Les Pharisiens d’après le Nouveau Testament. — Le parti des Chasidim. — Les Pharisiens ne sont point des sectaires. — Leur influence au premier siècle. — Leur foi en la résurrection du corps. — Ils forment un parti politique. — Leurs coutumes religieuses. — L’exagération de leur costume. — Leur vie était minutieusement réglementée. — Il y avait sept espèces de Pharisiens. — Pourquoi on les accusait d’orgueil et d’hypocrisie. — Leurs études. — Les Pharisiens et les premiers chrétiens.
L’ensemble des croyances que nous avons exposées dans les chapitres qui précèdent formait, à Jérusalem, l’objet d’un enseignement religieux. Cette ville possédait des écoles de Pharisiens ou écoles des Docteurs de la Loi ; on y exposait les doctrines de l’orthodoxie juive.
Les Pharisiens sont souvent nommés dans le Nouveau Testament ; ils y apparaissent comme formant un parti nombreux et puissant. Toujours en lutte avec le Christ, ils sont sans cesse accusés par lui d’hypocrisie et d’orgueil. D’autres livres bibliques nous les montrent, au contraire, sous un jour qui leur est assez favorablea.
Leur organisation si complète au premier siècle, suppose une origine déjà ancienne ; et il faut remonter jusqu’au temps d’Esdras pour surprendre les premières traces de la formation du Pharisaïsme.
Au moment du rétablissement de leur nationalité, les Juifs étaient animés d’une puissante vie religieuse. Chacun s’occupait de restaurer le Mosaïsme, et même de le développer, ou, au moins, d’en fixer les principales ordonnances en les détaillant en préceptes minutieux. Diverses tendances, plus ou moins accentuées, se produisirent alors et, d’année en année s’accusèrent davantage. L’une d’elles, en particulier, exerça peu à peu une grande influence. Elle passa bientôt pour la plus fidèle au véritable esprit du Judaïsme. Ceux qui s’y rattachaient étaient, en effet, les plus stricts dans leurs observances et les plus pieux dans leur vie pratique. Leur piété revêtait un caractère austère et même ascétiqueb. On les appela les Chasidim (les pieux). C’est eux qui se soulevèrent avec Judas Macchabée et remportèrent le plus inespéré des triomphes. Vainqueurs, ils s’accrurent et se fortifièrent encore ; ils conçurent une antipathie de plus en plus profonde pour l’étranger ; ils formèrent un parti toujours plus distinct du reste de la nation. Enfin ils changèrent de nom ; on les appela les Pérouschim (en hébreu) ou les Périschin (en chaldéen, la langue des contemporains de Jésus). Ce mot, que nous prononçons Pharisiens (du grec Φαρισαῖοι) signifie les Séparés, ceux qui se tiennent à l’écart ; non qu’ils fussent des sectaires se séparant de leurs compatriotes, mais, au contraire, parce qu’ils répudiaient tout ce qui n’était pas exclusivement Juif.
b – E. de Pressensé, J.-C, son temps, sa vie, son œuvre, p. 95. Cette tendance ascétique, si puissante au temps du Christ et dont l’Essénisme nous offre l’expression complète, n’avait pas une origine étrangère. Elle ne venait de l’Inde, ni de la Perse ; elle était purement juive.
