zJe ne me propose point, en écrivant ces lignes, de contester à l’auteur auquel je réponds le droit de peser saint Paul dans la balance de l’esprit moderne. Je suis d’accord avec lui sur ce point : que les faits sont nos maîtres et que la réalité historique est, en théologie comme en toute autre science, une autorité devant laquelle doivent s’incliner nos préjugés et nos pieux désirs. Ce n’est donc au nom d’aucun statut dogmatique que je discute ici avec M. Sabatier. Je désire uniquement examiner l’exactitude des faits sur lesquels il a fondé ses appréciations.
z – Paru en novembre dans la Revue chrétienne de 1873, en réponse à un article de Sabatier intitulé Paul de Tarse, apôtre des païens, paru en juillet dans la même revue.
I. Une contradiction me frappe tout d’abord dans la manière dont M. Sabatier décrit le caractère de saint Paul. Il parle de « la fougue impatiente, de l’intolérance native de son âme qui éclate dans sa controverse » avec les judéo-chrétiens. Il le représente comme « un esprit entier et tout d’une pièce ; » comme dominé par la passion de l’absolu. Et pourtant il est forcé de reconnaître plus tard « que l’amour a chez lui dompté la nature et l’a pliée à toutes les condescendances, à tous les esclavages, » que « fort il s’est soumis aux scrupules des faibles, » qu’il a su « être juif avec les Juifs, païen avec les païens. » Comment accorder cette manière d’agir de l’Apôtre avec le portrait tracé plus haut, et qui était évidemment dans la pensée de l’auteur, celui de Saul après comme avant sa conversion ? Pour nous, nous sommes convaincu qu’il n’y eut jamais un grand serviteur de Dieu plus disposé à toutes les humbles concessions réclamées par la charité chrétienne que l’apôtre Paul. C’est ce qui a provoqué les accusations d’astuce et de versatilité qu’élevaient sans cesse contre lui ses adversaires. C’est ce qui lui a attiré pis encore, cette arrestation à Jérusalem suivie d’un emprisonnement de quatre à cinq ans. S’il n’eût pas consenti, avec une condescendance qu’on serait tenté d’appeler excessive, à la demande que lui adressait Jacques d’accomplir dans le temple le vœu du Nazaréat, il ne serait pas tombé entre les mains des Juifs et des Romains.
II. Cette roideur, que M. Sabatier reproche au caractère de Paul inconverti et converti, il la retrouve aussi dans tournure d’esprit. « Les esprits de cette trempe, dit-il, ne savent guère sortir d’eux-mêmes ni entrer dans les idées contraires aux leurs. » Si nous avions voulu décrire ce que n’était pas l’esprit de saint Paul, nous nous serions justement exprimé de la sorte. Lorsqu’on a étudié de près sa polémique, on sait avec quelle finesse il analyse l’opinion contraire à la sienne, la poursuit à travers tous les détours jusque dans ses derniers retranchements, et ne la laisse là gisante qu’après avoir démontré non seulement qu’elle est fausse, mais que c’est l’assertion contraire qui seule est vraie. Nous ne connaissons pas un seul exemple où, à force de souplesse, son argumentation n’aboutisse à ce terme. Obtient-on un tel résultat quand on ne sait pas « sortir de soi-même ni entrer dans les idées contraires aux siennes ? » Le portrait tracé par M. Sabatier s’applique, il est vrai, à l’un des auteurs sacrés ; mais ce n’est pas saint Paul, c’est saint Jean. C’est ce dernier qui repousse d’emblée l’idée opposée à la sienne, sans y entrer même un seul instant pour l’analyser et la réfuter. Paul examine, discute. Jean foudroie ; voilà l’esprit absolu.
Qu’on examine, même superficiellement, dans la 1re épître aux Corinthiens, les divers cas de la vie pratique, parfois très compliqués, que l’Apôtre avait à discuter et à décider. Avec quelle largeur de cœur et d’intelligence il tient compte des circonstances données et de tous les côtés divers de la question ! Avec quelle aisance il remonte à chaque fois du fait particulier aux principes généraux qui dominent la matière ! Avec quelle précision, quelle justesse il applique ces principes, en formulant, au terme de la discussion, une décision simple et pratique à laquelle le sens chrétien de ses lecteurs, éclairé par l’analyse précédente, ne peut refuser son libre assentiment ! Et ce serait là un esprit tranchant, et tout d’une pièce, « Je vous parle comme à des personnes intelligentes ; jugez vous-mêmes de ce que je dis. » Voilà l’attitude de saint Paul dans tous ces débats. Où est la raideur ? Où est l’absolu ?
