Si nous rangeons les sciences d’après la dignité de leur objet, nous rencontrons au degré inférieur celles qui traitent de la nature matérielle, dans toute l’étendue de son vaste domaine, et dont l’objet est le phénomène, c’est-à-dire toute manifestation à l’un ou à l’autre des sens de l’homme, de la force physique inanimée ou inconsciente.
Or c’est dès cette première opération que nous avons appelée l’investigation, l’observation, la constatation des faits, qu’apparaissent les chances d’erreur pour les disciplines comprises dans cette grande famille et si improprement appelées exactes. Car dans ce travail d’investigation, d’observation et de constatation des faits de son ressort, le naturaliste peut se trouver dominé par quelque préjugé philosophique ou anti-philosophique, religieux ou anti-religieux non avoué, et cela au moment même où il prétend ne faire que de la physique et point de dogmatique ni philosophique, ni religieuse. Or ce préjugé tour à tour fera apparaître devant ses sens des phénomènes purement illusoires, et lui dissimulera des faits réels contraires à ce préjugé. L’histoire de l’Histoire naturelle est toute pleine d’erreurs issues d’un parti pris, peut-être inconscient chez le sujet lui-même, ayant eu pour effet de troubler ou de fausser cette première opération indispensable, et que nous avons appelée empirique : la constatation des faits.
La science de la nature, dans sa seconde opération, que nous appelons synthétique s’efforce de ramener les faits constatés sous la catégorie étiologique, c’est-à-dire dans le rapport de causes efficientes à effets. Nous croyons, quant à nous, aux causes finales dans la nature, mais nous ne pensons pas que la science de la nature soit appelée à s’en enquérir ni soit tenue de les connaître, attendu que ces causes ne peuvent être perceptibles qu’à l’organe que nous avons appelé le sens intime, le νοῦς. Elles ne sauraient être qu’objets de foi et non pas de sensation ni de raisonnement. En revanche, la science de la nature recherche et constate, disons-nous, les causes efficientes ; et c’est sur la série plus ou moins complète des effets constatés et attribués par elle à leur cause véritable, qu’elle établit les formules générales qu’à tort ou à raison elle appelle lois.
Mais si la science de la nature n’a pas à s’enquérir des causes finales, ni non plus de la Cause première, qui est à la fois la cause efficiente et la cause finale suprême, elle n’a en revanche pas le droit de les exclure ; elle doit leur réserver leur place intacte et vacante dans les intervalles fréquents de ses conclusions. Or c’est ici, dans la détermination des rapports des faits à leurs causes, dans l’acte de la formulation des lois naturelles, qu’apparaît pour la science et le savant une seconde chance d’erreurs plus générale et plus féconde encore que la première.
La nature en effet n’est point un organisme tellement systématique, que toutes les parties en soient liées les unes aux autres par des séries ininterrompues. Elle nous apparaît au contraire composée d’ordres et de règnes successifs et superposés les uns aux autres, et entre ces ordres s’accusent des hiatus, des lacunes, des abîmes mêmes que l’observation scientifique n’a point encore comblés.
Ce n’est point d’ailleurs seulement entre les règnes, les genres et les espèces de la nature que s’accuse à notre expérience ce caractère fragmentaire du système de l’existence matérielle ; car la science ou certain parti scientifique s’empresserait de nous répondre que notre prétendue observation ne répond point à la réalité des faits ; et bien que la science naturelle soit incapable d’opposer à cette observation primesautière et universelle autre chose que des analogies et des conjectures instituées par elle-même, elle nous refuserait le droit de présumer contre des résultats à venir et qu’elle salue d’avance comme certains. Nous lui répondons que c’est jusque dans les rapports les plus particuliers constatés entre les faits quotidiens, que les connexités désirées font défaut à nos formules, et qu’il n’est pas jusqu’au mouvement de mon petit doigt où ne s’interpose entre la cause et l’effet une irréductible inconnue.
Or l’ambition constante de la science, et déjà dans le domaine de la nature, a été et est plus que jamais, disons-nous, de comprendre l’universalité des faits dans une synthèse unique, de supprimer ou de franchir ces intervalles qui rompent l’unité de la nature et en font des sections relativement indépendantes et isolées les unes des autres. Le transformisme est la tentative moderne la plus retentissante d’enfermer dans une formule tous les faits de l’existence physique et même morale, et nous ne trouvons rien à redire au transformisme, qui est une hypothèse comme une autre, tant que le transformisme ne se transforme pas lui-même et de son propre chef, en un résultat acquis et s’imposant d’autorité.
Si donc la science de la nature veut rester sage et respectée, si elle veut respecter elle-même et son mandat et sa donnée, elle se contentera d’avoir établi des séries plus ou moins considérables de causes et d’effets dans l’enceinte de chacun des règnes de la nature, et de formuler des lois dont chacune sera l’exposant d’une série plus ou moins complète de ces faits. Mais elle retombe dans les erreurs déjà condamnées de la méthode aprioristique, dès qu’elle prétend dicter à la nature des lois préconçues, au lieu de déduire ces lois des faits observés dans son ressort, de tous ceux-là, mais seulement de ceux-là, et surtout qu’elle ambitionne d’étendre la juridiction de ses lois, la portée de ses conclusions à d’autres règnes que celui qui lui est dévolu : l’ordre physique et phénoménal.
La science de la nature exige donc le concours des sens dans la constatation des phénomènes ou manifestations des forces physiques : cela est évident ; de la raison, dans la formulation des rapports de causes à effets ; et même la part de la foi n’y est point absente, bien qu’elle y soit réduite au minimum, savoir au fait fondamental de toute existence intelligente et consciente : l’adhésion instinctive donnée au témoignage des sens ; la confiance implicite et non raisonnée que j’ai dans l’ordre général de ce monde, et dans les catégories où le moi et le non-moi sont compris ; la certitude immédiate qu’il y a correspondance entre les représentations des choses procurées par la médiation de mes organes, et l’existence réelle des choses. Or nous avons pu constater à diverses reprises dans la revue que nous avons faite des diverses méthodes scientifiques, à quel point cette base élémentaire de tout savoir et de toute certitude est ébranlée dans les hautes sphères de la pensée contemporaine.