Faire l’expérience du pouvoir de subsister et d’agir, c’est, disions-nous, faire l’expérience de la présence et de l’action immanentes de Dieu.
Le Dieu qui apparaît ainsi est celui qui est revêtu du caractère considéré comme spécifiquement divin par la théologie réformée : l’indépendance souveraine, l’aséité. C’est l’être a se (par soi), c’est-à-dire l’être qui n’a pas le principe de son être dans quelque chose d’extérieur à lui ; c’est l’être qui seul est, au sens adéquat du termeq.
q – Calvin. Institution, 1.10.3 ; Com. in Act.17.28. « A proprement parler Lui est seul et, quant à nous, nous subsistons en Lui, en tant qu’il nous donne vigueur et nom soutient par son Esprit. »
Il résulte de là que l’homme ne se définit pas seulement comme un être doué de raison, de la faculté du langage, vertical et bimane. A cette définition il manque un trait spécifique de la notion de l’homme. L’homme est encore un animal religieux et, parmi les animaux, il n’y a que lui qui le soit. Cela s’explique parce que seul il peut avoir une claire conscience de l’activité immanente de Dieu en lui. La religion étant un trait spécifique de la nature humaine, la religion est un fait universel et indestructible.
C’est que malgré tout, même chez l’homme irrégénéré, et au moins à de certaines heures, l’existence de Dieu est expérimentée.
Pour mettre ce premier fait en lumière, nous ferons appel à deux constatations qui lui apportent une confirmation irrécusable.
Tout d’abord l’intelligence infère immédiatement, partout et toujours, que par cela seul que quelque chose existe, quelque chose existe par soi. Tout homme, fût-il le déiste le moins disposé à reconnaître notre conception de la causalité divine, sait que quelque chose par soi est et qu’il en dépend.
Modifiant un peu la thèse de Herbert Spencer, nous pouvons dire que l’absolu, c’est-à-dire l’Indépendant, est donné dans la conscience que nous avons d’être relatifs et dépendants.
Dans l’état d’aveuglement où la chute nous a réduits, ce quelque chose apparaît souvent sous des contours assez vagues. Le concept qu’on s’en forme peut l’identifier à la totalité des êtres, à la substance unique, etc. De toute façon, l’esprit humain ne peut échapper à une représentation quelconque de quelque chose qui subsiste et en quoi tous les êtres finis s’écoulent, un espace infini doué d’une éternité sans succession, que Clarke considérait nomme le sensorium de Dieu, l’Abîme d’où émergent les mondes et qu’adoraient les gnostiques. Même quand l’esprit humain a vidé Dieu de toute vie, il est à tel point perçu et senti que l’image en est indestructible.
La seconde constatation est précisément un fait que nous considérons comme l’une des déformations et des exagérations les plus graves dont la réalité divine puisse être affectée, dans la représentation humaine.
Mais comme en physiologie, ce genre de grossissement monstrueux permet d’étudier la réalité normale.
Ce fait est le panthéisme et la séduction persistante qu’il exerce sur un nombre considérable d’esprits.
Le panthéisme atteste que Dieu est à tel point perçu, qu’on peut se prendre à douter de tout hormis de lui.
Il ne faudrait pas croire que le panthéisme soit exclusivement le produit d’une réflexion philosophique parvenue à un haut degré de raffinement et de maturité, comme nous le trouvons déjà dans les Védas, chez un Hegel ou un Schopenhauer.
Nous le trouvons, au contraire, très vivace au milieu de populations non civilisées, occupant un degré assez bas de culture. Là, il est déjà élaboré en une sorte de système cohérent. C’est le cas des Zunis de Mexico, des Bataks du nord de Sumatra, etc.r
r – J. Estlin Carpenter, Comparative religion, London. William and Norgat, page, 83 ss.
Le Hâi des premiers, le Tondi des seconds est l’âme identique et universelle, qui se diversifie dans les êtres concrets et qui les anime tous.
Cela rappelle irrésistiblement le Mens agitat molems du poète latin.
s – L’esprit meut la matière (Virgile, l’Enéide).
Mais, comme le dit J. E. Carpenter, des systèmes déjà élaborés ont sans doute derrière eux une longue histoire.
A l’arrière-plan, chez d’autres non-civilisés, on trouve le concept si répandu de ce qu’on désigne, en hiérographie, sous le nom de Mana. Ce terme a été relevé, pour la première fois, par l’évêque protestant Codrington, chez les Mélanésiens.
L’équivalent nous est donné dans le manitou des Algonquoins, le Wakonda des Sioux, l’Orenda des Iroquois, le Mulungu des Ysos, sur le bord oriental du lac Nyassa.
C’est quelque force ou quelque influence surhumaine, suprasensible, plus ou moins impersonnelle, mais susceptible de résider dans des personnes aussi bien que dans des objets.
On pourrait concevoir cette force comme une matière ou plutôt comme une substance divine, à la fois redoutable et désirable.
Les êtres qui en sont imprégnés ou enveloppés participent au caractère sacré qui lui est attaché : leur contact « souille ».
Cette notion d’un principe divin diffus partout s’associe d’ailleurs à ce qu’on a appelé la mentalité prélogique, et mieux (R. Allier) paralogique. Ce tour d’esprit est, nous le verrons, très proche du panthéisme. Il en est peut-être l’un des principes intellectuels.
D’après ce mode des fonctions mentales, les êtres les plus différents, un perroquet, une plante et un homme, ou un groupe d’hommes peuvent être dits identiquest.
t – Ch. Blondel, La mentalité primitive, p. 66 : « Un Huichol par exemple, voit sans cloute à peu près comme nous dans le blé, le cerf, l’Hikuli… des classes où se rangent des objets. Mais… en raison de l’identité de leurs propriétés mystiques… le Huichol rapproche blé, cerf, et Hikuli au point de les identifier. »
Ces sortes d’identification, si étranges pour un Occidental, ne supposent pas l’indifférence à l’égard du principe d’identité et du principe de contradiction, que Lévy-Brühl avait imputée à tort, à ces non-civilisés. Elles supposent plutôt ce confusionisme, cet effacement des lignes de démarcation, cette intuition nébuleuse de l’identité radicale des contraires qui est l’un des symptômes les plus sûrs de la présence du virus panthéiste.
Le tour d’esprit paralogique n’est, croyons-nous, que la forme spontanée et fruste du nominalisme et du panthéisme savants, dont nous admirons les majestueuses constructions chez les philosophes des peuples les plus modernes et les plus cultivés.
Or, le panthéisme n’est, après tout, principalement sous sa forme mystique, que l’intuition illusoire de l’identité du moi avec l’Etre infini, avec Dieu, âme universelle des choses. Ces choses elles-mêmes ne sont que les expressions passagères, les modifications de cette âme universelle.
Les exemples que nous avons rapportés, pris parmi les peuples non civilisés, montrent que cette identification de Dieu avec la créature est naturelle, peut-être inévitable, à un certain stade de culture inférieure. Une illusion aussi générale, aussi persistante, qui s’affirme trop souvent victorieusement, au sommet de la pensée humaine, doit avoir quelque fondement dans la réalité.
Des mystiques dont la raison est parfaitement saine peuvent, cela est constant, en arriver à se croire tellement unis à Dieu qu’ils finissent par s’écrier, dans des moments d’excitation religieuse : « Je suis Dieu. »
Ne faut-il pas admettre, pour expliquer la possibilité psychologique de théories aussi extrêmes, en métaphysique, d’affirmations aussi étranges, en religion, ne faut-il pas admettre que Dieu doit être bien proche de l’homme, qu’il doit lui être bien intérieur, et perçu comme tel, pour que ces choses soient possibles ? Là où l’expérience religieuse saine dit union, et donc distinction, le panthéisme dit identité. Dans les deux cas, l’accord porte sur la réalité du fait de l’intuition de Dieu. Le désaccord est d’ordre intellectuel. Il s’explique par une différence de tour d’esprit, de mentalité, comme dit Ch. Blondel. A la racine, il y a, chez les panthéistes, une erreur d’ontologie et de logique que nous désignerons d’un mot : le nominalisme.
Mais l’accord est là. Et nous estimons que cette rencontre, dans une même expérience religieuse, d’un si grand nombre d’hommes de toutes races, à tous les degrés imaginables de la culture intellectuelle, suppose, comme seule explication satisfaisante, la réalité du fait de l’immanence divine.
Mais il y a des déistes, dira-t-on. On sait qu’ils conçoivent Dieu non plus seulement comme distinct, mais comme séparé du monde. Ils ne croient pas à la possibilité de l’atteindre, autrement que par la voie du raisonnement discursif, des postulats aussi. Ne font-ils donc pas l’expérience de ce fait, selon vous si immédiatement donné, de l’immanence divine ?
