Cette question semble de prime abord oiseuse. Ne va-t-il pas de soi que l’objet de l’apologie du christianisme est le christianisme, le dogme chrétien ? Sans doute ; mais, d’une part, le sens du mot dogme, et par conséquent de l’expression : dogme chrétien, est loin d’être fixé, et à notre époque surtout, engendre d’ardentes discussions, la plupart du temps compliquées d’équivoques et de malentendus. Comme, d’autre part, l’essence même du christianisme est devenue aujourd’hui matière à contestation, non seulement entre partisans et adversaires qualifiés, mais parmi ses partisans eux-mêmes, il serait périlleux d’entreprendre la défense de ce que j’appelle la foi chrétienne avant de s’être entendu sur le contenu même de cette foi, sur l’identité de ma foi avec la foi, et de ce que j’appelle le dogme avec le fait. Sinon, je me trouverais avoir défendu à grand renfort d’arguments et peut-être d’érudition, sous le nom de christianisme, le fantôme du christianisme, qui sait ? le produit de mes facultés, la représentation de mon moi. Or, il n’y a pas d’original plus fidèle du loup masqué dans la bergerie qu’un négateur des éléments fondamentaux de la croyance chrétienne revêtu du titre de professeur d’apologétique.
Littré définit le dogme : « Terme de théologie et de philosophie. Point de doctrine établi comme fondamental, incontesté, certain. » Elargissant quelque peu cette définition, nous disons : le dogme est l’énoncé d’un fait de l’ordre supersensible ou d’une doctrine religieuse et morale, faisant autorité dans un milieu déterminé ; et nous définissons le dogme chrétien : l’énoncé du fait du salut et de la doctrine relative à ce fait, faisant autorité soit dans l’Eglise universelle, soit dans telle ou telle fraction de cette Eglise.
Dans un récent article publié sur la question : Le N. T. contient-il des dogmes ? M. F. Godet signale ces trois éléments comme constituant la notion du dogme dans le langage ordinaire : 1° une autorité, qui déclare ce qu’elle estime vrai ou juste ; 2° la chose posée par cette autorité comme étant et devant être ; 3° un cercle d’individus au sein duquel cette déclaration est reconnue valablee.
e – Chrétien évangélique, 1891, no 3, page 98.
Nous rattachant d’une manière générale à ces déterminations, nous indiquons à notre tour comme éléments caractéristiques du dogme : 1° une donnée qui ne soit dans son essence ni un fait sensible, ni une idée pure, mais un objet de foi ; 2° une certaine autorité attachée à l’énoncé de cet objet ; 3° la présence d’un milieu déterminé dans l’enceinte duquel cette autorité est, à tort ou à raison, reconnue.
Le mot dogme, selon M. Arnaud, « désigne purement et simplement, dès les premiers siècles de l’Eglise, les vérités que Dieu a révélées aux hommes dans la Bible par l’organe des prophètes, de Jésus-Christ et des apôtres, puis les formules par lesquelles l’Eglise a défini ces véritésf. »
f – Manuel de dogmatique, page 2.
Ce qui nous manque dans cette définition, c’est outre le caractère d’autorité attaché à toute formule dogmatique, une synthèse suffisamment rigoureuse des deux éléments dans lesquels la notion du dogme s’y trouve décomposée.
Il y a donc lieu de distinguer entre les dogmes bibliques, qui sont l’énoncé originel et immédiat du fait du salut et de la doctrine qui accompagna ce fait, et les dogmes ecclésiastiques qui furent les reproductions subséquentes, variables, opposées même, tentées par l’Eglise œcuménique ou par les Eglises particulières, de la donnée chrétienne originelle ; et si nous demandons lesquels de ces dogmes seront assignés comme objets à l’apologétique, il va de soi que ce ne peuvent être les évolutions du dogme dans l’histoire, puisqu’à mesure qu’elles s’éloignent des origines, elles sont exposées à diverger de plus en plus les unes des autres et même à se contredire.
Dans un article intitulé : Fin des dogmes, M. Astié prend à partie M. Bonifas pour avoir osé écrire une histoire des dogmes, tout en proclamant l’autorité et le caractère immuable des dogmes bibliques. Le protestant qui en est là, selon M. Astié, est logé à la même enseigne que le catholique, à l’égard de cette discipline nouvelle, puisque c’est seulement ce qui change qui peut avoir une histoireg.
g – Revue de théologie et de philosophie, 1891, n° 1.
