Que pesait, ici-bas, le christianisme, à l’heure tragique où la lune éleva silencieusement son miroir d’argent au-dessus des oliviers de Gethsémané ? Quelle place occupait l’Eglise, quand l’apôtre des païens dormait, enchaîné à un légionnaire, dans la Rome de Néron ?
Les années s’écoulent. Et au VIe siècle de notre ère, le chef de l’Empire construit un sanctuaire à la gloire de Jésus-Christ. « Au creux même de Constantinople, dans un site merveilleux, dominant la mer et le golfe de la Corne d’Or, l’empereur Justinien acheta, à des prix inouïs, un vaste terrain. Pour élever la basilique, il dépensa à profusion l’or, et jusqu’aux- pierres précieuses, de ses coffres ; une partie seulement de l’église absorba une année entière des revenus de l’Egypte ; on augmenta les impôts. Puis, une circulaire invita les gouverneurs à envoyer dans la capitale les plus beaux vestiges de l’antiquité que les provinces possédaient encore. Rome envoya huit colonnes de porphyre ; Ephèse, ses marbres verts ; on détruisit des temples, on démolit des palais, pour élever avec leurs débris un Temple au nouveau Dieu. Le résultat fut composite, mais splendide. Un énorme dôme se dressa au-dessus de la ville, qu’il domine encore, flanqué de quatre demi-coupoles, précédé d’une cour avec une colonnade. Ce dôme était si hardi, que les architectes et la population entière prirent peur. Le clergé apporta en grande pompe des reliques vénérées. Tout le jour et toute la nuit, des prêtres priaient au milieu des travaux, suppliant Dieu de ne pas faire crouler le dôme sur les os de ses martyrs. Des marbres de mille couleurs couvraient les murs ; le pavé même était si beau, que Procope le compare à un tapis et au parterre d’un jardin. Et l’empereur, disait-on, l’aurait couvert d’or, si l’impôt ne lui avait fait défaut.
« Puis, quand Justinien eut dressé pour le Patriarche un siège d’argent massif, pesant quarante mille livres, quand il eut élevé sous le dôme gigantesque un autel d’or, orné d’émaux et de faïences, surmonté d’une colonne d’argent portant une croix d’or, quand il eut attaché au service de cette église dix mille clercs et que, pour les faire vivre par de fructueux pèlerinages. il eut retrouvé à leur intention la margelle du puits de la Samaritaine et les trompettes de Jéricho, alors il contempla avec orgueil ce temple unique au monde, et s’écria : « Salomon, je t’ai vaincu ! » – Ainsi s’éleva, splendide témoignage de l’esprit nouveau, la basilique de Sainte-Sophie, dédiée à la Sagesse grecque (1), devenue la « sainte Sagesse », où Jésus, le charpentier, apparut travesti en Empereur byzantin, vêtu de pourpre et d’or, le diadème sur la tête et le sceptre à la main (2). »
(1) Sophia signifie en grec Sagesse.
(2) Delaisi : De l’étable de Bethléem au dôme de Sainte-Sophie.
Est-ce un conte des Mille et une nuits ? Cette histoire donne le vertige. Comment expliquer ces faits étourdissants ? Par quel prodige s’affirma ainsi l’apothéose du Nazaréen ?
Des libres penseurs assurent que cette aventure incroyable, et pourtant réelle, ne comporte aucun élément surnaturel ; ses ressorts cachés seraient, simplement, les lois ordinaires de l’imagination, et de la psychologie des foules, et de l’économie politique, et du conflit des civilisations, et de la compénétration des philosophies ; bref, l’épopée de l’Eglise illustrerait les principes du système qu’on nomme « le matérialisme historique », système qui s’interdit de recourir à l’Idéal, ou même aux idées, pour expliquer le concret.