III. M. Sabatier s’est, nous assure-t-on, expliqué dans un journal qui ne nous est pas parvenu, sur le passage suivant qui avait été sévèrement incriminé : « Paul a été intolérant avant sa conversion. Je ne voudrais pas affirmer qu’il ne l’a pas encore été après. Il n’avait rien de ce scepticisme général et à peine conscient qui fait le fond aujourd’hui de notre modération et de notre sagesse. » Nous devons avouer à M. Sabatier qu’au premier moment ce passage a fait sur nous la même impression qu’il a produite sur d’autres. Nous croyions, en le lisant, respirer cette atmosphère malsaine qu’exhalent certaines pages de M. Renan, telles que celle de son récent ouvrage, où nous rencontrons les paroles suivantes : « Nous ne comprenons pas le galant homme sans un peu de scepticisme. Nous aimons que l’homme vertueux dise de temps en temps : Vertu, tu n’es qu’un nom !… Paul ne fut pas à l’abri de l’esprit qui nous choque chez les sectaires. Il crut lourdementa. » Heureux sommes-nous d’apprendre que M. Sabatier renie formellement toute solidarité avec un pareil esprit. Effacer la ligne inviolable de démarcation entre le bien et le mal, porter la moindre atteinte à cette foi inébranlable au bien, qui, quoi qu’en ose dire M. Renan, n’a pas chancelé un instant dans le cœur de Jésus-Christ, c’est la mauvaise œuvre par excellence. Elle rencontrera toujours de la part de tous les rédacteurs de cette Revue une réprobation sans compromis.
a – L’Antéchrist, p. 102.
IV. M. Sabatier s’est approprié un procédé assez commun chez M. Renan. Il fait une comparaison entre Jésus et son apôtre, comparaison qui naturellement n’est pas à l’avantage de ce dernier. Jésus aurait possédé le sens de la nature, sens dont Paul aurait été complètement dénué. « Paul, dit-il, ne sent ni ne comprend la nature. Il n’a pas le regard de Jésus pour le lis de la vallée ou les oiseaux des champs… Pas une image gracieuse ou riante ne vient sous sa plume. Il n’a ni naïveté ni fraîcheur… Après avoir cité ce texte antique : Tu ne musèleras pas le bœuf qui foule le grain, Paul ajoute : Dieu se soucie-t-il des bœufs ? Jésus n’aurait pas dit ce mot-là, » – - Mais, d’abord, n’est-il pas tout naturel que Jésus, parlant aux foules sous la voûte du ciel, au milieu des champs ou au bord des lacs, ait eu le regard attaché sur la nature qui l’entourait et lui ait emprunté les images dont il avait besoin, tandis que Paul, écrivant ses lettres aux Eglises de Grèce ou d’Asie, dans sa chambre ou dans son atelier, tire plutôt ses comparaisons des usages sociaux de ces peuples, par exemple, de leurs fêtes et de leurs jeux publics ? Changez les situations, n’auriez-vous pas un résultat opposé ? D’ailleurs, Paul tire aussi très fréquemment des comparaisons ou des analogies du domaine de la nature. Le croyant ne forme, selon lui, qu’une même plante avec Christ ; comme le laboureur, le serviteur de Christ doit travailler premièrement avant que de recueillir les fruits. Les Corinthiens, pour comprendre la différence entre notre corps actuel et notre corps futur, ainsi que le déploiement de puissance divine qui éclatera dans ce dernier, doivent ouvrir les yeux et contempler la différence entre la chair des hommes et celle des animaux, entre celle des poissons et celle des oiseaux ; ils doivent élever leurs yeux vers le ciel et observer la différence entre l’éclat des corps célestes et celui des corps terrestres, et même les nuances infiniment variées entre la splendeur du soleil et celle de la lune et celle des étoiles, bien plus les variétés infinies que présentent l’éclat de ces dernières. Pour expliquer la possibilité de la résurrection corporelle, Paul cite l’exemple de la semence qui, déposée en terre comme une graine informe et nue, s’épanouit bientôt en un brillant organisme. Au milieu des riantes campagnes de la Lycaonie, élevant ses mains vers la demeure du Dieu invisible, il rend hommage à sa bonté qui ne cesse « de se rendre témoignage à elle-même, en nous comblant de bienfaits, en nous envoyant du ciel les pluies et les saisons fertiles et en remplissant nos cœurs d’abondance et de joie. » Qu’oppose enfin l’Apôtre à l’idolâtrie païenne ? La révélation dans la nature « des perfections invisibles de Dieu qui se voient comme à l’œil, dans les ouvrages de Dieu, depuis la création du monde. » — Et l’homme qui a écrit et parlé ainsi ne comprenait ni ne sentait la nature et n’a jamais rien su tirer de ce domaine fermé pour lui ! En vérité, nous sommes embarrassé de caractériser une telle assertionb.