Avec ou sans permission, nous continuerons à suivre et à noter aussi exactement que faire se pourra les évolutions manifestes du dogme ecclésiastique ; et comme, dans l’enceinte même des révélations bibliques, nous reconnaissons également des différences de types doctrinaux en même temps qu’un progrès de l’idée d’une époque à l’autre, nous nous réservons le droit d’exposer à notre tour l’histoire des dogmes bibliques sous le nom de Théologie de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Mais supposé l’identité établie et reconnue entre le dogme de mon Eglise et le dogme chrétien primitif, entre ma croyance et la révélation authentique, entre ma foi et la foi de la véritable Eglise chrétienne, il restera à déterminer et, le cas échéant, à circonscrire l’objet de l’apologétique dans ce vaste ensemble, à décider si ce travail de vérification doit porter sur l’ensemble de la donnée chrétienne ou seulement sur certains articles du dogme et lesquels.
Et pour montrer l’importance de cette définition préalable, nous supposerons deux cas extrêmes, l’un où une conception de l’objet, c’est-à-dire du christianisme, rendrait toute apologétique superflue et même incompatible avec l’essence chrétienne elle-même ; l’autre, où ma conception de l’apologétique annulerait la notion même de la révélation dans le christianisme. Dans le premier cas, disons-nous, ma conception de l’objet annulerait la science ; dans le second, ma conception de la science annulerait l’objet.
Le premier cas serait celui où le christianisme s’imposerait à ma foi aveugle et implicite, en ne laissant à l’individu à l’égard de l’action de la grâce qu’un rôle oisif et passif. Dans cette alternative qui supposerait l’absence ou la suppression de tout contact vivant et individuel soit de l’intelligence, soit de la conscience, soit de la volonté de l’homme avec l’objet de la révélation, où la vérité, me refusant d’avance tout droit d’examen, ne ferait valoir à mon égard que la raison du plus fort, il est évident que toute tentative d’apologétique raisonnée, tout appel au raisonnement ou aux chances d’une discussion serait déclaré d’avance une coupable usurpation.
Le cas opposé, celui où ma conception de la science en annulerait l’objet, comprend les méthodes qui enferment le critère de la certitude dans le sujet lui-même, soit dans sa raison (idéalisme), soit dans son sentiment ou son expérience intime (mysticisme), et nous disons que dans un cas comme dans l’autre, l’apologétique perd toute raison d’être.
Comme en effet la méthode idéaliste ou mathématique, appliquée à la donnée chrétienne, celle-ci réduite à l’état d’idée pure, impliquerait a priori la nécessité universelle en Dieu et dans le monde, en retranchant du christianisme son élément essentiel, le caractère d’une libre manifestation de grâce et de liberté divine, la définition et la démonstration, dans le domaine religieux et chrétien, comme dans celui des mathématiques, se couvriraient l’une l’autre.
Que si, selon la théorie moderne, le fait chrétien est réduit aux proportions de mon expérience personnelle et intime, où l’être et le droit se confondraient également l’un avec l’autre, le résultat évidemment oiseux du travail apologétique serait l’axiome que le fait qui se passe en moi, invérifiable pour autrui, est certain pour moi-même.
Si donc l’apologie du christianisme est possible et praticable, elle devra se mouvoir entre ces deux termes extrêmes : l’un, où le droit du sujet est méconnu au profit de la souveraineté absolue de l’objet ; l’autre, où le droit subjectif est au contraire exalté au point de dénaturer le fait objectif.
Entre ces limites même, nous rencontrons deux conceptions, opposées l’une à l’autre et également rejetables, du christianisme. L’une, la conception intellectualiste, la plus ancienne et longtemps la plus répandue : celle selon laquelle le christianisme serait essentiellement une doctrine, révélée de Dieu, selon le supranaturalisme, issue de la raison humaine, selon le rationalisme ; doctrine religieuse, selon l’ancien dogmatisme ; doctrine morale, selon le libéralisme actuel (christianisme libéral).
