Le dogme, que l’on avait cru longtemps immuable et presque éternel, est devenu ; à plusieurs égards, il devient encore. Voilà le fait. Comment l’expliquer ? Accordons-nous auparavant sur un point capital. Ne devient que ce qui persiste, et ne persiste que ce qui devient. Qui parle de devenir, parle de changement autant que de permanence et de permanence autant que de changement. Ces deux termes sont étroitement corrélatifs et strictement complémentaires : la possibilité de l’un implique la nécessité de l’autre. Nous y insistons, car on l’oublie parfois en opposant ce qui ne souffre pas même d’être désuni.
Or, dans le domaine qui nous occupe, c’est-à-dire dans celui de la vie intérieure du christianisme historique, qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui demeure ? Quels sont les éléments qui peuvent et doivent varier ? dont les variations sont susceptibles de concourir au progrès ? Et quels sont les éléments qui ne peuvent ni ne doivent changer ? en dehors de la permanence desquels le christianisme même aurait disparu ? Avant d’avoir établi et justifié cette distinction, nous pourrons bien constater les faits, nous ne pourrons les apprécier. Or l’histoire du dogme, afin de résoudre le problème dont elle est grosse, exige une semblable appréciation.
L’ancienne Église d’Orient plaçait l’identité du christianisme dans un corps de doctrine promulgué par les conciles ; l’Église romaine y ajoutait l’autorité d’une institution qui garantissait la pureté de la foi ; la Réforme protestante, pour autant qu’elle parvint à se mettre d’accord, statuait comme « principium stantis aut cadentis Ecclesiæ » le dogme de la suffisance des Écritures et celui de la justification par la foi. Nous ne discutons point la légitimité partielle et l’opportunité de ces déterminations. Nous nous bornons à constater qu’elles sont mal posées puisque l’histoire les dément. Car enfin, pour nous en tenir à la plus plausible de ces normes, à la doctrine de la justification par la foi, n’est-il pas évident qu’elle n’a point toujours été comprise comme Luther l’a comprise ? que l’Église a vécu de la vie chrétienne, non sans doute avant qu’elle fût enseignée, puisqu’elle remonte à saint Paul, mais en dehors de sa connaissance effective et même de son admission consciente ? Parce que Justin Martyr et ses contemporains parlent peu, ou ne parlent point du tout de la justice qui vient de la foi, oserons-nous dire qu’ils en aient ignoré les effets ? Parce qu’elle semble manquer à l’intelligence qu’ils ont du christianisme, leur dénierons-nous la qualité de chrétiens ? Le plus simple bon sens corrige cette absurdité, laquelle néanmoins découlerait logiquement de la prémisse.
Il y a donc autre chose encore, et de plus fondamental, à la base de l’identité chrétienne. L’erreur commune aux déterminations précédentes est une illusion d’optique et un défaut d’analyse. La manifestation, et une manifestation souvent très secondaire et très fortuite : consensus œcuménique, autorité papale, — était prise pour le phénomène en soi ; ou bien l’un de ses effets : justification par la foi, — était confondu avec son essence. On caractérisait le christianisme tout entier par telle de ses expressions qui paraissait la plus saillante, ou qui tenait, à un moment donné, la plus grande place dans la conscience religieuse de l’Église.
Nous n’éviterons une semblable erreur qu’en distinguant soigneusement entre la manifestation et le phénomène, entre l’effet et la cause, entre le caractère et l’essence. L’entreprise n’est point aisée. Tentons-la néanmoins, en nous appuyant sur un ensemble de considérations trop connues et trop généralement consenties pour qu’il soit nécessaire de les rappeler ici. Qu’on nous permette seulement d’en tirer franchement les conséquences. Nous disons donc, avec l’unanime approbation de tout croyant, que le christianisme n’est en son centre ni une institution ni une idée, mais une vie. Nous affirmons par là le caractère biologique du phénomène chrétien constitutif. Mais cette vie, si elle en est une au vrai sens du mot, et si elle est une vie nouvelle, irréalisable en soi par les seules vertus de l’humanité naturelle, — et il nous paraît impossible qu’on nous le conteste — ne saurait, à son tour, procéder d’une institution, ni d’une idée. Sa source, identique à sa nature, doit être dans un fait nouveau de vie nouvelle ; car la vie seule engendre la vie. Ce fait vivant, créateur de la vie chrétienne, est une personne, la personne de Christ. C’est ce qu’atteste la foi lorsqu’elle parle du Christ comme de son suprême objet, et l’histoire, qui ne connaît le christianisme que lié au nom, à l’efficace et à la révélation de Christ, confirme le témoignage de la foi. Le centre de la vie chrétienne est donc constitué par la rencontre ou le contact de deux facteurs moraux, vivants et personnels : l’homme et Christ. Elle s’inaugure par une expérience et se consomme dans une communion : l’expérience de Christ, la communion de l’homme avec Christ. Cette expérience n’est pas arbitraire ou facultative. Elle a des moyens et des conditions, dans l’examen desquels nous ne pouvons entrer maintenanth. Disons seulement qu’elle s’opère sous le contrôle de l’impératif catégorique, c’est-à-dire sous le mode d’une obligation absolue, qui garantit en même temps son objectivité et sa moralité. Elle place Christ en face de l’homme — non d’un homme particulier, mais de l’homme universel qui subsiste dans chaque individu, non d’un homme quelconque, mais de l’homme pécheur et rédemptible — qui saisit en lui l’action salvifique de Dieu et qui répond à l’initiative souveraine dont il est l’objet par une libre obéissance de sa volonté à la volonté de Dieu manifestée en Christ. Cette réponse constitue la foi, qui est tout ensemble une communion avec Christ et une active réception de la grâce divine. Et cette foi possède le salut.
h – Nous l’avons fait ailleurs : dans les prolégomènes à notre cours de dogmatique. Comp. C. Malan, Études sur la conscience morale, 1 vol., Fischbacher, 1886 ; La foi, Revue de théologie et de philosophie, Lausanne, 1890 ; Le sentiment religieux, une réponse, Revue de théologie, Montauban, 1891.
Nous ne nous flattons pas d’avoir bien dit, moins encore d’avoir tout dit. Nous acceptons volontiers d’être complété ou corrigé ; de nous compléter et de nous corriger nous-même, s’il y a lieu. Ce qui nous importe, c’est de placer, non la certitude doctrinale ou théorique, mais la certitude expérimentale et pratique qu’acquiert le pécheur du salut de Dieu par la foi en Jésus-Christ, à la racine du phénomène chrétien. Voilà le fait de biologie spirituelle qui fonde la vie chrétienne chez l’individu, qui la perpétue dans le monde et qui constitue l’identité permanente du christianisme historique. Lui seul est immuable, nous voulons dire le fait en lui-même, indépendamment de l’une quelconque des diverses explications dont il est susceptible. Là où il est réalisé, le christianisme l’est aussi ; là où il ne l’est pas, le christianisme ne l’est pas non plus, quelle que soit du reste la juste opinion que l’on s’en fasse ou qu’on en ait reçue. Nous voulons que l’expérience chrétienne comporte des degrés, qu’elle soit plus ou moins intense et plus ou moins entière, que ces fluctuations aient leurs reflets théologiques ; il nous suffit qu’elle soit, qu’elle soit primitive, que sa cessation entraîne celle du christianisme et qu’elle disparaisse elle-même avec la disparition de l’un ou de l’autre de ses termes.
Mais il est clair qu’un fait semblable ne peut demeurer toujours et seulement un fait. L’expérience chrétienne, dans la proportion exacte où elle se réalise, réclame d’être interprétée. Il est de son propre intérêt de devenir consciente et elle devient consciente en se traduisant à la raison. Il n’y a point de vie chrétienne sans théologie chrétienne. La théologie découle aussi naturellement de la foi que la lumière rayonne naturellement de la flamme. Ce n’est point au hasard et sans motif, mais par un impérieux besoin, que le croyant, qui a fait l’expérience du salut de Dieu en Jésus-Christ, cherche à se rendre compte de ce salut, et pour s’en rendre compte, qu’il s’efforce de définir le péché dont il est sauvé, le Dieu qui l’en sauve, la foi qui l’unit à Christ, et Christ l’objet de sa foi. Il n’y a rien là que de légitime, de normal et de nécessaire.
Dès cet instant toutefois, la mobilité commence. On est hors du domaine de l’identité, parce qu’on quitte la sphère pratique pour aborder la sphère théorique ; on passe des faits à leur explication.
Si sincère que soit cette explication, si près qu’elle se tienne de l’expérience primordiale et de son objet, encore est-il peu probable qu’elle soit d’emblée parfaitement adéquate. Or il est dans la nature des choses qu’une inexactitude première s’augmente en se prolongeant, et l’on ne saurait empêcher qu’elle se prolonge. En effet les questions, d’abord simples, ne tardent point à en soulever d’autres, plus complexes, qui en soulèvent d’autres encore et indéfiniment. Et ainsi arrive-t-il qu’une expérience chrétienne très authentique et très pure puisse se trouver à la base d’une doctrine très défectueuse. C’est une anomalie constante, dont les premiers siècles de l’Eglise surtout fournissent des exemples typiquesi.
i – C’est plutôt l’exemple inverse que nous fournissons aujourd’hui.
D’innombrables influences entrent ici en ligne de compte, auxquelles il est pratiquement impossible de se, soustraire. Le chrétien, avant de le devenir, était un homme ; il pensait comme homme avant de penser comme croyant. Cet homme, à son tour, n’était pas l’homme universel, mais un homme particulier, celui d’une époque, d’un peuple, d’une culture, d’une civilisation spéciale. Quelle que fût l’importance qu’il attachât au principe nouveau de sa vie et de sa pensée, il continuait d’exister dans un milieu, il avait acquis une manière de raisonner et de sentir qui déterminaient fatalement, sinon le point de vue auquel il se plaçait, au moins la méthode dont il usait pour construire l’édifice raisonné de sa croyance. Les aptitudes et les inclinations qu’une hérédité séculaire a fait passer dans le sang d’une société ne sauraient être abolies par un acte de foi individuelle, et rien ne joue un rôle plus considérable dans le développement des idées et des conceptions religieuses que les idiosyncrasies raciales.
En entrant dans l’histoire, la vie chrétienne ne pouvait autrement que de prêter à des interprétations diverses. Elles affectèrent aussitôt sa doctrine, son culte, sa morale, ses institutions et ses rites, en un mot, toutes ses manifestations externes. Ces manifestations elles-mêmes devaient réagir à la longue sur la vie qu’elles exprimaient. A côté de ceux qui créent les formes intellectuelles ou sociales de la religion parce qu’ils en possèdent une expérience authentique et directe, il y a ceux qui les acceptent et qui, en les acceptant, reçoivent du même coup une religion de seconde main, déjà modifiée par une certaine appréhension de ses facteurs constitutifs. Ceux-ci, sans doute, sont immuables en eux-mêmes, et par leur activité propre tendent incessamment à se reconstituer ; une expérimentation personnelle intense et scrupuleuse ne peut manquer d’en approfondir la substance et d’en rectifier la teneurj. Tout chrétien véritable est en quelque mesure un réformateur religieux. Mais à ce devoir universel bien peu savent répondre : bien peu savent engager leur être entier dans l’obéissance intégrale à la volonté divine manifestée en Jésus-Christ. Et parmi ceux qui le font, en leur for intime, bien peu sont intellectuellement capables d’en produire à chaque fois les exigences rigoureuses et de les articuler en un langage précis.
j – Cette expérimentation est à l’origine de tous les « réveils », et tous les « réveils » sont en principe des réformations religieuses.
Tels sont les éléments mobiles du christianisme historique ; ils ouvrent un champ immense à la possibilité de ses variations, et l’on s’étonne presque de trouver celles-ci moins nombreuses dans l’histoire qu’elles ne semblent devoir l’être. Elles le furent assez néanmoins, elles entravèrent assez constamment sa marche et son action, elles compromirent assez souvent son intégrité pour que la tentation soit grande d’en déplorer l’existence. N’oublions pas cependant, qu’instrument de déchéance, elles furent aussi et demeurent encore l’instrument de tout progrès. Leur mobilité est un moyen de développement autant que de décadence. De là leur raison d’être, et, lorsqu’on y réfléchit, leur justification décisive. Car ce qui est nécessaire peut-il être illicite ? Or le christianisme et l’histoire étant ce qu’ils sont : l’un le principe intérieur d’une vie spirituelle, l’autre l’arène où s’entre-croisent l’inextricable réseau des forces libres et des effets conditionnés, il était impossible que le christianisme apparût dans l’histoire en annulant toutes les causes et en supprimant toutes les libertés. Il ne pouvait y entrer à la façon d’un cataclysme physique ou d’une invasion barbare, accumulant sous ses pas les ruines et les décombres. Ce n’est pas dans le vide qu’il devait agir, mais dans la réalité concrète de l’humanité. Sa tâche n’était ni de détruire totalement, ni de créer de toutes pièces, mais de régénérer. En se saisissant d’un monde vivant déjà de sa vie propre et riche d’un long passé, il fallait, en retour, qu’il se laissât saisir par lui. Cette double appréhension était grosse de vicissitudes ; mais comment éviter d’en courir les chances ?
Il est de mode aujourd’hui de prononcer sur « le dog’me grec », par exemple, un jugement sévère. Peu s’en faut qu’il ne soit considéré comme une sorte de péché originel de la théologie : la cause et la source inépuisable de tous les errements postérieurs. Il faudrait pourtant s’entendre une fois. Que signifie cette accusation ? Porte-t-elle sur l’attitude que l’Église subséquente a longtemps prise à l’endroit des formules alexandrines et chalcédoniennes, et sur la valeur normative, absolue, qu’elle leur avait conférée ? La protestation serait légitime. Encore qu’il faille le faire avec quelque ménagement, on ne saurait trop s’affranchir des décisions œcuméniques. La condamnation porte-t-elle, au contraire, sur l’élaboration dogmatique en soi de la chrétienté gréco-latine ? Elle est absurde et ne prouve, qu’une chose : l’incompétence historique de ceux qui jugent ainsi. Au point de vue de l’histoire, le dogme grec est un produit, un produit nécessaire, le produit nécessaire de l’Evangile éternel et de la culture hellénique.
La vie chrétienne qui, sans doute, se propage mieux par le témoignage individuel et la prédication directe que par l’enseignement théologique, ne pouvait se dresser toujours devant la raison comme une grandeur inexplicable. Elle le pouvait d’autant moins qu’elle paraissait plus authentique, que sa puissance frappait davantage les esprits et qu’elle touchait au cœur de tous les problèmes. D’autre part, puisqu’elle s’emparait du génie grec, elle ne pouvait être interprétée que par le génie dont elle s’emparait. Ce génie était ce que l’avaient fait les siècles : intellectuel par ses goûts, métaphysique par ses préoccupations, dialectique par ses procédés. Quoi d’étonnant dès lors à ce qu’il fît, de la théologie chrétienne, une philosophie, une métaphysique religieuse ? Cela était inévitable ; comme il était inévitable aussi qu’en transportant son siège de l’Orient à l’Occident, l’Église, au contact de l’esprit latin, accentuât son caractère juridique et légal.
Il faudrait comprendre enfin que le choix de son milieu n’était pas au pouvoir du christianisme primitif, et que la nature de ce milieu déterminait fatalement en lui des modifications correspondantes. Il faudrait cesser de croire que ces modifications fussent illégitimes simplement parce qu’elles étaient d’origine étrangère et dues à des influences externes. Qui contesterait à la philosophie grecque — puisque c’est elle surtout qui est en cause — son droit à l’existence ? Depuis quand est-il démontré qu’elle n’ait eu à remplir aucun rôle providentiel et bienfaisant ? Et qui oserait prétendre l’exclure du monde comme une quantité négligeable ou pernicieuse à l’éducation de l’esprit humain ? Or tout ce qui est humain n’est-il pas destiné à devenir chrétien ?