Cela prouve seulement, répondons-nous, que, dans l’état de chute, des préoccupations de toutes sortes, certaines fort élevées, peuvent contribuer à obscurcir et à émousser la claire vision du sens intérieur.
Qui donc disait que le déiste est un homme qui n’a pas encore eu le temps de devenir athée ? En effet, le moralisme et l’eudémonisme sont orientés inconsciemment vers l’athéisme.
Ils y conduiraient toujours, si ne subsistait une intuition confuse, une perception obscure de cette présence intérieure de Dieu, en vertu de laquelle on affirme encore son existence, alors que, logiquement, on devrait la nier.
La forme contraignante prêtée aux « preuves » de l’existence de Dieu, la nécessité logique reconnue au postulat, voilà comme la traduction dialectique de l’expérience psychologique de l’immanence de Dieu, dont le déiste est encore l’objet.
Cela nous paraît évident, dans le cas des preuves ontologique et cosmologique. L’appel à la perception sensible de l’immanence de Dieu à l’esprit humain est à peine déguisé dans la première. Tout ce qu’elle affirme, au fond, c’est qu’il est impossible de ne pas voir que l’affirmation de l’existence de Dieu est nécessaire. La seconde ne serait même pas concevable si elle ne s’appuyait sur l’intuition que nous avons d’être des créatures contingentes et d’être environnés de créatures contingentes comme nous (Kreaturgefühl) ; l’intuition que nous sommes des êtres et que nous sommes environnés d’êtres pour qui le principe de l’existence et de la durée est transcendant.
Il faudrait en dire autant de la preuve par le mouvement et la nécessité d’un premier moteur immobile. Cette preuve n’est, à notre sens, qu’une application particulière de la preuve cosmologique.
D’un autre côté, postuler Dieu et la vie future, pour donner à la morale son sens absolu, ce n’est pas autre chose qu’obéir à l’intuition confuse, qu’au moins dans le domaine restreint de l’activité pratique, « toutes nos forces et fermetés ne sont autre chose que de subsister et être appuyées en Dieu », selon la parole de Calvin, que nous citions plus haut. C’est reconnaître que nous voyons que Dieu est le stimulant efficace, le mobile psychologique indispensable à la persévérance dans l’action bonne.
Il y a cependant un cas qui semble présenter plus de difficultés que la négation théorique de l’immanence de Dieu, professée par le déisme. Il y a ceux qui font l’amère expérience, trop réelle celle-là, de l’absence de Dieu à leur âme. Ils voudraient croire, nous disent-ils ; ils tendent la main pour saisir Dieu, et ils ont l’impression de ne rencontrer que le vide. Ce qu’ils voudraient, c’est un miracle : Dieu se montrant visiblement. Or, en eux-mêmes, ils ne trouvent que des aspirations inapaisées et sans espoir d’apaisementu. Cette expérience, nous le reconnaissons, répond, elle aussi, à une réalité.
u – Voir M. Boegner, Dieu, l’éternel tourment des hommes, p. 33 s., des citations caractéristiques de cet état d’esprit, tirées de l’Étape de Marcel Arland.
Avec saint Bonaventure, nous ferons remarquer, à ceux qui veulent voir physiquement pour croire, que précisément il est faux que toutes connaissances certaines doivent nécessairement être acquises par les sens corporels. L’âme se connaît et elle connaît Dieu par d’autres organes.
Vouloir percevoir Dieu par les sens, déclarer qu’on ne croira à son existence qu’à cette condition, c’est renoncer à faire usage de ce Sensus divinitatis, de ce sens de Dieu qui est en nous, et par conséquent c’est contribuer à l’émousser davantage, alors qu’il est déjà passablement affaibli. Tout organe condamné à l’inaction tend à perdre l’aptitude à sa fonction.
Et c’est parce que ceux dont nous parlons sont tombés dans cette faute qu’ils ne perçoivent plus la présence de Dieu. Saint Bonaventure l’avait fort bien vu lorsqu’il dit : « Quoiqu’il soit présent, nous connaissons Dieu comme absent à cause de l’aveuglement et de l’obscurité où notre entendement est plongév Encore une fois, l’organe qu’on n’exerce pas tend à s’atrophier. Cela est vrai aussi du sens religieux. Il faut reconnaître en outre qu’à côté de cette atrophie acquise, il peut y avoir, chez certains individus, une atrophie congénitale analogue à celle dont les sens corporels peuvent être atteints.
v – Cité par H. Bavinck, Op. laud.,. » II, p. 40.
Ces cas particuliers d’inaptitude religieuse congénitale ne diminuent en rien la valeur et l’objectivité du sens religieux qui est le propre de l’humanité, ou plutôt qui en est un caractère spécifique. « Les résultats de la science naturelle sont-ils moins objectifs, demande à bon droit J. Herring, sont-ils moins objectifs parce qu’ils ne peuvent toujours être contrôlés par des aveugles et par des sourds ?
Pourquoi l’esthétique, la morale ou la théologie, comme recherches objectives, n’auraient-elles pas la liberté de se passer du jugement de tous ceux qui n’ont pas d’organes pour percevoir des valeurs ou des réalités d’ordre esthétique, moral ou religieux ?w »
w – Jean Herring, Sub specie aeterni, réponse à une critique de la philosophie de Husserl, deuxième partie, in fine.
D’autre part, ceux qui souffrent et se sentent éperdus de ne pas sentir la présence de Dieu, s’ils ne le perçoivent pas comme Celui par qui ils sont faits, le connaissent cependant comme Celui pour qui ils sont faits. Ils vérifient déjà expérimentalement l’une des premières affirmations du catéchisme, savoir que sans lui la vie est plus misérable que celle de bêtes brutes ; qu’elle n’a plus de sens satisfaisant pour leur propre raisonx. Quand Dieu nous pousse, qu’il nous oriente vers lui, et nous élève ainsi au-dessus de nous-mêmes, il atteste si impérieusement la réalité de son être et de son action que, tant qu’il nous plaît de la méconnaître ou de vouloir prendre notre point d’appui en nos sens externes pour la reconnaître, notre instinct nous avertit, par la misère de notre état, que nous sommes dans une position anormale et radicalement fausse. C’est ainsi que le sens religieux, outragé dans son témoignage, se venge, toutes les fois qu’une épistémologie erronée nous conduit à prétendre que nous ne connaissons pas Dieu, alors que précisément nous sentons son action en nous.
x – Calvin, Catéch. Genève, premier dim.
S’il est une chose certaine pour tout homme qui se prend à réfléchir à l’énigme de sa présence dans le monde, à ce moment du temps qui lui est assigné avec ses qualités spécifiques qui le distinguent de l’animal ; cet entendement, dont il est si fier, cette liberté qui l’affranchit intérieurement des contraintes physiques ; avec ce rythme vital et ces forces qui le soutiennent, pour un temps, au-dessus de l’abîme du non-être dont il émerge ; s’il est un fait certain, c’est l’intuition qu’il a de dépendre d’une puissance mystérieuse, qu’il craint comme on craint ce qui est immense et impénétrable ; en quoi il se confie aussi, instinctivement, puisqu’il lutte et travaille pour vivre, affirmant ainsi implicitement sa foi en l’auteur de la vie ; que son instinct le pousse encore à implorer, dans la détresse ; dont il redoute enfin la colère, quand il sent plus ou moins obscurément qu’il a provoqué son mécontentement, en violant sa loi non écrite. L’existence objective de la divinité n’est donc et ne peut donc être une question pour aucun homme conscient de son être à lui et de son action. Dans ce sens, il n’y a pas d’athée, la puissance qui est de soi, indépendante de rien autre que de soi, et le fait que nous dépendons d’elle sont des objets de notre intuition immédiate : « Je sais qu’il y a quelque chose — (on ne dit pas nécessairement quelqu’un) — au-dessus de moi. » Voilà une affirmation courante, dans laquelle ceux qui ne peuvent plus redire le Credo des chrétiens expriment ce qui leur reste de « semence religieuse ».
Il n’y a pas d’athées, mais il y a des impies sur le terrain pratique, les jouisseurs et les dilettantes aussi. Sur le terrain théorique, il y a ceux qui se forment un concept trop étriqué et trop anthropomorphique de Dieu et qui peuvent facilement être conduits à le traiter comme ils traitent un semblable récalcitrant.
