Le lendemain s’inquiétera de lui-même.
— Docteur, combien de temps vais-je souffrir ? supplia la malade récemment opérée.
La réponse du chirurgien fut inattendue :
— Madame, vous allez souffrir une minute après l’autre.
Si le praticien avait précisé : « J’ai le regret de vous dire que vos douleurs ne s’estomperont guère avant deux ou trois mois… », sans aucun doute la patiente se serait effondrée. En acceptant de vivre la minute présente, elle se débarrassait d’un grand poids. Tenir un instant est relativement aisé, mais envisager d’interminables semaines de souffrances est une autre affaire. Le fardeau de demain est toujours lourd à porter. Celui d’aujourd’hui suffit amplement. C’est pourquoi déchargez-vous sur lui de tous vos soucis, car il prend soin de vous (1 Pierre 5.7).
Il y a trois façons de gaspiller de précieuses minutes en donnant libre cours à ses pensées :
1. Égaré dans le futur : Quand on est confronté à de douloureux problèmes, grande est la tentation de chercher à s’évader dans un avenir plus serein ou moins mauvais. Et pour les défavorisés, la tentation est grande aussi de se tourner vers les charlatans de tout acabit ou de consulter les niaiseries de l’horoscope pour décider d’une ligne de conduite. Dieu condamne formellement de telles pratiques (Lévitique 20.6, 27). Pour notre bien. S’il m’était donné de connaître les difficultés qui doivent jalonner ma route, peut-être n’aurais-je pas le courage de les affronter. C’est une grâce d’ignorer de quoi demain sera fait (1).
(1) Seul, Jésus, « l’homme de douleur », fut pleinement conscient des souffrances qui l’attendaient. Rien ne devait lui être épargné : « Voici, annonçait-il à ses disciples, nous montons à Jérusalem, et le Fils de l’homme sera livré aux sacrificateurs et aux scribes. Ils le condamneront à mort et le livreront aux païens pour qu’ils se moquent de lui, le flagellent et le crucifient ; et le troisième jour il ressuscitera » (Matthieu 20.18-19). Or, quelques jours plus tard, sachant que son « heure était venue » (Jean 13.1), le Maître ne songea pas à s’isoler pour faire retraite et se préparer à subir l’ultime épreuve : il s’associa sans réserve à la joie des Douze, en manifestant le désir de partager avec eux le repas de sa dernière Pâque. Sur le chemin de Gethsémané, là où l’attendaient ses bourreaux, le Fils entonna et chanta les cantiques de la fête (Marc 14.26). Il savait se réjouir avec ceux qui se réjouissent. Quel amour et quelle maîtrise de soi !
Évoquons ici l’histoire du peuple d’Israël (Nombres 13-14). Il vient d’atteindre la frontière du pays promis et, avant d’en entreprendre la conquête, il envoie des espions pour l’explorer. Initiative coupable, car l’enfant de Dieu n’a pas à contrôler les déclarations de son Seigneur. De retour de Canaan, quoique chargés de beaux fruits – preuve indiscutable que l’Éternel a dit vrai –, ces hommes décrient le pays et sèment la panique dans les rangs du peuple. La révolte éclate et le châtiment tombe alors, brutal, exemplaire : la nation est condamnée à errer dans cet affreux désert jusqu’à ce que la génération rebelle soit décimée (Nombres 14.34).
Ainsi, à cause de sa désobéissance (Hébreux 3.18), Israël va perdre quarante années de son existence à tourner en rond dans des contrées inhospitalières, loin de Canaan, le but de son voyage. Une catastrophe nationale ! La leçon à tirer de ce récit est claire : Surtout, gardons-nous d’envoyer des espions dans l’avenir en cherchant à nous représenter demain. L’imagination a tendance à grossir les événements et, si nous l’écoutons – c’est le cas des gens inquiets de nature – elle place des géants sur notre route et nous brosse de sombres lendemains bien éloignés de ceux qu’il nous sera donné de vivre. Généralement, les choses se passent autrement et souvent mieux que nous ne l’avions supposé. Mettons donc un terme à de telles investigations, puisque Jésus a promis d’être tous les jours avec nous (Matthieu 28.20). Avec lui, le voyage est sûr. Et puisque le lendemain s’inquiétera de lui-même (Matthieu 6.34), « habitons » le présent. C’est le seul temps réel dont je puisse disposer. Vivre dans l’obsession du futur, le supputer en donnant libre cours à mon imagination, c’est sortir du temps ; donc le perdre à coup sûr !
Une autre tentation me guette : celle de croire que demain il sera plus aisé d’entreprendre la tâche d’aujourd’hui, alors que rien ne m’empêche de la réaliser maintenant. Je la remets à plus tard parce qu’en réalité elle me déplaît, ou parce que je redoute de l’accomplir. Les choses se compliquent toujours lorsqu’un travail n’est pas fait à son heure. Des obstacles ou des contretemps imprévus surviennent, qui n’étaient pas là lorsque ç’eût été le moment d’agir. Résultat : du temps perdu pour vaincre ou contourner ces difficultés. Le conseil de l’Ecclésiaste est donc judicieux : Tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le (Ecclésiaste 9.10).
Enfin, il serait grave de renvoyer à une date ultérieure la décision de se tourner résolument vers le Christ sauveur. C’est un acte capital, qui ne souffre aucun retard : Voici maintenant le jour du salut (2 Corinthiens 6.2).
