Progrès de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. — Horlogerie genevoise. — Réfugiés célèbres dans la carrière politique. — La famille Odier. — Benjamin Constant. — Réfugiés distingués dans la littérature, les sciences et les arts. — James Pradier. — Esprit de prosélytisme. — Sévérité de mœurs. — Esprit de charité. — Legs pieux. — Secours envoyés aux confesseurs sur les galères. — Calandrin, — Lettre de Pontchartrain. — Fin du séminaire de Lausanne. — Confiscation de la bourse de Genève. — Embourgeoisement de la colonie de Berne dans la commune de La Neuveville.
Ainsi, sous le rapport religieux et littéraire, comme sous le rapport politique, comme sous celui de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, les réfugiés exercèrent une influence heureuse sur les destinées de la Suisse protestante et réagirent même, dans une certaine mesure, sur celles de leur ancienne patrie. L’action salutaire de ces hommes d’élite et de leurs descendants s’est continuée pendant tout le dix-huitième siècle et ne s’est pas encore arrêtée de nos jours. Les progrès de l’agriculture dans le pays de Vaud sont en grande partie leur œuvre. L’état florissant des campagnes qui avoisinent Lausanne prouve assez la supériorité des procédés de culture qu’ils introduisirent dans cette contrée favorisée de la nature. Les industries qu’ils apportèrent sont devenues pour la Suisse française et pour le canton de Berne une source de richesses qui ne s’est pas tarie depuis. Les belles manufactures de soie dont ils dotèrent leur nouvelle patrie n’ont cessé de se perfectionner entre leurs mains et de fournir, du travail à des multitudes d’ouvriers indigènes et français. Dans la classe ouvrière de Berne on reconnaît facilement encore les familles issues du Languedoc et du Dauphiné, et qui ont trouvé leur subsistance dans les fabriques établies après la révocation. La principale industrie dont Genève leur est redevable reçut même de nouveaux accroissements dans les premiers jours de la révolution de 1789. Lorsque l’ancienne corporation des horlogers de Paris eut été frappée au cœur par la suppression précipitée des sévères mais utiles statuts des communautés, plusieurs des premiers fabricants quittèrent le sol de la patrie, emportant avec leurs capitaux les connaissances spéciales qu’ils avaient acquises, et allèrent rejoindre en Suisse les descendants des réfugiés pour cause de religion. Dès ce moment, Genève devint le centre des plus vastes fabriques d’horlogerie qui existent en Europe. Elle ne se borna plus à nous faire concurrence sur les marchés de l’étranger, nous devînmes ses tributaires, car la plus grande partie des montres que l’on vendait en France nous étaient apportées par des horlogers genevois. Cette infériorité s’est maintenue jusqu’à nous, car c’est toujours la Suisse française, et particulièrement la ville de Genève, qui nous fournit des montres de toute nature. Les horlogers français n’en fabriquent annuellement, surtout à Paris, qu’un nombre relativement très restreint. Le commerce suisse se ressent également encore de l’impulsion qu’il reçut de l’intelligente activité des réfugiés. Les Pourtalès, les Coulon, les Terris ont fondé à Neufchâtel des maisons qui rivalisent avec les premières de l’Europe. A Genève, le célèbre banquier Jean-Gabriel Eynard, qui descend d’une famille dauphinoise, a pu consacrer deux fois une partie de son immense fortune à se rendre le bienfaiteur de la Grèce, qui lui doit presque son existence.