Ceux encore qui vident trop le concept de Dieu de tout contenu vivant ou spirituel ; qui le considèrent comme un fatum aveugle, ceux-là atrophient en eux l’instinct de la prière et même de l’adoration : on n’invoque pas un Dieu sourd et, à la longue, l’esprit, ne pouvant s’incliner, sans s’avilir, que devant un esprit supérieur, cesse d’adorer. On le voit, une erreur intellectuelle peut tarir les sources de la sensibilité religieuse. La croyance que l’on dépend d’un principe abstrait ou d’une force sans personnalité, bien loin d’engendrer normalement la religion au sens de piété, produit plutôt, selon le cas, les révoltes du désespoir ou l’indifférence du découragement.
La condition nécessaire — nécessaire mais non suffisante — pour que l’instinct de confiance en la source mystérieuse de notre être s’épanouisse en adoration absolue, en foi victorieuse, en une prière qui soit en même temps vœu ardent et soumission inconditionnelle, est que l’esprit, appuyé sur l’intuition de la piété, rejette tout ce qui rabaisse et limite le Dieu de l’intuition et qu’il porte au degré suprême, à l’infini, toutes les qualités positives de l’être, surtout la puissance et la bonté. C’est la via negationis et la via eminentiæ des anciens philosophes. Ces voies ne suffisent pas, avons-nous dit. Pour parvenir au Père, il faut suivre la via crucis, la voie douloureuse du renoncement : le chemin qui mène au Dieu vivant passe par le Calvaire.
Les considérations que nous venons de développer font comprendre dans quel sens nous disons que l’homme est, de nature, un animal religieux et que la religion est universelle.
On voit que cela ne doit pas s’entendre en ce sens que la religion ne puisse jamais être accidentellement atrophiée, par absence de milieu favorable, ou systématiquement déviée, sous des influences consciemment hostiles.
Chez un nombre considérable d’individus, ces accidents peuvent se produire. Il en est beaucoup qui se déclarent étrangers à toute inquiétude religieuse. Leur sincérité ne doit pas être niée a priori
Toutefois, la preuve de l’universalité de cet instinct spécifique de l’humanité, de l’aptitude religieuse, nous est fournie par l’universalité des croyances et des pratiques qui ont le sacré pour objet. Il y a une preuve encore plus frappante, si possible. Cette preuve est la récurrence inattendue, chez ceux qui professent qu’ils n’ont pas de religion, de ces croyances et de ces pratiques, qui reparaissent sous une forme abâtardie. Nous dirons même que la forme spéciale de ces récurrences est spécialement instructive.
Les Sociniens et beaucoup d’Arminiens ont contesté le fait même de l’universalité de la religion naturelle, que nous invoquons comme preuve.
Ils le faisaient et le font encore, par esprit de système. Ils ne voulaient pas qu’il fût dit que l’homme, avant la chute, eût été doué d’une connaissance de Dieu qui fît partie intégrante de sa nature. En vertu de prémisses dogmatiques, l’image de Dieu, selon laquelle le premier homme avait été créé, devait se réduire à la domination sur les créaturesy.
y – Catéch. Racov. 92, 46-49 ; Fock Der socin. p. 307.
Des savants du XIXe siècle qui avaient aussi leur idée de derrière la tête ont essayé, avec une passion peu conforme à l’objectivité scientifique, de découvrir des peuplades sans religion, parmi les spécimens les plus dégénérés de l’humanité. L’existence de telles peuplades était devenue presque axiomatique pour beaucoup d’entre eux. « Il est, pour moi, hors de doute qu’il existe, dans les races inférieures, des peuples sans culte, sans dogmes, sans idées métaphysiques, sans croyances collectives, et, par conséquent, sans religion », écrivait Broca en 1886.
L’année précédente, John Lubbock avait dressé un catalogue de « toute une kyrielle de peuples totalement areligieux », selon luiz. Mais ce catalogue a été peu à peu complètement raturé par des recherches subséquentes des savants, tant croyants qu’incroyants. Il n’est personne aujourd’hui qui prenne au sérieux les affirmations de Socin contre Calvin, de Broca contre Quatrefages.
z – V.-A. Réville, Les Religions des peuples non-civilisés, I, p. 13, et John Lubbock, Les origines de la Civilisation, trad. franc, de Barbier, Paris, 1877.
La cause est entendue : il n a pas été découvert jusqu’ici de peuplades non civilisées assez dégénérées pour être étrangères à toute religion.
Le fait contraire fût-il vrai, et s’en rencontrât-il jamais une, qu’on devrait continuer à définir l’homme comme animal religieux. La définition doit s’appuyer sur les éléments essentiels et négliger les accidents. L’homme est un animal religieux dans le sens où nous disons qu’il est un animal raisonnable et que les idées de la raison sont universelles, bien qu’il y ait des individus fous ou idiots et des peuplades de crétins.
Les faits de récurrence de l’instinct religieux mettent cette universalité sous son vrai jour et nous prouvent la persistance de la religion. Ils surprennent par leur étrangeté fréquente et l’inconséquence tout au moins apparente des manifestations qu’ils empruntent et montrent ainsi que l’homme est religieux au début. Le cas d’Auguste Comte réapparaissant sous les attributs du grand prêtre de la religion de l’Humanité est fréquemment cité comme exemple, et la preuve que le cas du philosophe positiviste n’était pas isolé, c’est qu’il a pu constituer une Eglise avec des adeptes relativement nombreux.
Les progrès vraiment étonnants de cette forme particulière de la superstition qui pousse ceux qui s’adonnent à des exercices hasardeux à chercher chance et protection dans la présence « d’une mascotte » ou « fétiche » doit retenir notre attention. Car elle permet de saisir sur le fait l’activité spontanée de l’instinct religieux et de l’intuition de la divinité, créant des représentations mentales qui lui sont propres dès que les formes traditionnelles paraissent périmées ou sont estimées inefficaces. L’étude de ces faits offre des difficultés analogues à celles qu’éprouve l’explorateur interrogeant les non-civilisés sur leurs croyances. Pas plus que ces derniers, les superstitieux n’ont pas toujours le courage d’avouer leurs croyances intimes. De plus, ils sont souvent des hommes d’action peu prédisposés à observer avec attention les phénomènes de leur vie intérieure. Pourtant il en est qui avouent crânement leur foi, s’ils ne l’analysent pas toujours. « Plusieurs aviateurs pratiquent le fétichisme. Paulhan ne s’envole pas sur son aéroplane, écrit G. Matissea, sans emporter avec lui je ne sais plus quel porte-bonheur. Mais d’autres aviateurs ont une manie différente ou n’en ont pas du tout… »
a – Les ruines de l’idée de Dieu, par G. Mattisse, collection : Les hommes et les idées, Paris, sans date, p. II.
Oui, il est vrai que tous les aviateurs, tous les automobilistes n’ont pas de ces « manies », mais quand ils en ont, et le fait se généralise comme une sorte d’épidémie mentale, ils montrent que la notion de Dieu s’étant voilée à leur esprit (ou seulement l’idée d’une providence divine spéciale), ils remplacent l’idée morte ou insuffisante par une représentation souvent confuse qui correspond à l’intuition de la réalité d’un pouvoir dont ils sentent que dépend leur bonheur ou leur malheur.
Cette intuition, nous l’avons dit, n’est pas encore la piété, la religion subjective, mais elle en est le fondement. Le saint Christophe du chauffeur catholique, la poupée porte-bonheur du chauffeur athée ou déiste, est pratiquement son Dieu personnel. « Un Dieu, a dit Luther, c’est ce en quoi on se confie. » La valeur intellectuelle de ces représentations paraît nulle au chrétien protestant convaincu et au philosophe positiviste. Ceux qui, pour rien au monde, ne consentiraient à s’embarquer sans leur mascotte, tant ils la prennent au sérieux, en ont généralement eux-mêmes conscience. Ils ne tentent guère de justifier intellectuellement leur croyance ; n’importe, l’intuition qui leur sert de fondement est tellement forte qu’elle résiste à tous les arguments rationnels. L’homme sent Dieu en lui, et quand il n’y croit pas encore ou qu’il n’y croit plus, il tend à s’en façonner une représentation mentale grossière ou ridicule, à la mesure de ses aptitudes théologiques.
Cette tendance est surtout visible chez ceux que leurs occupations exposent continuellement aux dangers. Mais il est notoire qu’elle existe chez des hommes par ailleurs très cultivés et disciplinés intellectuellement par la forte et libératrice influence des méthodes scientifiques. « Beaucoup d’hommes à l’esprit très positif se trouvent esclaves de certaines superstitions », est obligé d’avouer G. Matisse. Oui… et il arrive que ces superstitions sont du même ordre que celles des matelots ou des chauffeurs, que nous rappelions plus haut, et qu’elles doivent trouver ainsi leur explication dans la même cause.