En effet, les Pharisiens n’étaient rien moins que des sectaires ; ils représentaient, au contraire, le Judaïsme le plus authentique et le plus orthodoxe ; ils étaient si peu dissidents qu’ils formaient l’opinion publique. Quiconque pratiquait sa religion avec ferveur était par là même un Pharisien. Le Pharisien n’était autre que le Juif obstiné dans ses idées et bigot dans sa dévotion, et comme tout le monde était plus ou moins bigot dans ce temps-là, ceux qui ne se déclaraient pas ouvertement contre le Pharisaïsme, étaient entraînés par le courant général, et se trouvaient « dressés à la pharisienne, » jeûnant à certains jours fixes, priant suivant des formules précises, sacrifiant suivant tel rite, payant scrupuleusement la dîme. Celui qui allait jusqu’à la dîme « de la menthe, de l’aneth et du cumin (Matth23.23), » celui qui passait le jour entier dans les observances et les pratiques, le vrai dévot, se recrutait surtout dans les grandes villes. Il n’y en avait guère qu’à Jérusalem ; on n’en rencontrait presque pas dans les campagnes et parmi les gens du peuple. Mais les masses subissaient l’influence des Pharisiens stricts et, au premier siècle, ils avaient assez généralement réussi à plier la nation à leur idéal religieux.
Tel était l’esprit du Pharisaïsme ; il n’était autre que celui de l’orthodoxie courante du premier siècle. Les Pharisiens, proprement dits, n’en formaient pas moins un véritable parti dans la nation. Ils se rapprochèrent entre eux ; ils furent au sein de leur peuple ce que sont aujourd’hui les ultramontains en France ; avec cette différence qu’ils s’étaient groupés à part et avaient pris un nom.
On a comparé les Pharisiens aux Jésuites. Il nous semble que les Pharisiens se séparaient moins du reste des Juifs, que ne se séparent les membres de la société de Jésus dans le catholicisme moderne. Le Jésuite serait plutôt l’Essénien.
Nous n’avons donc pas à parler de leurs doctrines. Ils n’en avaient point d’autres que celles des Juifs en général et nous les avons exposées dans ce livre. Ils représentaient l’orthodoxie, et s’ils se distinguaient par leur zèle pour « le Royaume de Dieu et sa justice, » par leur foi ardente en son apparition prochaine, c’est uniquement parce qu’ils étaient des Juifs croyants et convaincus. Ils insistaient beaucoup sur la résurrection du corps. Ce dogme étant de formation récente et vivement attaqué par les Saducéens, il était naturel de le défendre. Il était devenu l’objet des plus ardentes controverses, et ceux qui le défendaient y étaient d’autant plus attachés (2Macch.7.9,14 ; 12 43.44). L’indifférence religieuse ne se comprend qu’en présence d’une doctrine universellement admise. Si personne ne critique les croyances officielles, si elles règnent sans partage, on cessera bientôt de s’en occuper. Il en est toujours ainsi dans l’histoire. Une idée ne vit que par la lutte. Une croyance religieuse n’est puissante que si elle rencontre une certaine opposition. La foi en la résurrection du corps, née d’hier à peine et provoquant les sourires des Saducéens, devait être par la force même des choses, l’objet des préoccupations constantes du grand parti, pharisien. Elle devenait son drapeau favori et sa doctrine de prédilection.
C’est encore la nécessité des temps qui faisait des Pharisiens des hommes politiques. Recrutés dans la partie la plus intelligente de la nation juive, ils ne se faisaient aucune illusion sur l’affaiblissement graduel de la puissance de leur peuple. Ils voyaient disparaître les dernières chances d’un relèvement national, et comme leur patriotisme était ardent, leur foi en l’avenir inébranlable, ils ne comptaient plus que sur Dieu et sur son Oint. Vrais Juifs patriotes, certains que la vérité et la justice étaient avec eux, et que le vrai Dieu aurait en définitive gain de cause, ils ne pouvaient cependant se défendre de sentiments d’amertume et de haine pour l’étranger, quand ils songeaient à l’effroyable disproportion des forces entre les Juifs et les Romains.