La période contemporaine a vu plusieurs descendants des réfugiés parcourir avec éclat la carrière politique et celle des armes. Philippe-Marthe Claparède, dont le père mourut à Genève en 1737, après avoir été quelque temps conseiller du premier roi de Prusse, fut capitaine au service de France, et reçut en récompense de sa bravoure la décoration de l’ordre du Mérite militaire. Le général Rath, issu d’une famille genevoise originaire de Nîmes, combattit, sous le drapeau de l’empereur de Russie, se signala dans la campagne de 1812 et fut nommé commandant de la place de Zamosk. Gouzy, ancien capitaine d’artillerie de Berne, est aujourd’hui premier secrétaire de la section de la chancellerie française. James Fazy, qui se maintient depuis plusieurs années à la tête du gouvernement de Genève, descend d’un fabricant d’indiennes qui reçut la bourgeoisie en 1735, et dont le père, Antoine Fazy, était un réfugié de la vallée de Queyras en Briançonnois. La famille d’Antoine Odier, qui s’enfuit de Pont-en-Royans en Dauphiné pour échapper à la persécution, et s’établit à Genève en 1717, a fourni à la patrie de ses aïeux deux hommes qui n’ont pas été sans influence sur ses destinées nouvelles. Le petit-fils d’Antoine, rentré en France à la fin du dix-huitième siècle, fut député de Paris sous la restauration et pair du royaume sous le règne de Louis-Philippe. Un autre rejeton de cette même famille, Roman Odier, fut député de l’Yonne. Tous deux firent partie de l’opposition libérale sous Charles X et signèrent l’adresse des 221. Enfin, l’un de nos premiers écrivains politiques et de nos orateurs parlementaires les plus brillants, Benjamin Constant le Rebecque, né à Lausanne en 1767, était également issu d’une famille émigrée. Son père, qui fut en correspondance avec Voltaire, était colonel d’un régiment suisse au service de Hollande. Rentré en France en 1795, le jeune Benjamin Constant s’unit au parti républicain modéré et devint l’ami de Chénier, de Louvet et de Daunou. Quelques écrits polémiques, des articles de journaux, une réclamation portée à la barre du conseil des cinq-cents en faveur des descendants des réfugiés, ajoutèrent à sa réputation naissante. Nommé membre du tribunat, il prit part à cette opposition généreuse, mais intempestive, que le pays fatigué ne comprit pas et dont s’irrita un pouvoir assez fort pour tout oser. Compris dans l’élimination qui frappa l’élite de ce corps et contraint bientôt de quitter la France, il se retira à Weimar, revint en France à la chute de l’empire et se plaça parmi les chefs de ce parti libéral qui voulait, tout en maintenant le trône des Bourbons et tout en répudiant les crimes de la terreur, assurer au pays les conquêtes immortelles de la révolution. Elu député par le département de la Sarthe, il ne cessa comme orateur, comme écrivain, comme journaliste, de plaider la cause de la liberté, et de lutter contre les tendances rétrogrades qui poussaient la restauration vers sa perte. Réélu à Paris en 1824, à Strasbourg en 1827, malgré les fraudes électorales auxquelles on recourait contre lui, il s’éleva contre la guerre d’Espagne, contre la loi de tendance, contre celles du sacrilège et du droit d’aînesse, contre celle de justice et d’amour. Quand parurent les ordonnances de juillet, il était à sa maison de campagne, malade et venant à peine de subir une opération douloureuse. C’est en cet état qu’il reçut un billet de Lafayette, « Il se joue ici un jeu terrible, nos têtes servent d’enjeu ; apportez la vôtre ! » Oubliant sa santé détruite, il accourut aussitôt et prit part au péril et à la victoire. La révolution accomplie, il fit partie de la majorité qui décerna la couronne au lieutenant général du royaume et fut investi lui-même de la présidence du conseil d’État. Mais il ne survécut que peu de jours au triomphe de ses idées. Il mourut dès le mois de décembre de cette année mémorable qui semblait alors devoir clore à jamais l’ère des révolutions par l’alliance heureuse de l’ordre et de la liberté.