Cette aptitude, cette inclination générale chez les non-civilisés et que nous retrouvons en pleine culture positive au XXe siècle, montre que le Dieu pratiquement reconnu et honoré, ne serait-ce que d’un acte de foi, est le Dieu de la représentation personnelle. L’autre, celui des religions officielles ou de la cité, même reconnu comme réel, peut n’avoir aucune importance religieuse pour l’individu. Il ne peut même en avoir pour lui que si, dans une mesure, ce Dieu, ou Dieu, peut être cru et reconnu comme son Dieu à lui.
Le fait se produit quand le Dieu personnel qui se révèle au chef du clan est reconnu comme exerçant sa bienveillance sur chacun des membres de ce clan en particulier.
Par un processus analogue, ce Dieu tribal devient national et même universel.
Tel est du moins ce qui résulte des travaux de Chad Boscawen sur l’origine des théocraties dans la race sémitiqueb.
b – W. St. Chad Boscawen, The first of the empires. London, New-York, 1903, préface p. XIV.
L’homme débute non par l’adoration d’une foule de dieux peuplant un Panthéon, mais par l’adoration du Dieu qui se révèle à lui personnellement.
S’il devient polythéiste, c’est parce qu’une expérience subséquente l’amène à penser que son Dieu personnel n’est pas toujours très ressemblant à celui de son voisin, en conflit avec lui et protégé, lui aussi, par son Dieu. Mais dans ce cas, c’est plutôt de polydémonisme que de polythéisme qui conviendrait de parlerc.
c – C.-P. Tiele, Manuel Je l’histoire des religions, Paris, 1885, p. 18 : « Les religions dominées par l’animisme se font remarquer, tout d’abord, par une doctrine mêlée, confuse, indécise, par un polydémonisme sans ordre qui n’exclut pas cependant la foi en un Esprit suprême. »
Ces dieux ne sont, pour ainsi dire, que les foyers particuliers dans lesquels se concentre une même substance divine, qui réside, elle, en un esprit suprême, trop élevé pour s’occuper des hommes.
Ce sont plutôt des génies tutélaires que des dieux. Leur multiplicité n’exclut nullement le concept général d’une divinité suprême, d’où découle leur puissance.
L’homme se sent dépendant de l’Absolu et, on l’a dit, les dieux particuliers n’ent sont que la menue monnaie, les délégués, comme les anges gardiens et les saints patrons du christianisme médiéval. Pratiquement, le Dieu suprême peut s’estomper à l’horizon de la pensée et le premier plan être rempli par la foule innombrable des génies, des esprits des morts, des dieux secondaires. Mais ceux-ci n’en sont guère que des dérivés et des incarnations particulières.
Aussi croyons-nous, avec Max Muller, que l’hénothéisme a précédé le polythéisme. Mais il apparaît qu’il se trompe quand il définit l’hénothéisme comme une sorte d’inadvertance du polythéiste pour qui le Dieu qu’il adore est, pour le moment, celui à qui il reconnaît toutes les vertus divines, parce que dans l’acte d’adoration il perdrait de vue les autres dieux.
En réalité, pour les « primitifs », un Dieu n’est adoré que parce qu’il est le porteur ou plutôt la forme de cette force divine partout identique à elle-même, de ce mana, de ce manitou, etc. qui est proprement la divinité, Dieu enfin. De sorte qu’il est ou peut être indifférent qu’on invoque une force naturelle personnifiée, ou une autre, elle n’est jamais, comme nous l’avons dit, que la menue monnaie du Dieu un que l’homme porte dans son cœur. Par ses racines, l’hénothéisme plonge dans le monothéisme ; un monothéisme instable que la tendance à l’unité, loi de l’esprit humain, fait dériver facilement vers le panthéisme, dans les états sociaux les plus inférieurs, comme nous l’avons vu.
On sait l’indifférence de la mentalité paralogique pour la stabilité des formes et la facilité avec laquelle elle identifie les êtres qui nous paraissent doués d’essences irréductibles et incommuniables. Déjà E. Von Hartmann était parvenu à une conception de l’hénothéisme analogue à celle que nous venons d’exposerd. Nous croyons qu’elle couvre tous ces faits.
d – Cf. E. Von Hartmann, Das religiose Bewustein der Menschheit im Stufengang seiner Entwicklung, Berlin, 1882, p. 57.
Ce qui nous paraît militer en faveur de l’antériorité du monothéisme sur le polythéisme, c’est que non seulement il s’avère de plus en plus que la plupart des cultes polythéistes ont un chef des dieux, véritable Etre suprême dans le domaine divin ; mais que, de plus, là où règne un polythéisme pratique, ce Dieu supérieur reste à l’arrière-plan de la pensée du polythéiste. Il paraît avoir perdu son importance religieuse d’après les légendes mythologiques dont il est le héros et la nature du culte pratiqué. Ce Dieu est la plupart du temps considéré comme trop grand et trop loin, ou comme trop bon pour qu’il soit utile de l’invoquer. Il est des cas où cette décadence religieuse peut être historiquement vérifiée : dans le catholicisme populaire ou chez les Chinoise.
e – La science et la théologie indépendantes commencent à entrevoir la possibilité de constater le caractère primitif du monothéisme. Voir une bibliographie déjà ancienne dans Bavinck, Geref. Dog., I, p. 310 et 329. R. Allier. Psychologie de la conversion chez les peuples non civilisés, I, p. 279 ss. et 284 n. 6, indique les ouvrages les plus récents sur ce sujet entièrement renouvelé par les travaux des PP. Schmidt et Maréchal.
L’existence bien constatée d’une tendance religieuse spontanée, d’une fécondité théogonique prodigieuse, et cela jusque chez les peuplades de civilisations inférieures, nous permet de conclure contre Frazer sinon à l’antériorité de la religion relativement à la magie, du moins à la simultanéité de ces deux manifestations de l’activité psychique de l’homme.
Frazer a bien vu que la différence caractéristique qui sépare la religion de la magie consiste en ceci que, dans la religion, l’homme prend une attitude suppliante à l’égard des puissances qu’il invoque, tandis que, dans la magie, il croit les commander en maître (exemple : l’esclave de la lampe, des Mille et Une Nuits), à l’aide de procédés dont il a le secret.
Mais il est vain de supposer avec lui que le primitif a eu recours à la prière, pour avoir constaté l’inutilité de l’ordre ; au sacrifice, parce que le rite s’est avéré inefficace. D’abord l’inverse pourrait tout aussi bien être soutenu, et est soutenu pour leur compte par les athées actuels.
Quand Matisse fait remarquer qu’on a remplacé les processions et le jeûne par des procédés prophylactiques dans la lutte contre les épidémies, il ne fait pas autre chose.
Mais ces deux suppositions sont ruinées par l’observation. La magie chez les non-civilisés est aussi vivace et se porte aussi bien que la religion, à laquelle elle s’oppose et qu’elle implique tout à la fois. D’autre part, les services hygiéniques, chez les civilisés, même quand ils sont dirigés par des incrédules, et pourvu seulement qu’ils soient intelligents, savent que dans les combats qu’ils livrent contre le fléau, il faut s’assurer comme élément de succès de cet impondérable qu’on appelle le moral des foules. Aussi se gardent-ils de mépriser l’aide que leur apportent les cultes. Dans les pays que n’aveugle pas l’esprit de négation systématique, on voit la même autorité qui prescrit les mesures prophylactiques faire appel aux secours de la religion. En second lieu, non seulement la coexistence de la religion avec la magie et avec la science est un fait observable, mais encore ce fait ne suppose-t-il pas nécessairement une inconséquence chez ceux en qui il se rencontre. Le sorcier, le médecin et le savant commandent ou croient commander à certains faits particuliers, mais encore est-ce à la condition expresse qu’ils se soumettent rigoureusement au procédé qui conditionne le succès. Ils ont donc l’intuition qu’ils dépendent d’un certain ordre des choses et qu’ils en dépendent absolument. Si donc le magicien croit que la connaissance des procédés qu’il emploie est due à une révélation d’Un être divin, si le médecin et le savant croient que l’ordre naturel est introduit par Dieu dans la création et que leur propre aptitude scientifique, leur connaissance sont des dons de Dieu, ils sont parfaitement conséquents en gardant une attitude religieuse. Le prêtre qui croit transsubstantier une hostie en le corps du Christ par la vertu de la formule sacramentelle qu’il prononce fait, techniquement parlant, un acte magique. Mais comme il croit en même temps qu’il tient son pouvoir personnel de Dieu, médiatement par l’intermédiaire de la succession sacerdotale, et que la formule sacramentelle est d’institution et de révélation divines, il fait en même temps un acte religieux et il est parfaitement conséquent. Rien ne permet d’affirmer a priori que la croyance à un ordre de choses supposé par la magie et la science soit nécessairement antérieure à la croyance en un être révélateur ou organisateur de cet ordre. Enfin, nous avons vu comment, au milieu des circonstances intellectuellement les moins favorables (prédominances du positivisme et de la mentalité scientifique, opposition des religions historiques), l’instinct religieux se forme des représentations analogues à celles des non-civilisés.