Nous trouvons dans les Evangiles et dans le Talmud de curieux détails sur les coutumes des Pharisiens. Ces détails confirment ce que nous venons de dire. Leur costume, par exemple, semble avoir été celui de leurs compatriotes, mais avec un caractère plus religieux, et surtout plus exclusivement juif. Le Juif portait à son manteau des franges ou bordures que l’on appelait tsitsith ; elles étaient rouges ou bleues et servaient à le distinguer des païens (Nombres 15.38-39 ; Deutéronome 22.12). Les Pharisiens mettaient une certaine affectation à porter ces franges très longues (Matth23.5). Ils agrandissaient aussi leurs phylactères, sortes de lames de métal ou de bandes de parchemin sur lesquelles étaient écrits des passages de la Loi. Ordinairement on les portait sous le bras gauche près du cœur. Le Pharisien s’en parait avec ostentation et les attachait à son front entré les sourcils. Quand il passait dans la ville, il aimait à s’arrêter pour prier debout au coin des rues ou sur les placesc. Il y prononçait à haute voix le Schemad. Il se défaisait le visage avec de la cendre. Le Talmud dit de Rabbi Joschua : « Tous les jours sa face a été noire à cause de ses jeûnes. » En effet, les jours de jeûne qui revenaient deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, le Pharisien ne faisait pas d’ablutions, et surtout il évitait avec soin les onctions d’huile.
c – C’était l’attitude habituelle de celui qui priait, il se tenait debout. Talm. Babyl. Berakhoth, fol. 26 b ; Lightfoot, op. cit., p. 292. — Marc 11.25 ; Luc 18.11, 13 ; Matthieu 6.5.
d – Le Schema se trouve Deutéronome 6.4-9. On le récitait soir et matin. C’était la formule la plus usitée de la liturgie juive. Talm. Berakhoth. Trad. de M. Moïse Schwab, page 1, note 1.
Jeûne le second et le cinquième jour de la semaine : Lightfoot, op. Cit., p. 317. Talm. Babyl. Babakama, fol. 82 a. Ced jours-là les synagogues étaient ouvertes et on y lisait la Loi. Ces lectures avaient été instituées par Esdras lui-même. La tradition enseignait que c’était un de ces jours-là que Moïse avait reçu les Tables de la Loi et était descendu du mont Sinai. Talm. Jérus. Megillah, fol, 75 a. — Le Juif avait pour habitude de s’oindre d’huile le corps et la tête dans certaines occasions, par exemple lorsqu’il revêtait ses habits de fête. Matthieu 6.17. Talm. Babyl., Joma, 77 b. L’huile était très employée en médecine : les onctions de la tête passaient pour avoir une vertu magique. Les apôtres ont fait usage de ces onctions. (Marc 6.13 ; Jacques 5.14)
Sa vie était réglée du matin au soir. C’était un véritable méthodiste. Il payait la dîme avec un soin scrupuleux et s’en faisait un mérite devant Dieu. Il tenait d’autant plus à être minutieux et exact dans l’accomplissement de toutes ces ordonnances, que plusieurs d’entre elles ne se trouvaient pas dans le Code mosaïque. Elles n’étaient enseignées que par la tradition, et cette tradition appelée masore était tout entière l’œuvre de son parti. Les Pharisiens avaient établi, par exemple, que le contact des tombeaux était une souillure. Aussi s’en éloignaient-ils toujours. On les blanchissait à la chaux, pour qu’on les vit de loin et qu’on prit garde de s’en approcher.