« Ceux qui espèrent être sauvés à la onzième heure, a dit quelqu’un, meurent généralement à 10 heures 30. » Le péché par excellence, c’est de « négliger un si grand salut » en persistant dans l’incrédulité. Le temps vécu loin de Dieu, hors de sa communion, est du temps perdu.
2. Dans les nuages. Un chrétien avait la bonne habitude de commencer la journée par un tête-à-tête avec Dieu. Lorsqu’il rejoignait sa famille autour de la table, il racontait à ses enfants ce qu’il avait reçu et appris durant ces moments-là. Un jour, ses fils, qui se plaisaient à le taquiner, l’interrogèrent au cours du petit déjeuner :
— Alors papa ! Que t’a-t-il révélé aujourd’hui, ton Seigneur ?
Un brin humilié, hésitant, il dut avouer :
— Eh bien… que j’étais trop souvent dans la lune !
Ce ne fut qu’un cri dans la famille :
— Quoi ? Tu ne t’en aperçois que maintenant ?
Cette anecdote est instructive pour ceux qui s’égarent souvent dans leurs pensées. Vivre dans les nuages, c’est perdre son temps et, sans aucun doute, manquer d’amour à l’égard de l’entourage. Corps présent… mais cœur absent.
Il convient ici d’évoquer la scène de l’Ascension. Le Ressuscité vient de quitter ses disciples pour réintégrer la gloire. Désemparés par ce brusque départ, ces hommes ne peuvent détacher-leurs yeux du ciel où le Sauveur s’en est allé, caché par la nuée. Des anges doivent les rappeler à l’ordre :
Galiléens, pourquoi vous arrêtez-vous à regarder au ciel ? (Actes 1.11). En vérité, les disciples avaient mieux à faire que de rester sur la montagne des Oliviers, le nez en l’air et les bras ballants : Ils retournèrent à Jérusalem (v. 12), non pour attendre passivement la réalisation de la promesse, mais pour se préparer dans la ferveur et la joie à recevoir le Saint- Esprit.
Rêvasser, laisser vagabonder ses pensées, planer dans les nuages ou s’isoler dans la lune est une erreur et une faute. Il y a trop à faire pour brader ainsi son temps. Alain, le philosophe, conseillait à ses lecteurs de ne pas tolérer deux fois la même pensée. Il avait raison. Encore faut-il le vouloir et réclamer d’En haut la capacité de garder « les pieds sur la terre ».
3. Regards en arrière. C’est connu : le troisième âge se penche volontiers sur son passé. On le comprend ! Il n’est ni agréable ni facile de vieillir. La décrépitude, la solitude, la mort toute proche assombrissent les journées des personnes âgées et les tourmentent. Pour échapper à la morosité, elles se replongent dans ce temps heureux où elles pouvaient aller et venir sans être freinées par un cœur fragile ou une respiration difficile. Hélas ! Ces rétrospectives ravivent la peine, cassent le ressort et ôtent la joie de vivre. Le vieillard bougonne volontiers contre le présent qu’il juge invivable, sans doute parce qu’il idéalise cette époque lointaine qu’il surmontait tout aussi mal lorsqu’il la vivait. Il songeait alors à la retraite, ce temps idyllique où, enfin, il se reposerait de ses œuvres. La seule façon de réussir sa vieillesse, c’est de s’y préparer bien à l’avance. D’abord en cultivant une étroite communion avec le Christ. Et puis, en se donnant aux autres et à l’œuvre de Dieu. Lui seul peut bannir la tristesse et illuminer les heures difficiles de la dernière étape. Il y a, Dieu merci ! une activité pour chaque individu quel que soit son âge. Aux vieillards la prière (ils ont du temps) – qu’elle soit adoration ou intercession – ainsi qu’un ministère d’encouragement (par la correspondance, les visites, etc.). Quelle satisfaction de se savoir utile ! On n’est jamais trop vieux pour racheter le temps.
Je puis ressasser le passé pour d’autres motifs : Suis-je obsédé par le souvenir d’un événement douloureux que je ne puis oublier ou surmonter ? Ou accablé de regrets pour m’être engagé dans une voie contraire à mes intérêts ? Ou perturbé par une jeunesse difficile et défavorisée ? Ou encore attristé par une faute que ma conscience ne cesse de me reprocher, alors que je l’ai tant de fois confessée à Dieu ? Suis-je tenté de céder à la « pitié de soi », faisant de ce passé une montagne, un énorme boulet que je traîne jour après jour en gémissant ? Pas de cela ! Se poser en victime n’a jamais apaisé qui que ce soit et les retours en arrière ne font que du mal. Ils ne résolvent rien. Ai-je oublié que le cœur content est un festin perpétuel (Proverbes 15.15) ? Comme l’apôtre Paul, je veux apprendre à me contenter de l’état où je me trouve (Philippiens 4.11).
Puisqu’on ne peut changer ce qui n’est plus, finissons-en avec le passé. Refusons d’en être la victime. Avec la dernière énergie. C’est un péché de tourner autour de ses malheurs. De cultiver la nostalgie. Dieu-a le pouvoir d’ôter le souvenir d’un lourd passé comme il a le pouvoir d’en neutraliser les séquelles. Comme il a le pouvoir d’oublier a jamais toute iniquité (Hébreux 8.12 et 10.17). Le Fils n’a-t-il pas été envoyé… pour panser ceux qui ont le cœur brisé… pour consoler tous ceux qui sont dans le deuil. pour donner un vêtement de louange au lieu d’un esprit abattu (Esaïe 61.1-3) ? Quelle glorieuse mission !
Le passé doit être dépassé. Définitivement.
QUESTIONS