Nous croyons même que si tous n’y arrivent pas, cela tient à ce que cette aptitude naturelle est profondément contrariée par les tendances générales hostiles de notre civilisation. Comment serait-il croyable que, dans un milieu aussi favorable que celui de la mentalité paralogique, et parmi les dangers que courait la vie des sauvages, ces représentations inférieures de l’hénothéisme aient dû attendre, pour se manifester, la répudiation de la magie comme inefficace, alors surtout que nous savons que cette répudiation ne s’est jamais produite dans ce milieu ?
Nous sommes maintenant en mesure de dire ce qu’est la religion au sens propre. Elle suppose d’abord une notion sinon adéquate du moins correcte de Dieu connu comme tout-puissant et tout bon et comme la source et le libre dispensateur de tous biens. C’est l’élément intellectuel indispensable. On n’aime et on n’adore que ce qu’on connaît. Vient ensuite l’élément affectif, l’intuition spéciale de la dépendance de tout ce qui existe à l’égard de ce Dieu, les sentiments de crainte, de vénération, d’amour, de confiance enfin, de foi en un mot. Ces sentiments reçoivent leur note spécifiquement religieuse du fait qu’ils sont connus comme devant être portés à l’absoluf.
f – Hoornbeek, Theol. practica, II. 205 s. : « Absoluta dignitas et potestas Dei… absoluta subjectio. » H. Bavinck, Geref, Dogm., 1, p. 245.
Notions et sentiments supposent une révélation de Dieu à l’esprit de l’homme par la création, la conservation et le gouvernement des êtres dépendants, donc une entrée en relation de Dieu avec l’homme. De plus, s’il est vrai que nous ne pouvons penser à Dieu sans que la nécessité de nous consacrer à son service ne nous apparaisse comme évidente, il est impossible de connaître a priori par quels actes et quelles abstentions il veut être servi, et si même il existe des choses de cette nature ; une révélation est ici encore nécessaire. Si rien d’anormal ne s’était produit, cela suffirait. Mais la conscience et la révélation nous avertissent que l’anormal, le péché s’est produit et qu’il en est résulté une rupture entre Dieu et nous.
Il ne suffit donc pas que Dieu se révèle dans la nature et l’esprit humain comme tout-puissant et tout bon, il est nécessaire qu’il rétablisse par une alliance les liens rompus et nous atteste, dans une révélation particulière, qu’il offre indistinctement à tous ceux à qui parvient le message l’assurance de sa bienveillance paternelle, et qui stipulera les conditions de réalisation de cette alliance. Nous trouvons dans l’Ecriture, document inspiré de la révélation, la source et la norme suprême de la religion. Dieu est donc la cause efficiente de la religion ; la conscience religieuse n’est pas la cause efficiente de la religion, mais seulement la cause matérielle, l’organe réceptif. La révélation, d’accord avec l’instinct de la piété, « la raison raisonnée », lui assigne comme cause efficiente Dieu, comme cause finale principale la gloire de Dieu, et comme fin subordonnée notre propre salut.
La raison ratiocinante, laissée à ses propres forces, peut, à l’aide de la lumière de la révélation naturelle et générale, se construire l’idée d’un Dieu ou d’une pluralité de dieux, une sorte d’idole intellectuelle, et inventer des moyens de s’attirer sa bienveillance, prescrire un culte et une règle de conduite. A ce culte arbitraire convient le nom de religion par analogie et par extention. Mais partout où nous trouverons la notion d’un pouvoir supérieur dont on dépend, le sentiment de cette dépendance et l’idée qu’on peut entrer en relation avec ce pouvoir supérieur pour s’attirer sa bienveillance, nous dirons, dans ce sens général et abstrait, qu’il y a comme un embryon de religion. La religion développée suppose un culte et conduit à une organisation sociale. C’est à peu près la définition proposée par Morris Jastrowg.
g – The study of religion. New-York, 1904, p. 170.
Mais nous ajoutons cette observation, à notre sens capitale, que l’on doit distinguer les religions de formation spontanée qui se réclament toutes d’une révélation positive, et les religions de formation artificielle, comme le culte des théophilanthropes, la religion d’Auguste Comte, etc., qui prétendent se contenter des intuitions de la raison ou du sentiment. Ces religions sont au type spontané ce qu’est l’espéranto aux langues de formation naturelle.
Dieu est, en dernière analyse, la cause efficiente (le principium essendi) de toutes les religions. Mais la cause naturelle, l’état du sujet, imprime aux religions non révélées les déformations qui en font des religions fausses, des pseudo-religions.
Les succédanés modernes de la religion, culte des abstractions comme la Vérité, l’ordre universel (Universum de Haeckel), l’ordre moral, etc., attestent la religiosité indestructible de l’homme, la réalité de l’intuition de dépendance. Mais c’est tout à fait improprement, par abus et métaphoriquement, que nous décorons ces tentatives du nom de religion.
Le concept général de religion que nous proposons n’a pas la prétention d’exprimer toute la richesse et la complexité du fait religieux. Nous croyons la chose impossible. Mais il est conforme à l’usage et il ne heurte aucun résultat tenu pour acquis et généralement accepté de la science des religions comparées.
Il a de plus l’avantage de tracer une ligne de démarcation nette entre la religion d’une part, et la magie, la science, la métaphysique, de l’autre.
La magie et la science se présentent comme la connaissance de l’ordre du monde. La magie repose sur l’adhésion à des principes que nos sociologues ont dégagés et formulés et qu’ils désignent comme les lois de l’identité de l’objet et du signe, du semblable appelant le semblable, de la transmission des qualités par contact, de l’efficacité des mots et des formules. La pratique de la magie est fondée sur l’adhésion au moins implicite à ces principes ou à d’autres semblables. Ces rapports sont supposés comme régissant le réel. Au fond, la magie est prise comme un ensemble de connaissances permettant à celui qui les possède de dominer les choses et les événements dans une mesure plus ou moins grande. Ces principes sont, croyons-nous, le produit de l’activité spontanée de l’esprit humain, procédant par généralisations hâtives, associations fortuites ou habituelles. Bref, la magie est une science mal faite. C’est un nominalisme et un panthéisme pour lequel les distinctions réelles, la loi de causalité naturelle n’ont pas de signification gnosologique. C’est un état d’esprit que nous désignons avec Raoul Allier par l’épithète de paralogique, de préférence au terme de prélogique inventé par Lévy-Brühl. En effet, le non-civilisé est aussi logique que l’aryen. Il l’est terriblement, comme un enfant. Mais son savoir est construit sur d’autres principes que ceux de la logique expérimentale. Il a cependant un lien d’unité logique sous-jacent : la croyance en l’unité du principe intégrant le réel, et en un ordre du réel régi par les lois magiques. Nous avons vu que ce principe arrive à une expression assez claire chez certaines peuplades barbares.
La science obéit consciemment aux lois de la logique d’Aristote et de Bacon. Sans doute l’empirisme et le panthéisme sont bien des tendances régressives auxquelles le savant peut être assujetti. Mais pratiquement au moins, les lois et les principes directeurs de la raison sont méthodiquement appliqués. La séquence causale naturelle, même réduite à des séquences pratiquement indissolubles et constantes, reste le principe des lois naturelles. Tout au moins la découverte de rapports constants entre les phénomènes, à l’aide de l’expérimentation, est-elle le but prochain que se propose le savant, avec, pour but éloigné, l’acquisition du pouvoir sur les choses et les événements.
Le but est rigoureusement le même que pour la magie, les moyens différents, les destinées aussi. Les procédés techniques du non-civilisé, souvent très ingénieux et qui supposent des qualités d’observation, de patience, de sagacité remarquables, sont condamnés à la stagnation, parce qu’ils sont associés à des pratiques magiques et à des traditions inviolables. Chez le civilisé, ces mêmes procédés sont susceptibles de perfectionnement incessant parce qu’ils sont soumis à la révision incessante d’une science qui ne connaît d’autre loi que celle des rapports entre les faits toujours mieux connusa.
a – Voir R. Allier, p. 53 ss. de Les Non-civilisés et nous.
Mais magie et science, différentes par les principes et les méthodes, sont semblables par la présupposition générale d’un ordre du réel et par le but poursuivi : obéir aux lois pour commander aux choses.