La littérature, les sciences et les arts doivent également quelque reconnaissance aux descendants des protestants français qui se retirèrent en Suisse après la révocation. Benjamin Constant ne fut pas seulement un homme politique d’une haute et noble portée, il fut aussi un écrivain distingué. Son ouvrage sur la Religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements, est remarquable par la sagacité, l’érudition et par une clarté qui rappelle celle de Voltaire. Benjamin Constant ne brillait point par la nouveauté des idées, mais nul ne faisait un choix plus judicieux de celles des autres, et ne rendait la science plus accessible aux intelligences vulgaires. Si le gouvernement représentatif a été si longtemps populaire en France, il est certainement un de ceux auxquels revient l’honneur de l’avoir enseigné à ses, concitoyens. La fille de Necker, l’illustre madame de Staël, qui protégea les débuts de Benjamin Constant et partagea son exil à Weimar, descendait par sa mère d’une Française émigrée qui avait épousé un pasteur du pays de Vaud. Le savant genevois Mallet, qui passa une partie de sa vie en Danemark et retourna ensuite dans sa ville natale où il fut nommé professeur d’histoire et où il mourut au commencement de ce siècle, appartenait par sa mère, née Masson, à une famille d’origine champenoise, retirée à Genève depuis deux générations. Dans cette même ville, Pierre Odier, arrière-petit-fils du réfugié Antoine, compte aujourd’hui parmi les jurisconsultes les plus éminents. Deux hommes d’un mérite reconnu dans les études scientifiques, le naturaliste Jean de Charpentier, et un chimiste encore jeune mais déjà célèbre, sont issus, comme Mallet et Odier, de familles émigrées. Le premier dont les ancêtres s’étaient établis en Allemagne, mais qui vint se fixer lui-même dans le canton de Vaud, est l’auteur d’un remarquable mémoire sur la formation des glaciers et d’un Essai sur la constitution géographique des Pyrénées couronné par l’Institut. Le second, arrière-petit-fils de Gallissard de Marignac, réfugié d’Alais, a été attaché en qualité de chimiste à la manufacture de Sèvres, et depuis il a été nommé professeur de chimie à l’Académie de la ville de Genève, où sa famille possède depuis plus d’un siècle le droit de bourgeoisie.
Les arts aussi ont reçu récemment un certain lustre des rejetons des fugitifs. Le peintre d’histoire Lugardon appartient à la colonie de Berne. Le peintre Lafon est également issu d’un exilé français qui s’établit dans cette ville. L’illustre statuaire James Pradier, né à Genève en 1792 et mort à Paris en 1852, descendait d’une famille qui se glorifiait de la même origine, car son aïeul fut une de ces victimes du fanatisme qui durent se réfugier en Suisse après la révocation. Pradier, qui depuis 1827 a fait partie de l’Institut, est l’auteur du charmant groupe des trois Grâces que l’on admire dans l’un des salons de Versailles, du Phidias et du Prométhée qui figurent dans le jardin des Tuileries, des bas-reliefs de l’ancienne chambre des députés, des quatre admirables Renommées de l’arc de triomphe de l’Étoile, œuvre de génie qui suffirait à la réputation d’un grand artiste, des deux Muses de la fontaine Molière et d’une foule d’autres ouvrages aussi glorieux pour la France où il s’est formé que pour le pays où il est né et où ses ancêtres ont été si généreusement accueillis. Mentionnons encore en terminant le beau musée de Genève qui doit son existence aux libéralités du général Rath, et auquel la gratitude publique a donné le nom de son fondateur.
Un ardent esprit de prosélytisme religieux ne cessa d’animer la plus grande partie des réfugiés et de leurs descendants. Lorsqu’en 1707, le Genevois Guillaume Franconis fournit les premiers fonds pour l’établissement d’une chambre des prosélytes, dans le but d’opposer une digue à la propagande romaine et de soutenir les catholiques qui désiraient embrasser la réforme, la compagnie des pasteurs déléguée pour l’élection des membres du comité choisit tout d’abord deux exilés français, le marquis Duquesne et le marquis d’Arzilliers. Une seconde chambre des prosélytes fut fondée à Berne par l’entremise des émigrés fixés dans ce canton.
