François Coillard T.1 Enfance et jeunesse

VIII
à la maison des missions
Paris 1856-1857

Eugène Casalis. — Ouverture de la Maison des Missions. — M. Oscar Rau. — Adolphe Mabille. — Préoccupations et activités diverses. — Une leçon d’équitation. — Appel pour le Lesotho. — Un sacrifice qui coûte. — Encouragements. — Examens. — Consécration. — Adieux à Asnières.

La Maison des Missions était alors un modeste bâtiment situé rue Franklin, 31. « M. Eugène Casalisa, revenu du Lesotho, en était à la fois le directeur et le principal professeur, — M. Casalis, l’un des trois pionniers de notre mission sud-africaine, tout rempli encore des souvenirs des longues années qu’il avait consacrées à évangéliser les Bassoutos, et à créer, des débris de plusieurs tribus de noirs dispersées par de sanglantes guerres et par les famines qui s’ensuivirent, un petit peuple ayant sa vie propre et déterminé à lutter vaillamment pour son existence. Avec un directeur pareil, l’amour — pour ne pas dire l’enthousiasme — pour les missions devenait contagieux. Rien n’encourage les conscrits comme les récits d’un vétéran tout plein encore des souvenirs de glorieux combats, de souffrances bravement supportées et de belles victoires remportées. Le commerce d’un homme pareil fortifiait les vocations encore hésitantes et leur donnait de la stabilité, en substituant aux illusions et aux imaginations des aspirants, la réalité des choses et des expériences faites. Un trait caractéristique de M. Casalis, c’était l’amour réel, profond, personnel et cordial qu’il éprouvait pour « ses Bassoutos ». Il avait pour eux des entrailles de père, parce qu’il avait été leur père en la foi et qu’il avait été, au point de vue social et politique, un de leurs créateurs. Il les avait aimés, il les aimait encore, non d’un amour théorique et exclusivement chrétien, mais de cœur et en homme jouissant de leur société, de leur commerce, de leur caractère et de leur attachement, et n’éprouvant pas à leur égard cette espèce d’éloignement instinctif qui souvent creuse entre blancs et noirs un fossé, ou même un abîme. Dire aux futurs missionnaires qu’il faut aimer ainsi les païens, et chercher parmi eux ces pères et ces mères, ces frères, ces sœurs et ces amis que Jésus a promis à ses serviteurs, en échange de ceux qu’ils devraient quitter pour l’amour de son nom, c’était leur donner le secret du travail patient et fidèle, la clef de cœurs très difficiles à ouvrir et les germes de la charité qui croit tout, espère tout et supporte tout. » Telle était l’influence à laquelle Coillard fut soumis. C’était bien là qu’il devait trouver cette « école missionnaire » et ces « études missionnaires » qu’il avait si longtemps et si ardemment désirées, cette « maison missionnaire où l’on ne prépare que des missionnaires et non des bacheliers. »

a – Hermann Dieterlen, Adolphe Mabille, p. 20.

A côté de M. Casalis, sa sœur Mlle Henriette Casalis, « remplissait les fonctions de maîtresse de maison, et le directeur aimait à lui confier temporairement la surveillance de la maison, lorsqu’il devait s’absenter. »

(Autobiographie.) C’est en ma qualité d’aîné et comme représentant de mes condisciples que, le 27 novembre 1856, je pris part, par une prière, à l’ouverture officielle de la Maison, présidée par M. Grandpierre, l’ancien directeur de la première maison, rue de Berlin.

Dans une lettre (28 novembre 1856), Coillard raconte brièvement cette cérémonie :

« On fit tout simplement une réunion. Le salon était encombré de même que le corridor, bien qu’on n’eût presque pas fait d’invitations en dehors des comités de messieurs et de dames. M. Fisch ouvrit la réunion par une de ces prières qui ont du nerf et qui vous remuent. M. Delaborde, M. F. Monod et M. Casalis prirent successivement la parole, s’adressant tour à tour au Comité, au directeur, aux élèves et aux amis auditeurs. M. Casalis, ému lui-même, nous émut aussi, je vous assure. Il nous dit quelques-unes de ces paroles qui vont au cœur, et qui y demeurent. »

« Il faut, dit-il entre autres, pour que cette maison réponde à sa destination, que ce soit véritablement une école du Saint-Esprit, et que tous les ministres de Jésus-Christ qui en sortiront méritent, comme Timothée, le titre d’« hommes de Dieu. » Puis, s’adressant plus spécialement aux élèves : « Quelques semaines d’expérience nous ont déjà fait trouver, dans nos rapports les uns avec les autres, tout ce que nous avions demandé au Seigneur. Vous paraissez heureux auprès de moi, et je puis vous assurer que je me sens heureux au milieu de vous. Regardez-moi toujours comme votre meilleur ami, comme un frère aîné, qui, ayant passé lui-même par toutes les expériences que vous allez faire, ne vous refusera jamais sa sympathie et le secours de ses conseils et de ses prières. »

« Le soir, continue Coillard dans la même lettre, nous allâmes tous passer la soirée chez M. Grandpierre, où nous chantâmes : « Un chrétien doit être fidèle », d’après les corrections de M. Bost qui avait pris la charge de nous diriger. Cette journée bien remplie et pleine de bénédictions fera époque dans notre vie. M. Casalis répétait à Mme Grandpierre, en pleurant à chaudes larmes, ces belles paroles : « Madame, le Seigneur est bien bon ! »

(Autobiographie.) — Cette cérémonie simple et touchante a laissé des souvenirs vivants dans nos cœurs. Je fus frappé du texte sur lequel M. Grandpierre basa son discours, Aggée.2.9 : « La gloire de cette dernière maison sera plus grande que celle de la première. » C’était bien beau, mais c’était une vision à mon avis irréalisable. La première Maison des Missions a une gloire qui lui appartient en propre. Elle a été la création spontanée du réveil de l’esprit missionnaire en France. Elle a donné une race d’hommes rares, de ces géants qui appartiennent à une autre époque. Nous vénérons les noms des Lemue, Rolland, Pellissier, Daumas, Casalis et Arbousset. Ils figurent à côté de ceux des Van der Kemp, des Moffat, des John Williams. Chez ces hommes de Dieu, il y avait une vocation indéniable, un enthousiasme calme et serein, et une courageuse détermination à faire la volonté de Dieu quelle qu’elle fût, et où que ce fût, sans consulter la chair ni le sang.