Les sciences les plus abstraites, les plus théoriques sont nées de la technique utilitaire et y conduisent. Elles sont filles du besoin pratique et trouvent dans ce besoin l’un de leurs stimulants les plus efficaces. La magie, elle aussi, entend satisfaire aux mêmes besoins.
Les religions, même les plus désintéressées, ne sont pas nécessairement indifférentes à ces besoins ; mais il en est qui le sont, qui recommandent le renoncement, au sens ascétique, et qui ont l’appétit de la mort. Cela prouve que la religion n’est pas, en soi, un procédé technique à côté de ceux de la science. Celles mêmes qui s’intéressent à la satisfaction des besoins terrestres de l’homme, comme la religion chrétienne, par exemple, ne prétendent nullement lui enseigner les moyens techniques propres à assurer l’acquisition des biens poursuivis. Elles visent à mettre l’adorateur dans un rapport avec la divinité, tel que l’emploi judicieux des moyens suggérés par les connaissances de son temps et de son milieu puisse être favorisé par l’aide bienveillante de cette divinité.
C’est avant tout sur l’agent qu’elles prétendent agir, en lui impartissant une substance précieuse comme le mana, ou une grâce surhumaine. Mais en tant que telle, il est indifférent à la religion que ce soit la loi de similitude qui régisse les phénomènes, ou toute autre loi. Si c’était en fait la loi de similitude, il faudrait s’y conformer, pour obtenir le résultat cherché ; peindre des biches transpercées d’une flèche, pour faire une bonne chasse.
Mais la religion restera, dans son essence, substantiellement identique à ce qu’elle est pour ceux qui n’ont pas ces coaceptions.
Mais on conçoit que la prédominance des idées magiques peut contribuer à altérer l’interprétation des rites et des sacrements dans la religion révélée, et à introduire des conceptions et des pratiques magiques dans les autres.
Une religion peut s’accommoder de l’introduction ou de la conservation de ces éléments et garder un caractère de haute spiritualité qui la place presque au sommet de la hiérarchie des religions. Preuve en soit le luthéranisme classique et ses théories sacramentelles.
La magie, en soi, n’est moralement ni bonne ni mauvaise, ni religieuse ni antireligieuse. Elle peut être mise au service de toutes les causes, des meilleures comme des pires. C’est une Weltanschauung que nous croyons, pour notre compte, périmée en ce qui concerne les faits physiques.
Nous la bannissons soigneusement de notre interprétation théologique des rites sacramentels, de notre religion, parce que nous croyons qu’elle n’a pas de fondement dans les documents sacrés. Mais si l’autorité que nous reconnaissons à l’Ecriture nous révélait que telles de ses lois, celle du contact par exemple, ont leur application dans le domaine hyperphysique, nous nous inclinerions comme le font les luthériens, voilà tout. D’un autre côté, nous ne pouvons tolérer qu’au nom de la mentalité rationaliste et de la causalité naturelle, on veuille nous imposer une conception purement symbolique des sacrements.
Les sciences de la nature et la mentalité rationaliste sont tout à fait incompétentes pour juger la question de savoir si Dieu présente, offre et garantit ou non, avec le symbole visible, la grâce invisible que celui-ci représente. Les fonctions mentales ne revêtent pas nécessairement la livrée de l’empirisme ou du rationalisme. Elles peuvent s’accomplir dans la sphère du réalisme.
La révélation religieuse porte parfois, il est vrai, sur des sujets que les sciences naturelles étudient de leur côté suivant leurs méthodes, qui s’appuient uniquement sur le raisonnement et l’observation des faits. Les dogmes de la création, de l’unité de l’espèce humaine, de la liberté morale en sont des exemples. Il y a une cosmologie, une anthropologie théologiques. Mais le monde et l’homme n’y sont étudiés que sous l’angle de leur dépendance à l’égard de la souveraineté divine, des conditions du salut et non en vue de satisfaire la curiosité scientifique. Y eût-il une astronomie, une géométrie, une géologie révélées, ce qui n’est pas le cas, que ces sciences ne seraient pas religieuses.
D’un autre côté, si le savant, à l’aide des méthodes dont il dispose et des faits qu’il connaît, constate loyalement qu’il n’aboutit pas actuellement à faire concorder ses théories avec l’interprétation des théologiens, il ne doit pas se troubler ni être inquiété pour ce motif. S’il est croyant ou simplement au courant des conceptions modernes, il sait que les théories scientifiques ne sont pas des dogmes immuables, des certitudes « acquises », mais seulement des instruments de travail provisoires, et que les interprétations théologiques sont révisables. Il faut que chacun poursuive sa tâche de son côté. Le temps de Dieu corrige les erreurs des hommes. Mais le théologien ne doit pas apporter une hâte servile à accommoder l’interprétation des textes sacrés aux théories scientifiques du jour. Elles passent trop vite. « La parole de Dieu, elle, demeure éternellement. »
La métaphysique, ou plus exactement l’ontologie, essaie de répondre à la curiosité naturelle à l’esprit humain qui aspire à connaître la quiddité des choses. Elle est fille du θαυμα. Elle est, par essence, une discipline spéculative. Par là, elle diffère nécessairement de la religion et de la théologie, qui est une discipline pratique. Celle-ci peut apporter des solutions qui, en fait, satisfont dans une certaine mesure notre curiosité. Mais c’est par accident. Sa nature et son essence, les fins qu’elle se propose sont autres. La religion nous révèle ce qu’il faut connaître pour rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû ; pour le confesser comme Dieu, comme l’ens independens et souverain. Elle se propose, en second lieu, de nous faire connaître comment nous pourrons trouver en lui notre souverain et éternel bonheur. Elle est essentiellement une discipline appliquée. La révélation nous impartit, avec autorité, les notions ontologiques nécessaires pour réaliser ces fins : elle fait appel à la foi. La spéculation aboutit à ces notions ou à des notions contraires par ses propres moyens. Elle fait appel à la seule autorité des lumières naturelles.
En cas de conflit entre les certitudes de sa foi, fondée sur un témoignage divin, et les spéculations hasardeuses et incertaines de la métaphysique, l’homme religieux n’hésitera pas à sacrifier les secondes à la première. Il faut savoir un gré infini à Kant d’avoir ruiné, définitivement, croyons-nous, l’orgueilleuse jactance du dogmatisme philosophique qui affichait la prétention de substituer à la foi révélée, désormais inutile, une théologie démontrable par la seule raison.
L’expérience prouve qu’en faisant un usage heureux des intuitions de la grâce commune, le métaphysicien qui ignore ou méconnaît la révélation particulière et positive, peut s’élever à un concept abstrait et formel de la quiddité divine, et la déterminer comme l’acte pur, la perfection de l’être, l’essence infinie et spirituelle. Il peut même revêtir ces intuitions de la grâce d’une forme dialectique qui lui donnera l’illusion d’une démonstration scientifique rigoureuse. Mais dès qu’il voudra verser un contenu dans ce concept abstrait, il sera obligé de faire appel à des jugements de valeur, pour déterminer certaines qualités positives de l’être. Est-ce une valeur positive que la connaissance d’un objet imparfait comme le monde, et donc l’omniscience ; vaut-il mieux être un idéal qu’une réalité vivante et agissante ?
La réponse à ces questions dépend non de la spéculation, mais d’intuitions déterminées par les dispositions spirituelles et morales du chercheur. Celui qui n’est pas guidé par une révélation qui lui dicte ces jugements de valeur et qui le dispose intérieurement à les accepter mettra dans le concept formel de l’acte pur, de l’être parfait, non le réel divin, mais l’image projetée de son propre moi. Il se sera approché du sanctuaire, il y aura pénétré peut-être et y adorera. Il n’aura pas fait un pas vers Dieu. L’être qu’il confesse et adore est une idole, création de son esprit, déformation résultant d’un cœur corrompub.
b – Calvin, Institution 1.4.1-4 ; Com. in Jean.14.1 ; sub titulo Dei somma sua adorant.
La religion, dont l’élément représentatif mental se formule, s’organise et se synthétise en la théologie dogmatique, n’est donc pas une métaphysique ignorante, à l’état rudimentaire, et qui doit faire place à une métaphysique scientifique. Elle en diffère par les fins poursuivies, le contenu concret, la méthode et les principes. Les deux fonctions peuvent coexister dans le même esprit. Elles ne doivent jamais se confondre.
La présupposition des sciences physiques est que la nature est un cosmos, un univers intelligible, dans ce sens qu’il est lié par des rapports susceptibles d’être perçus et intelligés par la penséec, et cela à tel point que les idéalistes peuvent croire que c’est eux, leur intelligence qui crée le cosmos.
c – D’un autre côté le cosmos n’est pas un théorème qui se déroule suivant la loi d’un déterminisme logique ou mécanique. Il est le résultat d un acte de la liberté divine. Dans ce sens, le savant Meyerson a raison de dire que la science rencontre partout des « irrationnels ». Voir M. Boegner, op. cit., p. 103.