Une des conceptions modernes du christianisme, qui, sous l’influence de Ritschl, tend à prévaloir, au moins pour un temps, et qui peut passer pour une réaction causée par l’excès de la précédente, est celle que nous qualifierons d’empirique ou de positiviste. Celle-ci tend à réduire le christianisme à un événement sans doctrine et sans idée, du moins sans doctrine authentique, sans idée qui lui soit inhérente, abandonné aux interprétations successives, diverses et contradictoires des siècles, des générations et des individus, occupant un des points saillants de l’évolution universelle des choses, et comparable à ce rocher qui, émergeant du milieu de la chute du Rhin, oppose à l’effort et au bruit des flots sa séculaire et apparente immobilité, jusqu’à l’heure fixée par l’ordre de la nature où ce dernier vestige des luttes d’autrefois, miné de jour en jour et succombant d’une seule masse, s’acheminera à son tour vers l’Océan.
Or l’essence vraie du christianisme, avant toute vérification du christianisme lui-même, ne peut être reconnue authentiquement, comme nous l’avons relevé déjàh, que dans le christianisme primitif. Ceci n’est pas un préjugé dogmatique ; c’est un principe de droit commun applicable à toutes les apparitions intellectuelles, religieuses ou politiques qui ont surgi sur le sol de l’humanité : mahométisme, jésuitisme, cartésianisme, etc. Et nous demanderons successivement : 1° si le christianisme a été et a voulu être essentiellement une doctrine, ou 2° exclusivement un fait.
h – Exposé, tome I : De la distribution des disciplines théologiques.
1° Nous affirmons d’abord que le christianisme ni n’a été ni n’a voulu être essentiellement un système de doctrines soit religieux, soit moral, dont les faits qui l’ont accompagné n’auraient été que les auxiliaires, les satellites ou les simples illustrations ; peut-être même les superfétations.
Nous reconnaissons un corollaire de la conception intellectualiste du christianisme dans l’identité supposée si souvent jusqu’à aujourd’hui entre les titres d’orthodoxe et d’hétérodoxe, d’un côté, de croyant et d’incrédule, de l’autre. Mais dès que le croyant et l’incrédule sont transformés en sectateurs de telle ou telle idée religieuse ou morale, dont le rapport à la pratique et à la vie est niable ou du moins contestable, et paraît ressortir dès lors au domaine métaphysique plutôt qu’au domaine moral ; dès que ma foi est réduite à n’être qu’une opinion, la vérité que je crois cesse de devenir ma maîtresse pour devenir ma chose ; et le beau rôle passe du côté de celui qui, sous le couvert de la libre pensée, déclare n’exclure de sa communion que l’opinion exclusive de toutes les autres. Une autre conséquence de la conception intellectualiste du christianisme est l’impossibilité de trancher jamais d’une manière absolue entre la vérité et l’erreur. Il est rare qu’une doctrine soit totalement vraie ou totalement fausse, ne présente pas différents côtés à relever, des traits ou des éléments communs à d’autres doctrines ; elle offrira des dégradations infinies et insensibles d’un terme au terme contraire. Si le christianisme est essentiellement une doctrine religieuse ou morale, révélée, si l’on veut, il ne saurait avoir la prétention de se détacher comme un fait nouveau et créateur sur le fond des religions et des philosophies qui l’ont précédé. Le christianisme sera conçu, dans le meilleur cas, comme le dernier terme d’une élaboration, le résultat définitif de l’épuration des formes religieuses et morales antécédentes, le simple complément ou couronnement de ces formes. En tout cas, il se placerait à la suite de ces religions et de ces philosophies en se contentant d’une supériorité de rang dans la série. Aussi l’ancienne apologétique se mettait-elle fort en peine des analogies et des similitudes que les adversaires prétendaient retrouver entre tel point de la doctrine chrétienne et telle proposition de religion ou de morale qu’il était toujours facile d’extraire des manifestations de la pensée humaine antérieures à Jésus-Christ, comme si c’était dans ces coïncidences théoriques, et d’ailleurs isolées, que pouvait résider un terme de comparaison entre Jésus-Christ et les anciens sages.
Mais s’il y a toujours des transitions d’une opinion à l’opinion contraire, des dégradations de la vérité à l’erreur, il n’y en a pas d’un fait au néant. Un fait est ou n’est pas. Il s’est passé ou ne s’est pas passé ; et il n’est pas possible de l’affirmer et de le nier tout ensemble. Or il est incontestable que le christianisme se donne essentiellement pour un fait parce qu’il se présente comme l’accomplissement d’une ancienne histoire en même temps que comme l’inauguration d’une histoire nouvelle. Lui aussi est ou n’est pas ; et il veut être essentiellement un fait parce qu’il se sait renfermé dans une personne.