Oui, c’étaient de ces « trente vaillants » (1Chron.11.25) ; leurs hauts faits ont édifié l’Église et sauvé des peuples. Nous autres, nous appartenons à une autre race. La vocation missionnaire n’a plus, ne peut plus avoir le caractère aventureux qu’elle avait il y a cinquante et soixante ans. Pour l’embrasser, plus n’est besoin de courage, de hardiesse, de dévouement transcendants. « Celui qui m’honore, dit le Seigneur, je l’honorerai. » Cela suffit.

Quatre semaines après son arrivée dans la maison (28 novembre 1856), Coillard écrit encore à un ami :

« Nous avons passé des moments de délices auprès de notre bon papa, que nous affectionnons comme tel, mais qui se dit, lui, notre frère aîné. Nous vivons vraiment en Afrique ici, sauf que nous n’avons pas encore le privilège de dire aux païens que nous les aimons, et que Jésus les aime encore bien plus que nous ; mais, pour le reste, tout est africain ici, notre cher directeur, sa famille que nous aimons comme la nôtre, l’ameublement de notre salon : ici, ce sont peaux de lion, peaux de léopard, manteaux de chef artistement suspendus ; au-dessous, un faisceau des armes de nos anciens sauvages maintenant chrétiens ; autour de la glace se trouvent quatre ou cinq des fils convertis du fameux Moshesh, sous la présidence d’un chef également africain. A côté, se trouvent les vitraux du petit musée africain, tandis qu’un peu plus loin, sur une autre paroi, se trouvent les portraits de tous nos missionnaires, jeunes alors comme nous, mais maintenant vieillis, blanchis, comme M. Casalis, au service du Seigneur. »

(Autobiographie.) Le temps passé à la Maison des Missions fut, pour moi, un temps béni et un temps de développement spirituel. C’était bien l’idéal d’une école de ce genre, la question des études à part. Nos rapports entre élèves étaient pleins de sérieux et de fidélité. Nous nous stimulions au travail et au bien ; une grande liberté régnait entre nous. Nous vénérions M. Casalis avant de le connaître personnellement, et, dans ses rapports journaliers avec nous, il gagna nos cœurs. Il voyait en nous moins des élèves que des jeunes gens au seuil d’une carrière qu’il avait lui-même honorée et dont il comprenait la solennelle grandeur. Nous aimons à caresser le souvenir de ces petites soirées intimes où il nous parlait, avec abandon, de sa vie, de ses expériences au sud de l’Afrique. M. Casalis avait un cœur tendre, il était poète, il était peintre. Il avait ainsi le don de mettre en relief les incidents les plus insignifiants. Pendant de longues années, sa plume distinguée et sa parole sympathique ont tenu sous le charme le monde chrétien de langue française.

Ce talent de poète et de peintre, il devait parfois le tenir en bride ; il risquait même de colorer, en Europe, des pratiques nationales des Bassoutos qu’il réprouvait en Afrique, et cela de bonne foi. La première assemblée annuelle à laquelle nous assistâmes eut lieu à la chapelle Taitbout. Il y lut son rapport, un vrai petit chef-d’œuvre. C’est au point que, chose inouïe jusqu’alors du moins, on l’interrompit souvent par des applaudissements. Un gros monsieur, à mes côtés, qui jouait de la canne à enfoncer le plancher, se tourna vers moi et me dit : « Il est étonnant, ce monsieur-là, savez-vous ? Il nous transporte en Afrique et nous la décrit comme s’il y avait lui-même vécu ! »

Une amitié intime ne tarda pas à surgir entre Oscar Rau, Adolphe Mabille et moi. Rau alla plus tard en Chine, revint en France avec une santé ruinée, s’y maria à une diaconesse, et, ne pouvant plus retourner en mission, se consacra à des œuvres de charité et finit par trouver sa place à la direction de l’établissement des diaconesses de Saint-Loup. Homme solide, d’une piété si vraie, si profonde qu’on ne pouvait pas être en contact journalier avec lui sans en sentir l’influence. Les circonstances qui nous ont placés loin l’un de l’autre et dans des conditions très différentes ont fini par nous séparer, en ce qui concerne les rapports épistolaires ; mais le feu de l’amitié ne s’est jamais éteint. Il a toujours couvé sous la cendre. Nous l’avons bien senti en nous revoyant à Saint-Loup, après vingt-trois années de séparation.

Quant à Mabille, appelés à travailler côte à côte dans le même champ, notre amitié a crû avec les années. C’était l’amitié de David et de Jonathan et, sans nous demander qui était le David et qui était le Jonathan, chacun pouvait dire qu’il « aimait l’autre comme sa propre âme ». Cette amitié, qui a été pour nous, pour moi personnellement, une source de réelles et grandes bénédictions, a aussi servi les intérêts de l’œuvre à laquelle l’un et l’autre nous avons donné nos vies. Mabille n’est pas missionnaire à moitié. Il s’est fait une large place parmi les officiers distingués de l’armée du Christ au sud de l’Afrique. Son influence a été et est encore immense au loin, en dehors du Lesotho : « Le puissant Mabille », disait quelqu’un. Travailleur infatigable, il n’était pas depuis un an au Lesotho, qu’à la première Conférence, il apportait déjà et présentait la traduction en bon sessouto de deux livres de la Bible. Avec tous ses beaux talents, ses connaissances étendues et variées, sa vie chrétienne si profonde et si riche en expérience, ses dons d’organisation, on ne pouvait trouver de plus digne successeur au missionnaire, lui-même si distingué, qui avait fondé Morija. Sous ses soins, un journal mensuel se publie depuis plus de vingt-cinq ans, toute la Bible, en parties détachées, est sortie de sa presse, sans parler de nombreux ouvrages d’éducation dont, pour la plupart, il était lui-même l’auteur ; les écoles des stations ont pris une grande extension et les écoles de Morija se sont fondées. C’est lui qui, le premier, a brisé avec les traditions de la mission et commencé à placer des évangélistes choisis parmi l’élite de son église ; c’est lui aussi qui a pris les initiatives de la formation d’un pastorat indigène et de la fondation d’une mission étrangère.