Les Pharisiens se divisaient eux-mêmes en un certain nombre de catégories. Le Talmud en compte sept :
- le Pharisien accablé qui s’avance le dos courbé sous le fardeau de la Loi qu’il feint de porter sur les épaules ;
- le Pharisien intéressé, qui semble demander de l’argent avant d’accomplir un précepte ;
- le Pharisien au front sanglant, il marche les yeux fermés et se frappe la tête contre les muraille pour ne pas voir les femmes ;
- le Pharisien prétentieux qui porte une robe large et flottante pour se faire remarquer ;
- le Pharisien qui fait son salut, toujours en quête d’une bonne œuvre à faire pour effacer ses péchés et semblant dire à tout le monde : qu’y a-t-il à faire ? je le fais ;
- le Pharisien dont le mobile est la crainte « comme Job ; » et
- le Pharisien dont le mobile est l’amour « comme Abraham. »
Le Talmud ajoute : « Ce dernier est le meilleur de tous ; il ressemble à notre père Abraham dont la foi a vaincu les mauvais penchants. »
On comprend que de tels hommes aient aisément donné prise aux reproches d’orgueil et d’hypocrisie. Appelés à donner l’exemple, placés en vue, ils étaient exposés à beaucoup de tentations. Leur plus grand défaut était le formalisme. Ils s’adonnaient à toutes les minuties de la casuistique. Il en résultait un certain relâchement moral qui les faisait accuser de manquer de sincérité. Leur dévotion formaliste et étroite les menait tout droit à l’hypocrisie. En général, ils étaient très respectés. La parabole du Publicain et du Pharisien (Luc 18.9) nous a conservé un fidèle écho de l’impression que leurs coutumes faisaient souvent sur les classes populaires, et de la manière dont on les jugeait. La prière que Jésus met dans la bouche du Pharisien est certainement d’une grande vérité. C’est bien ainsi que devaient prier ces hommes en qui l’orgueil national s’était en quelque sorte incarné. Le Talmud nous a aussi conservé une de leurs prièrese. Elle est tout à fait semblable de ton et de sentiment à celle des Évangiles : « Je te rends grâces, ô mon « Dieu, de m’avoir assigné ma place parmi ceux qui séjournent dans les écoles et dans les synagogues, et non parmi ceux qui se plaisent au théâtre et au cirque. Je me lève comme eux, mais c’est pour l’étude de la Loi, non pour des causes futiles ; nous courons tous également ; mais moi j’ai pour but la vie future, tandis qu’eux n’arrivent qu’à la fosse de la destruction. »
e – Talm. Babyl. Berakhoth. 28b. (Trad. de M. Moïse Schwab, p. 337.)
Les Pharisiens étaient très ardents à faire de de la propagande (Matthieu 23.15). Le Judaïsme étant la seule religion vraie, au sens le plus absolu, le premier devoir du Juif croyant était de convertir le plus de païens possible. Et pour atteindre ce but important, ils enfreignaient la défense de frayer avec les étrangers (Actes 10.28).
L’esprit qui régnait dans leurs écoles était très exclusif. Ils se livraient aux études les plus sèches et les plus méticuleuses, et conserver la tendance purement morale des anciens prophètes était la moindre de leurs préoccupations. Tout revenait pour eux à des ordonnances légales que la Mischna nous a conservées ; et la casuistique, que celle-ci nous expose, était déjà formée, selon toutes probabilités, pendant la vie du Christ.
Il devait se trouver parmi les Pharisiens, tels qu’ils viennent de nous apparaître, d’implacables ennemis du Christianisme naissant, en même temps que des esprits tout à fait préparés à l’accepter. Les Évangiles, en effet, nous offrent ce double spectacle. Ils nous montrent des Pharisiens poursuivant le Christ de leur haine et s’attirant les graves reproches, si mérités, d’hypocrisie, de formalisme, d’orgueil ; mais aussi ils nous montrent, après la mort de Jésus, les premiers chrétiens se recrutant dans les rangs des Pharisiens (Actes 15.5). Le plus grand des apôtres avait été lui-même un éminent Pharisien (Galates 1.14 ; Philippiens 3.5).
Le contraste des deux tendances n’était pas aussi grand qu’il le paraît de prime abord. La théologie des Pharisiens était celle des Juifs, et celle-ci est passée presque tout entière dans le Christianisme. Il était donc naturel que parmi les plus dévots des Juifs, il se trouvât des hommes disposés à accepter une transformation de leur religion, à reconnaître en Jésus de Nazareth le Messie apparu au monde une première fois et à substituer à la doctrine de la justification par les œuvres celle de la justification par la foi. Le Judaïsme de certains Pharisiens était mûr pour une telle réforme.