Dès le début de son ministère, Jésus a renversé le rapport entre le degré de l’intelligence et les chances de foi en donnant la préférence aux pauvres en esprit (Matthieu 5.3), aux simples et aux enfants (Luc 10.21) dans son royaume ; il a déclaré être venu non pas avant tout pour instruire, mais pour chercher et sauver ce qui était perdu (Luc 19.10). Il s’est appelé lui-même : le chemin, la vérité et la vie (Jean 14.6) ; c’est-à-dire que la vérité qu’il apporte, c’est lui-même, c’est sa personne vivante ; s’il enseigne, c’est en se montrant, et il ne se montre que pour offrir le pardon et la sainteté.
On ne trouverait pas une seule révélation dans les discours de Jésus qui ne se rapporte au salut qu’il apporte et qu’il opère. S’il parle de Dieu, s’il nous révèle les mystères de la Trinité, c’est pour autant qu’ils sont le fonds du mystère de la rédemption. Qu’il prêche la morale, c’est dès l’origine une morale dont il est le centre et l’objet. Partout où nous trouvons le dogme, c’est en vue de la morale, c’est-à-dire d’une obligation ; partout en revanche où nous trouvons la morale, celle-ci, pénétrée du dogme, c’est-à-dire de l’expression du fait chrétien, puise dans cette relation étroite son caractère propre et son autorité.
Dès les premières lignes du Sermon sur la montagne, dont le christianisme libéral affecte de se prévaloir pour réduire le christianisme à une doctrine morale, nous retrouvons l’empreinte de la personne unique de Christ, c’est-à-dire du fait : « Vous serez heureux lorsqu’on vous persécutera à cause de moi » (Matthieu 5.11). Retranchez le fait de ce précepte de morale, et il ne vous reste plus qu’un blasphème odieux ou insensé. La morale enseignée par Jésus-Christ se rapporte tout entière à la personne de Jésus-Christ supposée unique et souveraine : Croyez en moi, suivez-moi, aimez-moi ! C’est le fait humain qui doit répondre non pas à toute espèce de vérité religieuse et morale, mais spécialement au fait du salut accompli par Dieu en J.-C.
Cette conception du christianisme nous est confirmée d’ailleurs par l’interprète le plus autorisé du christianisme, puisque c’est à lui qu’il a dû ses plus grands succès dans le monde L’auteur de la Première aux Corinthiens se défend d’avoir apporté et prêché une sagesse (1 Corinthiens 2.4), c’est-à-dire une simple doctrine qui prêterait en effet toujours de nouveau matière aux discussions et pâture aux partis, mais un fait, une puissance, une vie, un salut. Il appelle l’Evangile : une puissance de Dieu en salut à tous ceux qui croient (Romains 1.16) ; et cette simple définition tranche du coup avec l’ancien supranaturalisrne, l’ancien et le nouveau rationalisme, en leur montrant que ni les uns n’ont attaqué ni les autres défendu la chose dont il s’agissait comme répondant réellement au mot employé.
De cette définition du christianisme découlent celles du croyant et de l’incrédule. Le croyant n’est donc pas, avant tout, au point de vue biblique et chrétien, celui qui disserte le mieux sur des matières religieuses ou qui s’attribue cette qualité, ou encore qui professe certaines opinions, comme on feint de le croire ou de croire que nous le croyons ; c’est l’orthodoxe qui se laisse sauver par Jésus-Christ, ce qui n’exclut point chez lui de bonnes raisons pour agir ainsi. L’incrédule est l’hétérodoxe qui demeure dans son péché, et par conséquent sous la condamnation, ce qui n’exclut pas davantage les mauvaises raisons ou les prétextes allégués de sa part pour justifier un parti aussi coupable.
Le croyant et l’incrédule sont des agents de bien ou de mal dirigés par des motifs, de même que la religion du salut d’un côté, le péché, de l’autre, sont des faits accompagnés de doctrines.
2° Mais si le christianisme est un fait, il n’est pas cela seulement, et c’est le point que nous avons encore à établir pour achever la définition de l’objet de l’apologétique.