A l’extrême opposé, les louangeurs crédules de l’évolution ecclésiastique s’extasient sur ses diverses phases, y aperçoivent un enchaînement miraculeux, et adorent partout le doigt de Dieu. Ceux qui s’expriment ainsi assument une tâche ingrate, car elle est moralement fausse et religieusement impie ; tels ces commentateurs qui, décidés à auréoler, coûte que coûte l’Histoire sainte, s’efforcent, contre l’évidence, de transformer en des anges de pureté ou de charité les patriarches de l’Ancienne Alliance.
La vérité sur les premiers siècles de l’Eglise ne tient pas dans une formule simpliste. Sans contredit, nous sommes là en présence d’une explosion inouïe d’énergie spirituelle. Jésus n’était qu’un frêle brin d’herbe foulé aux pieds dans une boue sanglante ; il se redressa, et sa croissance continue fit voler en éclats le trône des Césars. D’où sont venus à l’artisan de Galilée, au supplicié nu de Golgotha, ces disciples, ces missionnaires, ces martyrs, et les évêques, les théologiens, les moines, et les symboles, les sacrements, les basiliques, les conciles, cette foule sans cesse accrue d’êtres humains, qui se réclamaient passionnément du Crucifié, l’immense « nuée de témoins » ? Par quelle promesse fascinait-il ces multitudes ? Quels avantages concrets offrait-il ? Rien …
« Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, chaque jour, et me suive. Qui ne renonce pas à soi-même, ne sera jamais mon disciple ! » L’histoire de l’Eglise est un témoignage splendide à la maîtrise du Sauveur à la mainmise du Fils de l’homme sur l’humanité à une harmonie préétablie entre les puissances de l’âme et le Christ.
D’autre part, hélas ! comment fermer les yeux sur tant d’aspects hideux et révoltants de l’histoire ecclésiastique ? Il suffit de raconter ingénuement les faits pour que la réalité apparaisse : partout le bon grain, mais partout l’ivraie. Quels obstacles à la pénétration de l’Evangile ! Quelles résistances dans le milieu extérieur : le monde gréco-romain ! Quelles résistances dans le milieu intérieur : le cœur de l’homme ! L’Eglise finit par triompher, officiellement, du paganisme ; toutefois, l’Empire empoisonna l’Eglise.
Après la Pentecôte, les premiers chrétiens continuèrent à fréquenter le Temple de Jérusalem et les synagogues ; puis ils se réunirent dans leurs maisons ; d’abord, chaque jour, puis une fois par semaine, le dimanche, fête de la Résurrection. Plus tard, et de plus en plus, ils vécurent en marge de la société antique. D’abord, par leur idéal moral, et par la création de communautés fraternelles où la Foi, l’Espérance, la Charité, ces « Trois Grâces » de l’Evangile, présidaient chaque jour, en souriant, et bénissaient la Table du Seigneur ; là, les disciples prenaient ensemble un même repas familial, et renouvelaient leur communion mystique entre eux et avec le Maître.
Peu à peu, les chrétiens, véritables déracinés de la civilisation ambiante, se glorifièrent de leur isolement. Ils refusèrent de rendre un culte aux images de l’empereur, en jetant tine pincée de sel dans la flamme allumée devant son buste ; dès lors, ils passèrent pour traîtres à l’Etat. D’autre part, ils cessaient d’offrir des sacrifices à la divinité ; on les accusa d’être athées. Ils passèrent pour « anarchistes » et « impies » ! – à ce double titre, déjà, ils soulevèrent la défiance, puis la haine. Et quelle opposition à leur idéal moral ! Les histoires souvent ridicules, scabreuses, ou féroces, qui déparent la mythologie antique, flattaient les instincts de l’homme naturel ; et voici des gens qui propagent la morale des épitres de Paul, qui prêchent l’idéal du Sermon sur la Montagne. Quels trouble-fête !
Déjà, sous le règne de l’empereur Trajan (98-117), une procédure légale fut instituée contre les chrétiens : la police ne doit pas les rechercher ; mais, sur une accusation non anonyme, ils doivent être poursuivis ; le juge les mettra en demeure d’offrir de l’encens à l’image de César ; s’ils consentent, la liberté ; s’ils refusent, la mort.