Nos vues coïncidaient d’une manière remarquable et peut-être se complétaient-elles, comme on dit que nous nous complétions l’un l’autre. En 1870, de Motito près de Kuruman où m’avait conduit l’exil, nous discutions, par correspondance, la fondation d’une école d’évangélistes, et il l’a fait. Plus tard c’était la mission extérieure qui nous préoccupait et je l’ai fondée. Mais j’anticipe.

M. H. Dieterlen dit de Mabille que, lorsqu’il arriva à la Maison des Missions, « il était timide et peu communicatif, parlant peu, riant et plaisantant moins encore. Des personnes malicieuses, familières de la maison, lui avaient donné, entre elles, ce nom caractéristique : le père Sérieux. » Coillard a plus tard protesté contre ce portrait ? : « Je ne l’ai jamais connu, moi, froid, austère, réservé », dit-il, mais ce qu’il ajoute prouverait que le désaccord avec M. Dieterlen n’est pas très profond : « On a dit des maisons princières de Londres, en comparant leurs murs dénudés et sévères avec les sculptures et l’élégance de nos palais de Paris, qu’elles portent leur velours à l’envers. Il y a aussi de ces caractères-là. Ce ne sont pas les moins riches, ni les moins chauds, une fois qu’ils vous ont admis dans le sanctuaire de leur intimité. »

Cet ami, dans le sein duquel sa nature aimante éprouvait le besoin de s’épancher, cet ami cherché au travers des déceptions et des souffrances, Coillard allait peu à peu le découvrir. Maintenant que nous savons ce que Coillard pensait de ses camarades, voyons un peu ce que les camarades de Coillard pensaient de lui : c’est un Suisse qui parle, à cinquante ans de distance.

« Coillard était notre aîné. Cela se sentait un peu dans nos rapports avec lui. Il était très sérieux ; mais nous le trouvions un peu sentencieux, et nous allions même — horresco referens ! — jusqu’à lui attribuer un peu de pose. Nous avions fait nos études classiques en paix et à l’aise. Coillard avait dû, à force de volonté, conquérir ce qu’il savait. Nous aurions dû être plus justes. Je crois vraiment que notre qualité de Suisses nous mettait parfois un peu sur la défensive. Coillard n’était pas chauvin, loin de là. Mais, à cette époque, la France était toute couverte des fumées de la gloire militaire. Il en venait quelques bouffées jusque dans notre petit cénacle. On souriait de notre pays, de ses institutions minuscules, de ses semblants de soldats. Cela nous déplaisait fort, et si, sur l’article panache, il nous fallait forcément céder le pas, nous nous redressions comme des sots, quand le terrain de l’exégèse grecque et hébraïque nous offrait, sur nos camarades français, une revanche facile. Mais c’étaient là jeux d’enfants et un intérêt supérieur ne tardait pas à nous réunir dans une union fraternelle sincère. »

« Coillard, écrit un autre de ses camarades de la Maison des Missions, nous était supérieur par son expérience dans la vie chrétienne. Il était aimable, gai, mais par moments pensif, réservé. A la Maison des Missions, nous l’avions surnommé « Chrysostome » à cause de ce don admirable de la parole qui se faisait toujours remarquer, jusque dans ses prières. Ce don n’était que le reflet de son esprit, de ses pensées, de ses sentiments et de sa piété. »

Coillard avait certainement encore à lutter avec les mêmes difficultés de caractère qu’auparavant. « Mon grand mal c’est de n’être que très rarement joyeux, » écrit-il à un ami, le 4 avril 1856.

29 décembre 1856. — De tous mes amis, je suis celui qui a le plus singulier caractère : un rien m’irrite et me met de mauvaise humeur. Je l’ai confessé, samedi dernier, à la conférence, en suppliant mes frères, dans des cas pareils, de me reprendre et de prier pour moi. Oh ! quand apprendrai-je à me laisser conduire par le Saint-Esprit de Dieu ?

Il souffre de son extrême pauvreté ; un jour il a écrit à un membre de sa famille, à Asnières, une longue lettre :

29 décembre 1856. — Je ne sais pas si je l’enverrai, je n’ai pas de quoi l’affranchir.

Asnières est resté pour lui une préoccupation constante ; le réveil de son église, la conversion de J. B., de sa mère, de sa parenté font l’objet de ses prières et de ses pensées :

15 janvier 1857. — Je suis constamment assiégé par la pensée d’Asnières ; je me reproche de ne pas assez prier.

13 avril 1857. — Pauvre mère, partirai-je sans la voir se convertir au Seigneur ?

Une autre préoccupation se reflète aussi dans son journal, surtout depuis qu’il voit approcher le moment du départ, celle de son mariage. Il s’en ouvre à M. Casalis et à d’autres ; toutefois il s’en remet à Dieu. Il poursuivait ses études, mais avec peine ; évidemment la base n’était pas très solide :

15 janvier 1857. — Je suis comme écrasé sous le poids du travail ; demain exégèse, sessouto ; après-demain j’ai à présenter un travail sur les prophéties qui se rapportent à Jésus-Christ, et de tout cela je n’ai encore absolument rien fait ! Je suis vraiment triste. O mon Dieu ! c’est pour toi que je travaille, souviens-t’en ! Et pourtant mes amis ne se trouvent pas trop surchargés !

Au travers de ces difficultés intérieures et extérieures, le travail de sanctification se continuait, la joie de se trouver enfin dans un milieu missionnaire rendait les victoires plus faciles et les défaites plus rares. Et c’est ainsi que se passe la vie à la Maison des Missions. Coillard est arrivé au port, il poursuit, dans la maison qu’il avait rêvée, les études qu’il désire. Quelle bonne intimité confiante à la rue Franklin ! On y finit l’année, par exemple, par une réunion de longue veille :

3 janvier 1857. — Quelle belle soirée nous avons passée mercredi dernier (31 décembre) ! Après le chant et la lecture du premier cantique, nous tirâmes tous des passages que nous avions choisis parmi une collection. Les miens me frappèrent beaucoup, surtout le premier : « N’est-ce pas ici le tison qui a été retiré du feu ? » (Zacharie.3.2) Nous étions tous dans de si bonnes dispositions que quelques uns de nous proposèrent même de passer toute la nuit, ce que nous refusâmes par devoir.

Une fois, c’est le directeur qui demande à Coillard de l’aider dans la préparation du Journal des Missions. Coillard a aussi une activité extérieure, réunions, école du dimanche à Passy, prédications à donner :

4 avril 1857. — Je dois prêcher demain aux diaconesses, je suis très préoccupé.

