« Tous les éléments de l’époque moderne, écrit Schwegler, la lutte contre la scolastique, les intérêts de l’humanisme, les aspirations vers l’indépendance nationale, les tentatives de l’Etat et de la bourgeoisie pour s’émanciper de l’Eglise et de la hiérarchie, le courant qui emportait les esprits vers la nature et la réalité, avant tout, les exigences de la pensée devenue autonome, consciente d’elle-même, et jalouse de briser les fers de l’autorité, tous ces éléments rencontrent leur foyer commun dans la réformation allemandeb. »
b – Gesrschite der Philosophie, sect. XXIII.
L’auteur n’en oublie qu’un : la faim et la soif de la justice dans les consciences d’élite.
Non ! la réformation du XVIe siècle ne fut pas essentiellement, comme tant de gens aiment à le répéter aujourd’hui, l’avènement pur et simple du principe du libre examen. Vinet a dit avec raison : « La vérité sans la recherche de la vérité, n’est que la moitié de la vérité ! » La sagesse du jour a réduit cette maxime à ces termes : La vérité n’est que la recherche de la vérité ; et le libre examen, qui ne devait être qu’un moyen d’atteindre la vérité religieuse et morale, est institué comme sa fin propre et suffisante. Ce n’est pas, disons-nous, dans ce sens moderne que les réformateurs l’ont entendu. C’est parce qu’ils croyaient à l’existence et au droit absolu de la vérité qu’ils ont renié l’autorité humaine s’interposant entre elle et la conscience individuelle ; mais ils n’ont repoussé l’autorité extérieure des traditions humaines, ils n’ont relevé l’homme prosterné devant son semblable que pour l’abattre d’autant plus sûrement devant Dieu. Les réformateurs n’ont pas aboli l’autorité ; ils l’ont déplacée ; et nous échapperions peut-être aux malentendus en disant que la Réformation fut l’avènement du principe de l’individualité. Elle a arraché l’individu à la société religieuse et civile, à la collectivité humaine qui l’opprimait et l’anéantissait : raison, volonté, conscience, pour le replacer en face du Dieu vivant qui l’avait créé et sauvé, et par là même, le rendre à lui-même. Mais cette autorité de Dieu, une fois restituée et dégagée des profanations qui la recouvraient, est proclamée seule et reconnue tout entière.
L’histoire a prouvé d’ailleurs que tandis que l’autorité extérieure, hiérarchique et coercitive, dernière retraite des âmes qui n’ont pas encore la conscience ou le courage de leurs doutes, couvert jeté en hâte sur le vide des croyances, n’engendre en fin de compte que la révolte, l’autorité morale du vrai et du bien, librement saluée et consentie, reste souveraine ; elle s’est emparée de l’homme ; elle le domine sans résistance, parce qu’elle se légitime incessamment devant sa conscience ; parce qu’elle en appelle à tout propos à la meilleure partie de lui-même. L’autorité illicite doit opprimer pour subsister ; seule l’autorité véritable, celle de Dieu et de la vérité, suit la voie normale, royale et divine de la liberté, et peut sans appréhension se soumettre à l’examen préalable de celui dont elle va réclamer la soumission absolue (comp. 2 Corinthiens 4.2).
Il résulte de ce premier caractère que l’âge de la Réformation ne fut rien moins non plus que le triomphe de l’indifférentisme doctrinal, comme le prouve surabondamment le fait que la tolérance en matière de croyances et de doctrines n’était pas plus préconisée par les persécutés même de la veille que par les persécuteurs. Le bûcher de Servet nous a été assez souvent reproché et nous a fait assez de mal, pour qu’il soit juste que nous en tirions au moins un argument. Or il est avéré que sauf Luther et jusqu’au doux Mélanchton, tous les réformateurs consultés par Genève donnèrent leur assentiment à la mort de l’hérétique. Mais aussi et à bien plus juste titre que pour le moyen âge, on peut appeler l’époque de la Réformation l’âge de la foi. Jamais depuis le siècle apostolique, l’Eglise n’avait vu tant de convictions ardentes, inébranlables, désintéressées, possédant l’homme tout entier, intolérantes et, le cas échéant, cruelles à l’égard de l’adversaire, mais aussi portant l’homme qui les portait, à tous les sacrifices. C’est cette foi renouvelée des premiers siècles de l’Eglise qui est montée sur les bûchers, et elle aussi qui a allumé ces guerres les plus terribles de toutes, qu’on appelle guerres de religion, mais d’où l’on peut conclure du moins que la religion a été une cause pour les générations qui les ont faites. Ce ne fut pas pour procurer à chacun le plaisir de penser ce qu’il lui plaît et conquérir le droit d’enseigner les contraires, que les réformateurs se sont levés presque tous ensemble et sans s’être concertés, sur différents points de l’Eglise, pour répondre aux puissants du jour : Nous ne pouvons faire autrement !