b – Romains 6.5 ; 2 Timothée 2.6 ; 1 Corinthiens 15.39-44 ; 5.36-38 ; Actes 14.15-17 ; Romains 1.19-20.
Mais ces bœufs dont Dieu ne prend aucun soin ? Eh ! sans doute, il n’en prend pas soin, comme législateur. Et c’est de cela seulement qu’il s’agit ici. Lisez plutôt tout le passage : (1 Corinthiens 9.9-10) Il est écrit dans la loi de Moïse : Tu ne musèleras pas le bœuf qui foule le grain. Or Dieu prend-il soin des bœufs ? Il faut donc évidemment ajouter : en donnant sa loi. Et ce qui achève de le prouver, c’est que Paul continue ainsi : N’est-ce pas pour nous qu’il a dit cela, et n’est-ce pas pour nous que cela a été écrit ? Assurément ce n’est pas pour l’amour des bœufs que Dieu avait ordonné du haut de Sinaï de ne pas emmuseler le bœuf qui foulait le blé ; c’était pour l’éducation morale du peuple d’Israël et en vue de la fondation d’un royaume de justice et de charité sur la terre. Par là l’Apôtre ne prétendait nullement nier le soin que le Créateur prend des bœufs, aussi bien que des petits oiseaux et même des lis de la vallée. Il ne faut pas beaucoup de pénétration pour faire cette distinction qui est de sens commun, et qu’indiquent les termes mêmes de l’Apôtre.
Mais l’oubli qui nous étonne le plus dans ce jugement de M. Sabatier, est celui de l’admirable passage sur la création dans le chapitre 8 de l’épître aux Romains ; ce passage où Paul donne une voix au soupir universel que la nature, assujettie à la vanité par suite du péché de l’homme, fait incessamment monter vers le ciel ; où il nous montre ce soupir de toutes les créatures souffrantes se mêlant à celui des croyants régénérés, mais non encore glorifiés, au soupir enfin de l’Esprit-Saint lui-même, tant qu’il n’est pas parvenu encore au terme de son œuvre dans l’humanité ? Soutenir que celui qui a écrit cette page incomparable, sommaire de toute la philosophie de la nature, n’avait pas le sens de la nature, c’est prétendre que Beethoven n’avait pas le sens de la musique.
V. Nous avons lu avec charme le passage sur la courte épître de Paul à Philémon, ainsi que sur les tendresses et les délicatesses du cœur de l’apôtre. On ne saurait ni mieux penser ni mieux dire. Mais pourquoi lisons-nous un peu plus loin : « A mesure qu’il avance en âgec, nous voyons les fougues de sa nature s’apaiser, son intolérance… s’éteindre. Tout s’adoucit en lui, tandis que l’amour triomphe et rayonne plus puissant et plus doux. » Mais où l’amour de l’Apôtre rayonne-t-il plus délicieusement que dans ses épîtres aux Thessaloniciens, dans la première surtout : Nous avons été doux au milieu de vous, comme une nourrice qui prend un tendre soin de ses propres enfants. (1 Thessaloniciens 2.7). Et pourtant ce sont les plus anciennes en date, remontant aux premiers temps de son ministère. Nous ne savons ce qu’était Saul avant que la charité de Christ eût épanoui son cœur. Mais nous savons qu’en tout cas ce n’est pas à l’âge qu’il faut rendre hommage pour cette œuvre magnifique. Les épîtres à Philémon et aux Philippiens ne surpassent, nullement, en fait de sentiments délicats, de procédés exquis et de chaudes affections, celles aux Corinthiens, aux Galates même.
c – Nous soulignons.
VI. Plusieurs paroles de M. Sabatier seraient propres à faire croire qu’il n’est pas encore bien réveillé de l’ivresse dans laquelle le système de Baur a momentanément plongé la théologie. Il serait temps cependant d’en finir avec cette fiction, sans fondement historique sérieux, d’une opposition de principes entre saint Paul et les Douze. La discussion détaillée de ce sujet nous mènerait trop loin ; nous croyons pouvoir renvoyer au second volume de nos Etudes bibliques. Mais sur quoi s’appuie M. Sabatier pour dire que « Marc, Barnabas et Sylvain ont (à un certain moment) abandonné Paul pour se rapprocher des Douze. » C’est Paul au contraire qui a refusé de s’associer Marc au moment d’entreprendre sa seconde mission, et cela non pour un motif doctrinal, mais pour des raisons de nature toute personnelle. Quant à Barnabas, Paul parle de lui, longtemps après cette séparation, dans la première épître aux Corinthiens, comme de son ami et de son associé le plus initme. Et Sylvain ? Nous ignorons totalement les raisons pour lesquelles, à la suite du second voyage missionnaire de Paul, nous le trouvons plus dans la société de cet apôtre. Mais nous n’avons nullement le droit d’attribuer à cette circonstance une valeur dogmatique. Silas peut avoir été appelé à une autre mission, en Orient, par exemple, tandis que Paul étendait son activité vers l’Occident. Ce qui est certain, c’est 1° que Silas a composé et signé avec Paul les deux épîtres aux Thessaloniciens, ce qui ne permet guère de supposer entre eux de grandes différences doctrinales ; et 2° que, dans la première épître Pierre, dans le seul passage où il soit encore parlé de Silas, dans le Nouveau Testament, hommage est précisément rendu à la vérité intrinsèque de l’Evangile prêché par saint Paul dans les provinces d’Asie Mineure (1 Pierre 5.12). En donnant pour des réalités de pures suppositions probablement mal fondées, comment M. Sabatier ne craint-il pas d’induire en erreur des lecteurs peu instruits et qui prennent pour des faits avérés ce qu’on leur raconte du ton le plus assuré ?
VII. Reste le passage de M. Sabatier sur le style de saint Paul. C’est bien ici que l’entraînement de la phrase a emporté l’auteur au delà des justes limites. Voici comment il décrit le style de Paul : « Phrases non achevées, raisonnements accumulés, omissions hardies, parenthèses qui s’ouvrent toujours et le plus souvent ne se ferment pas… » Cette caractéristique ne sent-elle pas quelque peu la charge ? Voilà plus de vingt ans que je fais des cours d’exégèse sur les écrits de saint Paul, et je dois dire franchement à M. Sabatier que, pour mon compte, je ne connais pas un seul exemple dans ces écrits d’une pensée commencée et qui ne s’achève pas, d’une parenthèse qui s’ouvre et qui ne se ferme pointd. On y trouve des changements de construction dans le cours d’une même proposition, comme s’en permet tout écrivain dont le style est vivant ; mais une pensée commencée et non achevée, une argumentation ouverte et non terminée, non ! Saint Paul est trop saint Paul, c’est-à-dire l’esprit logique par excellence, pour que rien de semblable ait jamais pu lui arriver. Ce que sa plume a trouvé bon de commencer, sa plume l’a toujours achevé. Le style de Paul paraît, il est vrai, à première lecture, saccadé et incohérent. Mais à mesure que l’on s’identifie de plus eu plus avec la pensée, on reconnaît que l’expression en est la forme exacte et, si l’on ose ainsi dire, le vêtement le plus juste.
d – Pas même Romains 5.12, car la phrase commencée par de même que… trouve après la digression parfaitement motivée, v. 13-17, son achèvement régulier, v. 13-17. Et ainsi dans tous les autres cas analogues. Si je fais erreur, je suis prêt à le reconnaître.
En terminant, je rends hommage à un grand nombre de remarques fines et profondes sur le caractère de saint Paul, ainsi qu’à une foule de phrases admirablement frappées, dans le travail de M. Sabatier. Mais en somme je ne saurais admettre la ressemblance du portrait qu’il a tracé d’un apôtre dont il me paraît avoir diminué passablement la grandeur. Et quant à moi, il me semble que je m’associerais volontiers au vœu qu’exprimait le vieux missionnaire Schwartz, de pouvoir dans l’éternité accompagner partout saint Paul et jouir sans fin de ses entretiens.