De ce qui précède nous pouvons aussi tirer la conséquence que le christianisme est la religion parfaite, absolue, la foi suprême de l’humanité, cette foi profondément divine et humaine qui faisait dire à un apôtre, dans le sentiment de sa nature impérissable : Christ est toujours le même, hier, aujourd’hui et éternellement, et qui inspirait à son fondateur, parvenu au terme de sa course terrestre, cette magnifique déclaration : Tout est accompli !
La religion est amour par sa nature même, puisqu’elle consiste dans une association vivante que résume parfaitement cette parole de l’apôtre Jean : « Aimons Dieu, car « il nous a aimés le premier. » Elle est un fleuve d’amour qui, sorti magnifique et fécond du cœur paternel de Dieu, et versant ses flots purs autour de l’homme et dans son âme, remonte en amour reconnaissant, du sein des consciences qu’il a régénérées, vers sa source première, jusqu’à Dieu d’où il est parti. Si ce double amour pouvait manifester ses humbles magnificences, dans toute leur suave pureté et dans leur harmonieuse plénitude, la vie religieuse aurait alors atteint sa perfection, et il n’y aurait plus rien à désirer. Eh bien, cette révélation parfaite et cette réalisation suprême sont du domaine de l’histoire ; elles s’appellent Jésus-Christ. C’est Lui, pour parler avec Platon, qui est le véritable Eros céleste, qui rétablit par sa médiation une alliance accomplie entre le divin et l’humain. C’est sa personnalité qui nous révèle parfaitement, d’un côté, le saint amour de Dieu pour les hommes, dans son dévouement absolu pour leur salut, et de l’autre, l’amour le plus pur de l’homme pour Dieu, dans le don absolu qu’il lui fait de sa personne et de sa vie. Et ces deux amours se pénètrent si bien en Lui qu’on ne peut se figurer l’un sans l’autre, et que le fait même de leur fusion souveraine en Lui constitue la religion parfaite. Un amour infini, éternel, qui va jusqu’à nous sacrifier ce qu’il a de plus précieux pour nous sauver, préside à son envoi sur la terre, et le voue pour nous à la souffrance et à la mort. Et Lui-même accepte et embrasse avec la plus entière liberté cette volonté d’amour. De tous les moments de sa vie rayonne une charité puissante dont la sublimité et la simplicité, la pureté et la force invincible nous disent bien haut l’origine et l’essence divine. Rempli de ses plus saintes flammes, il se sacrifie pour ses frères, afin de les attirer à son Père qui est leur Père, et de les unir en Lui et par Lui les uns aux autres. Sa croix où il accomplit le fait suprême, le fait divin et humain du sacrifice, se transforme en un autel où brûle un feu pur, doux et vivifiant, qui allumera tous les cœurs, qui ne s’éteindra jamais, et qui devient ainsi, par le fait même du don de sa vie, un foyer de régénération pour tous les siècles, et une source vive où peuvent s’abreuver, sans craindre de l’épuiser, toutes les générations. Aucune autre religion ne présente un phénomène semblable, pour ne pas dire égal ; aussi le christianisme est-il seul à proclamer que Dieu est l’amour même ; seul à déduire l’amour de l’homme pour Dieu, de l’amour prévenant de Dieu pour l’homme ; seul à identifier l’amour des frères avec l’amour de Dieu, et à flétrir le manque de fraternité du nom de péché et d’homicide. Les temps antérieurs au christianisme n’ont jamais atteint à cette hauteur de vie religieuse, et les temps postérieurs ne l’ont jamais dépassée et ne la dépasseront jamais. Le Christ occupe le centre de l’histoire en modèle accompli, et toujours supérieur, de l’amour qui unit la divinité et l’humanité. Non seulement nul ne marche son égal, mais encore les plus beaux et les plus grands parmi les enfants des hommes que l’histoire nous présente se réclament de Lui, ont été inspirés, enflammés par son amour. Qu’attendre de plus élevé que Lui, puisqu’on ne peut rien concevoir au-dessus et au delà d’un dévouement absolu à Dieu, et d’un sacrifice sans réserve à l’humanité, sacrifice accompli sous l’inspiration de la plus sainte liberté ! Qu’attendre encore, puisque d’ailleurs la réconciliation et la rédemption qui découlent de ce sacrifice ne peuvent être accomplies et réalisées qu’une fois ! A coup sûr, si jamais quelqu’un pouvait aimer parfaitement comme le Christ a aimé, on peut supposer à bon droit qu’il ne le pourrait que par Jésus et dans la sphère de cette communion chrétienne qu’il a fondée, car hors de cette sphère nous ne trouvons rien qui approche, même de loin, de cette sublime perfection. Ainsi donc, puisque le Christ est dans sa personne la fusion la plus pure et la plus harmonieuse de l’amour de Dieu et de l’amour des hommes, le christianisme est l’apogée infranchissable de la vie religieuse ; il est la religion parfaite.