Luther, en qui l’esprit de la Réformation s’est de préférence incarné, « n’a pas été lui non plus, dit Hase lui-même, porté par un désir d’émancipation de la pensée ou par un intérêt scientifique, mais par l’angoisse d’une âme pieuse non satisfaite par la religion des œuvres et offensée par le spectacle de la vente des indulgences. » La preuve en est dans la marche extrêmement lente et graduée de sa conception en matière d’Eglise et d’émancipation. Ce ne fut qu’à son corps défendant qu’il sortit des langes de l’ancien ordre de choses, et il en fut expulsé plutôt encore qu’il n’en sortit. Ce fut la conscience de Luther en quête de la vraie justice, et non sa raison ou sa science qui enfanta son œuvre. La Réformation se fit dans son âme avant de se faire dans le monde, et c’est en cela que l’adversaire du papisme au XVIe siècle s’est distingué d’avance des contradicteurs modernes de l’infaillibilité. L’un avait été poussé hors de l’Eglise par le besoin du salut. Les autres, pour établir leur droit d’y rester malgré elle, n’ont su en appeler qu’à la science, à l’histoire, aux traditions de l’Eglise elle-même. Ici, l’on s’est demandé : Que faire pour être pardonné ? Comme l’Evangile, la Réformation s’est adressée aux ignorants et aux humbles. Le Vieux-Catholicisme, après être apparu comme une dispute de droit ecclésiastique, a fait l’affaire de quelques savants et de beaucoup d’émancipés. Aussi, tandis que l’alliance avec l’Etat n’a pu étouffer le réveil du XVIe siècle, assistons-nous déjà à la déroute du Vieux-Catholicisme écrasé sous les protections officielles ; et sur ses ruines l’ultramontanisme, qui semblait avoir mis contre lui, il y a moins de vingt ans, la raison, la science, la conscience, l’évidence même en même temps que toutes les sympathies éclairées et généreuses, un moment déconcerté par des disgrâces répétées, se redresse aujourd’hui plus vivace, plus impérieux, plus envahissant que jamais. La Réformation fut un retour aux origines du christianisme ; le Vieux-Catholicisme, aux premiers conciles. Etant d’accord avec son adversaire pour placer le siège de l’infaillibilité et le critère de l’autorité dans des signes visibles plutôt que dans l’ordre spirituel, il porte la contradiction dans ses flancs ; car entre deux variantes d’opinion, il est toujours licite de faire son choix.
On a distingué dans l’œuvre de la Réformation le principe matériel et le principe formel, en rattachant à l’un la doctrine de la justification par la foi, et à l’autre, celle de l’autorité normative des Ecritures. A la justification par la foi, il convient d’ajouter toutefois comme second principe dit matériel, celui de la souveraineté de Dieu, que la Réformation opposa à l’idolâtrie romaine, à la divinisation de la créature et de la matière dans la doctrine et dans le rite.
Ainsi, retrouver la source si longtemps cachetée du christianisme authentique, rétablir la condition méconnue du salut, remettre en lumière les vérités fondamentales de l’Evangile, restituer à Dieu seul la gloire et le culte qui lui revient, opposer enfin à la tradition ecclésiastique la norme de la Parole de Dieu, telle fut l’œuvre accomplie par les hommes de Dieu du XVIe siècle dans les différentes parties de la chrétienté où ils furent simultanément suscités. Mais la systématisation de ces doctrines nouvelles enfin découvertes et proclamées, ne fut pas l’œuvre de tous, ni du plus grand d’entre eux. On peut même dire que ce travail, qui ne s’accordait pas avec les aptitudes de Luther, répugnait à ses instincts. Il avait ressenti trop de dégoût des excès de la scolastique pour ne pas redouter la tentation même d’y retomber, et cette partie de l’œuvre fut dévolue à d’autres, ses émules et en partie ses inférieurs.