Cela suggère irrésistiblement à des savants de premier rang, même non théistes, comme G. Romanesd, l’explication par une cause intelligente de l’ordre de l’esprit. Le réel est lié et conditionné par des rapports intelligibles. Cela conduit les idéalistes comme Brunschvicg à statuer la pensée universelle comme organisatrice des représentations auxquelles il réduit la réalité.
d – On sait que G. Romanes, qui avait perdu la foi, par suite de ses prémisses rationalistes et eudémonistes, au contact de la théorie de l’évolution, l’a retrouvée par une série de réflexions et d’intuitions dont il nous a laissé les traces dans Thoughts on religion, notes posthumes éditées par le prélat anglican Gore, London and Bombay, 1902.
Ces conclusions, même quand elles demeurent à ce stade et restent hostiles au théisme religieux, préparent l’esprit à accepter la notion d’un être infini, dont la pensée intelligente est originaire et créatrice dans sa connaissance et sa volonté, la notion spécifiquement théologique du décret éternel de la préordination et de la providence divines qui sont au cœur de la théologie calviniste.
Nous avons dit que, par là, la science conduit l’esprit vers la religion parce qu’essentiellement la religion a Dieu pour principe, pour objet et pour fin ; qu’elle ne se conçoit pas sans Dieu et que Dieu ne se trouve pas par la spéculation, qu’il n’est pas du ressort de la métaphysique à quoi l’infini échappe, mais de l’intuition qui contemple la révélation dans la nature et dans la Parole de Dieu, d’abord oraculaire, puis écritee.
e – Conf. gallic, art. II « Dieu se manifeste tel aux hommes, premièrement par ses œuvres, tant par leur création que par leur conservation et conduite ; secondement et plus clairement par sa parole, qui, au commencement révélée par l’oracle, a été depuis rédigée par écrit dans les livres que nous appelons Ecriture Sainte. »
Il peut y avoir des conflits dans le détail. Dans l’ensemble, la direction générale est orientée vers la religion.
Le Dieu, personne morale de l’homme religieux selon Balfour, n’étant autre que le Dieu ontologiquement parfait, s’identifie spontanément, dans sa foi, avec le Dieu « ciment logique » des savants et des métaphysiciens.
Un Dieu qui ne serait que personne morale, et qui ne serait ni créateur ni conservateur, recteur, logos et dynamisme infini de l’esprit, n’aurait droit qu’à une foi conditionnelle et restreinte. Sa connaissance n’étant pas originaire du réel, par un choix libre et tout-puissant, serait faillible. Elle dépendrait, comme la nôtre, des choses. Le futur contingent, les actes libres, en eux-mêmes imprévisibles, augmenteraient sa connaissance à mesure qu’ils se dérouleraient dans le temps ; et comme Brahma, il risquerait de rencontrer un jour quelque sage, pareil à Çakiamouni, qui lui démontrerait sa propre déchéance future. Le dieu de Renouvier, par exemple, qui sait qu’il a commencé (dans le temps ? avec le temps ?) et qui le sait au moins parce que ses théologiens le lui apprendraient au besoin, et qu’il est lui-même incapable de concevoir une durée infinie autrement que comme contradictoire, doit craindre de finir un jour ; il dépend d’un autre Dieu, réel, bien qu’insubstantiel : le principe mystérieux, pour lui, comme pour nous, des lois de l’être.
Si elle n’est altérée profondément par une préoccupation éthiciste, par le désir de sauver une certaine conception de la liberté morale, ou par un eudémonisme radical, la piété ne pourra jamais s’accommoder d’un dieu pareil. L’âme de la piété est la foi, la confiance absolue du cœur, la certitude que la plus haute valeur sera victorieuse. Comment le dieu simple personne morale serait-il le garant de cette victoire du bien sur le mal, de la vie sur la mort ?
Le Dieu qu’entrevoit la science, si la notion en est fécondée et vivifiée par les éléments et les corrections qu’apportent la loi et les prophètes, le Christ et les apôtres, est précisément Celui pour qui l’âme religieuse se sait faite et en qui elle croit.
On a prétendu pourtant qu’il y a entre la science et la religion une opposition principielle radicale. Cette opposition résiderait en ce que le ressort de la science serait le principe de causalité phénoménale, tandis que la religion suppose une intervention directe, dans le cours des choses, de Dieu, cause supraphénoménale, agissant comme éducateur, juge, sauveur, Roi, dans les cas concrets. La science suppose que tout phénomène trouve son explication dans un phénomène antérieur et est lui-même la cause d’un phénomène ultérieur. La série des causes naturelles n’a pas de commencement et n’a pas de lacunes. La religion suppose une intervention libre de Dieu, cause première, ne serait-ce qu’en réponse à la prière. Il y aurait là, nous dit-on, un conflit irréductible. C’est Harald Höffding qui nous paraît avoir formulé l’argument avec le plus de vigueur. Il part d’un cas concret, où l’opposition entre l’explication religieuse et celle de la science lui paraît éclater dans toute son acuité. Un naufrage se produit. L’explication religieuse lui assignera une cause morale. Ce sera un châtiment, une épreuve, une délivrance voulus de Dieu. La science, elle, assigne à chaque phénomène des causes naturelles prochaines : un naufrage, par exemple, est causé par un ensemble de circonstances naturelles, une fausse manœuvre, une tempête. Ces causes prochaines sont elles-mêmes scientifiquement rattachées à une série causale naturelle. Cela exclut toute intervention de Dieu. On ne saurait où la placer. Ce ne peut être à l’origine de la série causale, car la série causale des phénomènes n’a pas d’origine. Il n’y a pas de signe qui permette à l’esprit humain de s’arrêter pour faire intervenir la cause suprême. Chaque série causale est infinie et il n’y a que l’esprit de système qui puisse statuer l’impossibilité d’une pluralité infinief. Ce ne peut être à un anneau quelconque de la chaîne, car la science ne connaît que des phénomènes naturels, reliés sans la moindre fissure, par le lien de causalité. Il y a donc conflit principiel entre l’explication causale scientifique et l’explication causale religieuse. Si le bureau des longitudes a raison, le pasteur a tort.
f – Nous disons pluralité et non pas nombre. Le nombre est par définition nombrable et donc évidemment fini. Mais il n’est pas évident que toute pluralité soit un nombre (Mihaud, Cardinal Mercier).
Nous ne demanderons pas à Höffding comment il sait que Dieu, qu’il considère comme inconnaissable, ne peut manifester son intervention, par un phénomène extraordinaire, modifiant le cours des choses, et qu’on appelle un miracle, ce serait ici hors de propos. Ce qui fait l’intérêt de l’explication religieuse, c’est précisément qu’elle prétend s’appliquer aux plus humbles événements du cours ordinaire et naturel de l’existence. L’homme religieux y voit Dieu aussi bien que dans le miracle le plus éclatant. S’il en était autrement, l’explication religieuse aurait peu d’occasions de s’appliquer.
En premier lieu, l’application du principe de causalité à l’être n’implique nullement qu’en vertu de ce principe on ne doive jamais s’arrêter en remontant la série de causes. Le principe tel qu’on le formule habituellement : tout effet a une cause, n’est qu’une tautologie. La formule kantienne, « tout fait qui paraît a une cause », sera tout ce qu’on voudra. Elle n’est nullement un principe de la raison. On peut penser sans ce principe. Les partisans du libre arbitre, — commencement absolu, — les nominalistes comme Bertrand Russel en sont la preuve. Le principe de causalité est une anticipation de la raison qui pressent l’universelle et au moins relative intelligibilité des choses. Nous le formulerons ainsi : tout ce qui est contingent a une cause qui en rend l’existence intelligible. Mais ce principe ne spécifie pas si les choses ont leur raison d’être en elles-mêmes ou en autrui. C’est l’idée que nous nous faisons de la nécessité intrinsèque ou de la contingence d’une chose ou d’un fait qui nous avertit que nous devons nous arrêter ou continuer. Un déiste qui ne croit qu’à des causes premières, au moins quand il s’agit d’agents libres, s’arrête à l’idée’qu’il se fait d’un agent libre et ne sent pas le besoin d’aller au delà. Car il se croit en présence d’une cause première. L’idée qu’il se fait de la nature de la liberté lui suffit pour qu’il ne soit pas tenté de remonter plus haut. Mais cette idée est fausse ? Oui, mais il suffit qu’il puisse s’y arrêter en fait, pour infirmer la thèse de l’infinité des causes dans le passé. De même, si Dieu est conçu comme l’ens sui sufficiens a se, l’être qui se suffit à lui-même, l’être par soi, personne de ceux qui le conçoivent ainsi ne sentira le besoin de rien lui imaginer d’antérieur ; la raison est satisfaite dans sa tendance. Dieu ne cesse pas pour elle d’être un mystère, mais il est faux de dire que la causalité divine ne fait que remplacer un mystère par un autre ; car Dieu, tout en restant mystérieux et incompréhensible dans son essence, apparaît clairement à l’esprit comme le principe nécessaire, partiellement intelligible, de l’intelligibilité universelle des choses.