Dans l’ordre naturel, il est vrai, il est toujours possible à la science, quoique non toujours facile, de relever la portée d’un phénomène en le rapportant à la série ascendante et descendante de ses causes et de ses effets. Il est possible aussi à la foi de discerner et d’entendre le langage que lui tient, même sans voix, la nature, comme manifestation de la puissance éternelle et divine, et de reconnaître ou de retrouver les intentions qui ont rapporté les différents faits à leurs différentes fins.
Nous disons que les faits contenus dans l’histoire du salut n’ont pas cette propriété de s’interpréter eux-mêmes et par eux-mêmes ; sous peine d’être diminués et peut-être altérés dans la valeur spirituelle et morale qui leur est propre, fût-ce en conservant intactes leur figure et leurs dimensions, ils veulent être commentés par un témoignage oral de même origine et de même autorité qu’eux-mêmes ; et cette doctrine qui les accompagne, pour ne pas constituer, comme nous venons de le montrer, l’essence même du christianisme, pour n’avoir pas d’existence autonome et indépendante du fait chrétien, n’en est pas moins la condition indispensable de la saine appréciation et par conséquent de la saine efficacité de ce fait lui-même.
Prenons pour exemple les faits que nous pouvons appeler centraux du christianisme : la mort et la résurrection de Christ. Nous disons, et croyons énoncer là une proposition évidente, que ces deux faits, même reconnus comme historiques, ne portent pas en eux-mêmes leur signification, et qu’à côté du commentaire que nous en donnent les documents primitifs du christianisme, il y aurait maintes manières de les entendre qui auraient inévitablement des résultats pratiques bien différents. Cette mort pourrait être tenue, et elle l’a souvent été, pour un simple martyre, pour un exemple de fidélité d’un sage à ses convictions ou à la cause qui lui était confiée ; ou même pour un fait pur et simple de solidarité humaine, résultat pur et simple de l’hostilité du monde contre le Saint et le Juste parfait, ou enfin, pour l’effet d’une dispensation divine supérieure. La résurrection de Jésus-Christ, de même, pourrait être réduite au besoin à être la sanction divine accordée à ce confesseur de la vérité. L’avènement de Jésus-Christ sur la terre emprunte également, quoi qu’on en dise, sa principale portée aux caractères qu’on a reconnus en sa personne, à la révélation de ses origines et de son essence transcendante ; et je déclare que l’existence terrestre de Jésus-Christ se transforme du tout au tout pour ma pensée et pour ma conscience selon que ce personnage est tenu pour un simple homme, fût-il parfaitement saint, ou pour le Fils de Dieu.
Le fait du christianisme, qu’il soit reconnu ou non comme réel, ne peut ni ne doit donc être isolé de la doctrine, et la révélation historique du salut nous présente et prétend contenir à chacun de ses degrés et dans chacun de ses moments ces deux éléments : le fait et la doctrine interprétative de ce fait, un salut et une parole : ce que nous avons appelé déjà la série des révélations actuelles et la série correspondante des révélations verbales. La doctrine sans le fait s’évanouirait, puisque, y étant tout entière relative, elle y trouve toute sa substance et sa raison d’être ; le fait sans la doctrine ou le commentaire, le fait reconnu surnaturel lui-même, mais simple et brut, resterait une substance neutre, exposée à toutes les mutilations ou à tous les travestissements. Mais si telle est l’adhérence réciproque du fait et de la doctrine, ils ne sauraient pas plus être distraits l’un de l’autre comme objets du travail apologétique que comme matière d’une exposition dogmatique.
Nous venons de condamner dans ce qui précède deux opinions opposées : l’une qui prétend attribuer à l’apologétique la tractation du fait en laissant à la dogmatique celle de l’idée ; l’autre, qui attribue au contraire à l’apologétique la défense de l’idée sans le fait ; la première appartient à Sack, la seconde à Delitzsch.
Voici comment s’exprime le premier de ces auteurs dans l’Introduction à son ouvrage d’apologétique :
« L’apologétique a pour objet le fondement de la religion chrétienne dans sa réalité divine, qui forme le support de son contenu doctrinal, en tant que c’est dans ce fondement que le contenu idéal de cette forme religieuse se vérifie incessamment… Ce n’est donc pas seulement de l’origine du christianisme que l’apologétique doit démontrer le caractère divin, mais de son origine et de son contenu dans leur identité. En quelques mots : l’apologétique traite de la religion chrétienne comme fait, et comme un fait identique à soi-même ; la dogmatique comme doctrine, et comme une doctrine qui se développe à partir de ce faiti. »
i – Apolog. 2te Aufl., page 9.