Les trois grands dogmaticiens de l’âge de la Réformation lurent Mélanchton, Zwingle et Calvin.
Mélanchton le premier donna une exposition ordonnée de la foi évangélique, encore qu’il n’y visât pas au début. Ses Loci communes, seu hypotyposes theologicæ, n’étaient sous leur forme primitive en 1521 qu’un abrégé des principaux points de la doctrine, et ce ne fut qu’en 1543 que cet ouvrage acquit la teneur qui en a fait un livre classique, et lui a donné presque la valeur d’un symbole dans l’Eglise luthérienne.
Luther le vante comme un a liber invictus, non solum immortalitate sed canone dignus ». Les Loci n’eurent pas moins de 80 éditions et réimpressions du vivant de l’auteur.
Cette première dogmatique exclusivement sotériologique se rattache au plan général de l’Epître aux Romains, en passant intentionnellement sous silence les doctrines plus générales de Dieu, de la Création, etc. Il s’en explique dans le passage suivant : « Mysteria divinitatis rectius adoraverimus quam vestigaverimus. Imo sine magno periculo tentari non possunt. Non est cur multum operæ ; ponamus in locis illis supremis de Deo, de unitate, de Trinitate Dei, de mysterio creationis, de modo incarnationis. Quæso te, quid assecuti sunt jam tot seculis scolastici theologistæ, cum in his locis solis versarentur ?… Hæc christiana cognitio est, scire quod lex poscat, unde faciendae legis vim, unde peccati gratiam petas, quomodo labescentem animum adversus daemonem, carnem et mundum erigas, quomodo afflictam conscientium consoleris… »
Récemment Ritschl s’est appuyé de l’exemple de Mélanchton pour justifier sa polémique contre ce qu’il appelle la métaphysique, et l’exemple serait probant si les éléments rejetés par le réformateur du XVIe siècle et par le théologien du XIXe, ainsi que les doctrines professées par l’un et par l’autre, étaient des quantités équivalentes.
Les sujets traités dans les Loci communes sont les suivants : De libero arbitrio, de peccato, de lege, de evangelio, de gratia, de justificatione et de fide, de fidei efficacia, de caritate et spe, de vetere ac novo homine, de peccato mortali et quotidiano, de signis, de baptismo, de pænitentia, de privatis confessionibus, de participatione mensæ Domini, de magistratibus, de scandalo…
On remarquera d’abord que les matières dogmatiques et éthiques sont ici entremêlées, ce qui demeura la règle dans la théologie luthérienne jusqu’à Calixt. Nous constatons en second lieu l’absence des matières cosmologiques, qui s’explique par les principes de méthode rapportés plus haut ; mais nous sommes frappés surtout du silence gardé sur l’eschatologie. Ce dernier trait, commun, comme nous le constaterons tout à l’heure, aux Loci de Mélanchton et à l’Institution de Calvin, nous paraîtra caractéristique de l’âge de la Réformation, qui avait trop affaire au passé pour avoir pris le temps de considérer l’avenir, et l’on peut dire que la préoccupation eschatologique éteinte dans l’Eglise depuis Constantin, n’y a guère reparu que dans ce siècle-ci. C’est sans doute là une des imperfections de l’âge de la Réformation qui accuse le mieux son infériorité à l’égard du siècle apostolique, et nous prouve une fois de plus qu’aucune des époques subséquentes, même les plus fécondes, n’a atteint le degré de hauteur et de plénitude dans la pondération même, que représente l’époque créatrice du christianisme.
Dans les éditions subséquentes de 1535 et de 1543, Mélanchton adoucit son déterminisme, et rabattit les angles trop tranchants de sa doctrine des sacrements.