6 avril. — J’y suis allé avec Mabille et Rau. J’ai eu un quart d’heure de tête-à-tête avec M. Martin-Paschoud, ce qui m’a fort mal préparé au culte. Pour la première fois j’ai revêtu la robe. Je ne me suis pas trouvé trop gêné. J’ai parlé sur ces paroles : « Que servirait-il à l’homme ? … » La première partie était assez bien, mais la deuxième ! … confuse. Que le Seigneur, cependant, veuille bénir ce que j’ai dit ! Quand le service a commencé il n’y avait pas beaucoup de monde, c’est ce qui m’a glacé. Que Dieu me pardonne d’être froid, en présence du salut éternel des âmes !

(Autobiographie.) Nous sentions le besoin d’activité, d’une œuvre déterminée à laquelle nous puissions consacrer nos moments de loisir. Chacun cherchait pour soi. L’œuvre admirable de M. Mac All n’existait pas alors. J’avais remarqué, en face de notre maison, un monsieur invalide qui passait toutes ses journées dans son jardin. A en juger par l’apparence, il vivait dans l’aisance. Si seulement je pouvais avoir accès auprès de lui, pensai-je. J’en fis un sujet de prières. Puis un jour, prenant mon grand courage, j’allai frapper à sa porte et demandai à le voir. Je lui dis qui j’étais, un étudiant, vivant dans la maison vis-à-vis et se préparant à aller porter l’Évangile aux païens. Je lui dis que j’avais remarqué qu’il était invalide et que je me sentais poussé à le visiter, et j’offrais de lui faire des lectures, ce qu’il ne considérerait pas, je l’espérais, comme une indiscrétion de ma part. « Indiscrétion ! dit-il, non, Monsieur, c’est de l’amabilité et je vous en suis reconnaissant. » Il savait, ajouta-t-il, que la maison d’en face était une institution protestante, mais il en ignorait le caractère exact. Il me conta qu’il souffrait de la goutte et ne pouvait pas fréquenter les lieux de culte. Il m’apprit qu’il était parent d’une famille protestante, de grands industriels de mon pays, les P. Cela acheva de briser toute glace. Il accepta que j’allasse, de temps en temps, lui lire la Parole de Dieu, et, avec non moins d’empressement, l’offre que je lui fis de venir le chercher, le dimanche matin, pour assister à notre culte à la Maison des Missions.

Cet incident nous ouvrit de nouveaux horizons. Il n’y avait pas de temple à Passy ; pourquoi n’y en aurait-il pas ? Cette question, qui nous préoccupait, préoccupait aussi certains pasteurs évangéliques. La loi, sous l’Empire, exigeait, pour constituer une église, un certain nombre de protestants (vingt et un je crois) : ce nombre ne se trouverait-il pas à Passy ? La difficulté était de les découvrir. Munis de papiers officiels des pasteurs de Paris, nous nous partageâmes les quartiers de Passy et commençâmes méthodiquement nos visites à domicile. Nous découvrîmes ainsi, parmi les pauvres et parmi les riches, jusque dans la luxueuse maison de santé de …, un grand nombre de coreligionnaires. Et comme conséquence, un service régulier fut ouvert dans un local que prêta la famille Delessert qui prenait le plus grand intérêt à cette œuvre et à la Maison des Missions. Il va sans dire que nos dimanches étaient bien employés, de même que nos récréations. Nous nous stimulions mutuellement au bien et au travail.

Dans ses récits, M. Casalis parlait constamment de ses courses à cheval, de celles de M. Arbousset, devenues fameuses au Lesotho, et de celles des autres missionnaires. L’équitation nous paraissait donc un complément très naturel, de rigueur même, de notre préparation missionnaire. Les leçons de cette branche spéciale étaient hors de la portée de nos bourses. Nous résolûmes pourtant de faire un effort plus humble, que gravement nous considérions comme nécessaire. Il s’agissait de louer des chevaux et de faire notre apprentissage au bois de Boulogne. Ce serait, en même temps, un luxe de récréation que nous nous promettions de nous accorder de temps en temps, si l’essai était de nature à nous encourager.

Nous communiquâmes notre plan à M. Casalis qui l’approuva en souriant. Mais nous eûmes beau insister, il déclina, toujours avec le même sourire un peu narquois, la pressante invitation que nous lui fîmes de nous accompagner. Nous partons donc en corps. C’est un bel après-midi. L’ami B. qui est chez lui à Paris, nous conduit à une remise. Le monsieur du bureau ouvre de grands yeux en voyant la bande. Il fait le tour de ses écuries et dit qu’il peut nous obliger. « Sept chevaux ? » — « Oui. A combien ? » — « Deux francs la course, c’est-à-dire deux francs l’heure. » — « C’est fait. » Procédant méthodiquement, nous choisissons, par rang d’âge, chacun notre bidet. Mais vient maintenant le moment critique. Sortir les montures et les enfourcher sur le boulevard, c’eût été nous exposer à provoquer un « rassemblement » et à nous offrir en spectacle ; nous ne savions pas comment nous y prendre. Nous préférons tenter l’opération en privé, dans les vastes écuries. Je ne sais pas comment je me trouvai sur le dos de ma bête, ni mes amis non plus. Nous étions tous en selle après un long délai et beaucoup de fous rires. Mais maintenant la question était de faire bouger nos montures et de sortir de l’écurie. Impossible ! Nous avons beau, suivant les conseils du garçon d’écurie, donner de l’éperon, c’est-à-dire du talon, rien ne bouge et nous avons toute chance de terminer là notre course. Heureusement que le garçon d’écurie est charitable. Enfourchant lui-même un cheval, il s’arme d’un fouet et cingle nos bêtes pour les chasser de force dans la rue. Entre temps, il y avait déjà un rassemblement de gamins aux portes de l’écurie, et, quand on nous vit sortir les uns après les autres, chassés par les claquements de fouet du garçon, ce fut une huée formidable que nous dûmes affronter. Clopin clopant, tous à la file indienne, nous nous dirigeons ou plutôt nous sommes chassés vers quelque allée peu fréquentée du bois. En vain ! Nous rencontrons partout des désœuvrés qui s’arrêtent tout ébahis à la vue d’un si singulier spectacle et se mettent à faire chorus avec l’escorte de gamins qui nous poursuit en criant : « Les quarante sous du bois de Boulogne ! les quarante sous du bois de Boulogne ! » Comme l’aîné, j’étais à la tête ; tout essoufflé, j’essayais de temps en temps de me retourner et d’appeler mes amis. Impossible de faire quitter le pas à nos rosses et d’arriver à chevaucher au moins deux de front. C’était une lutte, mais si drôle, que nous-mêmes, nous riions plus fort que les passants et les gamins.