Nous distinguons clairement que Dieu, étant l’être qui a en soi, par définition, toutes les qualités positives de l’être, a, par hypothèse, cette qualité d’exister nécessairement. On nous demande où nous plaçons Dieu dans une série causale naturelle. Nous répondons que nous le plaçons d’abord au « commencement ». A quel signe reconnaîtrons-nous qu’il faut s’arrêter en remontant la série des essences (et pas seulement des phénomènes) ? Réponse : quand la science ou l’ontologie nous aura mis en présence d’un principe qui soit la condition de l’explication scientifique des choses et qui n’ait pas en lui-même sa raison d’être, la matière, le mouvement, la force. De ces principes, on ne peut affirmer qu’ils sont nécessaires qu’en vertu d’une supposition gratuite, dans toute la force du terme, et le principe de causalité force à remonter plus haut. Car il est visible qu’il n’y a rien dans leur essence qui nous autorise à penser que celle-ci implique l’existence. Comme d’autre part ils suffisent, par hypothèse, à expliquer le réel, il n’y a aucune raison à leur assigner un principe naturel antérieur. Nous sommes donc acculés, si nous acceptons le principe de causalité comme s’appliquant au réel, à statuer une cause surnaturelle, éternelle, infinie, Dieu. L’homme religieux met donc Dieu à l’origine de la série ou des séries causales qui ont causé le naufrage dont nous parle Höffding. Mais il ne se contente pas de cela. S’il s’en contentait, il ne serait qu’un déiste ou un pélagien.
Supposons que l’entendement humain fût à ce point corrompu par la chute qu’il dût accepter le principe kantien d’une série infinie de causes, en remontant dans le passé. L’explication religieuse tiendrait encore.
On nous demande où nous plaçons l’intervention divine dans une série causale naturelle, concédée provisoirement comme infinie.
Ce ne sera pas au commencement, puisque, dans notre hypothèse provisoire, il n’y a pas de commencement. Ce ne sera pas dans un vide entre les chaînons, puisque, dans notre hypothèse provisoire, il n’y a pas d’interruption de cette sorte.
Où donc alors, nous demande-t-on ?
Mais partout !
Dans chaque chaînon de la chaîne ; dans la substance même de chaque cause ; dans sa durée, dans son efficacité, dans l’ordre et la direction où elle apparaît ; en trois mots, dans la réalité, la puissance, la disposition de chaque cause. Cette insertion de chaque cause dans la série causale n’est autre chose que le résultat de la libre préordination divine, dans l’éternité, pour celui qui croit au Dieu vivant, pensée et esprit infini et tout-puissant.
Il est dans toutes les causes, y compris les causes libres. Il les coordonne avec les causes aveugles, avec les motifs déterminants, mais non contraignantsg.
g – Bavinck, Op. laud. II. p. 189 s, 389 s, 502, 655 s, 661. 664 s.
La création continue implique le gouvernement continu. Les causes quelles qu’elles soient n’ont d’autre efficacité que celle qui leur est communiquéeh.
h – Calvin, Institution, 1.16.2.
Le premier pouvoir accordé aux causes créées est la puissance obédientiale. Les rapports constants qu’on désigne sous le nom de lois naturelles ne sont que les habitudes de Dieu, ou mieux l’ordre habituel que Dieu impose à la nature.
Ce sont ces habitudes ou cette marche habituelle qui font l’objet des sciences physiques et naturellesi.
i – Av. Kuyper, E volo dordraceno, I, 239 ss.
Le miracle dans sa forme, n’est qu’une dérogation à la marche habituelle des phénomènes naturels, provoquée par l’intervention d’un facteur nouveau : une volonté extraordinaire de Dieu. Il n’y a donc pas violation d’une loi constatée scientifiquement, puisque toute loi scientifique suppose la restriction explicite ou implicite : toutes choses égales d’ailleurs.
L’extraordinaire peut être, en tant que fait, reconnu par quiconque. Mais il ne peut être saisi comme divin que par la conscience religieuse. Elle seule est compétente pour se prononcer sur ce caractère. Elle est le sens de Dieu. Aussi le miracle ne peut-il être une preuve que pour elle.
La science, la science au sens physique, ne peut statuer a priori l’impossibilité du miracle. Ses moyens sont trop courts pour cela.
Si, par hypothèse, Dieu confère extraordinairement à une cause quelconque, en vertu de la puissance obédientiale, inhérente à toute cause, une qualité qu’elle ne possède pas habituellement, ou s’il lui en retire une, toutes choses ne sont plus égales d’ailleurs. Mais la science n’a pas qualité pour savoir si cette éventualité s’est produite ou non. La philosophie ne peut statuer aucune limite à la liberté divine. D’autre part, la science n’a pas à se préoccuper de l’éventualité du miracle. Son but est de permettre à l’homme, dans la mesure où cela est possible, de prévoir, pour pouvoir.
Il suffit, pour que la prévision soit pratiquement possible, que l’ordre naturel soit pratiquement invariable.
Or, cela est présupposé par le concept même du miracle. Ce qui le rend étonnant, c’est précisément son extrême rareté. Car l’ordre naturel lui-même, dans un sens large, est un miracle perpétuel, et devrait susciter toujours l’étonnement qui est à la base de toute science ontologique, en même temps que l’admiration et la crainte qui sont un des éléments de la religionj.
j – Calvin, Institution, 1.16.1 : « Et faut qu’en ceci principalement nous différions d’avec les païens et toutes gens profanes : que la vertu de Dieu nous reluise tant en l’état perpétuel du monde qu’en sa première origine. »
L’objection de Höffding nous semble porter contre le déisme, parce que celui-ci rejette l’action de la cause première, dans son immanence universelle, et qu’il reconnaît, à côté d’elle, des causes premières indépendantes.
Il nous paraît clair que cette conception de la causalité divine et de la causalité libre créée, n’est pas religieuse.
L’objection porte aussi contre ceux qui, tout en acceptant un certain concours divin, comprennent celui-ci comme partageant son action avec l’action des causes secondes.
Mais les déistes ne peuvent plus se figurer que leur vue soit la condition de l’accord entre la croyance en Dieu et la science. La science, en effet, n’exige plus les présuppositions que Kant croyait indispensables.
Sans aller aussi loin que Bertrand Russel, sans prétendre, avec lui, que la notion de cause est inutile à la science faite, et que celle-ci ne s’occuperait que de fonctions invariables, nous maintenons que le savant n’a le droit de présumer rien autre que la stabilité pratique des lois naturelles.
Celles-ci ne sont pas des décrets qu’une nature naturante aurait proclamés comme on proclame un édit public. Elles sont les rapports habituels imposés par le créateur à la nature naturée. Le savant se borne à constater cet ordre naturel, qu’il appelle loi.
Ces lois, il ne les tire pas a priori de son esprit, comme l’aurait voulu Descartes. Il les apprend par expérience et par l’expérimentation.
Or, l’expérience ne dit que ce qui est. Et ce qui est, c’est la stabilité habituelle de l’ordre de la nature. Cette stabilité est suffisante pour qu’une prévision relativement certaine soit possible, et qu’ainsi nous puissions nous retrouver dans le chaos en apparence inextricable des phénomènes.
Il n’y a donc pas conflit principiel entre les présuppositions de la science et celles de la religion.
Le déterminisme statué par la première n’est pas absolu. Rien ne garantit absolument qu’il soit universel et qu’il n’y ait pas des trous, des déclenchements spontanés.
Mais le contraire fût-il vrai, que ce déterminisme de lois contingentes, liant des êtres contingents, parmi lesquels il en est de libres qui ne peuvent être déterminés que par des causes finales, peut et doit être considéré, du point de vue religieux, comme gouverné par l’action providentielle de Dieu, qui réalise dans le temps, par la prémotion physique et la grâce efficace, le décret souverain qu’il a formé dans l’éternité.
Le Dieu qui donne à la nature son ordre et ses lois est identique à celui qui inspire la prière au croyant. Il y a donc harmonie préétablie entre la prière du cœur et le cours des choses, entre la demande et l’avènement.