Ces convictions profondes, fortifiées encore par les souffrances de l’exil, contribuèrent à maintenir parmi eux les mœurs pures et austères qui distinguaient leurs ancêtres, alors qu’ils vivaient encore dans leur ancienne patrie. L’union régnait dans l’intérieur des familles. Les pasteurs réprimaient avec sévérité le moindre acte, la moindre parole contraires aux lois de la convenance la plus rigide. En 1689, la direction de la colonie de Berne cita devant elle les chefs des manufactures pour les exhorter à empêcher leurs ouvriers de jurer et de chanter des chansons indécentes. Le luxe était rigoureusement proscrit. Le costume était d’une simplicité qui contrastait avec la magnificence que les riches déployaient alors si volontiers dans leurs habits. Un jour, la direction de Berne délibéra gravement sur les ajustements trop mondains des femmes. Défense leur fut faite de porter des coiffures appelées fontanges et d’autres coiffures à plusieurs étages, pour réparer, disait-on, le mauvais exemple qu’elles avaient donné. L’opinion publique blâma sans ménagement les pasteurs eux-mêmes, pour s’être rendus en robe à l’enterrement du marquis Duquesne, sans une autorisation préalable du conseil. Les inspecteurs des colonies voulaient que les exilés, par la conduite la plus irréprochable, formassent une société d’élite qui servit de modèle au reste de la nation. En 1689, ceux de Berne ordonnèrent à leurs ressortissants de ne pas sortir après souper. C’était leur recommander une vie régulière et pieuse, conforme à celle des premiers chrétiens. Tout travail était suspendu le dimanche. En 1695, la Direction de Berne, par un arrêté qui ne doit pas nous faire sourire, interdit aux barbiers et perruquiers français de raser les jours consacrés à la prière et au repos.
Ces hommes dont la vie avait été un long dévouement à leur croyance transmirent à leurs enfants des sentiments de sympathie envers les persécutés, de charité envers les pauvres, qui ne se démentirent jamais, et dont l’histoire offre des exemples touchants. On a conservé à Lausanne le souvenir d’un ancien pasteur de Saintes, nommé Merlat, qui ne donnait jamais un repas à ses amis sans faire un compte exact de cette dépense extraordinaire et consacrer une somme pareille aux indigents de son quartier. Ce ne fut qu’après sa mort que la lecture de ses papiers révéla ces actes de bienfaisancea. A Berne, le secrétaire de la direction de la colonie française, dont le nom mérite d’échapper à l’oubli, Jacques Mourgues, consacra sa vie entière à soulager l’infortune de ses compagnons d’exil et mourut, victime de son zèle, à l’âge de trente-neuf ans. Envoyé à Arau en 1699 pour remplir une mission d’une haute importance auprès de la diète des cantons évangéliques, par un dévouement qui touchait à l’héroïsme, il n’hésita pas à se mettre en route au cœur de l’hiver et succomba bientôt après son retour au froid et à la fatigue. Besombes, Cabrid et Couderc, ses collègues, le marquis d’Arzilliers, le marquis Duquesne, Peyrol, Parlier, le sieur de Saligné ne se lassèrent pas, pendant les quinze dernières années du dix-septième siècle, d’aller de ville en ville, de province en province, négligeant leurs propres intérêts pour ceux de leurs frères, organisant des collectes en leur faveur, plaidant leur cause auprès des autorités cantonales et des diètes évangéliques. Un grand nombre de réfugiés parvenus à l’aisance ou à la fortune, après avoir été secourus quelquefois eux-mêmes dans leur détresse, enrichirent à leur tour de leurs dons la bourse de Genève, l’hôpital français de Berne et les directions des colonies. Parmi ces bienfaiteurs pieux on peut citer Etienne Ronjat qui légua en 1740, à la bourse de Genève, la somme de 150 000 florins, c’est-à-dire environ 70 000 francs de notre monnaieb ; le Nîmois Antoine de Possen qui de son vivant déposa entre les mains des cantons protestants la somme de 30 000 livres, à condition que les trois quarts des intérêts seraient partagés entre les émigrés et leurs descendants, particulièrement entre ceux d’origine nîmoise ; David Perrin, décédé, à Londres en 1748, et qui, laissant la moitié de sa fortune aux églises françaises de cette ville, disposa du reste en faveur des exilés qui résidaient à Berne, à Coire et à Zurich, « suppliant très humblement, disait-il dans son testament, les vénérables magistrats desdites trois villes de recevoir cette petite marque de ma gratitude et juste restitution pour les nombreuses faveurs charitables que ma famille et moi avons reçues d’eux, après nos grands malheurs en France, vers la fin du siècle passé ; » le négociant Rouvier