Sermon prêché à l’occasion du centenaire de la révocation de l’édit de Nantes.
(Nîmes, 1er novembre 1855w)
w – Chacun sait que le décret de révocation est du 18 octobre 1685. A Nîmes, le conseil presbytéral décida que la célébration du centenaire se confondrait avec la fête annuelle de la Réformation, et aurait lieu à la même date.
Lorsque nous étions bien bas, Dieu s’est souvenu de nous, car sa miséricorde demeure éternellement.
Depuis quelques semaines, je ne lis guère, lorsque j’ai le temps de lire, que des documents relatifs à la révocation de l’Édit de Nantes, et j’aime à penser qu’à des degrés divers plusieurs d’entre vous en ont fait autant. Il faudrait que nous fussions bien oublieux et bien légers pour qu’une date solennelle, comme celle du centenaire de la Révocation, n’eût pas le pouvoir de nous arracher au moins pour quelques jours à notre insouciance. Pour moi, mon âme est comme obsédée par les souvenirs et par les images de la plus odieuse persécution qui fut jamais. Elle est tour à tour sollicitée par les émotions les plus diverses, les plus contraires. Indignation qui monte, en croissant d’intensité, des misérables bourreaux qui ont exécuté le crime au despote superbe qui l’a ordonné, puis aux prêtres et aux prélats qui l’ont conseillé et réclamé d’abord, glorifié et encensé ensuite, au nom de Jésus-Christ, tout en sachant fort bien, lorsqu’ils le jugeaient opportun, en décliner la responsabilité. Sympathie pleine d’admiration pour les martyrs. Pitié sans bornes pour les faibles, bien plus nombreux, hélas ! qui, sous une horrible pression, ont signé un acte d’abjuration que leur cœur désavouait. Douleur profonde au sujet des conséquences permanentes et du succès relatif de la persécution, car il est bien certain que nos Églises ne se sont jamais complètement relevées de ce coup ou plutôt de cette série de coups portés systématiquement et presque sans relâche pendant une longue suite d’années, et que le nombre des réformés de France est bien inférieur à ce qu’il était avant la révocation de l’Édit de Nantes. Reconnaissance enfin envers les peuples protestants, qui ont accueilli avec une charité si fraternelle les tristes épaves de notre naufrage ; envers Dieu surtout qui, trompant la cruelle espérance de nos oppresseurs, n’a pas voulu que le nom protestant fût effacé de la France, et nous permet de célébrer aujourd’hui, pour autant qu’il peut être question de célébrer un anniversaire pareil, le deuxième centenaire de la Révocation au grand soleil de la liberté. De tous ces sentiments, mes frères, le dernier, celui de la reconnaissance envers Dieu, est le seul sur lequel nous nous proposions d’insister aujourd’hui. En cela nous croyons être fidèles à l’esprit de l’Évangile et aussi à l’esprit de nos pères. Certainement, s’ils pouvaient nous parler et diriger nos pensées, ils nous diraient : « N’excitez pas la colère contre nos persécuteurs ; nous leur avons pardonné, et d’ailleurs ils sont devant leur Juge. Ne vantez pas nos vertus, notre constance ; beaucoup d’entre nous s’accusent d’en avoir manqué, et ce qui a été donné aux autres est un fruit de la pure grâce de Dieu. Repassez plutôt dans votre cœur les nombreux témoignages de la miséricorde de Dieu que met sous vos yeux la comparaison du passé et du présent, et puisez dans cette méditation courage et confiance pour l’avenir. Dites avec le Psalmiste : « Lorsque nous étions bien bas, Dieu s’est souvenu de nous, car sa miséricorde demeure éternellement. »