Parmi les principaux martyrs périrent, au IIe siècle, Ignace d’Antioche, Polycarpe, évêque de Smyrne, le philosophe Justin, décapité à Rome. A Lyon, en 177, on tortura l’évêque Pothin, en même temps que la jeune esclave Blandine. L’Eglise vénère le souvenir de Perpétue, suppliciée à Carthage en 203, et de Félicité, esclave africaine, mise à mort en 206. Au troisième siècle, plusieurs persécutions générales passèrent sur les chrétiens, comme des raz de marée ; mais, au début du siècle suivant, l’édit de Milan statua l’égalité, devant la loi, du christianisme et du paganisme. (313). Sans armes, les martyrs triomphaient du glaive.
Cependant la persécution brutale ne fut pas le pire danger qui menaça l’Eglise ; elle dut se protéger, à diverses reprises, contre des erreurs subtiles qui cheminaient dans la chrétienté, obscurément ; ainsi, les termites qui évident les poutres d’une maison. Pour se défendre, l’Eglise tendit, toujours davantage, à s’organiser, à créer « le front unique » et « l’unité de commandement ». Elle fixa, définitivement, la liste des livres sacrés (« Canon », ou « Règle » du Nouveau Testament). De plus, elle condensa, en formules obligatoires pour tous les croyants, l’ensemble des vérités qui constitueraient désormais l’ « orthodoxie » (ou « droite pensée »), imposée aux fidèles. Enfin, elle fortifia l’institution épiscopale en attribuant aux évêques, non seulement une autorité apostolique, au sens moral du mot, mais l’autorité apostolique, au sens concret du terme, selon le principe physique des vases communicants. D’après la théorie ecclésiastique ainsi élaborée, Jésus-Christ avait transmis aux apôtres, en soufflant sur eux, une vertu mystérieuse qu’ils transmirent à leurs successeurs en leur imposant les mains sur la tête. Ceux-ci, à leur tour, ainsi nantis par la cérémonie de l’ordination, avaient communiqué le fluide sacré à leurs propres successeurs. Dès lors, une substance particulière, un Saint-Esprit réservé au seul clergé, coulait d’évêque en évêque par une canalisation cléricale, réputée imperméable par essence, et protégée contre toute rupture accidentelle. Dans ce système, dit de la « succession apostolique », il y a plus qu’une idée de simple tradition découlant des apôtres aux évêques ; il y a l’idée d’une véritable transfusion réaliste, à la fois physique et métaphysiqne ; elle reste indépendante, par définition, de la valeur spirituelle et de l’expérience religieuse des personnages qui bénéficient du dépôt sacré, du monopole sacerdotal. Pour expliquer cet aspect fondamental du système ritualiste, on pourrait employer également, des comparaisons empruntées à l’électricité : piles chargées et rechargées, courants invisibles, circuit ouvert ou fermé, isolateurs, « danger de mort » pour les non prémunis : les laïques.
La notion d’une « succession apostolique », lorsqu’on l’applique au domaine moral, et quand elle est sans cesse contrôlée par la pierre de touche que fournit le Nouveau Testament, est une réalité précieuse, indispensable à la chrétienté ; elle est revendiquée par toute Eglise évangélique. Mais, lorsqu’on l’interprète au sens étroitement sacerdotal, elle devient une simple thèse, une construction mentale, ingénieuse, mais invérifiable, indémontrée par l’histoire, une fiction à la fois utile et funeste : elle rend des services, mais à quel prix ! Qu’ils sont chèrement payés, au détriment de la vérité, aux dépens des âmes.