Les Loci de Mélanchton devinrent le thème des principaux travaux dogmatiques de l’âge suivant. Ils furent commentés par Strigel († 1569) dans ses Loci theologici « quibus Loci communes reverendi viri Philippi Melanchtonis illustrantur, etc. »
Mais le plus important des commentateurs de Mélanchton fut le dogmaticien luthérien Chemnitz, qui vécut dans la deuxième moitié du XVIe siècle, et fut avec Jacob Andreæ, Selnecker, Chytraus, Musculus et Korner, un des rédacteurs de la Formule de Concorde.
Mais si Mélanchton eut de chauds partisans et sa pensée des commentateurs, la tendance moyenne et conciliatrice qu’il représenta soit dans la pratique soit dans la science, suscita les polémiques les plus violentes, et lui fut reprochée comme une apostasie et un crime par ce qu’il appela sur son lit de mort la rabies theologica. D’un côté se rangèrent les philippistes, partisans d’un luthéranisme mitigé, et disposés à étendre, à l’exemple de Mélanchton, comme adiaphora, les limites des concessions à faire en matière de doctrine et de culte, soit aux réformés, soit même aux catholiques ; de l’autre, déjà du vivant de Luther et de plus en plus après sa mort († 1546), les ultra-luthériens, disciples intransigeants du maître, se séparèrent de Wittemberg et firent enfin de Iéna et de son université nouvellement fondée, le foyer de leur opposition.
Les principales disputes de cette grande époque, qui portèrent principalement sur les conditions de l’appropriation du salut, peuvent se résumer comme suit :
La dispute antinomiste (1527-1540), dans laquelle Agricola soutint contre Mélanchton que la loi n’avait aucun rôle à remplir dans l’Evangile, et que la repentance ne devait point précéder la conversion et la foi ;
La dispute d’Osiander (1549-1562). Selon Osiander († 1552), qui fut l’héritier de la mystique du moyen âge et le précurseur de Beck de Tubingue, c’est la justitia essentialis, c’est-à-dire l’habitation de Dieu en l’homme qui est le principe de la justification ;
La dispute majoriste (1551-1552). Major enseigna avec Mélanchton et contre les ultra-luthériens, que les bonnes œuvres étaient nécessaires au salut, tandis que son adversaire Amsdorf s’oublia jusqu’à prétendre qu’elles y étaient nuisibles ;
Les disputes synergistes (1555-1567), entre ceux qui affirmaient avec Mélanchton le concours de la grâce et de la liberté humaine dans l’œuvre du salut, et les luthériens stricts, Amsdorf, Flacius, Wigand qui niaient ce concours et enseignaient que le péché était consubstantiel à l’homme ;
Enfin les disputes des Crypto-Calvinistes (1552-1577), qui portèrent sur la doctrine de la cène, et furent provoquées par les tentatives de Mélanchton de rapprocher sur ce point les luthériens des calvinistes.
La Formule de Concorde (1577) fut une tentative de compromis entre les points de vue opposés dont le conflit venait d’agiter les esprits et l’Eglise pendant tant d’années, et comme telle, un assemblage de pièces rapportées. Elle condamna avec raison les tendances extrêmes du semi-pélagianisme qui sépare mécaniquement la part de Dieu et celle de l’homme dans l’œuvre du salut, et le flacianisme qui confinait au manichéisme ; elle rejeta le prédestinatianisme absolu qui statue un decretum reprobationis à l’égard d’une partie des hommes, mais maintint l’absoluta electio à l’égard des élus ; et elle crut tout concilier en refusant à l’homme la liberté de saisir la grâce, mais en lui réservant celle de la refuserc.
c – Sur les disputes nommées plus haut, comp. Kurz, Kirchengeschichte. sect. 171 : Dorner, Geschichte der prot. Theologie, pages 330 et sq. ; Kahnis. lutherische Dogmatik, tom. II. pages 524 et sq.
La Formule de Concorde promulguée solennellement au cinquantenaire de la Confession d’Augsbourg, le 25 juin 1580, ne rétablit pas la concorde d’une manière durable, ce qu’aucune formule n’a jamais su faire ; et le tableau de la période suivante nous en donnera la preuve.