Mais il y a plus. De ce foyer vivant de l’amour se déploie en même temps la plus belle et la plus riche vie morale qui fut jamais. L’élément religieux et l’élément moral ne sont pas, il est vrai, absolument identiques ; mais ils sont si unis et si tissés ensemble, que l’un ne peut pas se développer sainement sans l’autre. La vraie moralité se fonde sur la piété ; la piété vivante s’exprime à son tour dans la moralité ; et l’une et l’autre réunies nous donnent l’idée de la sainteté. Puis donc que ces deux éléments sont inséparables, il faut nous attendre à trouver la perfection morale là où nous aurons antérieurement reconnu la perfection religieuse, et réciproquement, de sorte que, formant la sainteté par leur réunion dans une même personnalité, elles exprimeront la perfection absolue de l’homme envers Dieu. Eh bien ! cette perfection brille à nos yeux dans la personne du Christ. Sa vie active et passive tout entière nous offre avec une complète évidence une conduite si pure, si morale, et un si parfait accord avec lui-même et avec la volonté divine librement obéie, que nous concluons rigoureusement à l’existence certaine, dans les profondeurs de sa conscience, d’une source pure et une d’où jaillissent ces sentiments et cette vie sainte dont rien n’approche dans toute l’histoire de l’humanité. Le caractère original et unique de cette vie morale témoigne de sa vérité intérieure, et les effets qu’elle a produits viennent encore la confirmer. Nous voilà donc en présence d’une vie morale parfaite, qu’aucun idéal moral n’a dépassé, puisque c’est en elle que les conceptions les plus élevées ont puisé leur inspiration, leur origine, et trouvé leur point d’appui et leur satisfaction. Or, si la moralité est l’expression de la piété, la perfection morale nous autorise à conclure à la perfection religieuse ; et de ce côté encore le christianisme nous apparaît comme la réalisation de la piété parfaite, de la religion absolue.
Cette perfection religieuse et morale n’exprime pas encore dans toute sa plénitude l’idée de l’unité avec Dieu que la foi chrétienne attribue à Christ ; mais elle en est la condition. Pour que cette unité soit accomplie, il faut, comme nous l’avons remarqué, que Dieu, de son côté, communique son être et son esprit à la personnalité qui doit jouir de sa communion parfaite. Or, s’il est vrai de dire que Dieu étant la source de tout bien, de tout développement moral, sa présence efficace doit être reconnue partout où il y a quelque chose de vraiment bon ; nous pourrons bien conclure, à plus forte raison, qu’il s’est communiqué d’une manière unique à cette personne qui fait éclater à nos yeux un amour et une sainteté incomparables, et le conclure avec d’autant plus de confiance que cette personne elle-même se rattache formellement et ramène toutes les manifestations de sa vie à ce Dieu avec lequel elle se sent inébranlablement une.
Mais ici la spéculation s’avance et déclare que cette conscience d’unité avec Dieu n’est qu’un nouveau moment de la pensée, élaboré par l’évolution chrétienne et transporté sur la personne de Christ par l’instinct de glorification des fidèles. Eh bien, admettons un instant cette assertion, quoiqu’on ne puisse guère concevoir comment les fidèles auraient eu l’idée d’embellir, d’illustrer le Christ, s’il n’y avait eu dans sa personne quelque motif suffisant. Toujours est-il que l’unité avec Dieu reste une idée particulière au christianisme, et désigne, à ce titre d’idée, le terme suprême au delà duquel on ne peut aller ! Toujours est-il que si la religion n’est que pensée, le christianisme a atteint, à ce point de vue, la plus haute perfection, ou du moins a posé la base solide pour s’y élever ! Une seule chose pourrait dépasser, et de beaucoup, cette pensée, ce serait sa réalisation même ; or, c’est juste là ce que la foi chrétienne reconnaît et proclame dans le Christ, à l’encontre de la spéculation moderne.