Mais comme l’auteur convient lui-même que ce départ du fait et de la doctrine, ou de l’idée du christianisme, ne peut se poursuivre d’une manière absolue, nous n’avons pas à chercher sa réfutation ailleurs que sous sa propre plume :
« Si, dit-il, l’apologétique a pour objet l’élément réel et historique de la religion chrétienne, elle a besoin pour être une science théologique et non purement historique, de notions essentiellement générales pour comprendre ce côté de la religion d’une manière théologique, et c’est la raison pour laquelle elle a son revers du côté des notions générales et fondamentales. Si, d’un autre côté, la dogmatique expose la doctrine du christianisme comme telle, c’est-à-dire comme une doctrine reposant sur un fondement religieux et divin, elle a incessamment besoin à son tour d’un procédé qui la ramène sur ce fondement réel et purement religieux de la doctrine. »
Delitzsch représentera l’exagération opposée, en supposant que l’idée du christianisme pourrait être défendue pour elle-même et indépendamment du fait. « Nous décomposons dans une première partie l’idée du christianisme en ses éléments principaux, et fournissons la preuve que cette idée, dans la totalité de ses éléments, qui se réclament d’ailleurs mutuellement, s’accorde avec le contenu de la conscience et des aspirations humaines, et s’affirme en face de toutes les religions et de toutes les philosophies à la fois comme la réfutation de toutes et comme la vérité de toutes.
De l’idée du christianisme, nous passons dans une seconde partie à sa réalisation historique ; car c’est chez celui-là seulement qui aura reçu de l’idée du christianisme l’impression de la vérité que pourra se vérifier la réalité historique du christianisme. Mais cette réalisation propre du christianisme est en partie celle du christianisme devenant et celle du christianisme devenu. Le christianisme devenant est celui qui a été préparé dans l’Ancienne alliance et accompli dans la Nouvelle. Le christianisme devenu est celui qui a été réalisé par l’Eglise reposant sur ce fondement… Nous montrerons donc que la réalité du christianisme devenant couvre parfaitement l’idée du christianisme développée dans la première partie… A la troisième partie reste réservée la tâche de justifier la réalité historique du christianisme devenu, en montrant que nonobstant toutes les défectuosités de son apparition, cette réalité historique du christianisme concorde avec son idée originelle. Dans la première partie, nous en appelons contre les adversaires au testimonium animæ ; dans la seconde, au testimonium fidei historicæ ; dans la troisième, au testimonium Spiritus sanctij. »
j – Apolog. Einleitung.
Nous commençons par contester l’opportunité de cette troisième partie dont le sujet doit avoir été inspiré à l’auteur par la conception encyclopédique de Schleiermacher. Pourquoi faire de la réalisation historique du christianisme, que l’on reconnaît avoir été si souvent indigne de l’idée du christianisme et infidèle à ses origines, un des objets de l’apologétique ? N’est-ce pas compromettre à plaisir les résultats déjà obtenus que de les solidariser avec les réalisations ou si incomplètes ou si mélangées du principe chrétien dans l’histoire ? Encore le péril ne sera-t-il pas compensé par les résultats, s’il est vrai, comme nous chercherons à le montrer, que les succès du christianisme dans l’histoire ne prouvent pas plus sa divinité et sa vérité que ses insuccès ne prouveraient le contraire.
D’une manière générale, nous estimons que l’une des opinions comme l’autre sépare ce que Dieu a uni. Si, comme il a été établi, le fait chrétien n’a pas sa portée véritable sans l’accompagnement de la doctrine, de quoi me servirait d’établir la réalité, même surnaturelle, de ce fait simple et brut, mais diminué de toute la hauteur que lui prête le commentaire de la révélation verbale ? Sous prétexte dans ce cas de défendre le fait chrétien, je n’ai reconnu et retenu que le squelette de la religion du salut.