Zwingle et Calvin ont créé les deux types principaux de la doctrine réformée. Zwingle dans son Commentarius de vera et falsa religione (1525), suit une méthode toute différente de celle de Mélanchton, mais qui révèle déjà le caractère propre, plutôt théologique qu’anthropologique, de son enseignement. Les articles sur la religion et sur Dieu occupent chez le réformateur zuricois la première place ; et l’universalité de l’action divine est conçue ici sous la forme la plus absolue, poussée, dirons-nous même, jusqu’aux conséquences les plus révoltantes : « Dei ordinatio fit ut hic parricida sit, alius adulter ». C’est d’accord avec cette tendance que la révélation particulière tend à se confondre chez Zwingle avec la révélation générale : « Divinum est quidquid verum, sanctum et infaillibile ; est enim solus Deus verax ».
Quant aux formes du culte, Zwingle rompt avec le passé et la tradition historique plus résolument que cela n’a eu lieu dans la Réformation luthérienne, dont Luther, tout à coup effrayé par l’explosion des principes d’émancipation sociale et religieuse, s’était efforcé à un moment donné de ralentir le mouvement. Il exclut toute image du culte, et réduisit les sacrements à n’être que des symboles des faits chrétiens, plutôt que des moyens de grâce. Il marque ainsi l’extrême opposé du type représenté dans la personne et l’œuvre de Luther. Si l’exagération de la tendance inaugurée par le réformateur saxon devait être le dogmatisme et l’orthodoxisme d’une part et le ritualisme de l’autre, le péril des Eglises issues de Zwingle sera le latitudinarisme.
Calvin trouva un type de doctrine déjà plus ou moins arrêté dans les Eglises. Il fit pour la fraction réformée l’œuvre que Mélanchton avait accomplie pour l’Eglise luthérienne ; il apporta la forme systématique à la doctrine. Son Institutio religionis christianæ qui parut en 1536, mais ne reçut comme les Loci sa forme définitive que plus tard, en 1559, se répandit dans toute l’Europe, et fut aussitôt traduite en plusieurs langues.
Cet ouvrage, qui a provoqué un si prodigieux mouvement d’idées que l’effet actuel en est de nous le faire paraître élémentaire, se distingue par l’abondance, la clarté, la proportion, la chaleur concentrée de l’exposition. Sa division se rattache aux trois articles du symbole : Liber primus : De cognitione Dei creatoris. Liber secundus : De cognitione Dei redemptoris in Christo, quæ patribus sub lege primum, deinde et nobis in Evangelio patefacta est. Liber tertius : De modo percipienda ; Christi gratiæ, et qui inde fructus nobis proveniant, et qui effectus consequantur. A ces trois parties traitant essentiellement de l’œuvre du Père, du Fils et du Saint-Esprit, s’ajoute le Liber quartus : De externis mediis vel adminiculis, quibus Deus in Christi societatem nos invitat, et in ea retinet.
Nous remarquons ici encore le mélange des matières morales et dogmatiques, et l’absence de la partie eschatologique.
Jaloux avant, tout de revendiquer les droits absolus de Dieu sur la créature, Calvin ne crut pouvoir faire droit à ce principe autrement que par la doctrine dite de la prédestination. C’est là un nouveau trait commun au premier âge de la Réformation, qui doit avoir également une cause générale.
Nous croyons pouvoir donner de ce fait deux raisons étrangères l’une à l’autre, mais concourant à une même fin : d’une part, la réaction religieuse et morale contre la doctrine catholique du mérite des œuvres, réaction excessive et dépassant le but, comme nous le montrerons plus tard, méconnaissant surtout l’existence d’une opinion moyenne, à la fois rationnelle et biblique, entre le déterminisme et le moralisme. Mais n’avons-nous pas le droit de soupçonner également chez ces grands hommes qui furent en même temps de grands penseurs, chez Calvin en particulier, l’influence inavouée du préjugé et de la tradition philosophique, qui a toujours été déterministe ? car intellectualisme et déterminisme s’appellent nécessairement l’un l’autre. Philosophes, réformateurs et théologiens sont partis inconsciemment ou non de la notion quantitative de l’Etre, pour déterminer d’après elle celle de la perfection, et y absorber même l’élément de la perfection morale. C’est à ce point de vue, que nous appelons quantitatif, qu’on devait admettre que la glorification suprême de Dieu résidait dans l’extension nécessaire plutôt que dans la limitation propre de sa toute puissance faisant place à la créature finie, se sacrifiant à la sagesse et à la bonté.