qui légua 10 000 louis d’or à la direction de la colonie bernoise ; de Wattenwyl, fils du haut commandant de Berne et d’une mère française née Morlot, qui répartit la plus grande partie de sa fortune entre les trois cents réfugiés que la direction de cette ville jugerait les plus dignes d’être secourus ; Négret qui laissa 3000 livres aux Français indigents de ce même canton ; lord Galloway qui entretint longtemps à ses frais plus de quarante réfugiés à Vevay. Les colonies françaises en Suisse étendirent plus d’une fois leurs bienfaits sur les Vaudois des vallées du Piémont. Ils les aidèrent, après la paix de Ryswick, à reconstruire leurs temples détruits. La bourse de Genève ne se contentait pas de distribuer des secours à ses pauvres. Elle envoya souvent des sommes considérables aux Français nécessiteux des colonies d’Erlangen, de Cassel, de Cologne. Une partie de ses fonds était consacrée au soulagement des protestants de France qui avaient été condamnés aux galères pour cause de religion. Les réfugiés de Berne, de Zurich, de Lausanne, de Bâle, de Schafhouse, se privaient du nécessaire pour secourir ces martyrs de la foi. On lit dans le livre des délibérations des inspecteurs de la colonie de Berne, à la date du 4 mars 1695 : « On enverra 1000 livres tournois aux galériens en France. On fera une collecte entre les réfugiés de Berne. On écrira par tous les endroits où il y a des Français réfugiés, pour leur apprendre les souffrances de ces bienheureux forçats et pour les exhorter à s’élargir en leur faveur. » A la date du Ier avril suivant : « Reboulet, ministre de Zurich, envoie cent écus blancs pour nos pauvres frères les confesseurs sur les galères. Il annonce une collecte dans la ville. » A la date du 13 mai : « Les Églises de Morges, Lausanne, Vevay, Nyon, envoient de l’argent pour les galériens. »
a – Olivier, Histoire du canton de Vaud, t. II, p. 1183, note.
b – En 1850, c-à-d environ 200 000 € de nos jours (ThéoTeX).
Les Églises de Hameln, de Hanovre, de Zell, de Magdebourg, de Brême, celles d’Angleterre et de Hollande étaient en correspondance avec les colonies françaises en Suisse et soutenaient, par leur intermédiaire, ces victimes du fanatisme qu’elles appelaient en termes touchants leurs pauvres frères sur les galères. Ces fonds, centralisés entre les mains de la direction de Berne, étaient remis habituellement à des ministres genevois qui avaient des intelligences dans les provinces du Midi et jusque dans l’intérieur des bagnes. Pendant de longues années, un certain Calandrin fit passer ainsi des sommes considérables aux galériens de Marseille. Mais une saisie faite à des marchands de Genève mit le gouvernement français sur la trace de ces relations dont il s’était vainement efforcé jusqu’alors de découvrir le secret. Des plaintes amères furent adressées aussitôt à la république. Le ministre Pontchartrain écrivit lui-même au Résident de France, le 10 septembre 1704 :
« On a découvert, par les dépositions de plusieurs forçats religionnaires, que le sieur Calandrin, ministre à Genève, est en relation continuelle avec eux, et qu’il leur écrit très souvent pour les exhorter à persévérer dans leur désobéissance, empêcher que ceux d’entre eux qu’ils appellent faibles ne rentrent dans le devoir, et offrir des pensions assez fortes à quelques-uns de ceux qui ont fait abjuration, pour les engager à se rétracter. Il leur envoie des secours d’argent qui se distribuent tous les jours suivant les classes dans lesquelles chacun est marqué, et il leur en promet de plus considérables. Le roi m’a commandé de vous en faire part et de vous écrire que son intention est que vous fassiez des plaintes au sénat de ce procédé qui tend à maintenir ses sujets dans la désobéissance et le désordre, et de demander qu’il donne des ordres si précis à ce ministre et à tous les autres, qu’aucun d’eux ne se mêle de continuer ce mauvais commerce. Vous prendrez la peine de m’informer du succès de vos instances. »
Cette fois encore le faible gouvernement genevois dut obéir aux injonctions du grand roi. Mais ses défenses ne purent refroidir les sympathies ardentes des réfugiés pour leurs frères souffrants et exposés trop souvent à des rigueurs que l’on épargnait aux criminels véritables. Les relations, un moment interrompues, furent bientôt renouées, et une caisse de bienfaisance, établie secrètement à Marseille, fit parvenir à ces infortunés les secours qu’on leur envoyait de l’étranger. Plus tard seulement, quand les persécutions commencèrent à se ralentir, une partie des fonds qui leur étaient destinés fut consacrée au séminaire de Lausanne.