Il est vrai que ces penseurs réclament aussi pour leur idée une réalisation positive ; mais qu’elle est défectueuse ! Et d’abord, ils substituent à l’idée juste d’unité celle d’identité ; car si l’homme est de lui-même, et par le fait seul de son existence, la manifestation de Dieu, il ne peut pas être question pour lui de devenir un avec ce Dieu qui n’est pas distinct de lui. En second lieu, leur unité prétendue ne s’effectue jamais véritablement, puisque c’est dans l’espèce, d’après eux, qu’elle doit se réaliser ; or l’espèce, selon leur langage favori qui trahit à la fois leur horreur profonde pour la personnalité et leur mépris complet de la dignité et de la sociabilité humaine, l’espèce ne se compose que d’exemplaires qui, quelque excellents qu’ils puissent être d’ailleurs, ne représentent jamais complètement l’unité du divin et de l’humain, car il est contraire à la nature de l’idée, selon l’un de leurs axiomes, de verser toute sa plénitude dans un seul individu.
A cette difficulté, ces philosophes répondent que ces exemplaires humains se complètent réciproquement, l’un couvrant, par ses qualités, les défauts d’un autre, ou compensant les vices de celui-ci par ses vertus, de sorte que ces compensations morales nous montrent dans leur ensemble l’homme parfait. Mais dans ce système d’emprunt réciproque et de rapiècement mutuel, que devient la moralité qui tient à la personnalité d’une manière si intime ? Elle est détruite sans retour ; et au lieu de reconnaître que chaque individu est destiné pour son propre compte à la perfection morale, on pose en principe que tout homme n’est pour lui-même que ce qu’il peut être. Et voilà comment la spéculation moderne s’efforce d’éteindre le soleil de justice et d’amour qui brille pur et radieux au ciel de l’humanité, pour mettre à sa place je ne sais quels lumignons terrestres et fumants qui, quelque innombrables qu’on les suppose, ne composeront jamais un astre resplendissant de chaude lumière et de vivifiantes clartés !
Pour nous, voici ce que nous disons :
Si l’idée de l’unité du divin et de l’humain, l’idée d’une vie pure en Dieu, est une idée vraie ; si toute idée, vraie en soi et divine, demande à se faire chair ; si sa réalisation seule satisfait les plus profondes aspirations de l’esprit humain, et nous montre accompli l’idéal pur de l’homme tel que Dieu l’a pensé, il nous faut chercher cette réalisation souveraine dans un individu, puisque l’espèce est insuffisante. D’ailleurs, il est vrai d’affirmer qu’en général les choses grandes, nobles, neuves, partent originairement de quelque individu initiateur, et passent de lui à son espèce, plutôt qu’elles ne proviennent de l’espèce pour aller aux individus. Or, l’impression unique que fait le Christ, et la direction nouvelle qu’il a imprimée à l’histoire de l’humanité, témoignent qu’en Lui la pensée divine de l’homme s’est faite chair, qu’en Lui s’est accomplie réellement cette union avec Dieu après laquelle le genre humain luttait et soupirait. Dès lors nous avons dans sa personne la perfection absolue de la vie religieuse, et nous l’y avons non pas seulement en pensée, mais aussi et surtout en réalité. Le progrès religieux, loin d’aspirer à produire quelque chose de plus parfait, ne peut désormais avoir pour but que de développer dans le sein de la race d’Adam ce qui est contenu en Christ, afin que sa vie divine et humaine devienne successivement celle des individus et de l’humanité.
Ainsi donc, l’unité de Dieu et de l’homme se trouvant souverainement réalisée en Jésus-Christ, le christianisme est, de tout côté et des deux parts, la religion absolument parfaite, et parfaitement correspondante à la nature, aux besoins et à la destination finale de tout le genre humain. Il n’est pas une religion parmi tant d’autres : il est la religion elle-même, la vraie, l’impérissable religion.