Réaction contre la doctrine catholique d’une part, influence de la conception philosophique de l’immutabilité divine de l’autre, telles sont donc, selon nous, les prémisses équipolentes peut-être, de la doctrine de la prédestination chez les principaux réformateurs.
Ce qui ne fut pas moins certain que remarquable, c’est que cette doctrine si funeste en théorie, n’engendra chez les réformateurs aucune de ses conséquences logiques. En refusant à l’homme la liberté de choix, ils ont entendu non pas établir le droit à la licence, légitimer le péché, mais donner gloire à Dieu, et l’intention ici a sanctifié le fait.
Dans la question des sacrements, Calvin prit une position moyenne entre le réalisme semi-matérialiste de la doctrine luthérienne et le symbolisme de Zwingle. Nous pouvons caractériser la conception calviniste comme un réalisme spiritualiste. Il y a pour Calvin dans le sacrement plus qu’un symbole et autre chose encore qu’un mémorial ; il y a un moyen de grâce actif et efficace, mais spirituel de sa nature.
Un des reproches les plus fréquents adressés au protestantisme, et qui fut dans le XVIIe siècle relevé avec toutes les ressources de la science et de l’éloquence par Bossuet, porte sur ses variations et ses fractionnements. Ce caractère — qui s’est manifesté en effet dès ses origines — fait contraste avec la majestueuse immobilité de l’Eglise romaine ; mais bien loin d’y reconnaître un signe d’infériorité de l’œuvre des réformateurs, nous en faisons sans hésiter un de ses titres de gloire ; un de ses traits de ressemblance avec l’œuvre même de Jésus-Christ, qui au calme de la mort a préféré les drames et les déchirements, mais aussi les intérêts et les conquêtes de la vie (Luc 12.51-53). Nous tirons de ces diversités du protestantisme la preuve la plus significative de cette vitalité spirituelle où la libre production des formes et des modes s’allie avec la constance et la solidité des assises.
Ici se pose la question que nous avons réservée jusqu’ici, de la part respective qui revient à chacune des deux grandes fractions du protestantisme, le type luthérien et le type réformé, dans l’élaboration commune des principes de la Réformation. Ces différences de caractères s’accusent d’une manière assez visible sur plusieurs points essentiels ou secondaires, et notre tâche sera de ramener, si possible, ces particularités diverses, dont quelques-unes plus ou moins excentriques et en apparence isolées les unes des autres, à leur genèse commune.
Etant donnés les trois principes que nous avons attribués à l’œuvre totale de la Réformation, deux dits matériels : le principe de la justification par la foi et celui de la souveraineté de Dieu, et le troisième, formel : l’autorité normative des Saintes-Ecritures, nous constatons la prédominance du premier dans le type luthérien, du second et du troisième dans le type réformé.
Les principaux auteurs qui ont traité de cette matière, Hase, Schweizer, Dorner, se sont assez bien rencontrés dans, la définition des principaux contrastes entre les deux grandes fractions de la pensée protestante, sans peut-être s’être suffisamment enquis de l’origine première de ces différencesd.
d – Voir Hase, Ev. prot. Dogmatik. page 25 ; Schweizer, Die Christl. Glaubenslehre, pages 8 et 9 : Dorner, Geschichte der prot. Theologie, besonders in Deutschland, page 153.
Ebrard, de son coté, nous paraît s’être contenté d’une caractéristique trop extérieure, en disant que chez Luther, la réforme du dogme précéda celle des institutions, qui pour cette raison même resta incomplète, tandis que chez Zwingle, la réforme des institutions aurait précédé celle du dogme qu’il eut encore moins le temps d’achever. Cette comparaison en outre ne comprend pas la fraction calviniste de la confession réformée.
La confession luthérienne a été de préférence anthropologique ; la confession réformée, théologique et spéculative ; et à ce point de vue spécial, on aurait, le droit d’établir un parallèle entre le type luthérien et l’Occident latin d’une part, le type réformé et la théologie grecque, de l’autre, durant la période patristique.