Lorsque la proclamation de la liberté des cultes et l’organisation régulière des Églises réformées en France eurent fait disparaître cette institution religieuse, les diverses fondations qui en avaient assuré l’existence cessèrent d’avoir un but précis. Aussi, dès l’an 1795, l’Angleterre n’envoya-t-elle plus d’argent au comité genevois qui en dirigeait l’administration. La bourse de Genève elle-même n’existe plus aujourd’hui. En vertu d’un arrêté du gouvernement révolutionnaire institué en 1846, elle a été réunie à l’hôpital, et ses fonds, qui s’élevaient encore à près d’un million, détournés de leur destination primitive, sont employés depuis à secourir indistinctement tous les citoyens du canton, ceux d’origine genevoise comme ceux d’origine française, ceux qui professent la religion catholique comme ceux qui professent la religion réformée. Par une conséquence bizarre, la révolution radicale qui s’est accomplie dans ce petit État a effacé jusqu’aux derniers vestiges des bienfaits que les réfugiés avaient reçus de l’ancienne république, et qui avaient fini par constituer en faveur de leurs descendants un privilège envié.
A Lausanne comme à Genève, les deux populations rapprochées par les rapports de tous les jours, par de nombreux mariages et, avant tout, par la communauté de langue et de religion, sont depuis longtemps entièrement confondues. Toutefois l’ancienne corporation, que l’on désigne généralement sous le nom de bourse française, possède encore de riches revenus qui appartiennent aux descendants des familles sorties de France après la révocation.
Dans la Suisse allemande, à Berne, à Bâle, à Zurich, les émigrés ont adopté peu à peu, dans le cours du dix-huitième siècle, la langue et les usages des populations au milieu desquelles ils vivaient dispersés. Un assez grand nombre sont allés rejoindre successivement leurs frères établis dans le pays de Vaud, qui leur offrait une image plus fidèle de leur ancienne patrie. Toutefois la colonie de Berne s’est maintenue jusqu’à nous, mais depuis 1850 elle est réunie à la commune de La Neuveville. Le contrat d’embourgeoisement, dont l’acte original est déposé aux archives d’État du canton, porte que la commune bourgeoise de La Neuveville reçoit dans sa corporation toutes les personnes appartenant à la commune de la colonie française de Berne ; que cette réception s’étend non seulement aux individus vivant actuellement, mais à tous leurs descendants ; qu’en retour la commune de la colonie française cède comme prix d’embourgeoisement à la commune de La Neuveville toute la fortune qu’elle possède, à savoir 94,683 francs de Suisse. Cet acte ratifié par le grand conseil de Berne en 1851 a désormais force de loi, et règle pour toujours les droits politiques et civils des rejetons de la colonie bernoise, bien déchue, d’ailleurs, de l’importance qu’elle avait autrefois. En effet, le dernier dénombrement fait en 1845 ne constata plus que l’existence de quatorze familles comprenant quatre-vingt-six personnes. Ce sont les seules restantes de plus de deux cents familles dont la colonie se composait dans les vingt-cinq premières années. Les autres sont ou éteintes ou réunies à des communes de la Suisse romande, ou confondues entièrement avec le peuple bernois. Ces quatorze familles sont celles de Courant, Leyris, Ferrier, George, Gouzy, Guirodon, Lugardon, Nogaret, Olivier, Pagès, Pécholier, Rieux, Vieux, Volpillière. Presque toutes résident encore dans la ville où s’établirent leurs ancêtres dont ils ont conservé religieusement la langue comme un signe distinctif de leur origine. Quelques-unes sont rentrées récemment en France et habitent Paris, tout en conservant leurs droits comme membres de la commune de La Neuveville.
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