« Messieurs, nous cria le garçon, la course (l’heure) va finir, en êtes-vous pour une autre ? » — « Non, merci, ça suffit ! » Sur ce, il nous fait tourner bride et les rosses, sentant qu’elles retournaient à l’étable, commencent à trottiner en chancelant sur leurs jambes. Arrivés, les pantalons refoulés aux genoux, nous mettons pied à terre au milieu des huées et des quolibets, nous payons notre écot et nous nous esquivons avec le fou rire, ne regrettant nullement l’aventure des « quarante sous du bois de Boulogne ». M. Casalis, lui aussi, en rit de bon cœur avec nous. Il avait prévu que cette expédition tournerait à la Don Quichotte et il ne s’était pas soucié d’en faire partie.

Au milieu de ce genre de vie qui répondait parfaitement aux goûts de Coillard, au moment où il allait pouvoir se livrer pleinement à cette préparation tant désirée et qui semble si nécessaire pour tout missionnaire, Dieu fit retentir un appel qui vint tout bouleverser. Du reste, dans la vie de Coillard il en a été constamment ainsi. Coillard éprouva la vérité de ce mot d’un chrétien : « Avec Dieu, on n’est jamais sûr de rien. »

Vendredi 20 février 1857. — Ce matin, Eugène Casalis me prend à l’écart et me dit que son père, le directeur, a l’intention de proposer au Comité de me faire partir avec M. Daumas. Je n’en puis revenir d’étonnement et de joie. Cette idée m’empêche de travailler, elle me poursuit sans cesse. Comment ! moi, partir ! moi… Me voici, ô mon Dieu, pour faire ta volonté ! La confidence qu’Eugène Casalis m’a faite ce matin m’a terriblement occupé. J’ai prié, j’ai pu dire au Seigneur : Fais de moi ce qui te semblera bon ! Oh ! qu’il daigne lui-même faire de moi ce qui lui semblera bon !

Samedi 21 février. — Je crois qu’au fond Eugène a attaché une importance trop grande à ce que MM. Casalis et Boissonnas ont dit à mon sujet. Cependant je ne serais pas étonné que M. Casalis proposât effectivement de m’envoyer avec M. Daumas. Qu’ai-je à faire dans de telles circonstances ? Écouter ma volonté ? Non, non. Seigneur, dirige tout pour ta plus grande gloire, et si tu veux m’envoyer, que je sache ne m’appuyer que sur toi, sur toi seul ! Mais que je sache attendre patiemment la manifestation de ta volonté ! Si j’écoute mon désir, je voudrais être en Afrique ; si je me considère moi-même, je recule devant mon incapacité. O mon Dieu ! tu as dit : « En vous tenant tranquilles et en repos je vous aiderai. » Donne-moi donc de me tenir tranquille et en repos en regardant à toi !

Lundi 23 février. — Il paraît que mon départ pour l’Afrique va être à l’ordre du jour pour le Comité prochain ; Casalis m’en a parlé hier en particulier. Je suis étonné que son père ne m’en dise rien, rien du tout. O mon cher Père céleste ! que te dirai-je ? Tu sais pourquoi tu veux qu’il en soit ainsi !

Mercredi 25 février. — Je ne puis démêler les divers sentiments qui m’animent. Je crains que M. Casalis ne fasse pas sa proposition au Comité ; je voudrais partir et cependant je voudrais compléter mes études. Je me sens bouillir. Je me sens poussé à annoncer ton Évangile. Envoie-moi !

Lundi 2 mars 1857. — Je ne sais pas du reste ce que je devrais désirer : je désirerais partir, je désirerais étudier… Je suis comme accablé par mes préoccupations. Je ne sais pas encore décharger tous mes soucis sur l’Éternel ; je ne sais pas encore ce que c’est que marcher par la foi ; je veux toujours marcher par la vue. Je ne sais pas me tenir en repos en attendant tranquillement la manifestation de la volonté de mon Dieu, comme si, par toutes mes préoccupations, je pouvais faire quelque chose !

Mercredi 4 mars. — Le Comité est maintenant réuni. Je suis bien combattu ! Je n’ose m’arrêter à la pensée de mon départ ! Je ne me sens capable de rien ; je ne sais trop ce que je suis. O Dieu ! agis pour l’amour de ton nom !

Jeudi 5 mars. — J’ai reçu ma vocation.

Samedi 7 mars. — Je suis assez calme, grâce à Dieu. Je viens d’écrire à ma mère.

M. Daumas, qui allait repartir pour le Lesotho, demandait du renfort et, le 4 mars, M. Casalis proposa au Comité le départ de MM. Coillard et Germond : « Bien que Coillard n’ait pas fini sa théologie, disait-il, il a déjà étudié quatre ans aux frais de la Société. Ses études classiques ont été assez bonnes. Il lit le latin et le Nouveau Testament grec sans difficulté ; il travaille à l’hébreu depuis quatre mois avec assiduité ; il a quelque habitude de la prédication ; ses connaissances scripturaires sont saines et étendues. » Le Comité décida le départ de Coillard ; celui de M. Germond fut ajourné afin qu’il pût terminer ses études. Coillard demanderait-il aussi l’ajournement ? Il en fut tenté. « Il avait espéré rester au moins un an ou deux de plus à Paris, dit un de ses camarades, pour compléter sa préparation et se reposer un peu de la vie décousue que les circonstances lui avaient fait mener jusqu’alors. Il désirait surtout se préparer à la prédication, pour laquelle il se sentait des aptitudes ; il recherchait les occasions de prêcher, tant c’était pour lui une joie, alors que pour nous, ses camarades, c’était un exercice redouté. » Renoncerait-il à compléter une préparation jusqu’alors si cahotée ? Il écrit à M. Jeanmaire (6 mars 1857) : « Dieu veut aujourd’hui m’apprendre à renoncer à des études qui me sont chères et auxquelles j’attachais peut-être trop d’importance. » Les angoisses du mois de février l’avaient préparé, sa décision fut vite prise ; mais il n’accepta pas cette vocation joyeusement : « C’est alors, dit un de ses camarades, que nous commençâmes à entendre ce mot de « sacrifice » qui a provoqué nos sourires et que les échos de l’Afrique nous rapportèrent encore assez longtemps avec les lettres de celui qui, sur ce point, se disait sacrifié. » Oui, les camarades, comme de vrais camarades, avaient beau sourire, le sacrifice fut réel et douloureux ; quarante ans plus tard, en 1898, alors qu’il s’agissait de Jacques Liénard, qui, pour partir, devait sacrifier la fin de ses études, Coillard écrivait dans son journal : « Que je désire qu’un Français parte avec moi, c’est naturel, mais que ce soit au prix de ce sacrifice, jamais ! On l’a exigé de moi, et j’en ai souffert toute ma vie. Je voudrais épargner à d’autres cette douloureuse expérience. »