Comme le catholicisme n’est autre que le christianisme altéré par le confluent des courants judaïque et païen que l’Eglise des premiers siècles n’avait pas réussi à dompter dans son sein, ou qui l’avaient à nouveau envahie, on dira avec raison que la fraction luthérienne s’est opposée de préférence à l’élément judaïque et la fraction réformée à l’élément païen de la doctrine et du culte de l’Eglise romaine ; et l’on pourra chercher avec Schweizer l’explication de ce partage des rôles soit dans les circonstances de la lutte avec le catholicisme qui s’était présenté sous des espèces différentes dans les pays germains et latins, soit dans les antécédents personnels des réformateurs eux-mêmes.
L’Eglise luthérienne s’est donc attaquée en premier lieu à la fausse justice enseignée par la tradition catholique, tandis que la protestation de l’Eglise réformée a visé surtout la glorification et la divinisation de la créature soit dans la croyance, soit dans le rite.
Ces différences générales de caractères se poursuivent et se reconnaissent aisément dans l’élaboration des dogmes particuliers. C’est ainsi que les thèmes les plus fréquents de discussions dans le sein des confessions réformées ont été les doctrines concernant l’élection de grâce, la personne de Christ et la sainte cène ; et dans chacun de ces domaines, c’est le principe de la transcendance divine qu’on a tenu à faire prévaloir : dans la sainte cène, en séparant, comme dans le Zwinglianisme, le signe de la chose ; dans la personne de Christ, en séparant la nature humaine de la nature divine ; et dans l’élection de grâce, en annulant la part de l’homme au profit du conseil divin.
Quant au principe dit formel de la Réformation, l’autorité normative des Saintes-Ecritures, nous disons qu’il a prévalu dans la confession réformée. L’Eglise luthérienne a attribué plus d’autorité aux symboles ecclésiastiques ; l’Eglise réformée a tenu à trancher plus résolument entre les parties canoniques et apocryphes du volume sacré, et elle a attribué au contenu de l’Ancien et du Nouveau Testament une autorité plus absolue ; aussi l’Ancien Testament, le Décalogue et les Psaumes en particulier ont-ils exercé ici sur la doctrine, les mœurs et le culte, une influence qui a paru ailleurs entachée de légalisme. Dans le culte en particulier, le luthérien s’est montré plus conservateur, le réformé plus novateur et plus idéaliste. Le dernier réclame des autorisations scripturaires formelles et expresses là où le luthérien s’autorise du silence des Ecritures pour se permettre ce qu’il ne voit pas défendu. Le principe de la liberté spirituelle a comporté des extensions plus grandes dans l’Eglise luthérienne que dans l’Eglise réformée ; les droits de l’individualité en revanche ont été mieux reconnus et respectés dans celle-ci que dans celle-là.
Ce dernier trait nous a amenés peut-être à la différence fondamentale qui existe entre les deux confessions, et qui pourrait bien résider dans la différence des rapports de l’individu avec la collectivité.
L’Eglise luthérienne a hésité davantage à émanciper l’individu de toute tutelle humaine soit civile, soit ecclésiastique ou religieuse. Le calvinisme a replacé plus résolument, peut-être par l’effet des circonstances, l’individu en face de Dieu, et par là, tout en supprimant en théorie l’initiative et la spontanéité humaines, il a en fait favorisé plus efficacement l’éclosion et le progrès des libertés modernes. Pour l’un, l’Eglise est restée une institution pédagogique chargée de dispenser à l’individu les grâces salutaires, et qui a droit de sa part à des sentiments ressemblant à la soumission et à la reconnaissance filiales. Pour l’autre, l’Eglise est plutôt une association qui ne vaut que ce que valent les membres qui la composent. Là, c’est l’Eglise qui offre le sacrement ; ici, c’est l’individu qui le saisit ; là l’Eglise confirme à l’individu la grâce du baptême ; ici, l’individu est censé ratifier le vœu qui a été fait à son égard.
L’influence de la race s’est combinée ici avec le facteur religieux. Le caractère germanique plus porté à l’intimité et à la réceptivité qu’à la spontanéité, était plus favorable au principe hiérarchique qu’au principe individualiste, qui a marqué de son empreinte la réformation française et anglo-saxonne.