse pour les jeunes gens qui, par milliers, étaient suspendus aux lèvres de l’orateur. Tout le carême de 1496 fut rempli de ces malédictions contre Rome, la ville perdue, et tout autant des promesses aux jeunes qui demeuraient fidèles : « C’est sur vous, mes enfants, que reposent nos espérances et celles du Seigneur. Vous gouvernerez bien la ville de Florence parce que vous n’avez pas contracté les mauvaises habitudes de vos pères ! »

Huit jours plus tard (c’était le 13 mars), le Prieur trouvera une nouvelle analogie entre l’époque des rois de Juda et la sienne : « … Le prophète Amos dit au prêtre Amatsia : « Tu ne veux pas que je prophétise ? Écoute la parole du Seigneur : c’est contre toi maintenant que je veux prophétiser. Ta femme sera outragée, violée par les Assyriens ; tes enfants périront sous le couteau ; tes possessions seront mesurées au cordeau, c’est-à-dire données à d’autres ; tu mourras et le peuple même sera conduit en captivité.

« Amatsia disait alors : — « Va-t’en, lourdaud ; va prophétiser à tes paysans… »

Eh bien ! écoutez ce que signifie pour nous ce texte, Audite igitur verbum Domini ! Vous ne voulez pas m’entendre : je vous dirai que vos épouses seront déshonorées, c’est-à-dire vos concubines qui vous tiennent lieu d’épouses, je vous dis que le fruit de vos péchés vous sera enlevé et sera donné à d’autres. Tièdes, votre épouse, c’est-à-dire votre conscience, sera déshonorée, c’est-à-dire endurcie, et vous ne vous convertirez jamais. Prêtres, vos fils, que vous faites passer pour vos neveux, seront tués avec l’épée. Rome et prélats, vos bénéfices et vos dignités vous seront enlevés. Et vous, tyrans, princes d’Italie, vos épouses, c’est-à-dire vos États, vous seront enlevés, pour être donnés à d’autres… (Sermon du 13 mars 1496.) »

Toutefois, ce serait faire tort à Savonarole que de l’imaginer proférant des menaces à jet continu ou se faisant l’annonciateur exclusif de châtiments publics. A l’égard des jeunes, par exemple, sa compréhension demeurait vive et constante, preuve en soit les appels qu’il sut leur adresser le dimanche des Rameaux :

« O Seigneur », s’écria-t-il dans sa péroraison, « c’est par la bouche de ces enfants que tu seras dignement loué. Les philosophes te louent d’après les lumières naturelles, et les enfants d’après une lumière surnaturelle : les philosophes te louent par amour-propre, les enfants par simplicité de cœur ; les philosophes te louent par la parole, les enfants par les œuvres.

D’entre les milliers qui écoutaient le moine inflexible et tendre, un assistant se déclarait ému moins par ses accents que par l’attitude même de l’auditoire : « On se sentait consolé, déclare-t-il, en entendant ces enfants chanter, tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, modestement et doucement, comme pour eux-mêmes, si bien que l’église semblait pleine d’anges tant il paraissait impossible que ce fussent des enfants… »

Des hymnes, en effet, montaient, inspirées par l’allégresse et la foi de ces jeunes ; les adultes eux-mêmes s’y associaient avec conviction, et la foule sortait de Sainte-Marie des Fleurs en proie à l’unanime émotion.

Il y eut, en ce jour des Rameaux, une nouvelle procession à laquelle prirent part, avec filles et garçons vêtus de blanc et couronnés d’olivier, les fonctionnaires et le peuple lui-même. A leur tête marchait un groupe représentant le Christ sur son âne. Après avoir visité les églises, ils s’arrêtèrent sur la place pour chanter une canzone où Girolamo Benivieni célébrait le bonheur futur de Florence. Partout retentissait le cri : — « Viva Gesù ! Vive Christ, notre Roi ! »

Au péristyle du Dôme, le Frate, accueillant le cortège, leva son crucifix d’ébène et s’écria d’une voix tonnante :

— « Florence, voici le Maître de l’Univers, le veux-tu pour ton Roi ? … »

Et, de même qu’à Jérusalem le jour dit des Rameaux, la multitude reprit, comme transportée : — « Vive Christ, notre Roi ! »

Hélas ! comme à Jérusalem aussi, dès le lendemain, devait s’ouvrir devant lui la Via dolorosa.

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