« Nous étions bien bas… » Certainement jamais peuple, jamais Église, jamais homme n’eut plus de sujet de s’approprier ce langage que les réformés de France, au lendemain du décret funeste qui révoqua l’Édit tutélaire de Nantes, dont l’inviolabilité était garantie par la parole royale. A la vérité, l’Édit de Révocation ne ressembla pas à un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais plutôt au coup de grâce donné à une victime déjà blessée à mort. Il fut, non pas le terme (car on trouva moyen de renchérir plus tard sur cet Édit cruel et d’en aggraver les conséquences), mais comme le point culminant d’une série de mesures persécutrices qui toutes tendaient à la destruction du protestantisme. Mais cela même était une circonstance aggravante, car il en résultait que les réformés n’avaient point affaire à un caprice brutal sur lequel on pourrait revenir, mais à un plan arrêté, à une haine acharnée, dont ils n’avaient à attendre aucun quartier, aucun relâche. A partir de l’an 1660 surtout, « une grêle d’Édits », comme s’exprime Claude, avait commencé à pleuvoir sur eux. Un système d’interprétation soi-disant stricte, en réalité perfidement judaïque et sophistique, de l’Édit de Nantes, en violait au détriment des protestants toutes les principales clauses. Des centaines de temples avaient été démolis. Pour amener la destruction d’un temple et l’interdiction de l’exercice de la « religion prétendue réformée » dans un lieu où l’Édit de Henri IV la garantissait, il suffisait du prétexte le plus frivole, de la circonstance la plus insignifiante, la plus impossible à prévenir. Qu’un temple se trouvât rapproché d’une église catholique ; qu’un relaps, c’est-à dire un protestant censé converti au catholicisme et qui se repentait de sa faiblesse, eût assisté au culte public ; qu’un prédicateur eût parlé contre la religion catholique romaine ou dit un mot que des espions, toujours présents dans l’assemblée, interprétaient dans ce sens ; que les fidèles eussent pris la hardiesse de chanter ou de lire la Bible ensemble avant l’arrivée du pasteur, c’était assez. On fit un édit pour interdire le chant des psaumes dans les maisons particulières ; d’autres pour fermer la plupart des écoles protestantes, et réduire celles qui restaient à l’enseignement de la lecture, de l’écriture et des éléments de l’arithmétique ; d’autres défendant aux consistoires d’assister les malades pauvres de leur religion, et aux Églises possédant quelques ressources d’aider les plus indigentes de leurs deniers ; un autre pour chasser les ministres étrangers ; d’autres pour interdire aux ministres de rester plus de trois ans dans la même localité, et de prêcher dans leurs annexes ; un autre déclarant valable la conversion des enfants protestants âgés de plus de sept ans contre le gré de leurs parents, et ordonnant qu’aux frais de ces malheureux parents ces enfants prétendus convertis fussent élevés dans des couvents ; d’autres portant que les magistrats et les curés visiteraient les protestants malades pour leur proposer de se faire catholiques, et qu’après la mort le corps du relaps (bientôt tout protestant fut réputé relaps) serait traîné sur la claie et jeté à la voirie. Je ne cite qu’un très petit nombre de ces édits, il y en eut plus de deux cents avant l’édit de Révocation. Par « celui ci, les derniers ménagements étaient écartés. Parmi ses dispositions étaient les suivantes : l’exercice de la « religion prétendue réformée » était interdit dans toute l’étendue du royaume. Tous les temples devaient être démolis. Tous les enfants à naître devaient être baptisés catholiques. Les pasteurs devaient sortir de France dans un délai de quinze jours. L’article 12e de l’Édit de Révocation parut d’abord être une atténuation des autres. Il portait que les réformés qui resteraient dans le royaume pourraient y vivre en paix et jouir de leurs biens, sans être troublés pour cause de leur religion, à condition de n’en point faire d’exercice public, jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de les éclairer comme les autres. Mais l’événement donna un cruel commentaire de cette clause perfide, qui n’avait pour but que de ralentir le torrent