Les « Actes des Apôtres » et les épîtres apostoliques mentionnent les ministères suivants, dans l’Eglise primitive : 1) un ministère d’enseignement, confié à des « prophètes » itinérants, aux « évangélistes », aux « docteurs » ; 2) un ministère d’organisation et de direction, confié aux « anciens » (ou « presbytres ») et aux « surveillants » (« épiscopes », ou « évêques ») ; 3) un ministère de bienfaisance : les « diacres ». La conduite religieuse de l’église locale passa des missionnaires aux Anciens et aux diacres, qui restaient sur place ; et la communauté se dirigea elle-même, d’une manière démocratique, offrant à chacun l’occasion d’utiliser ses dons spirituels pour la collectivité. (Congrégationalisme). Puis, il fallut fortifier la surveillance ; le pouvoir effectif se concentra dans les seuls Anciens, ou presbytres (Presbytérianisme). Ce conseil presbytéral, nommé par la congrégation, élut un président, l’épiscope, qui dirigeait le culte et assurait la célébration des rites. Graduellement, tous les pouvoirs du presbytéral se concentrèrent dans celui qui le personnifiait, c’est-à-dire dans l’évêque (Episcopalisme). Longtemps encore, il tint sa charge de la communauté ; élu par les fidèles, il était consacré par les Anciens. Plus tard, seulement, se développa la notion d’un évêque des évêques.
Telle fut l’évolution de l’organisation ecclésiastique, durant les trois premiers siècles de notre ère. Grâce à l’épiscopat, l’Eglise traversa victorieusement cette période héroïque ; elle triompha de multiples périls, extérieurs et intérieurs. Mais comment oublier le revers de la médaille ? Au sortir de ces épreuves, l’Église n’est plus, avant tout, une société de croyants ; elle est surtout un gouvernement établi sur eux, pour les conduire au paradis ; elle est, désormais, concentrée dans un clergé de prêtres (ce mot est le même que « presbytre », ou « ancien »). Dans ce système, l’Eglise cléricalisée est la surnaturelle distributrice de sacrements mystérieux, indispensables au salut. Tout chrétien qui pense autrement que l’épiscopat, est un « hérétique » ; tout chrétien qui se sépare de l’épiscopat est un « schismatique ». La doctrine peut se résumer ainsi : l’évêque est l’Eglise ; ·l’Eglise est Jésus-Christ ; Jésus-Christ est Dieu. Donc la Loi nouvelle imposée au monde est celle-ci : obéir à l’Eglise, sous peine de damnation éternelle.
La déviation morale de la chrétienté s’aggrava, au IVe siècle, quand l’Eglise épousa l’Etat, mariage qui fut béni par l’empereur Constantin. Celui-ci, en d’autres termes, déclara que le christianisme devenait, par sa volonté, la religion officielle de l’Empire ; du coup, l’idéal « évangélique » bénéficia du pouvoir législatif et du pouvoir militaire ; il eut le droit d’utiliser l’argent de l’impôt, et revendiqua le devoir de persécuter le paganisme. La prétendue « conversion » de Constantin fut, avant tout, de nature politique. S’il prit le nom de chrétien en promulguant l’édit de Milan, il garda le titre de Souverain pontife de l’ancienne religion de l’Etat. On lui doit, certainement, des mesures inspirées par l’enseignement chrétien : défense de tuer les nouveau-nés, abolition du supplice de la croix, prohibition des combats de gladiateurs ; mais sa vie privée fut déshonorée par de tels crimes, qu’il jugea prudent de se faire baptiser seulement â l’article de la mort, avec l’idée superstitieuse que le sacrement laverait ses péchés. En réalité, l’Edit de Milan fut comparable à une vanne que soulève un éclusier ; le flot du paganisme se précipita dans l’Eglise. On vit se produire une ruée vers les emplois et les privilèges qui s’attachent à l’établissement d’un régime nouveau. Le clergé chrétien consolida sa hiérarchie, copiée sur celle de l’Empire ; au préfet correspondait le métropolitain, chef de la province ecclésiastique ; les provinces furent groupées sous le patriarche ; on s’orientait vers la papauté.
Assistons-nous à une « résurrection » de l’Eglise, à une anastasie ; ou bien à une trahison de l’Eglise, à une apostasie ?