Que si, au contraire, comme l’a tenté Delitzsch, je commence par déduire l’idée du christianisme, non pas du fait lui-même encore censé inconnu, mais de sources d’information antérieures et par conséquent inférieures à la révélation historique du salut, pour collationner après coup la réalité historique avec cette construction idéale, je m’expose au double danger soit de me composer un christianisme illusoire, dont ma raison ou ma conscience est à la fois l’auteur et le critère, soit de déduire à mon insu cette idée du fait antérieurement connu et supposé, et de commettre par là une pétition de principe. Traiter de l’idée du christianisme avant d’avoir reconnu le fait, c’est en tout cas intervertir leurs rapports, s’il est vrai que dans le christianisme et selon le christianisme l’idée ne soit relative qu’au fait.
L’objet de l’apologétique étant, d’après nos déterminations précédentesk, et à la différence de la dogmatique, non pas la totalité de la révélation chrétienne, mais l’élément constitutif et central de cette révélation, le contenu indispensable de la foi chrétienne, celui avec lequel elle est et sans lequel elle n’est pas, ou, comme nous nous sommes exprimé ailleurs, « la foi du charbonnier, » il ne nous reste plus ici qu’à déterminer le ou les faits, la ou les doctrines qui répondent au requisitum que nous venons de poser. Nous interrogerons sur ce point encore les documents primitifs du christianisme lui-même, qui seuls pourront nous servir à faire, au sein de la multitude des éléments particuliers contenus dans les cadres de la révélation chrétienne, ce travail d’élimination et de sélection.
k – Voir Exposé, tome I, page 249 : « La tâche de l’apologétique est d’établir par les moyens ordinaires de la critique historique que les faits fondateurs de la religion chrétienne se sont réellement passés ».
La donnée essentielle du christianisme étant notoirement le salut de l’humanité pécheresse, et ce salut n’étant, d’après la conception chrétienne tout entière, accompli qu’en Jésus-Christ (Jean 14.6 ; Actes 4.12, etc.), c’est la personne et l’œuvre de Jésus-Christ qui est le centre vivant autour duquel gravitent tous les éléments de la révélation, et comme elles sont l’objet principal de la dogmatique, c’est dans ces limites aussi que se trouvera renfermé l’objet de l’apologétique.
Quel a été dans cette œuvre de rédemption l’acte rédempteur par excellence, le miracle décisif et consommateur ? celui dans lequel l’essence du salut s’est concentrée et condensée ? Evidemment le fait qui s’est opposé de la manière la plus immédiate et la plus directe au péché et à la mort. Ici l’histoire évangélique comme le commentaire apostolique répondent de concert : la résurrection de Jésus-Christ.
Jésus-Christ avait annoncé à ses disciples comme une chose certaine, bien qu’elle fût contraire à leurs préjugés, qu’il devait mourir et ressusciter (Matthieu 16.21 et sq.). Sa mort ignominieuse n’est jamais annoncée par lui que comme la condition de son retour, à la fois spirituel et corporel (Jean 16.19-20 ; Matthieu 24.30 ; 26.64).
Selon saint Paul de même, la mort et la résurrection de Christ étaient le fondement indispensable — le fondement, disons-nous, et non l’édifice tout entier — de la foi des chrétiens (1 Corinthiens 1.18 ; 2.2 ; 15.17,20).
Après avoir établi la réalité de la résurrection de Christ, l’apologétique remontera de ce fait historique et surnaturel à l’existence de la personne qui en a été le héros, et qui s’est donnée elle-même pour l’objet principal de la nouvelle révélation. Mais le christianisme n’a pas affiché et l’Eglise ne lui a pas attribué la simple prétention d’occuper seulement une place, fût-elle éminente et unique, dans l’histoire de l’humanité. Ses origines sont, selon la foi de l’Eglise et d’après lui-même, antérieures au temps, supérieures à l’espace ; et par là même aussi, son apparition à un moment donné de l’histoire a un caractère consommateur et définitif. Il nous reste donc à remonter de l’existence terrestre et historique de la personne de Christ à ses issues préexistantes et divines.
Etablir la réalité historique du fait surnaturel de la résurrection de Christ et la divinité essentielle de sa personne, telles sont donc les deux parties essentielles du programme de l’apologétique chrétienne, telle que nous la concevons, réduit à ses éléments indispensables ; à ceux dont la présence ou l’absence décide, pour le christianisme, en tant que religion du salut, la question d’être ou de n’être pas.