« Je n’offrirai point à Dieu des sacrifices qui ne me coûtent rien », tel était un des sujets qui devaient être traités à l’Union chrétienne de Paris en septembre 1857. Coillard ne put assister à la réunion, car il était déjà parti ; mais, de Londres, le 1er septembre, il envoie à ses amis de l’Union un message où l’allusion est évidente à ses études interrompues et à ses plans renversés :

« Je trouve que le sacrifice qui coûte le plus, c’est celui du moi, ou de sa volonté propre. Il est facile de sacrifier sa vie tout entière à Dieu, c’est un sacrifice qui se fait en grand et qui ne nous attire que la sympathie des frères. Mais, dans les sacrifices, combien il est difficile de se sacrifier soi-même. Je ne sais si je me fais comprendre : mais, chers amis, je vous parle de mon expérience personnelle. Aujourd’hui, le Seigneur m’appelle certainement à un sacrifice bien coûteux ; mais ce n’est pas seulement le départ de la France et les adieux déchirants que j’ai faits à ma famille qui me coûtent : c’est surtout la crucifixion de ce moi qui vient se glisser partout pour se faire honorer, cajoler ou simplement remarquer. Seigneur ! fais donc que je puisse t’offrir un sacrifice qui me coûte enfin et qui te soit agréable ! Sanctifie celui que tu m’appelles à t’offrir aujourd’hui, et que toi seul, Seigneur, tu en reçoives tout honneur et toute gloire !

J’ai toujours remarqué que les sacrifices qui ne se font que dans l’ombre sont précisément ceux qui coûtent le plus. Étrange chose ! Parfois je sacrifie volontiers ma vie, et pourtant s’agit-il de voir un désir traversé, des plans renversés, cela me paraît insupportable ! »

De plus, le sentiment de son indignité le trouble. Il écrit à M. Jeanmaire, le 6 mars 1857 :

J’espérais passer au moins deux ans à la Maison des Missions, trop heureux si, après ce stage auprès du cher M. Casalis, le Seigneur jugeait bon de m’appeler à son œuvre, et voici qu’après quelques mois de séjour ici, le Seigneur me dit : « Suis-moi ! » Je dis le Seigneur, car je crois que c’est le Seigneur qui m’appelle. Cela me fait du bien, car je n’ai pas demandé à partir. Pourquoi a-t-on pensé à moi ? Je lisais hier la vocation de Jérémie ; je disais comme lui : « Hélas ! Seigneur, je ne suis qu’un enfant qui ne sait pas parler ! » Aussi combien m’ont fait de bien ces paroles du Seigneur que j’ai prises pour moi-même : « Ne dis pas : Je ne suis qu’un enfant. Car tu iras partout où je t’enverrai, et tu diras tout ce que je te commanderai. »

Les encouragements ne lui manquèrent pas. Le 11 mars déjà, M. Dormoy, instituteur à Foëcy, lui écrivait : « Je ne peux faire autre chose, dans cette circonstance, que de joindre ma voix à toutes les voix qui vous pressent et de vous crier de Foëcy, non pour vous décider puisque vous l’êtes, mais pour vous encourager, s’il est possible, à suivre avec foi la route qui vous est ouverte. Prenez garde à une chose très importante : le Seigneur se rit de nos plans et suit les siens. Confondez les vôtres avec ceux-ci. Soyez docile, et tenez-vous en repos. La décision finale appartient au Maître. Combien de fois il est arrivé qu’une âme s’est élancée dans une voie et a suivi des appels qu’elle croyait être les siens ; et tout à coup, tout est changé ; le retour est d’autant plus pénible qu’on avait fait plus de chemin. Attends-le, attends-le en repos ! Voilà un grand mot, cher ami, quoiqu’il soit court. Je suis persuadé, et vous aussi, j’espère, que la volonté divine étant que vous partiez au mois de juin, en attendant patiemment jusque-là, si réellement Dieu veut que vous suiviez le missionnaire Daumas, vous verrez vos craintes disparaître une à une, les obstacles du cœur s’abaisser, les montagnes s’adoucir, l’horizon devenir radieux, et votre chemin être parfaitement aplani.

Dans les circonstances graves, nous sommes comme le marin dans la tempête, comme les disciples dans la barque, Jésus se réveille à temps, mais seulement à temps. Invoquez-le donc, cher ami, et ne consultez que sa voix. Puis, une fois la main à l’œuvre, allez courageusement en avant. Dussiez-vous périr au début, comme la plupart de ceux qui abordèrent à la Nouvelle-Zélande, je me réjouirais encore de vous avoir adressé d’ici une parole d’encouragement et mes sentiments d’approbation. Désormais vous appartenez à Christ, plus complètement encore qu’auparavant : c’était un peu la théorie jusqu’ici, voici la pratique. Que cette pratique ait à détruire en vous le moins d’illusions possible. J’espère, cher ami, que vous savez, que vous sentez, que vous avez expérimenté tout cela ; si je vous le dis, c’est pour vous y confirmer ; et, en cela, je fais comme tous vos amis. »

Peu après (20 mars), le pasteur Filhol envoyait de Bruxelles à Coillard un message non moins positif : « L’appel qui vous a été adressé par nos frères de Paris, vous montre si clairement votre chemin que je ne pense pas que vous ayez hésité longtemps. Il est évident qu’au point de vue des connaissances humaines il vous manque une foule de choses non seulement utiles mais, à beaucoup d’égards, nécessaires. Mais ce n’est pas, après tout, la chose la plus importante. La grande affaire pour nous, c’est de faire valoir, selon notre capacité, le talent qu’Il nous confie et non celui que nous n’avons pas reçu ; c’est de répondre quand Il nous appelle et d’être toujours prêt à lui dire : « Me voici, Seigneur, que veux-tu que je fasse ? »