de l’émigration. Non seulement les protestants étaient écartés par les édits de toutes les charges publiques et de presque toutes les professions, et c’était une dérision de les inviter, dans ces conditions, à jouir paisiblement de leurs biens, mais on put bientôt se convaincre que ces mots : « jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de les éclairer », signifiaient, dans la pensée des auteurs de l’édit : « jusqu’à ce que le sabre des dragons les contraigne à abjurer comme les autres ». En effet, les dragonnades, qui avaient précédé de plusieurs années l’Édit de Révocation, au lieu de s’arrêter, redoublèrent de violence. Je ne veux pas ébranler vos nerfs, mes frères, en décrivant avec détail les fureur ? de ces bêtes féroces que Louis XIV et Louvois avaient lâchées sur des populations paisibles et dévouées à leur souverain. Peu de mots suffiront, Contre le huguenot qui s’obstinait à ne pas se ranger « à la religion du roi », tout était permis ; les dragons commençaient par saccager sa maison et manger tout ce qu’il avait, puis ils exerçaient sur sa personne et sur les membres de sa famille toutes les cruautés que l’imagination la plus dévergondée et la plus dépravée pouvait suggérer, jusqu’au meurtre exclusivement ; le meurtre aurait été une délivrance et une grâce. Était-ce la masse des protestants qui endurait ces tortures ? Hélas ! non. La masse abjurait, « se réunissait », comme on disait alors. A l’approche des dragons, des populations entières devenaient catholiques ou faisaient semblant. Singuliers catholiques en effet que ces malheureux que le sabre au poing on poussait dans l’église et qu’on faisait communier de force ! Que celui qui est sûr d’être en état de résister à tout, leur jette la première pierre !
« Que ne quittaient-ils la France ! » direz-vous peut-être. Vous oubliez, non seulement que l’émigration est presque impossible à qui n’a pas de ressources, mais surtout qu’elle était interdite sous les peines les plus sévères : galères pour les hommes, prison perpétuelle pour les femmes. Un cordon de soldats gardait la frontière. Ainsi le roi faisait de son royaume un enfer pour ses sujets réformés, puis de vive force il les enfermait et les rejetait dans cet enfer. Cinq cent mille protestants environ, sous ce règne et le suivant, trompèrent la vigilance de leurs geôliers et s’enfuirent à l’étranger. En France, il n’y avait plus de huguenots reconnus comme tels, si ce n’est sur les galères et au fond des prisons. Le reste s’était fait catholique ou se cachait. Il y eut un moment où Louis XIV crut de bonne foi avoir exterminé dans son royaume « l’hydre de l’hérésie », et où les évêques, Bossuet en tête, le lui répétaient à l’envi, en lui prodiguant des adulations qui parfois touchaient au blasphème. Ah ! comme nous étions bas alors ! quelle désolation que celle où était plongée l’Église réformée de France ! Comme nous comprenons les gémissements des Claude, des Dubosc, des Abbadie, des Jurieu, des Saurin ! Comme ils émeuvent et déchirent nos cœurs à travers les siècles ! Ce dernier, Saurin, commentant cette question que l’Éternel adresse à Israël par son prophète Michée, « Mon peuple, que t’ai-je faitx ? » s’écriait avec une poignante éloquence : « Ah ! Seigneur, que de choses tu nous as faites ! Chemins de Sion couverts de deuil, portes de Jérusalem désolées, sacrificateurs sanglotants, vierges dolentes, sanctuaires abattus, déserts peuplés de fugitifs, membres de Jésus-Christ errants sur la face de l’univers, enfants arrachés à leurs pères, prisons remplies de confesseurs, galères regorgeantes de martyrs, sang de nos compatriotes répandu comme de l’eau, cadavres vénérables jetés à la voirie, masures de nos temples, feux, roues, gibets, supplices inouïs jusqu’à notre siècle, répondez et déposez ici contre l’Éternel ! »
x – Michée 6.3.
Après avoir paru se plaindre de Dieu, l’éloquent prédicateur du refuge se hâtait de le justifier, en rappelant les péchés de ses coreligionnaires. Notre point de vue, à nous, est différent. Certes, nous ne doutons pas de la justice de Dieu, mais c’est sa bonté que nous avons aujourd’hui à cœur d’exalter. Nous voulons redire avec le psalmiste comment Dieu s’est souvenu de nous dans notre détresse. Assurément, cette parole n’implique pas que Dieu eût jamais oublié Israël ou son Église. C’est là une de ces façons de parler humaines, comme on en trouve tant dans nos Saints Livres. Lorsque Dieu trouva bon de mettre un terme au progrès du déluge, Dieu, est-il dit, se souvint de Noéy. Dieu se souvient de ses enfants, lorsqu’après leur avoir un temps comme voilé sa face, il leur accorde quelque témoignage de sa faveur et fait briller un rayon d’espérance et de consolation dans leurs ténèbres. Eh bien ! dans ce sens, Dieu (que son nom soit éternellement béni !) s’est souvenu de nos pères.
y – Genèse 8.1.
Il s’est souvenu de nos martyrs. Non seulement il leur a donné d’être fermes et fidèles jusqu’à la mort, mais il leur a fait éprouver, au milieu des tourments, de puissantes consolations, parfois d’ineffables ravissements de joie. Lisez les lettres des galériens pour la foi ; écoutez cette voix qui monte du fond des cachots ; ce n’est pas une malédiction, ce n’est pas un gémissement, ce n’est pas même une supplication pleine d’angoisse, comme on en rencontre dans les psaumes ; non, c’est une parole d’amour et de consolation pour les chers absents, de pardon pour les bourreaux, de reconnaissance envers Dieu, de joie d’être jugé digne de souffrir, pour, son nom, d’assurance triomphante de la vie éternelle, qui égale ou dépasse, tout ce que l’antiquité chrétienne a offert de plus beau et de plus saint.
Dieu s’est souvenu de nos réfugiés. Non seulement il leur a donné la patience et la constance dans, leurs afflictions, bien grandes aussi, car la plupart du temps nos familles protestantes n’arrivaient dans le lieu de leur volontaire exil que mutilées, sanglantes, laissant derrière elles plusieurs de leurs membres les plus chers, – je ne dis rien de leurs biens confisqués ; – mais il leur a fait trouver chez leurs frères de l’étranger l’accueil le plus généreux et le plus sympathique, il leur a permis d’y reformer autour de leurs pasteurs fugitifs des congrégations florissantes, il leur a donné enfin de payer la dette de l’hospitalité par les services qu’ils ont rendus aux pays qui les avaient recueillis.
Dieu s’est souvenu aussi des réformés qui, bien plus à plaindre encore, étaient restés. en France. Il a fait à un grand nombre de ceux qui avaient cédé à l’orage, la grâce de se repentir et d’être reçus, selon la belle expression du temps, à la paix de l’Église. L’Église en effet n’est pas morte ; même aux jours où elle a paru couchée dans son tombeau, on la sent palpiter sous le linceul. A peine la stupeur causée par l’Édit de Révocation, est-elle passée, que sur plusieurs points du Dauphiné, du Vivarais, des Cévennes, dans les gorges des montagnes, dans les retraites, les moins accessibles, les prétendus, nouveaux, convertis commencent à se réunir. D’abord ils prêtent l’oreille aux accents étranges de prophètes et de prophétesses que la douleur exalte jusqu’au délire ; bientôt, apprenant qu’il y a encore des protestants en France, d’héroïques pasteurs reviennent de l’exil et rassemblent les restes d’Israël. A Claude Brousson, le plus grand et le plus saint de nos pasteurs martyrs, succède Antoine Court, le restaurateur du protestantisme français, et l’année 1715 voit se réunir, quinze jours avant la mort du roi qui crut anéantir la Réforme en France, le premier synode du Désert. La persécution dura, il est vrai, pendant les trois quarts du xviiie siècle, d’autant plus odieuse qu’elle avait perdu l’excuse du fanatisme ; elle fit encore de nobles victimes, surtout parmi les pasteurs. Mais il y eut des intervalles de relâche, qui permirent aux Églises renaissantes de respirer. L’édit de 1787 rendit aux protestants leurs droits civils ; la révolution de 1789 et ses suites leur assurèrent enfin la liberté religieuse. Aujourd’hui, mes frères, grâces en soient mille fois rendues à Dieu, nous sommes enfin entièrement libres. La loi proclame l’égalité des cultes, et cette égalité n’est pas un vain mot. Non seulement nous pouvons partout adorer Dieu selon notre conscience, mais rien – excepté notre tiédeur – ne s’oppose à ce que nous propagions notre foi dans toute notre patrie. Nos Églises ont créé pour le bien et le soulagement de leurs membres tout un ensemble d’œuvres de piété et de charité, pour lequel elles dépensent plus de quatre millions de francs par an ; elles ont envoyé des missionnaires et fondé pour ainsi dire des colonies spirituelles en Afrique et en Océanie. Quoique bien diminués quant au nombre, les protestants occupent une place considérable en France par leurs lumières et leur influence ; plusieurs de nos coreligionnaires siègent dans les conseils de l’État, et parfois au premier rang. Une loi généreuse et réparatrice reconnaît à tout descendant de réfugié qui veut s’établir en France, la qualité de Français. Tous les esprits éclairés confessent que le protestantisme est l’une des meilleures forces du pays ; ils déplorent et condamnent le jour néfaste où, comme l’a dit Edgar Quinet, « la France s’est arraché le cœur et les entrailles par l’expulsion ou l’étouffement de près de deux millions de ses meilleurs citoyens ». Quand nous considérons la situation actuelle du protestantisme en France, quand nous la comparons à ce qu’elle était il y a deux siècles à pareille date, comment ne pas nous écrier avec le Psalmiste : « Lorsque nous étions bien bas, Dieu s’est souvenu de nous, car sa miséricorde demeure éternellement ! »
Et pourtant… Vous le sentiriez, même si je ne le disais pas, je n’ai exprimé qu’un côté des choses. Non, la situation de nos Églises n’est pas de tout point meilleure qu’au xviie siècle. Les circonstances sont incomparablement plus favorables, cela est certain ; mais les cœurs sont-ils mieux disposés, plus rapprochés de Dieu ? Nous sommes plus heureux, plus tranquilles, plus libres ; sommes-nous plus fidèles ? Si le vent de la persécution recommençait à souffler, la multitude plierait sans doute, comme il arriva alors ; les masses dans tous les temps se ressemblent, et le bois dont on fait les martyrs n’a jamais été commun ; mais y aurait-il une élite de confesseurs aussi nombreuse qu’autrefois, et aussi glorieuse ? Trouverait-on parmi nous beaucoup de convictions aussi fermes, de dévouements aussi héroïques ? Vous en doutez, n’est-ce pas ? Et plus vous vous engagerez dans ces réflexions, plus vous serez amenés à reconnaître que, par des côtés bien essentiels, nous sommes aujourd’hui bien bas, plus bas qu’au xviie siècle.
Nos pères étaient plus unis que nous. Je n’ignore pas qu’ils ont eu leurs dissensions et leurs scandales, et cela même sous le feu de la persécution. Mais sur les fondements mêmes de la foi, ils étaient d’accord. Il n’y avait point de contestation entre eux touchant la divinité de Jésus-Christ, notre rédemption par son sang, notre justification gratuite au moyen de la foi en lui, ou l’autorité religieuse des Saintes Écritures. Aujourd’hui, si les uns, sans s’asservir à la lettre ni à la tradition, demeurent attachés à ces vieilles et saintes doctrines, les autres se croient obligés par le progrès des idées et de la science à les écarter, ou à les amoindrir, ou à les laisser dans l’ombre, ou à les comprendre tout autrement que nos pères. Par une conséquence assez naturelle, ceux-là se rallient avec toujours plus d’ensemble et d’ardeur à ces institutions synodales si chères aux vieux réformés et récemment relevées parmi nous, et ceux-ci semblent voir plutôt dans le rétablissement des synodes une menace pour la liberté qui leur tient surtout à cœur, je veux dire la liberté indéfinie de l’enseignement religieux au sein même de l’Église. Il y a là, je le dis sans amertume, mais non sans beaucoup de tristesse, le principe d’une désunion qui nous afflige d’autant plus que nous nous aimons et nous respectons mutuellement, et qu’en un jour comme celui-ci nos cœurs sont émus d’un même enthousiasme pour les grands souvenirs du passé. Il y a là aussi par conséquent le sujet d’une juste humiliation et d’une profonde douleur. Faut-il que les malheureux restes du protestantisme français, échappés presque par miracle à une persécution implacable, soient encore affaiblis parleurs divisions ? Je le déplore autant que qui que ce soit, mais je pense qu’en un jour comme celui-ci, s’il faut nous garder d’irriter nos plaies, il faut avoir le courage de les sonder. Et j’estime que par ce côté nous sommes tombés bien bas.
Nos pères étaient plus croyants, plus religieux que nous. Je ne reviens pas sur ce que je viens de dire de l’abandon ou de l’obscurcissement des grandes doctrines chrétiennes au sein de nos Églises. J’envisage la foi sous son aspect le moins dogmatique, le plus accepté de tous : sentiment de la réalité des choses invisibles, affirmation de la vie éternelle, confiance en Dieu et communion avec lui. Sommes-nous en progrès à cet égard ? Notre foi a-t-elle gagné en intensité ce qu’elle a perdu en étendue ? Hélas ! l’indifférence de la grande masse de nos coreligionnaires en ce qui touche leur salut, la désertion si générale du culte par les hommes, fournissent à cette question une réponse aussi claire que désolante. Il n’est que trop évident que l’idée religieuse a perdu une grande partie de son ascendant ; elle est trop souvent remplacée, chez la bourgeoisie, par la recherche de la fortune et du plaisir ; chez la classe ouvrière, par la préoccupation des questions politiques et des réformes sociales. Quand on nous raconte, comme le faisait il y a quelques mois l’un de nos collègues dans une savante conférence, qu’au commencement du xviie siècle, à Nîmes, dans le temple de la Calade, plus spacieux, sauf erreur, que ne le sont aujourd’hui nos trois temples réunis, il y avait chaque dimanche matin deux services religieux, l’un à cinq heures, l’autre à huit heures, et qu’il fallut prendre des mesures sévères pour empêcher les auditeurs du premier culte d’envahir le second ; quand on nous parle de célébrations de la sainte Cène auxquelles participaient plusieurs milliers de personnes, nous tombons de notre haut, nous nous demandons si nous appartenons vraiment à la même race que nos pères, et comment il se fait que nous soyons devenus si différents d’eux. Et nous sommes forcés d’avouer qu’à cet égard encore nous sommes tombés bien bas.
Nos pères avaient des mœurs plus sévères et plus chrétiennes que les nôtres. La persécution, qui les décimait, leur avait du moins rendu le service de faire d’eux un peuple à part au milieu du reste des Français. Le conférencier dont j’invoquais tout à l’heure le témoignage, nous disait avec quelle fermeté toute licence dans la conduite ; et même dans le vêtement était réprimée par les consistoires. Dès l’origine, la vertu austère des réformés fut reconnue même par leurs adversaires ; ainsi un poète comique français du xvie siècle, très bon catholique, fait dire à l’un de ses personnages, en parlant d’une jeune fille : « Je crains qu’elle ne soit huguenote, car elle est modeste. » Dirait-on encore cela aujourd’hui ?… Les barrières qui nous séparaient de nos compatriotes sont tombées et, par un certain côté, nous nous en félicitons ; mais aussi la différence morale qui existait autrefois entre les deux communions a presque disparu. A part d’honorables exceptions, nos jeunes filles ne sont guère moins mondaines que les autres, ni nos jeunes gens moins dissipés, ni nos commerçants plus rigides et plus scrupuleux dans leurs transactions. Les lieux où se perdent le temps et l’argent, et souvent aussi les bonnes mœurs, ne sont pas moins fréquentés par des protestants que par des catholiques. Admettons que nous ayons encore quelque avantage du côté de l’instruction et de la fortune : cette supériorité, qui a sa valeur, ne me console pas de la perte ou de la diminution considérable de notre supériorité morale ; elle ne m’empêche pas de reconnaître qu’à cet égard encore nous sommes tombés bien bas.
C’est pourquoi aussi nos pères avaient, à un plus haut degré que nous, le sentiment et le souci de la vocation que Dieu a confiée à nos Églises au sein de la patrie commune. Leur ambition n’allait à rien moins qu’à arracher la France au joug de Rome, et cette vaste entreprise était déjà fort avancée lorsque la persécution, d’abord et les guerres de religion ensuite, vinrent arrêter les progrès de la Réformation. Que n’auraient-ils pas espéré, que n’auraient-ils pas tenté, si on leur avait garanti seulement vingt ans de liberté, vingt ans pendant lesquels ils auraient pu semer sans obstacle la Parole sainte d’un bout à l’autre du royaume ! Cette liberté, nous en jouissons, mes frères, depuis plus de vingt ans ; cette Parole, qui n’a rien perdu de sa puissance, nous l’avons entre les mains, et nous avons des facilités inconnues de nos pères pour la multiplier et pour la propager. Qu’avons-nous fait de cette liberté, de ces circonstances favorables, de ces moyens abondants d’évangélisation ? Peu de chose, en comparaison, de ce que Dieu attendait de nous. Beaucoup de protestants, ayant eux-mêmes perdu la foi, n’ont aucun désir de la répandre. D’autres, tout en se déclarant attachés pour leur propre compte à la religion de leurs pères, trouvent fort bon que les catholiques demeurent autant ou plus attachés à la leur, et fort mauvais qu’on leur propose d’en changer, comme si cette façon d’envisager la religion, cette indifférence pour la cause de la vérité et de la liberté, n’étaient pas anti-protestantes et anti-chrétiennes au premier chef. Quelques-uns ont plus de conviction et plus de zèle ; ils confessent et répètent volontiers que la France ne peut être sauvée que par l’Évangile ; ils font quelques efforts et quelques sacrifices pour le lui donner. Mais combien ceux-là même ne sont-ils pas encore au-dessous de leur tâche ! C’est pourquoi aussi les résultats obtenus sont médiocres. Certes, il y a eu de nos jours en France de remarquables conversions au protestantisme et, quand on y regarde de près, on est frappé de voir combien il y a de catholiques ou de fils d’anciens catholiques parmi nos coreligionnaires les plus dévoués et les plus actifs ; mais presque nulle part jusqu’ici les masses ne sont sérieusement entamées. Si nous n’osons pas accuser de la stérilité relative de notre propagande la foi que nous professons, si nous n’en pouvons pas accuser les circonstances, il faut bien nous résoudre à nous accuser nous-mêmes. Nos pères voulaient, et ils ne pouvaient pas ; nous avons, nous, le pouvoir et l’occasion, mais la plupart du temps le vouloir nous manque avec la foi. Nous sommes donc tombés bien bas.
Non pas assez bas pourtant pour que Dieu ne se souvienne pas de nous comme il s’est souvenu de nos pères, comme il s’était souvenu d’Israël, non pas seulement malheureux, mais coupable et infidèle. Grâces lui soient rendues ! les paroles de notre texte n’expriment pas seulement une expérience passée, mais une expérience actuelle. Oui, nous sommes bien bas, plus bas encore peut-être que nous le sentons et ne le pensons, mais Dieu se souvient de nous. Il en donne dès marques distinctes à quiconque a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Dieu se souvient de nous : témoin ce noyau de chrétiens vivants qu’il y a dans presque chacune de nos Églises, ces sept mille qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal ; témoin ces Réveils qui se manifestent ici et là, ces aspirations vers un christianisme plus conséquent, plus joyeux et plus fécond, qui sont communes à tout le peuple de Dieu ; témoin ces salles d’évangélisation populaire ouvertes dans un bon nombre de nos villes, grâce à l’initiative d’un généreux Anglais ; et qui, quoiqu’elles aient cessé d’exciter la curiosité, ne cessent pas d’être fréquentées ; témoin même l’extension et les succès, parfois réels et sérieux, de cette étrange association appelée l’armée du Salut, qui prête à la critique par bien des côtés, mais qui n’en atteste pas moins la puissance qu’exerce encore aujourd’hui sur les âmes la simple proclamation de l’Évangile de Jésus-Christ, quand elle est faite avec l’accent du cœur et de l’expérience personnelle.
Ce qui est vrai des Églises est vrai aussi des individus : quand ils sont bien bas, Dieu se souvient d’eux. Y a-t-il ici quelqu’un qui se sente bien bas, mes frères ? bien bas à cause de ses afflictions, de sa pauvreté, de son isolement, de ce que les circonstances où il se trouve ont d’accablant et d’amer ? bien bas à cause de son état intérieur, des péchés qu’il a commis, de la condamnation qu’il a encourue, de son impuissance morale souvent et douloureusement constatée ? Ah ! qu’il, le sache bien ! Dieu se souvient de lui ; son amour le cherche au fond de l’abîme ; son bras est puissant pour l’en retirer. « Lorsque nous étions morts dans nos fautes », dit saint Paul, – et qu’y a-t-il de plus bas que la mort et le sépulcre ? – « Dieu nous a vivifiés ensemble avec Christz. »
z – Ephésiens 2.5.
Que faut-il pour que nous éprouvions personnellement ces effets de la miséricorde de Dieu ? pour que nous soyons, comme individus et comme Église, vivifiés et relevés ? pour que Dieu accomplisse en nous et par nous de grandes choses ? Mes frères, il faut que nous soyons plus bas encore, je veux dire plus bas dans notre pensée et dans notre propre estime. Il faut que nous pleurions de vraies armés sur notre déchéance et sur nos infidélités, et que, comme saint Paul, nous n’ayons plus aucune confiance en nous-mêmes, mais que nous la placions toute en Dieu qui ressuscite les mortsa. Il faut que, mesurant sous le regard de Dieu, et par conséquent avec humilité et repentir, mais sans découragement, la distance qui sépare ce que nous devons être de ce que nous sommes, nous rompions, à quelque prix que ce soit, les chaînes du péché, mille fois plus lourdes que celles que portaient nos prisonniers et nos galériens, et aussi déshonorantes que celles-là étaient glorieuses. Le premier centenaire de la Révocation a eu pour lendemain l’édit de tolérance de 1787, pour lequel nos pères bénirent Dieu. Puisse le deuxième centenaire, que nous célébrons aujourd’hui, être l’occasion et le point de départ d’un beau et durable mouvement religieux, qui procure aux fils des proscrits de 1685 la seule vengeance qu’ils souhaitent, en faisant de notre Église réformée, renouvelée par l’Esprit de Dieu et libre désormais dans la France libre, un puissant foyer de lumière, de vie, de bénédiction et de paix, au milieu de cette patrie qui nous est plus chère que jamais depuis ses malheurs !
a – 2 Corinthiens 1.9.