L’avantage que nous trouvons à cette réduction de la tâche de l’apologétique aux éléments constitutifs de la révélation chrétienne, en laissant à la dogmatique le soin d’établir la relation entre ces éléments constitutifs et tous les accessoires, c’est que tout en obtenant sur cette voie un résultat suffisant et satisfaisant, nous ne courons pas le risque de le compromettre sans nécessité par des argumentations portant sur des points secondaires, auxquelles nous n’aurions pas su donner la force ou la clarté désirables. Il importe, disons-nous, de désolidariser la démonstration des données constitutives du christianisme, celles hors desquelles le christianisme n’est pas, d’avec les résultats, précieux sans doute, d’une investigation scientifique plus étendue, mais qui ne sont pas conditionnants pour l’existence même de la foi chrétienne. Les unes sont le nécessaire ; les autres, le luxe ; or il ne faut pas qu’à rechercher un résultat de luxe, je coure le risque de manquer le but nécessaire ; et une fois ce dernier atteint et acquis, je puis me reposer et attendre.
Il est très certain qu’une fois faite la démonstration de la résurrection de Christ et de la divinité de sa personne, nous avons établi implicitement tous les dogmes de la révélation naturelle. Il pourrait être utile et intéressant cependant pour l’apologète de rechercher préalablement quelle raison il pourrait faire valoir en leur faveur sur leur propre terrain, et de commencer par réfuter les systèmes ou les opinions s’attaquant à ces dogmes fondamentaux de toute religion, aux substructions même du christianisme.
S’il est vrai, en effet, que l’opposition de l’homme au christianisme, l’indifférence ou le doute de l’homme à son égard, ne sont que les dispositions concentrées de dispositions antérieures et plus générales, il est vrai aussi, malgré l’opposition passionnée faite à cette proposition par l’école de Ritschl, que la foi chrétienne repose sur des assises plus anciennes et plus larges, sur des principes acquis et reconnus avant même que la révélation du fait chrétien ait été faite à l’individu et au monde. L’existence de Dieu, d’un Dieu unique, vivant, personnel, saint, créateur et conservateur de l’univers et de l’homme, tous ces éléments de la révélation naturelle sont évidemment présupposés par la révélation chrétienne qui s’appuie sur eux tout en les dépassant. Non pas que l’individu ne puisse franchir d’un bond l’intervalle de l’athéisme absolu à la foi chrétienne. Il a pu arriver à un homme de rencontrer à la fois le Dieu des chrétiens et le Dieu de la nature et de l’histoire. Mais ces cas sont évidemment isolés. La règle est que la foi chrétienne se rattache chez l’individu, comme elle l’a fait chez le peuple d’Israël, à des croyances générales et plus élémentaires, qui constituaient d’avance le sol sur lequel elle s’édifierait plus tard ; et la règle aussi, c’est qu’en perdant la foi chrétienne qu’il avait une fois possédée, l’individu tombe du coup, en traversant tous ces intervalles, dans le panthéisme et l’athéisme. En retour, le christianisme enseigne que toute foi religieuse élémentaire, là où elle existe, défectueuse mais sincère, amène inévitablement à la foi chrétienne.
Il ne saurait donc être indifférent à l’apologie du christianisme, bien que ce résultat n’appartienne pas rigoureusement à sa mission, de voir préalablement éprouvées et consolidées les bases de la foi chrétienne, après avoir soumis à la critique les formes religieuses et philosophiques qui attaquent ou menacent ces principes fondamentaux : le polythéisme, le panthéisme, le matérialisme, le déisme, toutes formes plus ou moins accentuées de l’incrédulité générale du cœur de l’homme, et dont l’incrédulité en face de la révélation chrétienne n’est que la manifestation extrême. Une fois l’inanité, l’erreur ou l’incohérence intime de ces différentes formes reconnues, nous aborderons d’un esprit plus libre et d’un cœur plus léger la défense de la cause suprême de la vérité et du bien.
« Nous prenons le mot autorité au sens de cette définition donnée par M. Edmond Schérer. « Tout ce qui détermine une action ou une opinion par des considérations étrangères à la valeur intrinsèque de l’ordre intimé ou de la proposition énoncée ». En un sens plus général, l’autorité, c’est, selon Littré, le pouvoir de se faire obéir. Il convient seulement d’introduire dans cette définition l’idée du droit, sans oublier que le pouvoir peut s’exercer sans le droit, puisqu’il y a des autorités usurpées, et que le droit peut exister sans le pouvoir, puisqu’il y a des autorités méconnues ».
(Léopold Monod, Le Problème de l’Autorité, page 17.)