Coillard écrivait à un ami, le 10 avril :

« De toutes parts on m’encourage fortement à répondre courageusement à la voix de mon Maître, et même le Comité, avant d’avoir ma réponse officielle, considérait déjà mon départ comme une chose bien arrêtée. »

Lundi 13 avril 1857. — M. Casalis a prié ce matin pour ma mère, cela m’a fait du bien. Pauvre mère ! Partirai-je sans la voir se convertir au Seigneur ? Mon examen et ma consécration semblent fixés au milieu de mai. J’irai donc passer à Asnières plus d’un mois ! Oh ! que le Seigneur me prépare à ce dernier séjour au milieu des miens ! J’ai bien besoin de plus de vie !

Mercredi 15 avril. — Je ne pense qu’à Asnières et je ne m’occupe pas plus de mes examens que si je n’en avais aucun à subir.

Mercredi 22 avril. — J’ai parlé à l’assemblée générale de la Société des Missions. J’étais profondément ému et l’on a cru généralement que je faisais mes adieux, ce qui est faux.

Coillard dit dans cette occasion que ce n’était pas sans combats qu’il avait accepté l’appel du Comité, et, en terminant :

« Oh ! priez pour ma mère, s’est-il écrié avec une émotion qui s’est communiquée à l’assemblée entière ; priez pour ma mère ! O mon Dieu, je t’en supplie, souviens-toi de ma mère ! »

Même jour. — J’ai reçu de nombreuses marques de sympathie, et je devrais ajouter des flatteries, car j’en ai abondamment reçu. Je dois ce soir aller chez le comte Pelet de la Lozère passer la soirée avec MM. Casalis et Daumas. Ces invitations sont bien ennuyeuses, elles me font perdre un temps immense.

Lundi 18 mai 1857, soir. — Veille de mes examens. Seigneur, soutiens-moi !

Mardi 19 mai. — Dieu est notre retraite, notre force, notre secours dans les détresses et un secours fort aisé à trouver ; c’est pourquoi nous ne craindrons plus quand on remuerait la terre et que les montagnes se renverseraient dans la mer, quand les eaux viendraient à bruire et que les montagnes seraient ébranlées par l’élévation des vagues (Psa.46.2-4). Avec cela je puis aller subir mes examens, j’y vais.

Le matin même de l’examen, le pasteur Eugène Berger, qui, quelques années auparavant, avait été appelé de Beaucourt à Paris, écrivait au candidat : « Je souffre et pleurerais volontiers de ne pouvoir aller assister à votre examen… Pendant ces heures d’épreuve, comme toujours, regardez à Lui, cher ami, et qu’Il mette dans votre bouche chacune des réponses que vous devrez faire… Bonne confiance, frère ; le Seigneur est là. Paix, force, intelligence et joie vous soient de sa part par la vertu du Saint-Esprit. »

Le pasteur J.-J.-Louis Vallette, dès lors pasteur à Jussy près Genève, raconte cet examen auquel il prit part comme professeur d’hébreu : « Coillard a été interrogé sur le latin, l’hébreu, l’exégèse, la dogmatique, l’histoire ecclésiastique, et, de plus, il a récité un morceau de Monod, lu un sermon qu’il avait composé en trois jours, et fait, au bout de dix minutes de méditation, une petite improvisation sur le cep et les sarments. Cette après-midi, terminée par le dîner en famille, a été une véritable fête ; des prières ont commencé et terminé l’examen qu’ont entrecoupé des cantiques. »

Ce témoignage est confirmé par celui d’un des camarades de Coillard, qui ajoute : « Il fit ce soir-là une improvisation admirable, qui étonna tout le monde, à tel point que M. Grandpierre ne put s’empêcher de lui dire qu’ils avaient tous eu du plaisir à entendre son improvisation à la fois originale et intéressante. » Les résultats de l’examen, qui dura de 1 heure à 4 heures de l’après-midi, furent très satisfaisants. La consécration eut lieu le 24 mai à l’Oratoire.

Dimanche 24 mai. — C’est donc aujourd’hui le jour de ma consécration ! O mon Dieu, je sens le besoin de me consacrer maintenant tout entier à toi. Je désire te servir et te servir jusqu’à la mort. Accorde-moi cette grâce. Oh ! que de misères je sens encore en moi ! Que de choses qui sont en moi et que tu réprouves, ô mon Père ! Mais tu te souviendras de moi pour l’amour de Jésus-Christ. Je suis à toi.

10 heures matin. — O mon Dieu, que tu es bon pour moi !

Le temple était comble ; ce fut M. Grandpierre qui prononça le discours de consécration ; puis Coillard parla :

« Très honorés pasteurs, dit-il en terminant, vous allez en ce moment poser vos mains sur la tête de votre jeune frère, pour demander à Dieu de le remplir de son Saint-Esprit ; unissez-vous dans le même vœu pour demander aussi que je sois fidèle à mon Maître et fidèle jusqu’à la mort. Demandez, oh ! demandez-lui tous ensemble avec ardeur que je puisse blanchir à son service et qu’il me fasse la grande grâce de voir mon ministère ne se terminer qu’à ma mort.

« Et maintenant, ô mon Père céleste, ouvre tes cieux, ouvre mon cœur, et accorde-moi la bénédiction que toute cette assemblée en prière va te demander pour moi. Amen ! »

M. Casalis prit alors la parole, et, parlant de son départ vingt-quatre ans auparavant : « J’étais alors jeune et inexpérimenté comme vous, dit-il. Le temps n’a point effacé l’impression que produisit sur moi la disproportion que je découvris entre mes forces et la tâche à remplir. Une véritable terreur s’empara de mon âme… Je me vis comme enserré dans un réseau d’impuissance dont rien ne semblait pouvoir m’affranchir. C’est là, sans doute, ce que vous éprouvez à votre tour. »

C’était bien, en effet, ce que ressentait Coillard, depuis qu’il avait reçu l’appel du Comité ; ce sentiment ne l’empêchait pas cependant de s’écrier en sortant de cette cérémonie :

7 heures soir. — Me voilà donc ministre de la Parole de Dieu ! O quelle grâce, mon Dieu ! quelle faveur ! Je ne puis dire tout ce que je ressens de paix, de bonheur, de reconnaissance et d’amour ! Sois béni, Seigneur !

Minuit. — Je me couche, mais je ne puis m’endormir sans bénir Dieu.

Le départ anticipé de Coillard fut pour sa mère un coup très rude :

« Pauvre mère ! écrivait-il le 6 mars 1857. Quel déchirement ! Elle espérait toujours que son bâton de vieillesse lui serait rendu ! Elle ne pouvait accepter que dans deux ans… O mon Dieu, mon Père, souviens-toi d’elle ! »

Et maintenant il lui fallait aller prendre congé d’elle, d’Asnières, de tout ce milieu, l’objet de ses constantes préoccupations. Il s’y rendit après sa consécration, à la fin de mai.

8 juin 1857. — Oh ! que je suis triste ! Comme les affaires de ma mère m’inquiètent ! Et puis mon séjour à Asnières est pâle, inutile. Ma prédication de Pentecôte (31 mai) a produit un effet très triste à ce qu’il paraît. J’avais oublié que je ne suis qu’un jeune homme, et d’Asnières. Celle d’hier a produit, dit-on, un excellent effet. O mon Dieu, pardonne !

Mardi 23 juin. Je suis revenu de mon voyage à Foëcy hier soir. J’étais parti d’Asnières jeudi dernier. J’ai vu Mme André, Mlle Isabelle. Je suis allé le vendredi à Mehun où les dames Pillivuyt m’ont très bien reçu. Mme Pillivuyt mère est venue avec moi au magasin et m’a choisi ma vaisselle. J’ai eu du plaisir à voir M. Dormoy et sa femme. Le dimanche j’ai fait le service à Mehun et à Foëcy. A Mehun sur ce texte : 2Cor.5.1, et à Foëcy : 2Cor.5.20. Mes rapports avec Mesdames André ont été très doux.

Dimanche 28 juin. — J’ai donc fait aujourd’hui mes adieux à Asnières ! … J’ai prêché à Bourges sur ces paroles : « Mes frères, priez pour moi » et à Asnières sur Rom.11.1. Il y avait peu de monde à Bourges et nous avons eu la douleur de rencontrer en route quantité de protestants qui revenaient ou du marché ou des foins. Le culte de l’après-midi a été très solennel. J’ai prêché. M. Diény m’a adressé une allocution. Les enfants ont chanté : « Oh ! qu’on sera content ! » M. Diény m’a imposé les mains, grande émotion. J’ai fait des visites d’adieux. Nous avons dîné chez M. Diény. Ma sœur y manquait.

Maison des Missions, 15 juillet 1857. — J’ai quitté Asnières le 29 juin. Le lundi matin, avant de partir, je distribuai la sainte Cène à un bon nombre de personnes. Je fis une courte méditation sur 2Cor.6.1. La pluie tombait avec tant de force que je ne pus partir, comme je me l’étais proposé, à l’issue du service. Nous eûmes un grand déjeuner où assistèrent mes parents et J. B. Je partis pour Paris le soir à 4 heures. Ma mère, ma pauvre mère voulut m’accompagner jusqu’à Foëcy. Jamais je n’oublierai les adieux qu’on me fit à Bourges ! Oh ! comme ces derniers moments furent solennels ! Jamais je n’oublierai les figures pleines d’espérance qui me montraient le Ciel pour patrie ! O mes amis, ô ma patrie ! Ma mère était calme et silencieuse. Elle ne répandit pas une seule larme. Elle m’avait donné 5 francs. Je voulus lui remettre de quoi payer son voyage, et avec quelle douleur elle y consentit ! « Non, mon enfant, me disait-elle, mon cher enfant, mon bien-aimé enfant, prends cela ; tu me fais trop de peine en ne le recevant pas. Oh ! que ne puis-je faire davantage pour toi ? »

Je lui parlais, demandant ardemment au Seigneur de bénir les quelques paroles qu’il me donnait encore de lui dire. « Ah ! me disait-elle, depuis l’âge de huit ans que je te consacre au service du Seigneur, je lui ai toujours dit : Eh bien ! Seigneur, voici mon plus jeune fils, qu’il te plaise d’en faire un serviteur qui te soit bien fidèle… Mais, ajoutait-elle, je n’aurais pas voulu qu’il t’appelât à être missionnaire ! » Pauvre mère ! Elle me disait encore : « Vois-tu, je suis bien heureuse de te voir partir, parce que je sais que tu pars pour faire du bien, pour annoncer la bonne nouvelle du salut aux païens ; mais ça m’est bien pénible à mon âge de te voir partir pour toujours. Ne plus revoir son enfant, que c’est dur pour une mère ! Tu ne sais pas ce que c’est, toi. Je t’avoue que tout cela me trouble l’esprit, mais j’espère que ça ne durera pas ! Si seulement, me disait-elle encore, oh ! si seulement tu fusses resté en France comme pasteur ou instituteur ! Mais… » Mon Dieu, souviens-toi de ma mère !

Nous arrivâmes bientôt, trop tôt, hélas ! à Foëcy. Oh ! quel moment ! Je descendis pour embrasser ma nièce Françoise ; ma mère aussi descendit, elle m’étreignit dans ses bras : « Mon enfant ! mon tendre enfant, mon enfant bien-aimé, il faut donc que je te quitte ! » On sonna, le train partit : je vis ma tendre mère lever au ciel des mains suppliantes et le vent m’apportait encore ces derniers sons : « Adieu, mon enfant, adieu, je ne te reverrai donc plusb ! »

b – En effet, Coillard ne revit pas sa mère qui mourut à Orléans le 13 janvier 1876. (Ed. F.)

Je la vis encore de loin, ma nièce la soutenait et l’aidait à marcher ; mais la rapidité de la machine qui m’emportait et qui ne me permettait plus d’entendre ses sanglots, la déroba bientôt, pour toujours, à ma vue. Je me sentis ébranlé jusqu’au fond de l’âme : Non, me disais-je en moi-même, non, mère bien-aimée, je ne vous quitterais jamais si ce n’était Dieu lui-même qui m’appelait ! Je me recueillis un instant, j’ouvris ma Bible et je lus ce simple verset : « Mon âme loue l’Éternel. »

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant